[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 23 août 2013 par la Cour supérieure, district de Laval (l’honorable Pepita G. Capriolo), rejetant la demande de l’appelante d’être autorisée à intenter une action dérivée au nom de la société mise en cause 176283 Canada inc. (« 176 inc. ») en application de l’article 239 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions.
[2] Pour les motifs du juge Schrager, auxquels souscrivent les juges Levesque et Hogue, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel;
[4] INFIRME le jugement de première instance quant à la conclusion suivante :
REJETTE les conclusions B.1 à B.23 de la demande introductive d'instance réamendée (5).
[5] ACCORDE à l’appelante la permission d’intenter, par amendement à la demande introductive d'instance réamendée (5), une action dérivée pour et au nom de 176283 Canada inc. à l’encontre de Normand St-Germain, Richard St-Germain, Les Promotions Normand St-Germain inc. et 2316-9147 Québec inc. pour faire déclarer inopposable à 176283 Canada inc. et annuler l’émission d’actions effectuée au cours de l’année 2006 par 2316-9147 Québec inc. à Les Promotions Normand St-Germain inc.
[6] AUTORISE l’appelante à assumer la conduite de l’action dérivée sous réserve et sujette à toute ordonnance que fera la Cour supérieure en vertu de l’article 240 L.c.s.a.
[7] LE TOUT avec frais de justice en appel et les frais à suivre le sort de la cause en première instance.
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MOTIFS DU JUGE SCHRAGER |
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[8] Il s’agit d’un appel d’un jugement rendu le 23 août 2013 par la Cour supérieure, district de Laval (l’honorable Pepita G. Capriolo), qui a rejeté la demande de l’appelante pour être autorisée à intenter une action dérivée au nom de la société mise en cause 176283 Canada inc. (« 176 inc. ») en application de l’article 239 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (« L.c.s.a. »)[1].
[9] La juge de première instance a conclu que l’appelante ne satisfaisait pas à la condition de bonne foi prévue au sous-paragraphe 239(2)b) L.c.s.a. et que 176 inc. n’avait pas l’intérêt requis pour entreprendre le recours en oppression par voie dérivée tel que proposé par l’appelante, faute d’attentes raisonnables quant aux conclusions recherchées.
[10] Le jugement doit être infirmé en raison des erreurs de droit et de fait qui ont été commises par la juge dans l’évaluation de la bonne foi exigée par l’article 239 L.c.s.a., de même qu’en raison des erreurs dans son évaluation de l’intérêt de la société à initier le recours, plus particulièrement en ce qui concerne la notion d’attentes raisonnables.
I - Contexte
[11] Une querelle familiale est à l’origine d’un conflit entre actionnaires d’un groupe corporatif qui œuvre dans l’exploitation de terrains de golf.
[12] Normand St-Germain (« Normand »)[2], 77 ans au moment de l’instruction en première instance, est le patriarche de la famille St-Germain et co-fondateur de l’entreprise avec son frère. Il est administrateur et actionnaire majoritaire de plusieurs des compagnies qui forment le groupe corporatif. Par contre, il a très peu de connaissances techniques sur la structure corporative des sociétés; lors de son interrogatoire, il redirige les questions sur ce sujet à ses procureurs et comptables.
[13] Normand et sa femme, Suzanne, ont eu cinq enfants : Robert, Richard, Yves, Line et Doris. Suzanne est décédée après l’introduction de l’instance. Robert et Line sont eux aussi décédés. Yves a fait faillite et a cessé d’être actionnaire vers la fin de l’année 1996.
[14] Richard, comptable agréé, a travaillé pour l’entreprise familiale de 1970 à 2001, avant de la quitter en raison d’un conflit avec sa sœur Doris, l’appelante. Également comptable agréée, celle-ci a longtemps œuvré de près ou de loin pour l’entreprise familiale et y a travaillé plus intensivement de 2000 à 2005.
[15] Vers le début des années 1990, Normand aurait mis en place un gel successoral[3] qui donnait lieu à la structure corporative suivante. L’organigramme déposé comme pièce en première instance et annexé au jugement entrepris explique d’une manière simplifiée ladite organisation. J’en reproduis les fragments pertinents (les flèches indiquent la détention d’actions) :
[16] 176 inc. et Les Promotions Normand St-Germain inc. (« Promotions Normand inc. ») sont incorporées en vertu de la L.c.s.a. Tant 2316-9147 Québec inc. (« 2316 Québec inc. ») que Centre du golf U.F.O. inc. (« Golf inc. ») sont incorporées en vertu de la Loi sur les compagnies[4]. Golf inc. opère des terrains de golf. Cette corporation est détenue pour moitié par 2316 Québec inc. et l’autre moitié est indirectement détenue par la famille de Bernard, frère de Normand.
