Charron c. R. | 2023 QCCQ 2056 | ||||||
COUR DU QUÉBEC | |||||||
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CANADA | |||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||||
DISTRICT D’ | ABITIBI | ||||||
LOCALITÉ D’ | AMOS | ||||||
« Chambre criminelle » | |||||||
N° : | |||||||
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DATE : | 28 avril 2023 | ||||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | MONSIEUR LE JUGE | JACQUES LADOUCEUR, J.C.Q. | |||||
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MICHEL JUNIOR CHARRON | |||||||
Requérant - Accusé | |||||||
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c. | |||||||
SA MAJESTÉ LE ROI | |||||||
Intimé - Poursuivant | |||||||
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et | |||||||
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA | |||||||
Mis en cause | |||||||
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et | |||||||
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC1 | |||||||
Mis en cause | |||||||
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JUGEMENT SUR REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES Articles | |||||||
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[1] Le 3 août 2020 vers 6 h 05, un appel est logé à la Sûreté du Québec pour une sortie de route dans le secteur de Preissac. Arrivés sur les lieux, les policiers constatent la présence d’un véhicule accidenté dans le fossé, l’accusé étant derrière le volant. Un poteau électrique est sectionné et un arbre cassé.
[2] L’accusé est amené à l’ambulance où des vérifications sont faites quant à sa condition physique. Il y signe un refus de traitement.
[3] Après être retourné à son véhicule, accompagné d’un des policiers, l’accusé lui remet des documents et le policier le met en état d’arrestation pour conduite avec les facultés affaiblies par la drogue.
[4] L’accusé sort du véhicule puis est menotté. Il est considéré selon le Centre de renseignement policiers du Québec (CRPQ) comme un individu violent mais a été poli et coopératif lors d’interventions antérieures avec ces policiers. Prétendant que les menottes sont trop serrées et lui font mal, il s’en plaint sans que les policiers n’interviennent.
[5] Les policiers escortent l’accusé vers le véhicule auto-patrouille. S’en suit une résistance de la part l’accusé qui amène les policiers à utiliser la force à son endroit, dont le fait de le plaquer au sol, d’utiliser des techniques de diversion, dont des coups de genoux et des coups de pieds, ainsi que l’utilisation du bâton télescopique, du poivre de Cayenne et d’un masque anti-crachat.
[6] Après l’altercation, l’accusé est transporté au poste et est amené en cellule où il demeure pendant plusieurs heures en étant toujours menotté.
[7] Lors de sa libération, l’accusé demande à un policier présent de prendre des photographies, entre autres, de ses poignets pour démontrer les blessures causées par les menottes.
[8] Diverses accusations sont portées contre l’accusé en lien avec le refus d’obtempérer à un ordre donné par un agent de la paix ainsi qu’en lien avec des voies de fait, des menaces de causer la mort ou des lésions corporelles aux policiers et d’avoir résisté à ceux-ci en plus de ne pas s’être conformé à une ordonnance de probation.
[9] L’accusé présente une requête en arrêt des procédures en invoquant qu’il a été détenu arbitrairement et victime d’une force excessive de la part des policiers.
[10] Dans l’arrêt récent Foomani c. R.[2], l’honorable juge Guy Cournoyer de la Cour d’appel du Québec rappelle que « la recherche de la vérité constitue le fondement de la justice criminelle bien que cette quête ne soit pas absolue » et que « c’est la tâche difficile [du juge] de séparer l'ivraie du bon grain, de scruter les reins et les cœurs pour tenter de découvrir la vérité ».[3]
[11] Il rappelle qu’« il n’existe […] aucune présomption de crédibilité, de sincérité, d’honnêteté, de fiabilité ou de véracité »[4] peu importe que ce soit, entre autres, un témoin ordinaire, un policier ou un accusé.
