[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 9 janvier 2017 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Michel Pennou), qui rejette une requête pour émission d’un bref de certiorari à l’encontre d’un jugement rendu le 25 novembre 2015 par la Cour du Québec (l’honorable Yves Paradis), rejetant la requête pour ordonnance de non-publication.
[2] Pour les motifs de la juge Bélanger auxquels souscrit le juge Émond :
LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel;
[4] INFIRME le jugement de la Cour supérieure;
[5] ACCUEILLE la requête pour émission d’un bref de certiorari;
[6] ORDONNE la non-publication du contenu des deux dénonciations au soutien de la demande de mandat de perquisition dans les dossiers 500-26-086454-141 et 500-26-086455-148;
[7] DÉCLARE que cette ordonnance prendra fin au moment où une décision sera annoncée par le mis en cause de déposer ou non des accusations contre l’appelante, découlant desdites dénonciations.
[8] Pour d’autres motifs, le juge Schrager aurait rejeté l’appel.
|
|
MOTIFS DU JUGE SCHRAGER |
|
|
[9] La Cour est saisie du pourvoi d’un jugement rendu le 9 janvier 2017 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Michel Pennou)[1], qui rejette une requête pour émission d’un bref de certiorari à l’encontre d’un jugement de la Cour du Québec. Ce dernier, rendu le 25 novembre 2015, rejette la requête pour ordonnance de non-publication présentée par l’appelante relativement aux renseignements la concernant contenus dans une dénonciation ayant servi à l’émission d’un mandat de perquisition à son endroit[2].
[10] La perquisition cherchait à faire la lumière sur des allégations d’abus par l’appelante concernant des fonds publics.
[11] L’appelante invoque l’article 487.3 (2)(a)(iv) du Code criminel (C.cr.) et plaide que la publication de cette information lui causerait préjudice, en tant que personne innocente. Aucune accusation n’a été portée contre elle par les autorités depuis la perquisition en décembre 2014. À l’audience, le procureur de la Directrice des poursuites criminelles et pénales (« DPCP ») a toutefois informé la formation que l’enquête policière n’était pas terminée.
[12] Le 4 décembre 2014, lors de l’exécution du mandat de perquisition, des boîtes de documents ainsi que des informations conservées sur du matériel informatique ont été saisies au bureau de Johanne Savard (l’« appelante »). Cette dernière occupe, depuis 2003, la fonction d’ombudsman de la Ville de Montréal. Certaines informations personnelles ont été caviardées de consentement, par exemple des numéros de cartes de crédit. L’appelante s’oppose à ce que les dénonciations souscrites par la sergente-détective Marie-Claire Boileau soient rendues publiques. Celle-ci cite des informations reçues par la police de la part de deux ex-employées du bureau de l’appelante, qui prétendent que certaines irrégularités ont été commises par celle-ci dans la gestion du bureau. Elles sont décrites brièvement par le juge de la Cour du Québec comme suit[3] :
[…]
[…]
[…]
[13] Le dossier est médiatisé; le fait que l’appelante a été visée par un mandat de perquisition a été rendu public quelques mois après son exécution à son bureau. L’appelante a nié les accusations dans un communiqué de presse. Il a été également rapporté que, dans l’année suivant les perquisitions, aucune accusation n’avait été portée contre l’appelante.
[14]
L’appelante soutient que le juge de la Cour supérieure aurait infirmé le
jugement de la Cour du Québec n’eût été de son interprétation et son
application fautives de l’arrêt R. c. Flahiff[4],
de notre Cour, reprenant les principes déjà établis par la Cour suprême dans Dagenais[5].
La Cour suprême reformule les principes dans Mentuck[6]
et le tout est maintenant codifié à l’article
487.3 (1) Un juge de paix, un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle ou un juge de la Cour du Québec peut interdire par ordonnance, sur demande présentée soit lors de la présentation de la demande en vue d’obtenir un mandat prévu par la présente loi ou toute autre loi fédérale, une autorisation prévue aux articles 529 ou 529.4, ou une ordonnance prévue à l’un des articles 487.013 à 487.018, soit par la suite, l’accès aux renseignements relatifs au mandat, à l’autorisation ou à l’ordonnance, et la communication de ces renseignements au motif que, à la fois :
|
487.3 (1) On application made at the time an application is made for a warrant under this or any other Act of Parliament, an order under any of sections 487.013 to 487.018 or an authorization under section 529 or 529.4, or at a later time, a justice, a judge of a superior court of criminal jurisdiction or a judge of the Court of Quebec may make an order prohibiting access to, and the disclosure of, any information relating to the warrant, order or authorization on the ground that |
a) la communication, pour les raisons mentionnées au paragraphe (2), serait préjudiciable aux fins de la justice ou l’information pourrait être utilisée à des fins illégitimes; |
(a) the ends of justice would be subverted by the disclosure for one of the reasons referred to in subsection (2) or the information might be used for an improper purpose; and |
b) la raison visée à l’alinéa a) l’emporte sur l’importance de l’accès à l’information.