[17] Promotions Normand inc. est la société de portefeuille de Normand qui détient depuis le gel successoral, 3000 actions de catégorie C, privilégiées et votantes, dans 176 inc. Au début des années 1990, chacun des enfants St-Germain, sauf Line, détenait 10 actions ordinaires dans 176 inc. À la suite du décès de Robert et de la faillite d’Yves, leurs actions ont été cédées en parts égales à Doris et Richard, de sorte que ces derniers détiennent désormais chacun 20 actions.
[19] Pour une raison qui ne ressort pas clairement de la preuve, les actions d’Yves ont également été cédées en parts égales à Doris et Richard.
[20] Au début du mois de mai 2005, un conflit matrimonial entre Normand et Suzanne, la prise de position de Doris en faveur de sa mère ainsi qu’une différence d’opinion sur une question d’entretien des pelouses dégénèrent. La police intervient à la place d’affaires de Golf inc. Normand est accusé de voies de fait contre son épouse et Doris, et de menaces de mort contre Doris et un policier. Éventuellement, trois des quatre chefs d’accusation sont suspendus et Normand plaide coupable devant les instances pénales au chef de voies de fait à l’égard de Doris. Celle-ci accepte de démissionner rétroactivement au 27 mai 2005 à titre d’administratrice et dirigeante de 176 inc.
[21] En 2006, une dilution des actions que 176 inc. détient dans 2316 Québec inc. aurait eu lieu en raison d’une émission d’actions participantes du capital-actions de 2316 Québec inc. à Promotions Normand inc. La connaissance de Doris de cette émission provient du paragraphe 25 de la défense :
25. Les défendeurs nient le paragraphe 25 de la requête introductive d'instance. En 2006, la défenderesse Les Promotions Normand St-Germain Inc. a souscrit à de nouvelles actions participantes du capital de la mise en cause 2316-9142 Québec Inc. Cette opération ne concerne cependant pas la demanderesse qui n'est ni administrateur, ni actionnaire de la mise en cause 2316-9142 Québec inc.;
[Je souligne.]
[22] Dans son témoignage après défense, Normand indique que 176 inc. ne vaut « plus rien » depuis que Doris « a fait qu’est-ce qu’elle a fait ».
[23] Le 16 avril 2010, Doris fait parvenir à Normand une missive dans laquelle elle mentionne avoir été mise au courant par les autorités fiscales canadiennes que les déclarations fiscales de 176 inc. n’ont pas été produites en temps opportun. Elle réclame de pouvoir consulter plusieurs documents de 176 inc. et de ses filiales 2316 Québec inc. et Golf inc. Le 14 mai 2010, Richard refuse.
[24] Le 21 mai 2010, Doris se présente au siège social de 176 inc. ainsi qu’au cabinet de son procureur pour obtenir de ce dernier des documents de 176 inc. Elle est accompagnée d’un huissier. L’avocat remet à l’appelante les statuts constitutifs et les règlements de la société. Le même jour, il lui remet d’autres documents corporatifs, soit les résolutions de la société depuis sa constitution, le registre des administrateurs, des actionnaires, des valeurs mobilières et des transferts de valeurs mobilières.
[25] Le 10 juin 2010, Doris avise 176 inc. qu’elle demande la tenue d’une assemblée des actionnaires.
[26] Le 23 juin 2010, l’avocat répond à Doris que sa demande de convocation d’une assemblée des actionnaires est rejetée au motif qu’elle ne détient que 1 % des actions. Il indique que ses demandes pour obtenir les renseignements de 2316 Québec inc. et Golf inc. sont refusées, mais joint les états financiers de 176 inc. de 2003 à 2009. L’avocat joint un avis de convocation à une assemblée des actionnaires de 176 inc.