[12] Il rappelle plusieurs facteurs non exhaustifs pertinents à l’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins :
[13] Monsieur le juge Cournoyer rappelle que « la crédibilité d’un témoin ne peut se réduire à celui qui fait la meilleure impression »[6] et que « la perception qui découle d’un témoignage (l’accent de vérité) ne peut suffire ».[7]
[14] Il indique aussi qu’un juge ou un jury peut « croire une partie ou la totalité des témoignages, notamment celui de l’accusé, ou n’en rien croire ».[8]
[15] Ici, le Tribunal souligne que l’analyse de la preuve se fait dans le contexte d’une requête en vertu de la Charte pour laquelle le fardeau est assumé par l’accusé selon la balance des probabilités. Ce n’est donc pas le test en trois étapes de R. c. W.(D) qui s’applique.
3.1 Les policiers avaient-ils les motifs raisonnables de procéder à l’arrestation de l’accusé et a-t-on violé le droit de l’accusé à la protection contre la détention et l’arrestation arbitraire?
[16] Au départ, le Tribunal souligne qu’il accorde très peu de valeur probante au témoignage du sergent Gélinas.
[17] Celui-ci est truffé d’exagérations, d’incohérences, d’invraisemblances et de contradictions.
[18] Il invoque les faits suivants au soutien de l’existence de motifs raisonnables pour arrêter l’accusé :
[19] Le témoignage du sergent Gélinas est également incompatible en grande partie avec celui de l’ambulancière Rondeau.
[20] Celle-ci n’a pas de souvenir que la démarche de l’accusé était particulière. Ce qui est étonnant, si cette démarche avait été chambranlante au point où l’a exprimé le sergent Gélinas. De fait, elle mentionne qu’il n’est rien arrivé d’anormal avec la démarche de l’accusé qui aurait fait en sorte qu’elle s’en serait rappelée.
[21] Elle n’a pas remarqué de signe d’intoxication et l’accusé était bien orienté dans les trois sphères à valider lors d’un refus de traitement – lequel a été exprimé par l’accusé – à savoir la compréhension de la situation, l’appréciation des risques et la capacité de se prendre en charge.
[22] Elle souligne, contrairement à l’affirmation du sergent Gélinas, que l’accusé ne s’endort pas pendant qu’il est avec elle.
[23] Cependant, elle souligne qu’il est agité, peu coopératif, ne veut pas de soins, ne veut pas être amené à l’hôpital et démontre une certaine agressivité.
[24] Quant au témoin ayant procédé à l’appel auprès de la Sûreté du Québec, il mentionne avoir été en contact avec l’accusé pendant environ cinq minutes et a constaté de la somnolence chez ce dernier, mais aucune odeur de boisson ni de « langage croche ».
[25] Quant au partenaire du sergent Gélinas, le sergent Lévesque, il mentionne que lors de son premier contact avec l’accusé, il constate que celui-ci a les paupières lourdes, qu’il ferme les yeux et qu’il n’est « pas là ». Son contact avec l’accusé est limité puisqu’il s’est par la suite rendu prendre la déclaration du témoin ayant fait l’appel.
[26] Bref, le Tribunal ne croit pas le sergent Gélinas lorsqu’il témoigne sur les motifs l’ayant amené à procéder à l’arrestation de l’accusé lesquels sont de toute évidence fictifs ou exagérés et contredits ou nuancés de façon importante par d’autres témoignages plus crédibles et fiables sur ces aspects, dont principalement celui de l’ambulancière Rondeau.
[27] Rien ne pouvait laisser croire raisonnablement au sergent Gélinas que l’accusé avait conduit son véhicule avec les facultés affaiblies et qu’au surplus, cet affaiblissement aurait résulté de la consommation de drogue.
[28] Le Tribunal ajoute que parmi les constats du sergent Gélinas, il y a aussi l’affirmation de l’accusé qu’il n’avait pas consommé de drogue (à l’exception de son Ritalin), la fouille qui n’a pas permis de trouver de drogue et l’absence d’odeur de cannabis.
[29] Également, l’accusé a collaboré et obtempéré aux demandes du sergent Gélinas jusqu’à son arrestation. Il a aussi trouvé et remis sa carte d’assurance maladie sans problèmes.
[30] Le Tribunal souligne qu’il y a une trame de fond dans cette affaire qui semble avoir une incidence notable sur les motivations du sergent Gélinas et de son collègue le sergent Lévesque.