|
(b) the reason referred to in paragraph (a) outweighs in importance the access to the information.
|
Raisons
(2) L’ordonnance interdisant la communication au motif que celle-ci serait préjudiciable aux fins de la justice peut être fondée sur les raisons suivantes :
|
Reasons
(2) For the purposes of paragraph (1)(a), an order may be made under subsection (1) on the ground that the ends of justice would be subverted by the disclosure
|
a) la communication, selon le cas :
|
(a) if disclosure of the information would
|
(i) compromettrait la confidentialité de l’identité d’un informateur,
|
(i) compromise the identity of a confidential informant, |
(ii) compromettrait la nature et l’étendue des enquêtes en cours,
|
(ii) compromise the nature and extent of an ongoing investigation, |
(iii) mettrait en danger ceux qui pratiquent des techniques secrètes d’obtention de renseignements et compromettrait ainsi la tenue d’enquêtes ultérieures au cours desquelles de telles techniques seraient utilisées,
|
(iii) endanger a person engaged in particular intelligence-gathering techniques and thereby prejudice future investigations in which similar techniques would be used, or |
(iv) causerait un préjudice à un innocent; |
(iv) prejudice the interests of an innocent person; and |
b) toute autre raison suffisante. |
(b) for any other sufficient reason. |
[…] |
(…) |
[15] Dans Mentuck, le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de la Cour suprême, formule « la méthode analytique » relative aux demandes d’ordonnances de non-publication en common law[7] :
Une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si :
a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de l’accusé à un procès public et équitable, et sur l’efficacité de l’administration de la justice.
[16] Le « risque » doit être « sérieux » ou « réel et important »[8] :
[…] Il doit donc s’agir d’un risque dont l’existence est bien appuyée par la preuve. Il doit également s’agir d’un risque qui constitue une menace sérieuse pour la bonne administration de la justice. En d’autres termes, il faut que ce soit un danger grave que l’on cherche à éviter, et non un important bénéfice ou avantage pour l’administration de la justice que l’on cherche à obtenir.
[17] Dans Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario[9], le juge Fish, s’exprimant pour la Cour suprême, rappelle que le test énoncé dans les arrêts Dagenais[10] et Mentuck[11] est « souple et doit être appliqué en fonction du contexte » chaque fois qu’une ou un juge est invité à exercer sa discrétion pour restreindre la liberté d’expression et la liberté de presse relativement à des procédures judiciaires.
[18]
Évidemment et vu le libellé de l’article
[19] En rejetant le recours de l’appelante, le juge de la Cour supérieure conclut que le seul risque que pose la publication des informations en litige est celui d’une atteinte à la réputation personnelle de l’appelante, ce qui ne soulève pas un risque à caractère public justifiant la protection des tribunaux selon les critères articulés dans Dagenais/Mentuck.
[20] L’appelante soumet que le juge fait erreur et que la réputation personnelle de l’appelante ne peut pas, dans les circonstances de la cause, être dissociée de la réputation du bureau de l’ombudsman de la Ville de Montréal, poste qu’elle occupe encore présentement.
[21] À mon avis, l’appelante a tort. Il est certain que les allégations de la dénonciation sous serment de la policière ciblent les agissements de l’appelante dans l’exécution de ses fonctions. Toutefois, l’argument de l’appelante impliquerait que, chaque fois que des accusations de détournements ou d’irrégularité dans l’administration de fonds publics sont dirigées contre une personne occupant une fonction publique, l’information devrait être protégée par voie de non-publication. L’intérêt du public d’être informé est alimenté par le caractère public de la fonction - le public aurait peu d’intérêt pour la diffusion d’informations similaires concernant la gestion du budget d’une entreprise privée. Dans le contexte d’allégations concernant l’administration de fonds publics, le public a un intérêt accru à connaître le détail des enquêtes policières; la transparence s’impose afin de maintenir la confiance du public envers l’appareil étatique ainsi qu’envers l’efficacité des enquêtes policières concernant de hauts fonctionnaires.