[27] Le 21 juillet 2010 a lieu l’assemblée des actionnaires de 176 inc. Accompagnée d’un huissier, Doris demande des précisions sur plusieurs aspects corporatifs, dont les états financiers, qui n’ont pas été vérifiés, et sur une éventuelle dilution de ses intérêts dans l’entreprise. Les discussions sont vitrioliques. Pour toute réponse aux questions de Doris, Normand conseille à l’appelante d’aller consulter un psychiatre et mentionne qu’il pourrait « acheter » l’huissier pour « pas cher ». Doris s’oppose à la dispense de vérificateur. Normand est élu administrateur.
[28] Le 1er septembre 2010, Richard écrit à Doris pour lui transmettre les documents requis lors de l’assemblée et y joint le procès-verbal, certains rapports financiers de 176 inc. et indique que la nomination des vérificateurs de la société est en cours.
[29] Le recours en oppression intenté par l’appelante recherche une pléthore de conclusions qui inclut des ordonnances injonctives provisoires qui ont été accordées en 2010, mais infirmées en appel en 2011. Par voie de jugement final, les ordonnances recherchées visent la réalisation des expertises comptables et des condamnations à des dommages compensatoires et punitifs.
[30] Par l’entremise de la défense déposée en avril 2011 et, plus spécifiquement, par son paragraphe 25 cité ci-dessus, l’appelante apprend l’émission d’actions de 2316 Québec inc. en faveur de Promotions Normand inc., qui aurait eu pour effet de diluer les intérêts de 176 inc. dans 2316 Québec inc. Le 29 août 2012, l’appelante met en demeure Normand et Richard à titre d’administrateurs de 176 inc. d’intenter au nom de cette société un recours en oppression en conséquence de cette dilution. Par amendement à ses procédures, l’appelante invoque leur refus comme motif additionnel d’oppression, mais ce n’est qu’en janvier 2013, à la suite de requêtes en rejet d’action et d’un commentaire de la juge, que l’appelante cherche à amender ses procédures pour demander l’autorisation d’intenter une action dérivée au nom de 176 inc. En effet, la juge saisie de la requête en rejet a observé que l’appelante n’est pas actionnaire de 2316 Québec inc. En conséquence, selon la juge, elle ne détient pas l’intérêt requis pour invoquer l’émission des actions en faveur de Promotions Normand inc. comme acte oppressif. C’est l’actionnaire de 2316 Québec inc., soit 176 inc., qui a cet intérêt juridique. La juge a donc suspendu l’audition des requêtes en rejet d’action pour permettre à l’appelante de formuler une demande de permission d’intenter une action dérivée. Malgré les déclarations sous serment et les interrogatoires préalables déposés au dossier de la Cour, Normand et l’appelante ont été interrogés lors de l’audition en première instance.
II - Jugement entrepris
[31] Par son jugement du 8 août 2013, la juge rejette la requête qui demande la permission d’intenter une action dérivée au nom de 176 inc. contre 2316 Québec inc. Elle déclare la demande abusive et convoque les parties à une audition ultérieure afin de fixer le quantum des dommages découlant de cet abus.
[32] Notre Cour, dans un jugement du 8 août 2014[5], déclare que la partie du jugement qui refuse la permission d’intenter une action dérivée est sujette à appel de plein droit, mais que la demande de permission d’appeler du jugement qui déclare la demande abusive est prématurée vu que la juge n’a pas encore statué sur les dommages découlant de cet abus. En effet, au moment de l’audition en appel, l’audition pour fixer le quantum des dommages n’a pas encore eu lieu. Vu les motifs qui suivent, on pourrait penser que le processus judiciaire concernant l’abus deviendra sans objet.
[33] La juge a donc refusé d’octroyer la permission d’intenter une action dérivée vu sa conclusion que deux des conditions essentielles à cette autorisation ne sont pas satisfaites, à savoir que l’appelante n’agit pas de bonne foi (article 239(2)b) L.c.s.a.) et qu’il n’est pas dans l’intérêt de 176 inc. qu’une telle action soit intentée (article 239(2)c) L.c.s.a.), puisque l’appelante n’a pas démontré l’existence d’une attente raisonnable.
[34] En plus de retenir que la juge a commis des erreurs en arrivant à ces deux conclusions, l’appelante soulève comme moyen d’appel la prétendue erreur de la juge d’avoir jugé sur le fond de l’affaire et allègue qu’elle a commis une erreur en refusant une réouverture de l’enquête. Vu ma conclusion que la juge a commis des erreurs dans sa détermination de la bonne foi de l’appelante et de l’intérêt de 176 inc. d’intenter le recours proposé, il ne sera pas nécessaire d’aborder ces autres questions.