[31] La preuve révèle qu’ils connaissent celui-ci depuis 19 ans, au point où à un certain moment le sergent Gélinas parle même de l’accusé en référant à « Mike ».
[32] L’accusé reconnaît qu’il a eu des démêlés avec ces deux policiers en raison de ses comportements criminels dans le passé, à l’époque où il consommait de la drogue, ce qui n’était plus le cas à la demande de la direction de la protection de la jeunesse pour lui permettre de voir ses enfants.
[33] Malgré tout, l’accusé dit continuer à avoir des problèmes avec ceux-ci et tente de les éviter pour ne pas faire l’objet de vérifications systématiques.
[34] En outre, il ressort de la preuve que l’accusé a une deuxième année au niveau scolaire, a des problèmes de dyslexie et a une capacité de communication qui est déficiente. Le Tribunal se met en garde afin de ne pas donner un impact négatif excessif découlant de sa façon de témoigner et du vocabulaire utilisé par celui-ci comme le propose le procureur en poursuite.
[35] Malgré le fait que son témoignage comporte des invraisemblances et des contradictions et qu’il cherche à diminuer sa responsabilité particulièrement en ce qui concerne la séquence au cours de laquelle les policiers l’ont maîtrisé, il n’en demeure pas moins que des aspects importants de son témoignage sont crédibles et fiables.[9]
[36] Le volet relatif à sa relation plutôt hostile avec les policiers fait partie de la preuve que le Tribunal accepte.
[37] En conséquence, il apparaît au Tribunal que la grille d’analyse du sergent Gélinas afin de déterminer la suffisance de ses motifs pour procéder à l’arrestation de l’accusé, et la collaboration du sergent Lévesque à cette arrestation, ont été contaminés par un facteur non pertinent, c’est-à-dire leur antipathie envers l’accusé, et ce, peu importe que cette antipathie soit justifiée ou pas.
[38] D’autre part, même si cela n’est pas en lien avec l’évaluation des motifs raisonnables, le Tribunal, concernant le témoignage du sergent Gélinas, donne un autre exemple du sens de l’exagération de la part de celui-ci dans son témoignage. Ainsi, au cours de l’événement, du poivre de Cayenne a été projeté dans les yeux de l’accusé et un masque anti-crachat lui a été mis sur la tête en plus d’être menotté dans le dos.
[39] Or, selon le sergent Gélinas, l’accusé a enlevé le masque anti-crachat (qui est une cagoule avec un élastique à la base pour maintenir celui-ci au niveau du cou) durant le trajet vers le poste de police. Sans pouvoir préciser à quel moment, le sergent Gélinas prétend que l’accusé a enlevé le masque en bougeant la tête. Cela est impossible et contredit d’ailleurs par le témoignage du sergent Lévesque et celui de l’agent Vigneault qui mentionnent que l’accusé avait encore le masque anti-crachat à son arrivée au poste de police.
[40] Au final, en considérant l’ensemble de la preuve à ce sujet, les seuls faits que le Tribunal considère comme prouvés afin d’évaluer subjectivement et objectivement la raisonnabilité des motifs sont :
[41] Le Tribunal ajoute que l’article
d) d’une part, il a des motifs raisonnables de croire que l’intérêt public, eu égard aux circonstances, y compris la nécessité :
(i) d’identifier la personne,
(ii) de recueillir ou conserver une preuve de l’infraction ou une preuve y relative,
(iii) d’empêcher que l’infraction se poursuive ou se répète, ou qu’une autre infraction soit commise,
peut être sauvegardé sans arrêter la personne sans mandat;
[42] Ici, l’accusé est clairement identifié.
[43] Quant à la nécessité de recueillir ou de conserver une preuve de l’infraction, encore faut-il que les conditions préalables à l’obtention de cette preuve soient remplies pour procéder à l’arrestation.
[44] Ici, aucun ordre afin de se soumettre à l’évaluation par un agent évaluateur n’a été donné à l’accusé au moment de son arrestation.
[45] Le Tribunal ajoute, sans que cela ne soit déterminant, que le sergent Gélinas explique que lorsqu’il n’y a pas de danger et que l’accusé exprime son refus, il le libère immédiatement et des accusations sont portées plus tard.
