Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Hébert c. R.

2014 QCCA 1441

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-10-005066-111

(760-01-051646-104)

 

DATE :

 1er août 2014

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q.

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

MANON SAVARD, J.C.A.

 

 

SÉBASTIEN HÉBERT

APPELANT - Accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE - Poursuivante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelant se pourvoit contre un verdict de culpabilité de meurtre au premier degré prononcé le 1er décembre 2011 par un jury présidé par l'honorable Jean-Guy Boilard de la Cour supérieure du district de Beauharnois.

[2]           Pour les motifs de la juge en chef auxquels souscrivent les juges Thibault et Savard.

LA COUR :

[3]           ACCUEILLE l'appel;

[4]           ORDONNE la tenue d'un nouveau procès à cette fin;


[5]           RETOURNE le dossier à la Cour supérieure pour qu'il y suive son cours.

 

 

 

 

 

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q.

 

 

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 

 

 

 

 

MANON SAVARD, J.C.A.

 

Me Maude Pagé-Arpin

LATOUR DORVAL DEL NEGRO

Pour l'appelant

 

Me Jean Campeau

PROCUREUR AUX POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l'intimée

 

Date d’audience :

Le 27 mai 2014

 



 

 

MOTIFS DE LA JUGE EN CHEF

 

 

[6]           Tout accusé a droit à un procès équitable.

[7]           Bien que le juge du procès bénéficie d’une forte présomption d’impartialité, l’appelant me convainc que, en l’espèce, le comportement du juge de première instance suscite une crainte raisonnable de partialité.

[8]           Pour les raisons qui suivent, je propose de faire droit au pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

Rappel des faits

[9]           Michel Lespérance est retrouvé mort dans une chambre d’hôtel le 4 décembre 2005. En 2010, l’appelant est accusé de son meurtre au premier degré.

[10]        Après dix jours de procès où plusieurs individus témoignent à la demande du ministère public, le jury déclare l’appelant coupable.

La crainte raisonnable de partialité

[11]        Le devoir d’impartialité auquel sont tenus les juges protège l’équité du procès. La partialité relève en effet de l’erreur judiciaire[1]. Selon l’arrêt de principe R. c. S. (R.D.), l’impartialité consiste en « l’état d'esprit de l'arbitre désintéressé eu égard au résultat et susceptible d'être persuadé par la preuve et les arguments soumis »[2]. Le critère à appliquer est le suivant[3] :

[À] quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait - elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? 

Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je [...] refuse d'admettre que le critère doit être celui d'« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».

Le test est donc doublement objectif : tant la personne que la crainte qu’elle éprouve doivent être raisonnables.

[12]        L’arrêt R. c. Brouillard, où le juge s’était immiscé dans les interrogatoires de façon sarcastique, aborde le type de comportement reproché au juge en l’espèce sous l’angle de l’apparence de partialité[4].

[13]        Je précise que, dans le cas présent, la poursuite a reconnu à l’audience, d’emblée, que si tous les procès devant jury se déroulaient comme celui-ci, l’administration de la justice en serait déconsidérée. La conduite du juge, en effet, s’est révélée inacceptable. Je propose maintenant de l'examiner de plus près.

Les propos tenus devant le jury

[14]        La transcription révèle, chez le juge d’instance, une attitude intransigeante et indûment exaspérée. En voici quelques exemples :

[Le témoin affirme que les gardes de prison lui on dit qu’il était en détention préventive car sa collaboration à l’enquête préliminaire de l’appelant mettait sa vie en danger]

PAR LA DÉFENSE

Ça, ce n'est pas une information que j'ai eue. Je m'objecte à cette preuve-là.

PAR LA COUR

Peu importe. Objection rejetée.

PAR LA DÉFENSE

Okay.

PAR LA COURONNE

Q : A l'enquête préliminaire de qui?

R : De Sébastien Hébert.

Q : Okay.

R : En venant témoigner à l'enquête préliminaire de Sébastien Hébert, bien, ma vie était en danger ...

PAR LA DÉFENSE

Objection, Monsieur le Juge. Je n'ai pas eu de divulgation de cette information-là. Je ne veux pas que la preuve ne rentre pas, mais j'ai le droit de savoir qu'est-ce que ...

PAR LA COUR

Madame, l'objection est rejetée. Vous pourrez explorer ceci en contre-interrogatoire ou à la fin de l'interrogatoire principal de la Couronne, vous pourrez faire des représentations sur cette question-là, mais pour l'instant, l'objection est rejetée. Il n'y a rien d'inadmissible ou d'illégal à cette preuve-là, à sa face même.