III - Analyse
[35] Le paragraphe 239(1) L.c.s.a. prévoit la possibilité qu’une actionnaire comme l’appelante puisse intenter une action au nom d’une société. Le paragraphe 239(2) L.c.s.a. prévoit :
239. […]
(2) L’action ou l’intervention visées au paragraphe (1) ne sont recevables que si le tribunal est convaincu à la fois : |
239. (…)
(2) No action may be brought and no intervention in an action may be made under subsection (1) unless the court is satisfied that
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a) que le plaignant a donné avis de son intention de présenter la demande, dans les quatorze jours avant la présentation ou dans le délai que le tribunal estime indiqué, aux administrateurs de la société ou de sa filiale au cas où ils n’ont pas intenté l’action, n’y ont pas mis fin ou n’ont pas agi avec diligence au cours des procédures;
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(a) the complainant has given notice to the directors of the corporation or its subsidiary of the complainant’s intention to apply to the court under subsection (1) not less than fourteen days before bringing the application, or as otherwise ordered by the court, if the directors of the corporation or its subsidiary do not bring, diligently prosecute or defend or discontinue the action;
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b) que le plaignant agit de bonne foi;
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(b) the complainant is acting in good faith; and
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c) qu’il semble être de l’intérêt de la société ou de sa filiale d’intenter l’action, de la poursuivre, de présenter une défense ou d’y mettre fin. |
(c) it appears to be in the interests of the corporation or its subsidiary that the action be brought, prosecuted, defended or discontinued. |
[36] Un avis a été donné à Normand et Richard en leur qualité d’administrateurs de 176 inc. La condition du sous-paragraphe a) est donc rencontrée et n’est pas en litige.
i. Le critère de bonne foi
[37] Même si l’article 239 L.c.s.a. requiert qu’une cour soit « convaincue » (“satisfied”) que les critères sont satisfaits, il ne s’agit pas d’une enquête au fond, mais plutôt d’un examen préliminaire pour établir si l’action proposée repose sur une base raisonnable et permettra d’atteindre prima facie les buts recherchés[6].
[38] La bonne foi n’est pas définie dans la L.c.s.a. Le texte de l’article exige que la plaignante « agi[sse] » de bonne foi lorsqu’elle demande un examen pour déterminer si l’action dérivée proposée est intentée pour des motifs appropriés plutôt qu’inavoués[7]. L’auteur Martel[8] nous enseigne que l’exercice est de déterminer si l’objectif principal de la plaignante est dans le meilleur intérêt de la compagnie et qu’elle n’agit pas pour des motifs cachés. Il réfère au jugement de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans Valgardson[9] qui déclare que l’exigence de la bonne foi requiert que la cour soit satisfaite que l’action proposée n’est pas frivole ni vexatoire. Dans cette affaire, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique infirmait le tribunal de première instance, qui avait mis l’accent sur l’animosité entre les parties et l’existence d’autres litiges entre elles, que la Cour d’appel avait qualifiés de secondaires. L’animosité entre justiciables, particulièrement dans ce type de litige, est commune et n’indique pas que l’action proposée est frivole ou vexatoire.
[39] Dans Holdyk c. Adolph[10], la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, en abordant le critère de bonne foi, s’interrogeait à savoir si les allégations de l’action proposée étaient suffisamment crédibles pour être plaidables (« believable enough to be arguable »).
[40] Je suis d’accord avec les principes mis de l’avant par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique et propose qu’ils soient reconnus et appliqués par notre Cour.
[41] Dans le présent cas, c’est à bon droit que la juge ne s’est pas limitée à présumer de la bonne foi vu la rédaction de l’article 239 L.c.s.a. qui exige que le plaignant agisse de bonne foi. Nécessairement, le fardeau de convaincre (prima facie) que toutes ces conditions sont satisfaites (y compris la bonne foi) repose sur le plaignant.
[42] Après avoir cité des définitions de la bonne foi trouvées dans des dictionnaires juridiques, la juge examine les éléments de preuve suivants pour conclure à l’absence de bonne foi de l’appelante :
- Avec le concours de Richard, elle a forgé la signature de Robert après son décès afin d’acquérir ses actions (par. 18 du jugement).