[46] Enfin, l’infraction – si infraction il y a – ne peut se poursuivre ou se répéter, le véhicule automobile étant une perte totale. De plus, le Tribunal souligne que la preuve révèle que l’accusé demeure à proximité.
[47] Dans ces circonstances, l’absence de motifs raisonnables pour procéder à l’arrestation fait en sorte que le droit de l’accusé à la protection contre la détention et l’arrestation arbitraire a été violé.
3.2 Y a-t-il eu un ordre donné par l’agent de la paix afin que l’accusé les suive au poste de police et, si oui, cet ordre était-il il conforme à la loi?
[48] Selon la preuve présentée, la poursuite prétend que l’accusé a fait défaut de se conformer à un ordre donné en vertu de l’article
[49] Or, la dénonciation prévoit que l’accusé aurait refusé sans excuse raisonnable d’obtempérer à un ordre donné en vertu de l’article
[50] En fait, l’article
[51] Bref, l’ordre auquel l’accusé ne se serait pas conformé n’est pas celui qu’on lui reproche dans la dénonciation.
[52] Quoi qu’il en soit, même en analysant la situation sous l’angle de l’article
[53] L’ordre en vertu de l’article
[54] L’ordre de suivre et de se soumettre aux moyens d’enquête doit être fait dans les meilleurs délais. La soumission à l’ordre – c’est-à-dire l’évaluation par un agent évaluateur – doit aussi avoir lieu dans les meilleurs délais.
[55] Cette expression « dans les meilleurs délais » ne signifie pas « immédiatement » ou « dès que possible » mais « dans un délai raisonnablement rapide compte tenu des circonstances »[10].
[56] Tel que mentionné par le sergent Gélinas dans son témoignage, l’ordre a été donné à 6 h 55, soit onze minutes après l’arrestation. Le sergent Gélinas prétend qu’il n’a pas pu donner l’ordre à l’accusé de le suivre afin de se soumettre à une évaluation par un agent évaluateur en raison de son état d’agitation.
[57] Pourtant, la preuve révèle que l’accusé entre dans son véhicule, ferme la portière et cherche dans ses papiers. Après avoir trouvé sa carte d’assurance maladie, sans difficulté particulière, celle-ci est remise aux ambulanciers.
[58] Puis, alors que l’accusé est encore dans le véhicule, le sergent Gélinas lui explique qu’il l’arrête pour conduite d’un véhicule automobile avec les facultés affaiblies par la drogue et l’avise de son droit à l’avocat. Il demande à l’accusé de sortir de son véhicule, ce qu’il fait.
[59] L’accusé est mécontent, exprime qu’il n’a pas pris de drogue, qu’il est arrêté pour rien « encore une fois » et qu’il va porter plainte. Il gesticule, mais sans que cela ne soit menaçant pour le sergent Gélinas. D’ailleurs, ce dernier confirme n’avoir jamais été frappé par l’accusé tout au long de l’intervention.
[60] Le sergent Gélinas décide de procéder au menottage et demande à son partenaire Lévesque de venir le rejoindre, celui-ci étant dans le véhicule auto-patrouille.
[61] Le Tribunal s’explique mal que le sergent Gélinas, alors qu’il est au véhicule de l’accusé, ait été en mesure de mettre l’accusé en état d’arrestation et de l’aviser de son droit à l’avocat, mais qu’il n’ait pas pu lui donner l’ordre de le suivre au poste de police afin de se soumettre aux moyens d’enquête prévus à la loi en raison de son « état d’agitation ». D’ailleurs, quant à la capacité de comprendre ce que lui disait le sergent Gélinas, l’accusé a immédiatement exprimé le désir de communique avec un avocat.
[62] Cela au surplus est incohérent avec la suite des choses, le sergent Gélinas ayant, selon ses dires, donné plus tard l’ordre formel à l’accusé – sans qu’il y ait nécessité d’utiliser la carte à cet effet – dans un contexte élevé d’agitation et de turbulence alors que l’accusé n’écoutait pas et au point où du poivre de Cayenne a dû être utilisé pour pouvoir maîtriser l’accusé, et ce, huit minutes après le supposé ordre.