[22]
À titre de préjudice, l’appelante soulève l’embarras d’une telle
divulgation et une atteinte possible à sa réputation. Or, (et l’appelante ne
soumet pas le contraire) la réputation n’est pas expressément mentionnée comme
un droit protégé dans la Charte canadienne des droits et libertés[13].
Bien qu’elle le soit sous la Charte québécoise[14]
et le Code civil du Québec[15],
ces lois provinciales ne devraient pas entrer en considération dans
l’application de l’article
[23] L’appelante soumet que son apparence d’intégrité est essentielle à sa capacité d’exercer sa fonction d’ombudsman. Or, même en admettant qu’il y ait une certaine logique dans cette proposition[20], l’appel ne soulève pas une question d’atteinte à la réputation du bureau de l’ombudsman de la Ville de Montréal dirigé par l’appelante. Plus précisément, les allégations quant à l’administration des budgets ne sont pas susceptibles de provoquer nécessairement une perte de confiance du public en la capacité du bureau de l’ombudsman de traiter leurs plaintes équitablement. La perte de confiance envisagée n’est pas envers l’institution dirigée par l’appelante, mais envers l’appelante à titre personnel. Il n’y a pas un risque sérieux aux fins de la justice au sens du critère de Dagenais/Mentuck.
[24] L’appelante ajoute à l’équation l’argument voulant que le juge ait erré en omettant d’appliquer les principes de l’arrêt de cette Cour dans Flahiff[21] aux circonstances de l’espèce. Elle affirme que la faible force probante des informations recueillies par la police des deux ex-employées, qui ont été suspendues par l’appelante, milite en faveur de la non-publication.
[25] Dans Flahiff[22], la source de l’information justifiant la perquisition du bureau du juge Flahiff était un délateur faisant l’objet de diverses accusations criminelles qui espérait alléger sa sentence. Rien n’avait été saisi lors de la perquisition. Il était donc impossible que les allégations puissent être confirmées par la perquisition. La situation est différente en l’espèce puisque, considérant la nature des allégations dirigées contre l’appelante, les documents saisis à son bureau pourront ultimement confirmer ou réfuter les allégations portées contre elle.
[26] La force probante des allégations a été considérée dans Flahiff dans la mesure où la publication risquait de menacer l’équité du procès du juge Flahiff, alors que l’accusé n’avait pas la possibilité de contre-interroger le délateur. Il est important de souligner qu’aucune accusation n’avait été déposée au moment de la perquisition dans Flahiff, mais aussi qu’une accusation était pendante lors de l’adjudication de la question de la publication des mandats. Le juge Rothman, s’exprimant au nom de cette Cour, déclarait que le schéma d’analyse devant être appliqué à l’interdit de publication des informations contenues dans la déclaration sous serment soumise à l’appui de la demande de mandat de perquisition devait être le même que celui appliqué lors des enquêtes préliminaires et des enquêtes sur cautionnement[23]. Flahiff est d’ailleurs cité avec approbation par la Cour suprême à titre d’application efficace et raisonnable du test Dagenais/Mentuck[24].
[27] Dans cette optique, le juge ne commet pas d’erreur révisable en déterminant que l’arrêt de notre Cour dans Flahiff n’exigeait pas nécessairement, à l’occasion de toute demande, l’examen de la force probante des renseignements au soutien de l’émission du mandat de perquisition. L’affaire Flahiff s’est révélée être une situation qui concorde avec le test élaboré plus tard par la Cour suprême dans Mentuck[25]. Aucun principe différent n’y est établi.
[28]
Dans MacIntyre[26],
le juge Dickson déterminait que la personne sujette à l’exécution d’un mandat
de perquisition qui ne donne pas lieu à une saisie doit être considérée comme
étant une personne innocente. Il n’a cependant pas dit que le fait que des
objets ou des documents soient saisis, comme en l’espèce, enlève à une personne
comme l’appelante le statut de personne innocente[27].
Évidemment, une personne ciblée par une enquête policière est présumée
innocente jusqu’à ce qu’elle soit déclarée coupable d’une infraction. L’innocence
de la personne est un des facteurs à être considéré dans l’application de
l’article
[29]
L’article
[30] L’appelante soumet que le raisonnement dans Phillips ne peut pas s’appliquer en l’espèce puisque, dans Phillips, l’enquête était terminée et la décision avait été prise de ne pas déposer d’accusation. Je suis en désaccord avec cette proposition. Il m’apparaît que le raisonnement dans Phillips s’applique a fortiori, puisque, en l’espèce, aucune décision n’a été prise par les forces policières quant à l’opportunité de déposer ou de ne pas déposer une accusation contre l’appelante. L’enquête policière se poursuit et le public a un intérêt à connaître les allégations portées par les forces policières à l’encontre d’une personne qui occupe un poste important dans la fonction publique et qui fait l’objet d’une enquête mettant en question sa gestion des fonds publics. La spéculation sur les motifs de l’enquête ne favorise pas l’intérêt public ni, je crois, l’intérêt de l’appelante.