- En 2005, elle a aidé sa mère à soustraire de la communauté de biens ses actions d’un terrain de golf situé à Trois-Rivières afin de faciliter son divorce envisagé (par. 19 du jugement).
- Elle a amendé sa procédure trop souvent et ajouté comme défendeurs plusieurs membres de sa famille pour le recouvrement de biens sociaux divertis, alors qu’elle aurait elle-même participé à ce divertissement (par. 20 du jugement).
- Elle aurait mis en preuve un mandat de protection à l’égard de sa mère pour causer le discrédit d’un procureur adverse (par. 21 du jugement).
- Elle aurait délibérément coloré le dossier, notamment en affirmant faussement être actionnaire de plusieurs sociétés, en rédigeant des procédures longues et futiles et en faisant porter la faute de ses agissements illégaux sur ses avocats (par. 22-27 du jugement).
La juge ajoute (par. 29 du jugement) qu’il est impossible de distinguer entre la bonne foi de l’appelante pendant et avant l’introduction des procédures judiciaires.
[43] Dans cet exercice, la juge s’est mal dirigée en droit. À cela, s’ajouteront également des erreurs de fait manifestes dans l’évaluation de la preuve.
[44] L’erreur de droit commise par la juge est de ne pas avoir appliqué le critère de bonne foi approprié, c’est-à-dire de chercher à déterminer si l’action dérivée paraissait fondée prima facie par opposition à une action qui paraît frivole ou vexatoire, intentée pour des motifs cachés. La juge n’examine pas si l’appelante a agi de bonne foi dans le but de remédier à la dilution de l’intérêt de 176 inc. dans 2316 Québec inc. par l’émission d’actions à Promotions Normand inc., qui a mené au résultat que 176 inc. ne valait « plus rien », pour emprunter au témoignage de Normand.
[45] La juge a plutôt ciblé et retenu des événements reliés aux querelles familiales. Ceux-ci sont peu pertinents pour évaluer la bonne foi de Doris dans sa proposition d’intenter un recours en oppression par voie d’action dérivée dans le contexte du présent dossier. Ce qui doit être recherché est la bonne foi eu égard à l’action dérivée projetée et non pas la bonne foi historique concernant les affaires du passé n’ayant que peu de liens avec les questions ciblées par le projet d’action dérivée.
[46] Quant aux reproches que la juge a adressés à l’appelante et qui sont énumérés plus haut, il faut souligner ce qui suit. La soi-disant « signature forgée » pour transférer les actions de Robert après son décès et de manière rétroactive semble avoir été faite avec la participation de Richard et possiblement celle de Normand. Dans tous les cas, pendant des années, personne n’a questionné la qualité d’actionnaire de l’appelante avant qu’elle intente un recours en oppression, ce qui suggère l’accord des membres de la famille avec cette manière de procéder. Le fait d’avoir aidé sa mère dans le cadre du divorce envisagé d’avec Normand ou d’avoir demandé un mandat de protection à l’égard de sa mère n’a rien à voir avec l’action dérivée proposée. De même, la longueur des procédures, le nombre d’amendements ou le style de rédaction n’ont aucun rapport avec le bien-fondé prima facie de l’action dérivée proposée.
[47] La juge aurait dû se questionner sur le véritable but de l’action dérivée. Elle s’est plutôt concentrée sur les relations conflictuelles et les agissements prétendument incorrects de Doris, sans distinguer les aspects du conflit familial de ceux qui relèvent du conflit corporatif. Pourtant, le but de l’action dérivée est (i) d’annuler l’émission d’actions de 2316 Québec inc. à Promotions Normand inc. en 2006, (ii) de déclarer Normand et Richard inhabiles à siéger comme administrateurs de 2316 Québec inc. et 176 inc. et (iii) de condamner Normand et Richard à payer des dommages à 176 inc., notamment.
[48] Le témoignage de Normand démontre un manquement continu à ses obligations en tant qu’administrateur de 176 inc. d’agir de bonne foi et dans l’intérêt de la société[11]. Il a admis qu’il a procédé à l’émission de nouvelles actions dans 2316 Québec inc. pour que 176 inc. ne vaille plus rien. Vider le patrimoine de la société n’est pas dans l’intérêt de celle-ci. Qui plus est, avant que Doris le demande, Normand et Richard n’ont guère exécuté leurs obligations de convoquer des assemblées annuelles d’actionnaires, ni fait préparer des états financiers vérifiés[12].