PAR LA DÉFENSE

Même pas le droit d'avoir divulgation?

PAR LA COUR

Madame, je pense que ça fait trois (3) fois que je vous dis, je ne réponds pas aux questions des avocats. Et dans ma description de tâches, je ne suis pas ici pour parfaire l'éducation des avocats. Je viens de rendre ma décision puis je vous l'ai répétée.

PAR LA DÉFENSE

Ça va, Monsieur le Juge.

R : Okay. Euh, depuis que je suis venu faire mon témoignage à l'enquête préliminaire de Sébastien Hébert, moi, je ... à Drummondville, au mois de mai, le 19 de mai, ils m'ont mis en détention à cause qu'ils disaient que j'aurais un contrat sur la tête par les Hells Angels à cause que je suis venu faire un témoignage en Cour pour Sébastien Hébert. Que j'avais ... que ma vie serait en danger[5].

[…]

*****

[La défense se trompe d’emplacement dans une preuve vidéo]

PAR LA COUR

Bien, écoutez là, il y a des limites n'est-ce pas à l'amateurisme. Vous êtes devant jury à l'heure actuelle, vous êtes en contre-interrogatoire d'un témoin […].

PAR LA DÉFENSE

Je m'excuse, Monsieur le Juge, j'ai fait une erreur. Je pense que j'en ai pas fait beaucoup dans ce procès-là.

PAR LA COUR

Mais ça on verra en faisant le calcul tout à l'heure[6].

[…]

*****

PAR LA DÉFENSE

Suite à la question intelligente du jury, je voudrais en poser une autre. Est-ce que je peux?

PAR LA COUR

Espérons qu'elle soit de la même nature[7].

[…]

*****

PAR LA DÉFENSE

Q : S'il y a eu une accusation d'incendie, vous vous en souvenez?

R : C'était dans notre garage. Puis le feu, il a pris. Il y avait une plantation dans le garage. Le feu, il a pris.

PAR LA COURONNE

Je m'objecte au terme accusation. Comme je viens de dire, ça peut être des événements où elle est simplement citée. […]

PAR LA COUR

Je me fie à la bonne foi puis à l'intelligence des avocats quand ils posent des questions. Alors si vous questionnez le témoin à partir d'une fiche comportant des condamnations, en fait, ce qu'on appelle anciennement dans le jargon une FPS, bien, posez la question. Mais vous ne pouvez pas interpréter un document ou vous promener avec un document dans les mains comme vous avez fait hier pour le verbatim en laissant supposer ou en laissant croire que vous détenez une information relativement accusation. Ce n'est pas comme ça […].

[…] Madame, la prochaine fois que vous allez me faire une chose semblable, vous allez témoigner. Parce que c'est ce que vous faites présentement et vous le faites en présence des jurés. Et vous savez, et si vous ne le savez pas, je vais vous le dire, c'est totalement irrégulier ce que vous faites[8].

[…]

*****

PAR LA COUR

[…] Prenez l'article 10 et vous n'avez qu'à vous y conformer.

PAR LA DÉFENSE

Il n'a pas nié, Monsieur le Juge. Il n'a pas nié encore.

PAR LA COUR

Madame, je pense que vous avez la mémoire courte. Je vous ai dit que je ne discute pas avec les avocats et je n'essaie pas de justifier mes décisions, right or wrong[9].

[…]

PAR LA COUR

Lisez l'article 12 de la Loi de la preuve.

PAR LA DÉFENSE

Oui. Je l'ai lu.

PAR LA COUR

[…] L'article 12 vous dit quoi faire. Vous n'avez pas besoin de nous le dire. On l'a lu, on le connaît. Prochaine question[10].

[…]

*****

PAR LA COUR

Bon. Alors l’objection est rejetée. La question est permise. Mais je vous avise quand même d’une chose. Le contre-interrogatoire ne peut pas devenir une espèce de free-for-all où n’importe quelle question plus ou moins injurieuse à l’égard d’un témoin serait permise. Et deuxièmement, il y a des limites au contre-interrogatoire. Et il ne peut pas devenir une forme de harcèlement à l’endroit d’un témoin[11].

[…]

*****

PAR LA COUR

Non. Bien oui, mais écoutez, ce n’est pas un free-for-all. Vous avez…

PAR LA COUR

[…] des règles de preuve, Madame, à respecter. […] Sauf que je suis confronté à des irrégularités commises par l’avocate de l’accusé, et je n’entends absolument rien de votre part [la poursuite]. Je trouve ça un peu bizarre. Vous voulez déposer quoi, Madame? Vous voulez déposer quoi?