[31]
Même si une personne qui n’est pas accusée peut invoquer, aux fins de Dagenais/Mentuck[32],
le risque de porter préjudice à l’équité du procès, l’éventualité d’un procès
devant jury paraît éloignée en l’espèce, de sorte qu’on ne peut inférer un
risque sérieux pour l’équité d’un tel procès et pour la bonne administration de
la justice. Pour invoquer avec succès le risque de nuire à l’équité du procès,
celui-ci devrait être envisagé dans un délai relativement rapproché, tout en
gardant à l’esprit que l’équité du procès n’exige pas nécessairement une
absence totale de publication à ce stade[33].
Une fois qu’une accusation est portée, l’article
[32] Je suis conscient que, dans le contexte actuel des technologies de l’information, des renseignements publiés demeurent accessibles sur l’internet pendant une longue durée. Par contre, la diffusion par les médias est ponctuelle. L’accessibilité exige qu’une personne exerce un effort pour faire une recherche sur l’internet. Dans une telle situation, cette personne pourra être récusée d’un jury éventuel. Cela étant, je doute que la publication des allégations au soutien du mandat de perquisition, à ce stade-ci de l’enquête, soit raisonnablement susceptible de porter atteinte au droit de l’appelante à un procès équitable, le cas échéant.
[33] Le juge de la Cour du Québec constate que le traitement médiatique de l’affaire était jusqu’à maintenant équitable. Il n’y a aucun motif de penser que la situation sera tout autre à l’avenir. À cet effet, j’ose croire qu’une publication éventuelle par l’intimée expliquera que les allégués de la dénonciation n’ont pas été prouvés devant un tribunal. Si la réputation de l’organisation médiatique qui demande la publication était mise en doute, ceci aurait été un facteur à considérer dans l’application des critères Dagenais/Mentuck. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce puisque la crédibilité journalistique de l’intimée n’est pas mise en question.
[34] Même s’il fallait conclure à l’existence d’un préjudice à la saine administration de la justice découlant de la publication des informations en litige, je suis d’avis que les juges saisis de l’affaire en Cour supérieure et en Cour du Québec ne commettent pas d’erreur révisable lorsqu’ils appliquent la deuxième étape du test de Dagenais/Mentuck. Ils concluent que les effets bénéfiques de la publication sont plus importants que ses effets préjudiciables en raison du fait que la publication de la dénonciation permettra de démontrer que les forces policières enquêtent sur toutes les allégations concernant le détournement de fonds publics, particulièrement celles impliquant des hauts fonctionnaires. Ce souci de transparence dans le contexte actuel au Québec est bénéfique et milite en faveur de la publication. Enfin, il est normal que les allégations de malversation impliquant des personnes occupant une charge publique soient rapportées pour être scrutées publiquement. Le fait de soumettre les allégués à un examen public peut aussi avoir pour effet de dissuader les dénonciations mensongères ou les enquêtes policières excessivement zélées.
[35] L’appelante soumet que sa demande d’interdire la publication des informations en litige n’est que temporaire et que ceci établit un équilibre entre, d’une part, les bénéfices de faire connaître au public les allégations donnant ouverture à la permission de perquisitionner et, d’autre part, le préjudice subi par « une personne innocente ». Je ne partage pas cet avis. Le juge de la Cour supérieure a traité de ce point ainsi[34] :
[41] Et à supposer que la protection de la réputation de Savard, en tant que personne innocente, puisse justifier un interdit temporaire de publier, quand cesserait-il de l’être? Le Tribunal note que Savard reste silencieuse au sujet de la nature de l’évènement ou du délai qui justifierait de mettre un terme à l’interdit temporaire de publier demandé. Que faut-il attendre? L’annonce officielle de la clôture de l’enquête entreprise? Que des accusations soient portées? Qu’on annonce qu’il n’y en aura pas de portées? De tels évènements paraissent d’autant plus incertains et hypothétiques que les autorités chargées de l’application de la loi ne sont pas tenues de se commettre publiquement à ce sujet et que la poursuite d’un acte criminel est imprescriptible.