[49] La juge a également commis des erreurs de fait dans l’application du critère de bonne foi. L’appelante n’a pas participé aux gestes reprochés. Le principal geste reproché est la dilution d’actions en 2006, à laquelle Doris n’a pas participé et dont, selon l’état du dossier devant nous, elle n’était même pas au courant avant que les intimés déposent leur défense à l’action en avril 2011.
[50] La juge retient de plus que l’appelante a admis avoir été au courant de l’appropriation des biens sociaux de Golf inc., et ce, depuis 12 ans, mais qu’elle n’a pas agi. Encore, la juge a perdu de vue que l’objet de l’action dérivée est une émission d’actions intervenue en 2006, dont l’appelante fut informée en 2011 et qui a affecté les intérêts de 176 inc. à titre d’actionnaire de 2316 Québec inc.
[51] Ces erreurs de fait sont à la base de la décision de la juge pour conclure à l’absence de bonne foi de l’appelante; celles-ci sont manifestes et déterminantes.
[52] La dilution d’actions élaborée par Normand en 2006 a été admise et son but d’exclure l’appelante de toute participation dans l’équité des compagnies à cause de leurs disputes familiales a été suffisamment établi à ce stade. 176 inc. a intérêt à corriger cette situation à titre d’actionnaire de 2316 Québec inc. L’intérêt de Doris à titre d’actionnaire de 176 inc. coïncide avec les intérêts de cette dernière. L’action proposée cherchait à remédier à cette situation. Cela devait inviter la juge à conclure que l’appelante agissait de bonne foi en proposant l’action dérivée, vu le refus des administrateurs de 176 inc. d’intenter les procédures appropriées.
ii. L’intérêt de la société
[53] En évaluant le critère de l’intérêt de la société, prévu par le sous-paragraphe 239(2)c) L.c.s.a., la juge a aussi commis des erreurs de droit et de fait. Elle a décidé que 176 inc. n’avait pas l’intérêt pour intenter une action en oppression parce que l’appelante n’avait pas d’attente raisonnable que la valeur des actions de 176 inc. ne serait pas diluée. La juge souligne que l’appelante a admis que Normand ne lui a jamais promis qu’il n’émettrait pas de nouvelles actions participantes dans le capital de 2316 Québec inc. La juge poursuit :
[51] En effet, rien n’empêcherait Normand, après l’annulation des actions participantes demandée par Doris, d’émettre de nouvelles actions privilégiées dans 2316 ou U.F.O., de leur déclarer des dividendes ou bien de trouver mille et une façons légitimes de s’assurer que les profits provenant de U.F.O. lui soient réservés. La structure corporative de U.F.O., 2316, Les Promotions et 176 avait été conçue de façon à ce que Normand garde le contrôle complet (avec Bernard en ce qui concerne U.F.O.) de l’ensemble des sociétés.
En ce sens, la juge conclut que la conséquence d’une action prise par 176 inc., même si elle devait réussir et avoir pour résultat l’annulation de l’émission des nouvelles actions, serait insignifiante.
[54] Le sous-paragraphe 239(2)c) L.c.s.a. exige uniquement « qu’il semble être de l’intérêt de la société » d’intenter l’action. Une démonstration prima facie que l’action n’est pas vouée à l’échec et que le résultat ne serait pas insignifiant suffit donc pour obtenir l’autorisation[13].
[55] L’erreur de fait commise par la juge consiste en l’omission de traiter une preuve fondamentale, soit l’admission par Normand que 176 inc. « ne vaut plus rien » depuis que l’appelante « a fait qu’est-ce qu’elle a fait; elle ne vaut plus rien, plus rien pantoute ». Dans ce contexte, vu la date de l’émission des actions dans l’année suivant les voies de fait, il est évident que Normand a pu causer la dilution des intérêts de 176 inc. dans 2316 Québec inc. en raison des disputes familiales. Vu que cette dilution vide 176 inc. de sa valeur (selon les dires de Normand), elle est le fondement du préjudice allégué par l’appelante. En conséquence, l’erreur est déterminante. Une émission d’actions qui a pour effet de diluer la valeur des actions déjà émises n’est pas en soi nécessairement oppressive[14]. Elle ne sera pas oppressive si elle est faite pour le bénéfice de la société (par exemple en considération d’un nouvel investissement). Par contre, elle sera oppressive si elle est faite dans un but inapproprié (comme punir un autre actionnaire qui est un membre de la famille). En ce sens, dans le présent cas, l’émission est prima facie oppressive.