PAR LA DÉFENSE

Je veux que ça soit clair devant le jury que la Défense peut déposer des choses.

PAR LA COUR

Mais qu’est-ce que vous voulez déposer? Ça fait trois (3) fois…

PAR LA DÉFENSE

Des photos!

PAR LA COUR

Je ne vous demande pas d’être hystérique, je vous demande seulement de me répondre[12].

[…]

*****

PAR LA COUR

Bien, il est peut-être temps que vous relisiez l’article 10 et que vous vous y conformiez à un moment donné. Pour l’instant, votre objection est rejetée[13].

[15]        Je note incidemment que, pas une seule fois dans ces échanges, le juge n’utilise envers la procureure de l’accusée la formule professionnelle reconnue au Québec de « Maître ». S’il lui concède un titre quelconque, c’est celui de « Madame », poli mais dénué de toute signification professionnelle et, ici, empreint d’une condescendance manifeste.

Les propos tenus hors la présence du jury

[16]         S’ajoutent à ces propos d’autres incidents survenus hors la présence du jury, mais en présence évidemment de l’appelant, des procureur/es et de l’auditoire.

[17]        En voici quelques exemples :

PAR LA COUR

Vous ne reformulerez pas. Le témoin [lors du témoignage de l’accusé lors d’un voir-dire] ne peut pas vous donner son opinion sur ce qu'il pense que Pelletier a pu faire avec la Sureté du Québec. Voyons!

PAR LA DÉFENSE

Je retire cette question-là.

Q : Je vous pose la question suivante: qu'est-ce que vous avez compris de ce que les policiers vous disaient par rapport à travailler avec eux?

R : Bien, ils ...

PAR LA COUR

Vous ne pensez pas ... Me prenez-vous pour un imbécile? […]

PAR LA DÉFENSE

Ça va, Monsieur le Juge.

R : Là, moi je suis stressé. […] Là, qu'est-ce que j'ai dit tantôt là, là j'ai peur de le redire encore, je voudrais pas fâcher Monsieur le Juge[14].

[…]

*****

PAR LA DÉFENSE

Ça va. Monsieur le Juge, est-ce que je peux répondre à l'objection?

PAR LA COUR

Elle est accueillie. […]

PAR LA COUR

[...] mon seuil de tolérance à l'endroit des avocats qui discutent mes décisions est assez bas.

PAR LA DÉFENSE

Je le sais.

PAR LA COUR

Alors, conformez-vous à ce que je dis et continuez si vous voulez continuer[15].

[…]

*****

PAR LA DÉFENSE

Excusez-moi, Monsieur le Juge. Je me suis retirée pour respirer à fond pour pouvoir avoir un discours calme. […] Vous avez souligné mon amateurisme et je n’ai pas pris ombrage de cette remarque parce que je suis hors de ça, ce n’est pas moi, je me fais le paratonnerre de monsieur Hébert et ce n’est pas moi qui suis en cause, ni ma compétence. Sauf que je vous demande, lorsque vous ne savez pas où je m’en vais, de me faire confiance et de ne peut-être pas dire aux jurés que tantôt je torture les témoins, tantôt je m’en vais cahin-caha avec des documents, tantôt je les insulte et je les blasphème. […] Tout ce que je fais n’est pas inutile et vain. Je ne veux pas votre respect, je veux simplement le loisir de travailler en toute quiétude et j’avoue, avec la fatigue accumulée, que c’est difficile[16].

[…]

*****

PAR LA COUR :

[…] Il n’est pas dans mes habitudes de répondre aux questions des avocats. Il n’est pas dans mes habitudes non plus de parfaire leur éducation en droit criminel[17].

[…]

*****

PAR LA COUR

[…] Ça serait peut-être bon que madame Pinsonnault nous écoute.

PAR LA DÉFENSE

Je m’excuse, Monsieur le Juge. […] Je peux faire deux (2) choses en même temps.

PAR LA COUR

Ça les femmes le font toujours. Ça ne veut pas dire que c’est toujours bien fait, mais quand même!

PAR LA DÉFENSE

Oh![18]

[…]

*****

[La défense soulève une question relative aux conditions de détention]

 

PAR LA DÉFENSE

Juste un instant. Alors, Monsieur le Juge, je m'excuse, je n'ai pas vu monsieur avant et hier, il avait une demande au Tribunal, mais là, je vois par votre petit côté glabre que la demande ne se fera plus. Est-ce que vous avez accès à ...