Les forces policières ne sont pas obligées d’annoncer la fermeture d’un dossier d’enquête. Les actes criminels sont imprescriptibles et les circonstances particulières d’un dossier d’enquête peuvent inciter les policiers à garder le dossier ouvert même si des accusations ne sont pas portées. Aussi, les ressources policières, comme toute ressource publique, ne sont pas illimitées. Comment les tribunaux peuvent-ils déterminer la durée raisonnable d’une ordonnance de non-publication? L’appelante soumet que les circonstances de ce dossier sont telles que le service de police annoncera la fermeture de l’enquête si la décision est prise de ne pas porter d’accusation. Avec égards, il s’agit de la pure spéculation, puisqu’il n’y a aucun engagement du service de police à cet égard.
[36] La nature temporaire de l’ordonnance recherchée ne suffit pas à me convaincre de sa justesse.
[37] La présomption d’innocence et la publicité des débats judiciaires qui se concrétisent notamment par l’exercice de la liberté d’expression journalistique sont des composantes essentielles à un processus judiciaire équitable. La tension entre les deux est constante, tel que le rappelle le juge Lamer dans ses motifs dissidents dans Mills c. R.[35] :
146. La nécessité de protéger la sécurité de l'individu inculpé tient à la nature même du système de la justice criminelle et de notre société. Nous avons depuis longtemps reconnu la nécessité d'une justice criminelle ouverte et publique comme moyen vital d'assurer le respect de l'intégrité du processus. Nous avons aussi reconnu la nécessité d'une presse libre de toute entrave. En pratique cependant, une justice publique peut fort bien avoir pour effet de mettre en péril ou d'affaiblir les avantages de la présomption d'innocence. Certes, la présomption continuera de jouer dans le cadre du processus lui-même, mais elle n'aura que peu d'effet dans le contexte plus large de la société. D'ailleurs beaucoup ne reconnaissent la présomption d'innocence que du bout des lèvres. Le germe du doute quant à l'intégrité et à la conduite de l'accusé aura été planté vis-à-vis de sa famille, de ses amis et de ses collègues. Les répercussions et perturbations varieront en intensité d'un cas à l'autre, mais inévitablement elles se produiront; elles font partie de la dure réalité du processus de la justice criminelle. [Je souligne] |
146. The need for protecting the security interest of the individual accused arises from the nature of the criminal justice system and of our society. We have long recognized the need for an open and public criminal system as a vital means of ensuring respect for the integrity of the process. We also acknowledge the necessity of a free and unrestricted press. As a practical matter, however, the impact of a public process on the accused may well be to jeopardize or impair the benefits of the presumption of innocence. While the presumption will continue to operate in the context of the process itself, it has little force in the broader social context. Indeed many pay no more than lip service to the presumption of innocence. Doubt will have been sown as to the accused's integrity and conduct in the eyes of family, friends and colleagues. The repercussions and disruption will vary in intensity from case to case, but they inevitably arise and are part of the harsh reality of the criminal justice process.
|
Le test Dagenais/Mentuck n’est ni plus ni moins que l’outil pour résoudre, au cas par cas, cette tension. En l’espèce, cette résolution privilégie la publicité.
[38] Le juge de la Cour du Québec n’a pas, à la face même du dossier, commis d’erreur de droit en rejetant la demande d’interdiction de publication. En conséquence, le juge de la Cour supérieure n’a pas erré en rejetant la requête en certiorari. Les deux juges ont correctement appliqué le test Dagenais/Mentuck. Avec égards pour l’opinion contraire, la conclusion d’absence de preuve quant aux conséquences réelles de la publication sur la réputation de l’appelante ou sur sa capacité à demeurer en poste soulève des questions de fait (ou peut-être des questions mixtes de droit et de fait); il ne s’agit pas d’une question de droit révisable par certiorari ou en appel. L’analyse du poids d’un élément de preuve ou d’un argument basé sur la preuve mérite déférence en révision. Une cour d’appel ne doit pas substituer le produit de l’exercice de sa discrétion pour celui d’un juge d’instance inférieure.
[39] Pour tous ces motifs, je conclus qu’il n’y a pas d’erreur révisable dans le jugement entrepris et, en conséquence, je propose que l’appel soit rejeté, mais que l’effet du jugement soit suspendu pour une période de 60 jours comme cela a été le cas en première instance, et cela pour sauvegarder le droit de l’appelante de porter l’affaire devant une instance supérieure.
|
|
|
|
MARK SCHRAGER, J.C.A. |
|
|
MOTIFS DE LA JUGE BÉLANGER |
|
|
[40] Avec égards pour l’opinion contraire, je suis d’avis qu’une intervention s’impose et qu’une ordonnance d’interdiction de publication du contenu des dénonciations au soutien de la demande de mandat de perquisition doit être émise, pour une période limitée.