[63] En fait, plutôt que de donner l’ordre de le suivre afin de se soumettre aux moyens d’enquête alors qu’ils étaient au véhicule automobile, le sergent Gélinas a fait des démarches auprès du sergent Lévesque pour procéder au menottage de l’accusé.
[64] Notons, au surplus, qu’une certaine période de temps s’écoule, alors que le sergent Lévesque a dû parcourir la distance entre le véhicule auto-patrouille et le véhicule de l’accusé pour rejoindre son collègue.
[65] La mise des menottes a alors contribué à détériorer la situation, celles-ci ayant été mises d’une façon beaucoup trop serrée et provoquant des douleurs réelles chez l’accusé.
[66] Malgré sa demande aux policiers de desserrer les menottes – le Tribunal ne croit pas les policiers lorsqu’ils disent que l’accusé ne leur a pas fait mention de ce fait – les policiers ignorent cette demande légitime.
[67] Enfin, le Tribunal émet une réserve importante quant au fait que le sergent Gélinas ait véritablement donné un ordre à l’accusé plus tard durant l’altercation. En effet, le contre-interrogatoire révèle qu’aucune mention n’apparaît dans le rapport détaillé du sergent à l’effet qu’il aurait donné un tel ordre, la seule mention étant à l’effet qu’il aurait dit « qu’il y a des tests à passer ». Cette absence de mention quant à un élément si important fragilise pour ne pas dire anéantit sa fiabilité.
[68] Cette portion du témoignage du sergent Gélinas est intéressée et sert à tenter de justifier, a posteriori, ses agissements.
3.3 Les policiers ont-ils fait usage d’une force excessive envers l’accusé?
[69] Récemment, dans Dufour c. R.[11], monsieur le juge Brunton rappelle que lorsque des agents n’ont pas de motifs raisonnables de procéder à l’arrestation d’une personne, cette dernière a le droit d’y résister.
[70] Aussi, tel que mentionné, le Tribunal est d’avis que l’usage de la force par les policiers n’aurait pas dû, en principe, avoir lieu dans cette affaire.
[71] Pour les fins de l’analyse, le Tribunal va traiter de trois points particuliers concernant l’usage de la force, soit l’usage des menottes, les coups de pied et l’usage du poivre de Cayenne.
3.3.1 L’usage des menottes
[72] D’abord, le Tribunal conclut que les policiers, particulièrement le sergent Lévesque, ont fait un usage abusif des menottes. Les policiers savaient que celles-ci étaient beaucoup trop serrées et ils ont choisi de laisser l’accusé souffrir. Cette situation découle d’un acte volontaire.
[73] En effet, soit les menottes ont été serrées excessivement de façon consciente – le Tribunal s’étonne qu’un policier d’expérience ait pu mettre des menottes aussi serrées sans s’en rendre compte – soit ils ont refusé de les détendre malgré la demande de l’accusé. Il est invraisemblable que l’accusé ait enduré cette douleur sans s’en plaindre.
[74] C’est donc suite à la pose des menottes que la situation se dégrade, mais de façon progressive puisque les policiers ont été en mesure de procéder à une fouille sommaire de l’accusé suite au menottage. Les policiers ont trouvé un contenant de médicament – du Ritalin – dans les poches de l’accusé. Ce contenant avait été exhibé auparavant par l’accusé à l’ambulancière et le sergent Gélinas en avait été témoin sans que cela ne soit considéré suspect.
[75] L’accusé réitère qu’il veut appeler son avocat après la pose des menottes.
[76] Rendu au véhicule auto-patrouille, la situation dégénère. L’accusé refuse d’embarquer en disant qu’il a mal et répète qu’il veut qu’on lui desserre les menottes. Il est en douleur. Il manifeste une résistance active en utilisant ses pieds sur le cadre de la portière de la voiture et en se repoussant vers l’arrière où les policiers tentent de le faire pénétrer dans le véhicule auto-patrouille.
[77] Or, les policiers peuvent facilement désamorcer cette situation en desserrant lesdites menottes, ce qu’ils ne font pas.
[78] Le Tribunal souligne que les témoignages des sergents Gélinas et Lévesque comportent plusieurs divergences et incohérences, dont plus spécifiquement mais non limitativement :
[79] Ultimement, l’accusé a été menotté pendant environ dix heures.