PAR LA COUR

Savez-vous, là, j'ai d'abord... Avant de m'occuper des questions de détention, j'ai une décision à prononcer. Je vais la prononcer. Puis ensuite de ça, on verra. […]

PAR LA COUR

[J]e ne veux pas qu'on s'imagine que je suis devenu subitement un genre de wet nurse. Ce n'est pas mon rôle, ça. […]

PAR LA DÉFENSE

Cela dit, je pense que c'est important que mon client ait …

PAR LA COUR

Oui. Savez-vous [...]

PAR LA DÉFENSE

Est-ce que je peux finir ma phrase?

PAR LA COUR

Non. Madame, écoutez-moi bien. Il n'y a pas de jury ici. Mettez-vous dans la tête que dans la salle d'audience, il n'y en a qu'un qui dirige les débats et ce n'est pas vous. […] Alors donc, à partir de ça, quand je dis: « je vais rendre ma décision », à ce moment-là vous vous taisez, vous vous asseyez puis vous écoutez. C'est aussi brutal et aussi simple que ça[19].

[…]

*****

[Alors que le juge s’adresse à la poursuite et que la défense intervient]

PAR LA COUR

Voulez-vous, Madame. D'abord, première des choses, asseyez-vous donc, là. Ça va être une chose bien simple. Ça va vous éviter de parler[20].

[…]

*****

PAR LA DÉFENSE

Dans les directives, il est certain qu'il est clair que le Tribunal donne son opinion aux jurés sur la culpabilité de monsieur Hébert.

PAR LA COUR

Pensez ce que vous voulez, ça m'indiffère.

PAR LA DÉFENSE

Ce n'est pas que je le pense, ce n'est pas important ce que je pense, je le dis.

PAR LA COUR

Ça m'indiffère également[21].

[…]

*****

PAR LA DÉFENSE

Est-ce que je peux m'adresser au Tribunal s'il vous plaît? […]

PAR LA COUR

Faites entrer les jurés.

PAR LA DÉFENSE

Monsieur le Juge, est-ce que je peux m'adresser au Tribunal?

PAR LA COUR

Faites entrer les jurés, Madame[22].

[18]        Je n’entends pas ménager mes mots. On remarquera à nouveau le ton méprisant et le fait que le juge omet systématiquement d’utiliser l’appellation professionnelle de « Maître » lorsqu’il s’adresse à la procureure de l’accusé. S’ajoute à l’attitude inacceptable du juge son refus répété, voire obstiné, de traiter ou même d’envisager l’objection de l’appelant relative à une preuve préjudiciable non divulguée, dont le contexte est que, pendant l’interrogatoire par la Couronne, le témoin incarcéré Dany Roy rapporte qu’un gardien de prison lui a expliqué que sa vie était en danger car les Hells Angels auraient placé un contrat sur sa tête en raison de sa collaboration au procès de l’appelant. La défense s’oppose immédiatement, ce qui se justifie, au motif que la poursuivante ne lui a pas divulgué cette information.

[19]        Comme nous l’avons vu, le juge, réaffirmant en quelque sorte sa propre infaillibilité, rejette l’objection à trois reprises. Il permet au témoin de continuer, avant d’interrompre éventuellement l’interrogatoire, après un échange avec les procureurs hors la présence du jury. Il émettra une directive correctrice indiquant au jury d’ignorer cet aspect du témoignage quant à la véracité de son contenu, ce qui en dit long sur la légitimité de ses reproches initiaux à la procureure de l’appelant.

[20]        Je rappelle qu’il n’est pas question ici de réviser le fond de la décision du juge du procès sur l’objection eu égard à l’admissibilité de cette preuve, ni de déterminer si la directive correctrice était suffisante. Dans l’analyse de la crainte raisonnable de partialité, cet aspect du jugement n’est pertinent que dans la mesure où il suscite un doute raisonnable dans l’esprit d’une personne bien renseignée à qui on demanderait s’il lui semble que le juge a tranché l’objection en vertu du droit ou qu’il s’est plutôt laissé entraîner par un parti pris ou quelconque préjugé contre l’appelant et/ou sa procureure.

[21]        Sans entrer dans une analyse substantive du bien-fondé de l’objection, le fait demeure qu’elle soulevait de sérieuses questions qui méritaient au minimum un examen prudent. Or, le juge est demeuré campé dans sa position malgré les tentatives répétées de la défense pour empêcher que le jury soit irrémédiablement exposé à une preuve potentiellement inadmissible. Dans ces circonstances, il est loin d’être exclu qu’une personne raisonnable entretienne un doute sérieux sur la question de savoir si le juge a abordé la question avec l’ouverture d’esprit qui incombe à ses fonctions.