[41] Voici pourquoi.
[42]
Les mandats de perquisition ainsi que les dénonciations ont fait l’objet
d’ordonnances de scellés rendues par la juge de paix magistrat en vertu des
articles
[43] L’intimée La Presse a présenté une requête pour mettre fin ou modifier les ordonnances de scellés. L’appelante ne s’est pas opposée à ce qu’il soit mis fin aux ordonnances de scellés ni à ce que l’accès à l’ensemble des documents devienne public (sous réserve de certaines informations à caractère personnel). Toutefois, elle désire qu’une ordonnance de non-publication des dénonciations souscrites par la sergente-détective soit rendue de façon temporaire : « jusqu’au moment où une décision sera prise au sujet du dépôt ou non d’une plainte criminelle »[36].
[44] J’estime que les principes établis dans l’arrêt Flahiff ne peuvent être écartés sous prétexte que l’appelante ne fait pas l’objet d’accusations criminelles et qu’en conséquence, son droit à un procès équitable ne serait pas enfreint.
[45] Dans cette affaire, le juge Rothman explique pourquoi, même en l’absence de certitude que l’accusé subira son procès, une demande de certiorari doit être accordée :
At their
preliminary inquiry, appellants would have the right to require that an order
be made that none of this evidence be published or broadcast until after they
are discharged or, if they are ordered to stand trial, until after their trial
(Sec. 539).
If
appellants had been arrested on these charges, rather than summoned to appear,
on any application for interim judicial release, they would have been entitled
to a publication ban of any evidence made at their bail hearing. (Sec. 517)
Given
the nature of the information contained in the affidavit, and its obviously
prejudicial effect, the judge had to decide, under Sec. 487(3) whether
or not there was a "sufficient reason" for ordering a publication ban
until trial. And, in my view, he did not require any specific evidence to make
that decision other than his own examination of the affidavit which outlines,
in considerable detail, Paul Larue's information as to his own role and
appellants' roles in the offences, his relationships with appellants and his
present situation. If appellants would be protected under the Criminal
Code from the publication of this kind of evidence, if made at preliminary
inquiry or at a bail hearing, it seems to me there ought to have been
sufficient reason to prohibit publication of an affidavit containing hearsay
evidence of an informer and accomplice that has not even been tested by
cross-examination. It seems to me incongruous that the media should now be
entitled to publish hearsay evidence of an informer and an accomplice on which
he cannot now be cross-examined, while the media can be prevented from
publishing his evidence at preliminary inquiry when he can be cross-examined
and where he is under oath.
In
the case of search warrants, unlike preliminary hearings or bail hearings, an
accused does not have an absolute right to a publication ban in every case.
There are good public policy reasons why this is so. That, undoubtedly, is why Sec.
487.3 permits a judge to exercise his or her discretion to permit access to
and publication of search warrant documents. But that discretion is not
unlimited. It must be judicially exercised in accordance with the requirements
of Sec. 487.3, and with due regard for the Charter right of the accused
to a fair trial and the Charter guarantee of freedom of the press. Both of
these Charter guarantees must be balanced and respected.[37]
[46] L’enquête policière est en cours depuis plus de deux ans et demi et son aboutissement demeure inconnu. Il serait pour le moins paradoxal de permettre la publication du contenu des dénonciations et que dans les jours qui suivent, l’appelante fasse l’objet d’accusations. Tant et aussi longtemps que l’enquête policière est en cours, la prudence est de mise et il est approprié de protéger les droits éventuels de l’appelante en appliquant les enseignements de Flahiff. Tout comme c’était le cas dans Flahiff, nous ne savons pas si l’affaire ira à procès.
[47] Une parenthèse sur ce point : il est vrai que, dans de multiples dossiers, les policiers placent des enquêtes en veilleuse sans y mettre fin officiellement, ce qui est leur prérogative. C’est le cas, par exemple, pour des enquêtes portant sur un crime non résolu. Par contre, il arrive aussi, comme cela a été le cas dans Phillips c. Vancouver Sun[38], qu’ils annoncent officiellement qu’aucune accusation ne sera portée, ce qui permet aux juges de décider de l’émission ou non d’une ordonnance de publication en toute connaissance de cause. La publication par les médias a indéniablement un effet irréversible et irrémédiable. Il n’y a pas de raison de ne pas préserver le droit constitutionnel à un procès équitable, même si sa tenue est incertaine. Une personne sous enquête a une épée de Damoclès au-dessus de la tête et il serait inapproprié de lui en placer une deuxième, soit celle de craindre de ne pouvoir bénéficier d’un procès équitable.