[80] L’accusé témoigne qu’il a eu des douleurs aux poignets pendant un mois et demi et qu’il n’a pas pu travailler.
[81] Les photos des poignets prises par un policier lors de la libération de l’accusé sont très révélatrices. On y voit l’enflure des mains de l’accusé et les traces profondes laissées par les menottes au niveau des poignets, plus particulièrement de la main droite.[12]
[82] L’agent Bolduc, qui est policier depuis 17 ans et qui a pris les photos, qualifie les blessures comme étant des blessures sérieuses. Il dit que de telles blessures découlent du fait que les menottes étaient trop serrées ou alors parce que la personne s’est créé ça elle-même.
[83] Par rapport à cette dernière hypothèse – que le Tribunal considère invraisemblable – il mentionne qu’il n’a jamais vu une personne qui se serait fait volontairement de telles blessures.
[84] Malgré l’agitation et la non-collaboration de l’accusé, il n’en demeure pas moins que les événements ayant suivi la mise des menottes auraient probablement pu être évités si les policiers avaient géré la situation autrement, entre autres, en procédant au desserrage des menottes. L’usage de techniques de diversion, du poivre de Cayenne et la pose du masque anti-crachat sont en lien direct avec cette décision des policiers.
3.3.2 Les coups de pied au ventre
[85] Dans son témoignage, l’accusé prétend que des coups de pied lui ont été portés au ventre par le sergent Lévesque.
[86] Or, dans sa requête en arrêt des procédures qui contient son affidavit, il ne mentionne aucunement que de tels coups de pied lui ont été portés au ventre.
[87] Il mentionne que le témoignage de l’ambulancière Rondeau, qui a témoigné à ce sujet, a ravivé sa mémoire.
[88] Cela est étonnant et peu crédible d’autant qu’il ne s’en est jamais plaint au poste de police lors de la prise de photos.
[89] Il est vrai que d'emblée l’ambulancière Rondeau témoigne qu’elle a vu le sergent Lévesque donner de quatre à cinq coups de pied au ventre de l’accusé, mais la fiabilité de son témoignage n’est pas suffisante pour que le Tribunal considère ce fait prouvé.
[90] Elle témoigne de façon très honnête et au niveau de la perception, le Tribunal n’a aucune raison de douter de son témoignage. Mais cela n’est pas suffisant tel que la Cour d’appel l’a mentionné dans Foomani.
[91] Au départ, l’ambulancière Rondeau est très affirmative à ce sujet et n’hésite pas à faire des nuances ou à dire qu’elle ne le sait pas lorsque c’est le cas en réponse aux questions posées.
[92] En contre-interrogatoire, elle maintient que les coups de pied portés par le sergent Lévesque sont au ventre de l’accusé, sauf une réponse qui comporte une nuance.
[93] En fait, le procureur lui demande « c’est où sur le corps que vous voyez… ? », et elle répond : « Vraiment, comme dans le ventre ». [nous soulignons]
[94] Aussi, des faiblesses au niveau de la fiabilité découlent du fait que l’ambulancière situe l’action à une vingtaine de mètres d’elle, ce qui est une distance non négligeable.
[95] Enfin, le sergent Lévesque indique qu’un coup de pied a été porté par celui-ci dans une région se situant à proximité du ventre, à savoir sur la cuisse, et ce, comme mesure de diversion[13]. Une méprise de l’ambulancière Rondeau quant à l’endroit exact est donc probable.
[96] D’autre part, le Tribunal considère que le nombre de coups de pied (quatre à cinq) révélé par l’ambulancière Rondeau est conforme à la réalité, de sorte que même si les coups de pied n’ont pas été portés au ventre, leur nombre paraît exagéré et volontairement diminué par le sergent Lévesque dans son témoignage.
3.3.3 L’usage du poivre de Cayenne et la décontamination
[97] La mise au sol de l’accusé s’est produite vers 6 h 50 et la projection de poivre de Cayenne au visage de l’accusé a eu lieu à 7 h 03.