[22]        De même, lorsque le juge du procès refuse d’entendre la procureure de l’appelant relativement à une demande concernant ses conditions de détention au motif qu’il n’est pas une wet nurse[23] et qu’il fait suivre cette remarque par un refus pur et simple de l’entendre[24], il est loin d’être exclu qu’une personne raisonnable entretienne des doutes sur sa partialité.

[23]        À mon avis, dans l’ensemble et tenant compte du contexte, les paroles et gestes du juge du procès ont un effet cumulatif et sont effectivement susceptibles de provoquer une crainte raisonnable de partialité.

[24]        Aux propos cinglants du juge du procès envers la procureure de l’appelant, tant devant le jury que hors sa présence, s’ajoute l’attitude intrinsèquement sexiste qui transpire de ses propos. Seules les femmes se hasardent à faire deux choses à la fois, le résultat n’étant pas nécessairement heureux[25]; le juge n’est pas une wet nurse[26];  la procureure de l’appelant est une « madame » hystérique[27] alors que le titre de procureur et maître, lorsque utilisé, semble réservé au représentant du ministère public. Au demeurant, ce dernier n’a eu droit qu’à quelques remontrances. Globalement, le juge du procès lui a épargné l’attitude condescendante dont il a fait preuve à l’endroit de la procureure de l’appelant.

[25]        À cela se greffent des gestes concrets du juge. Je concède que, dans le feu de l’action d’un procès de dix jours, on ne peut exiger d’un/e juge de démontrer, à tous instants, une patience exemplaire. Cependant, le juge du procès se doit non seulement d’être impartial, mais aussi de préserver l’apparence d’impartialité[28]. Le refus d’entendre une objection fondée sur le droit à la divulgation de la preuve et une requête sur les conditions de détention, des demandes raisonnables, sensées et possiblement justifiées, ne peut que susciter des doutes quant à l’ouverture d’esprit et à l’impartialité du juge du procès.

[26]        Cette constatation d’appréhension raisonnable de partialité suffirait pour accueillir l’appel. En effet, la Cour suprême nous enseigne que l’existence d’une crainte de partialité entraîne nécessairement un nouveau procès[29] :

La conclusion correctement tirée qu’il existe une crainte raisonnable de partialité mène habituellement, de façon inexorable, à la décision qu’il doit y avoir un nouveau procès. Lorsque l’existence d’une crainte raisonnable de partialité est démontrée le juge du procès n’a plus de compétence relativement aux procédures et le seul choix qui s’offre est la tenue d’un nouveau procès.

[27]        Mais il existe, en l’instance, un autre motif.

L’équité du procès

[28]        Tant dans leurs mémoires qu’à l’audience, les parties ont abordé le comportement du juge d’instance sous l’angle de la crainte raisonnable de partialité.

[29]        Cela dit, l’appelant cite des passages de l’affaire Bisson[30] qui conçoivent les propos du juge comme une atteinte directe et autonome à l’équité du procès, sans qu’intervienne la notion de partialité apparente.

[30]        Pareil amalgame entre impartialité et équité est compréhensible. On le retrouve dans maintes décisions qui traitent du comportement des juges en première instance et où les propos corrosifs d’un juge sont vus comme une atteinte inhérente à l’équité du procès[31].

[31]        Bien que les parties, en l’espèce, n’aient pas orienté leurs représentations sur l’aspect de l’équité du procès, la preuve reproduite et les arguments soulevés suffisent pour permettre l’évaluation de l’équité du procès à la lumière des propos du juge d’instance. Il convient donc d’aborder cet aspect.

[32]        Pour constituer une erreur judiciaire, il n’est pas nécessaire que la conduite condescendante du juge suscite une crainte raisonnable de partialité. Cette conduite peut en elle-même affecter l’équité du procès. C’est ce qu’explique le juge Baudouin dans l’arrêt R. c. Bisson[32] :

Nous ne sommes pas ici dans l'hypothèse […] du juge qui, oubliant son devoir d'impartialité et d'arbitre des débats, descend en quelque sorte dans l'arène et prend l'initiative d'interroger lui-même les témoins (Voir par exemple Brouillard dit Chatel c. R., [1985] 1 R.C.S. 39], où encore s'immisce intempestivement dans les interrogatoires ou les contre-interrogatoires. Le cas est différent et ne touche que les remarques méprisantes adressées, en public, à certains acteurs du procès.