[48] Un examen de la jurisprudence me conduit à la même conclusion. Dans l’arrêt Toronto Star, la Cour suprême a décidé que le critère de Dagenais/Mentuck (soit que pour écarter la présomption de publicité des procédures judiciaires un tribunal compétent doit conclure, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que la divulgation serait préjudiciable aux fins de la justice ou nuirait indûment à la bonne administration de la justice) est applicable à chacune des étapes du processus judiciaire, même avant le dépôt d’accusations criminelles[39]. La contrepartie de ce postulat est qu’il faille tenir compte des droits, même éventuels, des personnes sous enquête.
[49] Le droit à un procès équitable, même éventuel, doit être préservé dans un cas où l’enquête policière est toujours en cours.
[50] Il est aussi utile de préciser que la présomption de publicité des débats judiciaires concerne deux aspects distincts : l’accès aux documents placés sous scellés et le droit d’en publier le contenu. Je rappelle qu’ici, l’appelante a consenti à ce que l’intimée ait accès à la dénonciation. Le caractère public de l’information et le rôle d’observateur de l’intimée sont assurés par l’obtention de l’accès aux documents.
[51] La mise en balance entre la liberté de presse, la publicité des procédures judiciaires et les droits de l’appelante doit donc être effectuée.
[52] Pour les motifs exprimés par le juge Rothman dans l’arrêt Flahiff, j’estime qu’un interdit temporaire de publication assurera à l’appelante la préservation de son droit à un procès équitable, le cas échéant. En effet, l’information contenue à la dénonciation constitue du ouï-dire, n’a pas été vérifiée par l’enquêteur et a été donnée par des personnes qui ont des raisons apparentes d’en vouloir à l’appelante. La dénonciation est incriminante et très préjudiciable et l’appelante n’a aucun moyen de la contredire à ce stade des procédures.
[53] J’ajouterais à cela que la nouvelle réalité de l’information fait en sorte que le préjudice que peut causer la diffusion de l’information est beaucoup plus grand maintenant qu’il y a quelques décennies. Tout d’abord, le droit de publier pourra être exercé non seulement par les journalistes de l’intimée, mais par quiconque sur toutes sortes de plateformes différentes (journaux, médias électroniques, réseaux sociaux). Rien ne garantit un traitement équitable et professionnel de l’information dans ces circonstances. Par ailleurs, le contenu publié risque de ne pas disparaître de la toile.
[54] Ce faisant, je ne remets pas en cause le principe fondamental de publicité du processus judiciaire et l’importance du rôle des médias d’information dans une société démocratique[40]. Le système judiciaire est le gardien de la démocratie et les médias en assurent la surveillance. L’accès du public aux tribunaux assure l’intégrité des procédures judiciaires et la publicité des débats est nécessaire au maintien de leur indépendance et de leur impartialité. La confiance du public dans le système judiciaire en dépend. La liberté de presse permet que soit fait un rapport sur ce qui se passe devant les tribunaux[41].
[55] Le fait que l’intimée a eu accès aux documents assure une partie du rôle de surveillance dévolu aux médias. Tout comme les médias ont connaissance de ce qui se dit en salle d’audience au moment d’une enquête sur cautionnement ou d’une enquête préliminaire, l’intimée est en mesure de se faire une idée sur le fonctionnement du processus judiciaire. Son droit de publier n’est que reporté et non anéanti.
[56] L’appelante bénéficie de la présomption d’innocence. Cela est un droit protégé par la Charte tout comme celui d’obtenir un procès juste et équitable. Les fins de la justice requièrent que les procès soient tenus devant les tribunaux et non dans les médias, traditionnels ou sociaux, avant même que les enquêtes policières ne soient complétées.
[57] La détermination du premier juge selon laquelle un public bien informé de l’ensemble des circonstances de l’affaire saurait faire la part des choses m’apparaît être un vœu pieux, surtout dans le contexte où il reconnaît qu’il faut considérer le contexte particulier de suspicion au Québec relativement à l’utilisation des fonds publics et aux avantages obtenus par les personnes qui occupent de telles fonctions. Tout cela est vrai et je ne remets pas en cause que le contenu de la dénonciation soit d’intérêt public. Ce qui est en cause ici concerne la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable.