[98] L’accusé est ensuite mis dans le véhicule auto-patrouille à 7 h 20 pour se rendre au poste de la Sûreté du Québec, situé à 35 minutes de route.
[99] Il s’écoule donc plus de 50 minutes entre la projection du poivre de Cayenne et l’arrivée au poste.
[100] La preuve révèle que les véhicules auto-patrouille ne sont doté d’aucun matériel permettant de procéder à la décontamination d’une personne à qui on a projeté du poivre de Cayenne. Des lingettes humides sont parfois dans les véhicules auto-patrouille pour le bénéfice des policiers, mais rien n’est prévu pour une personne détenue même dans le cas où un long délai est à prévoir avant d’arriver au poste de police, comme c’était le cas ici.
[101] La preuve, dont le témoignage des policiers, révèle que la projection du poivre de Cayenne dans les yeux est très souffrante. Le sergent Gingras compare cela avec le fait d’avoir du sable dans les yeux.
[102] Ici, l’accusé était rendu calme et « vraiment plus coopératif » et une décontamination aurait été possible. Il a d’ailleurs demandé de l’eau.
[103] Or, aucune vérification n’est faite pour obtenir de l’eau à la résidence du propriétaire des lieux de l’accident.
[104] Le sergent Gélinas prétend que l’accusé a les yeux fermés et donc qu’il dort alors qu’il est clair que cela est pour calmer la douleur. D’ailleurs, l’accusé avait exprimé qu’il avait mal aux yeux et le sergent Gélinas a dit que le fait de fermer les yeux diminue la douleur.
[105] L’accusé est ensuite amené au poste.
[106] Ce qui s’y est passé précisément lors de l’arrivée et de la sortie de l’accusé du véhicule auto-patrouille a une importance relative et ne nécessite pas une analyse minutieuse.
[107] Que l’accusé ait agi ou non d’une façon ne permettant pas aux policiers de l’amener à la station de rinçage des yeux et du visage, ce qui est étonnant, ne change rien au fait que les policiers ont gardé par la suite les menottes aux poignets de l’accusé dans son dos alors qu’il était dans sa cellule. Pourtant les policiers savaient qu’il avait été poivré et qu’il n’avait pas été décontaminé.
[108] Le sergent Gélinas mentionne qu’il a utilisé la clé pour réduire la pression de la menotte au poignet droit de l’accusé et ajoute qu’ils n’ont pas enlevé les menottes en raison de l’état d’agitation de l’accusé. Le Tribunal remet sérieusement en question la véracité de cette affirmation en raison, entre autres, de la nature sérieuse des blessures aux poignets et du manque général de crédibilité du sergent Gélinas.
[109] D’autre part, le Tribunal s’explique mal que les policiers prétendent ne pas avoir été en mesure d’enlever complètement les menottes alors qu’ils ont réussi à lui mettre des chaînes aux pieds et qu’ils ont été en mesure de transporter l’accusé dans sa cellule (et qu’il se serait, selon le sergent Gélinas, calmé suffisamment pour qu’on puisse lui desserrer les menottes).
[110] Selon la preuve, il serait déjà arrivé qu’une personne soit maintenue menottée dans sa cellule. Or, il y a une différence importante par rapport à la situation de l’accusé. Celui-ci était menotté de façon trop serrée et avait été aspergé de poivre de Cayenne sans être décontaminé. Or, les menottes l’empêchaient au surplus d’utiliser l’eau du robinet pour se rincer le visage et les yeux.
[111] En fait, la preuve révèle qu’il fallait exercer une certaine pression sur un mécanisme pour faire jaillir l’eau du robinet, ce que l’accusé était incapable de faire avec les mains dans le dos.
[112] Il a donc dû se résigner à se plonger à quelques reprises la tête dans la cuve de la toilette pour atténuer les douleurs.
[113] D’ailleurs, l’accusé témoigne qu’il a entendu des commentaires et des rires de certains policiers lorsqu’il a dû mettre sa tête dans la toilette. Le Tribunal croit l’accusé à ce sujet.