Il n'existe qu'un nombre restreint d'instances où les tribunaux d'appel se sont penchés sur la question. Ils ont cependant à quelques reprises ordonné un nouveau procès, lorsque l'équité de celui qui s'était déroulé était compromis.

[33]        La Cour précise ensuite le critère applicable de la façon suivante[33] :

[L]e manque de courtoisie, voire la grossièreté des propos du juge, ne peut justifier un renversement du verdict que s'il est démontré non pas que l'accusé a subi un préjudice, mais bien qu'une personne raisonnable considérerait qu'il n'a pas subi un procès équitable. Si les propos du juge sont à ce point déplacés, irrespectueux et impolis envers l'une ou l'autre des parties qu'ils entraînent une parodie ou un travestissement de la justice et une insulte au système judiciaire lui-même, une Cour d'appel est justifiée d'intervenir, même si le verdict apparaît raisonnable et adéquat. Il en va alors de l'intérêt supérieur de la justice et de la préservation de son image, parce qu'alors justice ne peut pas paraître avoir été bien rendue, même si le résultat final est juste. Il y a là une question de sauvegarde de l'intégrité du processus judiciaire en lui-même.

Cet extrait fait ressortir que la simple apparence d’avoir présidé un procès inéquitable par sa façon de le diriger peut constituer en soi une erreur judiciaire. À l’instar de la crainte raisonnable de partialité[34], il importe non seulement que le procès soit équitable, mais aussi qu’il paraisse l’être[35].

[34]        Je me permets une observation sur l’arrêt Bisson. Le juge Baudouin y mentionne que « [f]ace à la preuve qui leur a été présentée, le verdict m'apparaît, en outre, raisonnable et appuyé par la preuve »[36].

[35]        Avec égards, la solidité de la preuve présentée contre un accusé est sans pertinence lorsqu’il s’agit de l’équité du procès. Cette dernière relève de l’erreur judiciaire prévue à l’article 686 (1)(a)(iii) C. cr. Il ne s’agit donc pas d’un appel sur une question de fait selon l’article 686 (1)(a)(i) C. cr., où la Cour d’appel doit déterminer si le verdict est déraisonnable ou ne s’appuie pas sur la preuve. Il ne s’agit pas non plus d’une erreur de droit en vertu de l’article 686 (1)(a)(ii) C. cr., où la Cour d’appel doit se demander si l’erreur est sans conséquence ou si la preuve est accablante afin de décider s’il y a lieu d’appliquer la disposition réparatrice prévue à l’article 686 (1)(b)(iii) C. cr. En effet, la disposition réparatrice ne peut pallier une erreur judiciaire[37]. Seul un appel portant sur une erreur de droit au sens de 686 (1)(a)(ii) C. cr. peut être rejeté dans les cas où la preuve est accablante au point où un accusé ne saurait avoir subi un tort important[38].

[36]        La solidité ou la faiblesse de la preuve de la poursuite, à ce stade, n’est donc pas pertinente. Aux termes de l’article 686 (2) C. cr., la Cour doit ordonner un nouveau procès indépendamment du poids de la preuve de la poursuite. En effet, un accusé a droit à un procès équitable peu importe les faits reprochés. Il faut donc retenir de l’arrêt Bisson que les propos désobligeants d'un juge conduisent à une erreur judiciaire dès qu’une personne raisonnable peut conclure qu'un accusé n'a pas subi un procès équitable, peu importe le poids de la preuve qui pèse contre lui.

[37]        Par contre, il faut plus qu’un manque de courtoisie ou une démonstration d'impatience pour rendre un procès inéquitable. L’arrêt R. v. Turkiewicz illustre en quoi des propos dénigrant la défense en présence du jury compromettent l’équité du procès. Le juge avait interrompu le contre-interrogatoire mené par la défense en disant - à tort - que les avocats essayaient délibérément d’induire un témoin en erreur, s’exprimant ainsi[39] :

You're not supposed to be carrying on a conversation. I don't know what you asked your friends - trying to make a mockery of our trial. Well, I'm not going to let you […]. You're trying to make a farce of this case and I don't want to let you do that, that's it.

Bien que le juge ait tenté de corriger le tir en permettant le contre-interrogatoire sur la question qu’il avait initialement refusé de laisser poursuivre, un nouveau procès a été ordonné en raison de ses ingérences injustifiées.

[38]        Bien sûr, je reconnais que l’atteinte à l’équité du procès repose sur une analyse du cas d’espèce. Il importe de replacer les propos reprochés au juge d’instance dans leur contexte et de les évaluer à la lumière de l’ensemble du procès.