[58] La diffusion par les journaux du contenu des procédures judiciaires n’est pas assujettie au devoir habituel des journalistes qui est de s’assurer de la véracité des faits qu’ils rapportent en prenant des précautions raisonnables, en effectuant une enquête diligente et en évaluant la fiabilité des sources, tout en respectant la présomption d’innocence[42]. La Loi sur la presse exige plutôt que le rapport des procédures ou des débats judiciaires soit fidèle et fait de bonne foi[43]. C’est donc une information brute et non vérifiée qui serait publiée.
[59] Par ailleurs, bien que le juge de première instance reconnaisse que la protection d’un innocent à l’égard d’un préjudice inutile est une considération importante, il ne retient pas l’argument de l’appelante quant au risque que sa réputation soit atteinte et qu’elle doive démissionner. Il exige la démonstration d’un risque réel dont «l’existence doit être bien appuyée par la preuve». Il affirme «qu’il n’y a aucune preuve à cet effet». Or, il me semble irréaliste d’exiger de l’appelante qu’elle apporte la preuve qu’elle devra démissionner ou qu’elle pourrait être destituée de ses fonctions si les renseignements sont publiés. C’est lui imposer un fardeau presqu’impossible à rencontrer et certainement trop lourd.
[60] Considérant que l’erreur du juge de première instance porte sur une question de droit à la face même du dossier[44], je propose de faire droit à l’appel, d’accueillir la requête pour émission d’un bref de certiorari et de rendre une ordonnance temporaire de non-publication relativement au contenu des deux dénonciations au soutien de demandes de mandat de perquisition dans les dossiers 500-26-086454-141 et 500-26-086455-148. Cette interdiction temporaire devrait prendre fin au moment où une décision sera prise au sujet du dépôt ou non d’accusations. Lorsque cette information sera connue, la question pourra être examinée à nouveau par la Cour du Québec, le cas échéant.
|
|
|
|
DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A. |
[1]
Savard c. Paradis,
[2] Transcription de la décision de l’honorable Yves Paradis rendue le 25 novembre 2015, p. 4-15.
[3] Transcription de la décision de l’honorable Yves Paradis rendue le 25 novembre 2015, p. 5-6.
[4]
Re Flahiff,
[5]
Dagenais c. Société Radio-Canada,
[6] R. c. Mentuck,
[7] Mentuck, supra, note 6, paragr. 32.
[8] Mentuck, supra, note 6, paragr. 34.
[9] Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario,
[10] Dagenais, supra, note 5.
[11] Mentuck, supra, note 6.
[12] Mentuck, supra, note 6, paragr. 38.
[13]
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada
(R.-U.), 1982, c. 11 [Charte canadienne]. Néanmoins, la réputation de
l’individu participe de sa dignité, un concept qui sous-entend les droits
garantis par la Charte canadienne (voir Société Radio-Canada c.
Nouveau-Brunswick (Procureur général),
[14] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 4 [Charte québécoise].
[15]
L’article
[16]
Article
[17]
L’article
[18]
Sierra Club c. Canada (ministre des Finances),
[19]
Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du
Québec,
[20]
A.B. c. Bragg Communications Inc.,
[21] Flahiff, supra, note 4.
[22] Flahiff, supra, note 4.
[23] Flahiff, supra, note 4, p. 18-19.
[24] Toronto Star, supra, note 9.
[25] Voir l’approbation de Flahiff dans ce contexte dans Toronto Star, paragr. 34.
[26]
P.G. Nouvelle-Écosse c. MacIntyre,
[27] Ottawa Citizen c. Canada (procureur général), 2005 O.J. 2209, O.C.A (occa), paragr. 31-38.
[28] Phillips v. Vancouver Sun, 2004 BCCA 14, paragr. 82 [Phillips].
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] Ibid, paragr. 88 et 91.
[32] Toronto Star, supra, note 9; Phillips, supra, note 24.
[33] Philipps c. Nouvelle-Écosse, 1995 2 R.C.S. 97, paragr. 32-34.
[34]
Savard c. Paradis,
[35]
Mills c. La Reine,
[36] Voir Requête visant à obtenir une ordonnance interdisant la publication du contenu des dénonciations au soutien des demandes de mandats de perquisition (en réponse à la requête de La Presse) et Requête en certiorari présentée devant la Cour supérieure.
[37]
R. c. Flahiff, [1998] J.Q. no2, paragr. 27-31;
[38] Phillips v. Vancouver Sun, 2004 BCCA 14.
[39]
Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario,
[40]
Edmonton Journal c. Albert (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC),
[41]
Vancouver Sun (Re),
[42]
Prud’homme c. Prud’homme,
[43]
Groupe Québécor Inc. c. Cimon,
[44] R. c. Flahiff, supra, paragr. 19.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.