[56] À cette erreur s’ajoute une erreur de droit dans la proposition voulant que l’appelante et 176 inc. n’avaient aucune attente raisonnable, à titre d’actionnaires minoritaires, que la valeur de leurs actions ne serait jamais diminuée par une manœuvre expresse de dilution de leurs avoirs par l’actionnaire majoritaire, Promotions Normand inc. Ni l’appelante ni 176 inc. n’avaient besoin d’une promesse expresse de Normand à cet égard. L’existence d’une attente raisonnable est le premier critère à satisfaire pour avoir l’intérêt à intenter une action en oppression[15]. Il est axiomatique et fondamental que les actionnaires aient droit à leurs parts proportionnelles des éléments d’actif de la société[16]. En conséquence, il est raisonnable que les actionnaires s’attendent à ce que la valeur de leurs actions ne soit pas diminuée par les machinations de l’actionnaire majoritaire ou des administrateurs qui contrôlent les droits de vote. Ceci est particulièrement le cas pour des actions émises à la suite d’un gel successoral conçu pour que la valeur future d’une compagnie s’accroisse au bénéfice des nouveaux actionnaires (les héritiers présomptifs de l’actionnaire)[17]. Un empiètement par l’actionnaire majoritaire sur les droits fondamentaux d’un actionnaire minoritaire est injuste et donne ouverture à une action en oppression[18]. Normand ne peut pas justifier son comportement en disant que c’est lui qui a donné les actions à Doris. Une fois que Doris est actionnaire (indépendamment du mode d’acquisition des actions (achat, don, etc.)), elle bénéficie de tous les droits et recours d’une actionnaire.
[57] Les disputes familiales ne peuvent pas être transposées dans les relations corporatives entre actionnaires[19]. Nonobstant le fait que Normand (par l’entremise de Promotions Normand inc.) contrôlait les votes dans 176 inc. et 2316 Québec inc., il ne peut pas se servir de ce moyen de contrôle pour punir sa fille pour « ce qu’elle a fait », pour vider 176 inc. de toute sa valeur et pour rendre les actions de 176 inc. dans 2316 Québec inc. et celles de l’appelante dans 176 inc. sans valeur[20]. Les droits de l’actionnaire majoritaire ne sont pas absolus.
[58] La conclusion de la juge quant au manque d’intérêt de 176 inc. à intenter des procédures judiciaires pour corriger cette situation est erronée en droit et se heurte aux principes élémentaires de la protection des actionnaires minoritaires.
[59] Le commentaire de la juge voulant que le résultat de l’action proposée soit insignifiant parce que Normand pourrait de nouveau exercer ses votes pour vider 176 inc. de toute valeur démontre à nouveau une mauvaise compréhension des principes de base régissant les relations entre l’actionnaire majoritaire et les actionnaires minoritaires.
[60] Les intimés invoquent la prescription de l’action en oppression dérivée proposée par voie dérivée. Pour rejeter cet argument, il suffit de réitérer que la dilution a été découverte, selon les allégations, lors de la signification de la défense en avril 2011. L’ignorance du fait générateur du droit d’action de l’appelante pourrait potentiellement l’avoir mise dans une impossibilité en fait d’agir, ce qui aurait pour conséquence d’interrompre la prescription[21]. Normand et Richard gardaient l’appelante dans l’ignorance. Ainsi la demande de l’appelante en 2013 pourrait aisément précéder la prescription extinctive de son droit d’action. Par contre, la détermination finale sur cette question appartiendra au juge saisi du fond de l’affaire[22]. Il suffit ici de constater que l’action dérivée n’est pas prescrite prima facie.
IV - Conclusion
[61] En conséquence, je propose d’accueillir l’appel afin d’infirmer le jugement et d’autoriser l’appelante à intenter l’action dérivée proposée pour annuler l’émission d’actions de 2316 Québec inc. À l’audience, l’avocat de l’appelante a renoncé à certaines de ses conclusions qui ne sont pas nécessaires aux fins de l’appel.