[39]        L’arrêt R. v. Valley propose une classification utile des interventions du juge[40] :

I- Questioning of an accused or his witnesses to an extent or in a manner which conveys the impression that the judge is placing his authority on the side of the prosecution and which conveys the impression of disbelief of the accused or defence witnesses […]

II- Where the interventions have made it really impossible for counsel for the defence to do his or her duty in presenting the defence, for example, where the interruptions of the trial judge during cross-examination divert counsel from the line of topic of his questions or break the sequence of questions and answers and thereby prevent counsel from properly testing the evidence of the witness

III- Where the interventions prevent the accused from doing himself justice or telling his story in his own way

IV- The Courts have drawn a distinction between conduct on the part of the presiding judge, which is discourteous to counsel and indicates impatience but which does not invite the jury to disbelieve defence witnesses, and conduct which actively obstructs counsel in his work. The authorities have consistently held that mere discourtesy, even gross discourtesy, to counsel cannot by itself be a ground for quashing a conviction. Where, however, the trial judge's comments suggest that counsel is acting in a professionally unethical manner for the purpose of misleading the jury, the integrity and good faith of the defence may be denigrated and the appearance of an unfair trial created

 

[40]        Dans la situation qui nous concerne, le juge d’instance a tenu devant le jury des propos discréditant l’avocate et la défense qu’elle avançait. Les extraits précédemment reproduits dépassent largement, à mon avis, une simple absence de courtoisie. Abrasif et méprisant, le juge a remis en question le professionnalisme et la compétence de la procureure de l’appelant, ce que le jury n’a pu manquer de remarquer. Comme l’indiquait le juge Fish (alors à la Cour d’appel) dans un arrêt unanime, un juge jouit d’une grande influence sur l’opinion du jury[41] :

The position of the trial judge "is one of great power and prestige which gives his every word an especial significance". Even experienced counsel are ever anxious to discover the judge's mind. And they read the judge's thoughts through the prism of the judge's words.

Jurors, I should think, are no less influenced by the judge's opinions, openly expressed in unambiguous terms - perhaps even for their exclusive benefit.

Remarks from the bench that depreciate defence counsel do not leave untarnished counsel's credibility with the jury. This can reasonably be expected to have some adverse impact on the jury's appreciation of the entire defence.

 

[41]        Le juge du procès, ici, a suggéré au jury que la procureure de l’appelant agissait de façon irrégulière[42], qu’elle harcelait et insultait les témoins[43] et qu’elle tentait de contourner les règles de preuve[44]. Ce comportement correspond à ce que l’arrêt Valley décrit à la catégorie IV, soit une suggestion que la procureure manque d’éthique professionnelle dans le but de tromper le jury. En dénigrant ainsi la procureure de l’appelant et, par le fait même, la défense qu’elle s’employait à faire valoir, le juge de première instance a ici nui à l’équité du procès.

[42]        Si le juge avait des observations à transmettre à la procureure de l’appelant sur les règles de preuve, il lui était loisible de le faire hors la présence des jurés. De plus, s’il était confronté à une avocate inexpérimentée, ce qu’il insinue fortement, mais que les transcriptions ne démontrent pas, il devait plutôt redoubler de prudence afin d’atténuer le déséquilibre entre les parties, au lieu d’envenimer la situation comme il l’a fait.

[43]        Somme toute, une cour d’appel ne saurait avaliser le comportement du juge du procès, qui a, par sa conduite, non seulement suscité une apparence de partialité, mais également porté atteinte à l’équité du procès. Qui saurait affirmer, en l’espèce, que ses propos n’ont pas découragé le jury d’envisager un autre verdict que celui de la culpabilité, et ce, indépendamment de la solidité de la preuve contre l’appelant?

[44]        Une telle animosité, un tel mépris de la part du juge d’instance, aussi flagrants et répétés envers la procureure de l’appelant, m’inclinent à croire que l’équité du procès a vraisemblablement été compromise dans le cas qui nous occupe.

Conclusion

[45]        L’accusation de meurtre au premier degré, faut-il le rappeler, est l’une des plus graves qui soit en droit criminel. Il est vrai que l’on ne peut exiger des juges du procès d’avoir une conduite parfaite en tout temps. Il est tout aussi vrai que l’on ne saurait laisser planer un doute de partialité et d’atteinte à l’équité du procès dans un pareil cas. Un nouveau procès s’impose.

[46]        Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

 

 

 

 

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q.

 



[1]     R. v. Khan, 2001 CSC 86, par. 70 [Khan].

[2]     R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 104 [S. (R.D.)].

[3]     Ibid., par. 31.