[114] Ceci étant dit, le Tribunal considère que le droit à la sécurité de la personne prévu à l’article
[115] Les faits pertinents afin de conclure qu’il y a eu abus de la part des policiers découlent de l’arrestation arbitraire, du défaut de donner un ordre conforme au Code criminel, de la pose trop serrée des menottes, du nombre de coups de pied donné, du refus des policiers de desserrer les menottes malgré le fait que l’accusé leur en ait fait la demande et que cela était justifié, du port prolongé des menottes et des conséquences qui en ont découlé pour l’accusé concernant, entre autres, l’impossibilité de se décontaminer.
3.4 L’arrêt des procédures
[116] C’est dans l’arrêt Babos[14] que sont établies les règles relativement à la demande d’arrêt des procédures.
[117] La demande présentée ici se situe dans la catégorie résiduelle, c’est-à-dire celle où la conduite de l’État, bien qu’elle ne compromet pas l’équité du procès, risque de miner l’intégrité du système de justice.
[118] La première exigence est qu’il doit y avoir une atteinte aux droits de l’accusé ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès.
[119] Ici, le Tribunal est d’avis qu’il y a une atteinte à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou son issue. Le fait de permettre la poursuite du procès face un tel comportement des policiers, dans le contexte d’une prétendue infraction pour laquelle au départ le policier n’avait pas de motifs raisonnables de procéder à l’arrestation n’est pas acceptable.
[120] De fait, même dans l’hypothèse où ils auraient eu de tels motifs raisonnables, la conclusion serait la même en raison du comportement initial des policiers eu égard aux menottes qui est la principale cause du fait que la situation a dégénéré.
[121] Le Tribunal considère également qu’il n’y a aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte.
[122] En tout état de cause, le Tribunal procède à l’analyse de la troisième étape en mettant en balance les intérêts militants en faveur de l’arrêt des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond.
[123] Clairement, la nécessité de dénoncer la conduite répréhensible des policiers tel qu’ils ont agi dans le présent cas et de préserver l’intégrité du système de justice l’emporte largement sur l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond, d’autant que les probabilités d’acquittement seraient alors très élevées.[15]
[124] En définitive, la conduite reprochée aux policiers est grave. De plus, la preuve révèle que les relations entre l’accusé et les policiers (plus spécifiquement ceux impliqués dans la présente affaire) était conflictuelle. Sans dire que l’accusé était un enfant de chœur, il reste que les policiers, même s’ils peuvent avoir une certaine antipathie justifiée vis-à-vis d’individus particuliers, ils ne doivent pas profiter des importants pouvoirs qu’ils détiennent pour excéder les limites qui leur sont imposées au risque de créer des situations qui dégénèrent comme dans le présent cas.
3.5 Quelle est la mesure appropriée en vertu de l’article
[125] Pour toutes ces raisons, l’arrêt des procédures est la seule mesure appropriée dans les circonstances.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[126] ACCUEILLE la demande de l’accusé;
[127] DÉCLARE que ses droits en vertu des articles
[128] ORDONNE l’arrêt des procédures.
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| __________________________________ JACQUES LADOUCEUR, J.C.Q. | |
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Me Nicolas Bigué | ||
Pour le poursuivant | ||
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Me Raphaëlle Desvignes | ||
Pour l’accusé | ||
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Date d’audience : | 19, 20 et 21 décembre 2022 | |
ANNEXE A
[2]
[3] Id., par. 69.
[4] Id., par. 70.
[5] Id. par. 73.
[6] Id., par. 118.
[7] Id., par. 121.
[8] Id. par. 70.
[9] Fortin Chartier c. R.,
[10] Guernon c. R.,
[11]
[12] Les photographies des poignets (pièce P-5 b) et P-5 c)) sont produites à l’annexe A du présent jugement.
[13] À noter que des coups de genoux ont aussi été donnés à la cuisse de l’accusé comme mesure de diversion pour amener celui-ci au sol.
[14] R. c. Babos,
[15] Récemment, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans R. v. Mitchell, 2022 NSCA 77, a ordonné l’arrêt des procédures dans un cas où il y a eu de la violence physique employée par les policiers (et l’entrée dans une résidence sans l’obtention d’un mandat Feeney), et ce, même si l’accusé faisait face à 32 chefs d’accusation en matière de violence familiale.
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