[62] Dans l’état du dossier et vu les observations du procureur de l’appelante à l’audience, je ne crois pas qu’il soit opportun de prononcer des ordonnances concernant la conduite de l’action tel que prévu à l’article 240 L.c.s.a., sauf pour déclarer que l’action sera conduite par l’appelante par l’entremise de ses avocats comme partie intégrante des autres conclusions, telles que rédigées dans la « demande introductive d'instance réamendée (5) et pour émission d’ordonnances de sauvegarde et en injonction provisoire, interlocutoire et définitive » déposée au dossier de la Cour supérieure. La Cour supérieure conservera évidemment sa compétence pour suppléer ou modifier ces ordonnances selon le cas.
[63] Vu qu’il s’agit d’une étape préliminaire, l’appelante aura droit à ses frais de justice en appel, mais les dépens en première instance suivront le sort de la cause.
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MARK SCHRAGER, J.C.A. |
[1] Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C-44.
[2] Je réfère aux parties par leur prénom aux fins de la clarté et sans aucune intention de manquer de courtoisie à leur égard.
[3] Gel successoral : mode de planification fiscale qui permet au contribuable de réduire l’impact fiscal de la plus-value de ses actions à son décès en transférant la société à sa famille. L’actionnaire échange ses actions participantes - souvent par roulement fiscal - contre des actions de contrôle et des actions de gel ayant une valeur de rachat déterminée. Il peut planifier le rachat des actions de gel durant les dernières années de sa vie tout en gardant le contrôle de la société, s’assurant que ses actions ne prendront pas de valeur et que les actions qui prendront de la valeur sont dévolues à ses héritiers présomptifs; voir Peter W. Hogg, Joanne E. Magee et Jinyan Li, Principles of Canadian Income Tax Law, 8e éd., Toronto, Carswell, 2013, ch. 17.9(d), p. 554; Naneff c. Con-Crete Holdings Ltd., 23 O.R. (3d) 481, 1995 CanLII 959 (C.A. Ont.), p. 5-6, [Naneff].
[4] Loi sur les compagnies, RLRQ c. C-38.
[5] St-Germain c. St-Germain, 2014 QCCA 1485.
[6] Richardson Greenshield of Canada Ltd. c. Kalmacoff, 22 O.R. (3d) 577, 1995 CanLII 1739, (Ont. C.A.).
[7] Valgardson c. Valgardson, 2012 ABCA 124, par. 20-21 [Valgardson]; Gartenberg c. Raymond, 2005 BCCA 462; Discovery Enterprises Inc. v. Ebco Industries Ltd., 1998 CanLII 7049, para. 5 (C.A. C.-B.).
[8] Paul Martel, La société par actions au Québec. Les aspects juridiques, vol. 1, édition sur feuilles mobiles, Montréal, Wilson & Lafleur, 2011 (mise à jour no 95, juil. 2015), no 31-99.
[9] Valgardson, supra, note 7; voir aussi IGM Resources Corporation c. 979708 Alberta Limited, [2004] A.J. No. 1462, 364 A.R. 167 (Q.B.) (Slatter, J.), par. 36.
[10] Holdyk c. Adolph, 2012 BCCA 37, par. 22.
[11] Article 122(1)a) L.c.s.a.
[12] Articles 133(1), 155 et 122(2) L.c.s.a.
[13] P. Martel, supra, note 8, no 31-100; Markus Koehnen, Oppression and Related Remedies, Thomson Carswell, 2004, p. 461-462; Valgardson, supra, note 7, par. 27-28.
[14] Alharayeri c. Black, 2014 QCCS 180 (Hamilton, j.c.s.), par. 120, citant M. Koehnen, supra, note 13, p. 137-145.
[15] BCE c. Détenteurs de débentures de 1976, [2008] 3 R.C.S. 560, 2008 CSC 69, par. 60 et s. [BCE];
[16] BCE, supra, note 15, par. 35.
[17] P. Hogg et al., supra, note 3, p. 554.
[18] Voir l’article 241(2) L.c.s.a.
[19] Naneff, supra, note 3.
[20] Naneff, supra, note 3.
[21] Article 2904 C.c.Q.; Araujo c. Société en commandite Gaz Métro, 2011 QCCA 307, par. 22 et s.; Samen Investments Inc. c. Monit Management Ltd., 2014 QCCA 826, par. 105.
[22] Amack c. Wishewan, 2015 ABCA 147, par. 71-72.
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