[4]     R. c. Brouillard, [1985] 1 R.C.S. 39, par. 6;14;28 [Brouillard]. Voir aussi R. c. Bisson, [1997] R.J.Q. 286, par. 120 (C.A.) [Bisson], inf. par [1998] 1 R.C.S. 306 sur les directives quant au doute raisonnable.

[5]     Interrogatoire de Dany Roy par le ministère public, mémoire de l’appelant (ci-après « M.A. »), Vol. 5, p. 1169-1170 [soulignements ajoutés pour tous les extraits de la transcription].

[6]     Contre-interrogatoire de l’agent d’infiltration AI 21003, M.A., Vol. 5, p. 1336.

[7]     Contre-interrogatoire de Roger Laberge, M.A., Vol. 5, p. 1453.

[8]     Contre-interrogatoire de Jaël-Huard-Doyon, M.A., Vol. 6, p. 1568-1571.

[9]     Ibid., p. 1624-1625.

[10]    Ibid., p. 1573-1574.

[11]    Représentations sur objection, M.A., Vol. 6, p. 1642-1649.

[12]    Interrogatoire de l’appelant, M.A., vol. 6, p. 1764-1769.

[13]    Contre-interrogatoire de l’appelant par la poursuite, M.A., Vol. 6, p. 1790-1791.

[14]    Interrogatoire de l’appelant lors du voir-dire sur l’admissibilité en preuve des ses déclarations, M.A., Vol. 3, p. 555-557.

[15]    Ibid., p. 575-576.

[16]    Représentations (hors jury), M.A., Vol. 6, p. 1644-1646.

[17]    Ibid., Vol. 4, p. 904-907.

[18]    Ibid., Vol. 3, p. 491-492.

[19]    Ibid., Vol. 3, p. 714-715.

[20]    Ibid., Vol. 5, p. 1177.

[21]    Ibid., Vol. 7, p. 2019-2021.

[22]    Ibid., p. 2069-2070. Voir aussi Représentations (hors jury), M.A., Vol. 7, p. 1979.

[23]    Voir note 19 ci-dessus.

[24]    Voir note 22 ci-dessus.

[25]    Voir note 18 ci-dessus.

[26]    Voir note 19 ci-dessus.

[27]    Voir note 12 ci-dessus.

[28]    S. (R.D.), supra, note 2, par. 91.

[29]    R. c. Curragh Inc., [1997] 1 R.C.S. 537, par. 5.

[30]    M.A., par. 31; 60. Voir aussi Bisson, supra, note 4, par. 120-123; 241.

[31]    R. c. Proulx, [1993] J.Q. n422, p. 14 (C.A. Qué.); Bisson, supra, note 4; R. c. Callocchia, [2000] J.Q. no 4728, par. 64-71 (C.A. Qué.) [Callocchia]; R. v. Turkiewicz (1980), 50 C.C.C. (2nd) 406 (Ont. C.A.) [Turkiewicz]; R. v. Rhodes (1981), 59 C.C.C. (2d) 416, par. 20-21; R. v. Scianna (1989), 47 C.C.C. (3d) 81 (Ont. C.A.); R. v. Switzer, 2014 ABCA 129, par. 4-5 [Switzer].

[32]    Bisson, supra, note 4, par. 120-121 [soulignements ajoutés]. Le juge Fish (alors qu'il était à la Cour d'appel) abonde dans le même sens : voir par. 237-243.

[33]    Ibid., par. 123. Voir aussi R. v. Valley (1986), 26 C.C.C. (3d) 207, p. 18 (Ont. C.A.) [références omises], [soulignements ajoutés] [Valley], autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 19800 (22 avril 1986).

[34]    S. (R.D.), supra, note 2, par. 91, 95.                                           

[35]    Turkiewicz, supra, note 31, par. 23.

[36]    Ibid., par. 128.

[37]    R. c. Fanjoy, [1985] 2 R.C.S. 233, par. 10; Khan, supra, note 1, par. 27. Voir aussi R. c. Mailhot, 2013 CSC 17.

[38]    Pierre Béliveau et Martin Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales, 18e éd., Cowansville, Édition Yvon Blais, 2011, no 2891, p. 1250.

[39]    Turkiewicz, supra, note 31, par. 19.

[40]    Valley, supra, note 33, p. 17-18 [références omises], [soulignements ajoutés].

[41]    Callocchia, supra, note 31 [références omises], [soulignements ajoutés]. Voir aussi Bisson, supra, note 4, par. 239-241.

[42]    Voir note 8.

[43]    Voir note 11.

[44]    Voir note 12.

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