R. c. Bissonnette |
2021 QCCS 3856 |
|||
COUR SUPÉRIEURE |
||||
(Chambre criminelle) |
||||
CANADA |
||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
||||
DISTRICT DE MONTRÉAL |
||||
|
|
|||
|
||||
N° : |
500-01-028331-095 |
|||
|
|
|||
|
||||
DATE : |
13 septembre 2021 |
|||
______________________________________________________________________ |
||||
|
||||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE MARIO LONGPRÉ, J.C.S. |
||||
______________________________________________________________________ |
||||
|
||||
|
||||
SA MAJESTÉ LA REINE |
||||
Poursuivante |
||||
c. |
||||
BENOIT BISSONNETTE |
||||
Accusé |
||||
|
||||
______________________________________________________________________ |
||||
|
||||
JUGEMENT SUR LA REQUÊTE DE L’ACCUSÉ POUR LA
CONSTITUTION |
||||
______________________________________________________________________ |
||||
|
||||
1. CONTEXTE
[1] L’accusé demande au Tribunal que seuls les candidats jurés adéquatement vaccinés puissent être sélectionnés pour former le jury qui entendra le procès qu’il doit subir à compter du 14 septembre 2021 relativement à un acte d’accusation lui reprochant un chef d’abus de confiance pour avoir aidé un fonctionnaire et un chef de complot. La durée de ce procès s’étendra sur plusieurs semaines.
[2] Au Québec, plusieurs procès avec jury ont été tenus depuis la reprise des activités judiciaires, lesquelles avaient été interrompues à cause de la pandémie, en s’assurant du respect strict des mesures sanitaires édictées par les instances compétentes, sans que de problèmes majeurs surviennent en raison de la COVID-19, bien que certains procès aient parfois été suspendus momentanément en raison de délais d’attente de résultats de tests ou de quarantaines. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Tribunal a choisi de siéger avec un jury composé de 14 jurés assermentés, conformément au par. 631(2.2) C.cr., afin de s’assurer du bon déroulement du procès.
[3] L’accusé plaide essentiellement des préoccupations liées au bon déroulement de l’instance et veut éviter à tout prix que le procès ne se termine sans verdict ou qu’il ne soit retardé indûment en raison d’incidents en lien avec la pandémie de la COVID-19. Bien qu’il reconnaisse que le fait que les candidats jurés soient adéquatement vaccinés n’empêcherait pas nécessairement la survenance de quelque incident que ce soit, il plaide que cela diminuerait grandement les risques associés à la tenue d’un procès devant jury dans le contexte de la pandémie qui perdure.
[4] L’accusé n’attaque pas la validité des règles sanitaires actuellement en vigueur et ne présente aucune preuve sur l’insuffisance des mesures sanitaires mises en place lors d’un procès avec jury.
[5] La poursuite s’oppose à la demande de l’accusé et fait valoir qu’aucune question sur le statut vaccinal ne devrait être posée lors de la sélection du jury.
2. ANALYSE
[6] D’entrée de jeu, il convient de mentionner que, selon l’art. 626 C.cr., le processus de sélection des jurés comporte deux étapes. « La première est l’étape “préalable au procès”, au cours de laquelle un tableau (ou une “liste”) de candidats jurés est dressé et utilisé lors de séances des tribunaux, aux fins de sélection des jurés pour les procès. La seconde est l’étape “en salle d’audience”, où les jurés sont choisis à partir du tableau dressé préalablement. La compétence à l’égard de chacune de ces étapes est répartie de façon nette entre le fédéral et les provinces : la première étape étant régie par la législation provinciale et la seconde ressortant exclusivement au droit fédéral[1] ».
[7] Au Québec, la sélection préalable au procès relève de la Loi sur les jurés[2] qui prévoit des causes d’inhabileté à être juré et la possibilité pour certains candidats jurés de demander une exemption.
[8] L’accusé plaide que c’est en vertu de la Loi sur les jurés[3] que le Tribunal a le pouvoir d’exclure du jury les candidats jurés non vaccinés et non pas en vertu du Code criminel. Subsidiairement, il plaide qu’en vertu de sa juridiction inhérente à titre de juge de la Cour supérieure le Tribunal posséderait un tel pouvoir.
[9] Voyons maintenant ce que prévoient certains articles de la Loi sur les jurés[4].
[10] L’art. 4 énumère les personnes inhabiles à être jurés :
4. Est inhabile à être juré:
a) une personne qui ne possède pas les qualités requises par l’article 3;
b) un membre du Conseil Privé, du Sénat ou de la Chambre des communes du Canada;
c) un membre du Conseil exécutif ou de l’Assemblée nationale;
d) un juge de la Cour suprême du Canada, de la Cour fédérale, de la Cour d’appel, de la Cour supérieure, de la Cour du Québec ou d’une cour municipale, un coroner et un officier de justice;
e) un avocat ou un notaire en exercice;
f) un agent de la paix;
g) un pompier;
h) une personne souffrant d’une déficience ou d’une maladie mentale;
i) une personne qui ne parle pas couramment le français ou l’anglais, sous réserve des articles 30 et 45; ou
j) une personne sous le coup d’une accusation pour un acte criminel ou qui en a été déclarée coupable;
k) dans les districts judiciaires de Mingan, de Gaspé, d’Abitibi, sauf, dans ce dernier cas, dans les territoires d’Abitibi, de Mistassini et du Nouveau-Québec, une personne qui n’est pas domiciliée sur un territoire municipal local situé entièrement ou partiellement dans un rayon de 60 kilomètres du chef-lieu du district judiciaire ou de tout autre endroit autorisé par le gouvernement conformément aux articles 51 ou 70 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (chapitre T-16).
(Soulignement du Tribunal)
[11] Quant à l’art. 5, il prévoit les cas où des personnes peuvent demander à être exemptées, bien que ces personnes puissent potentiellement devenir jurés si elles ne demandent pas d’exemption et qu’elles ne font pas l’objet d’une récusation :
5. Peut être exempté de servir comme juré:
a) un ministre du culte;
a.1) un membre du personnel de l’Assemblée nationale;
b) un fonctionnaire qui participe à l’administration de la justice;
c) une personne âgée de 65 ans et plus;
d) un membre des forces régulières canadiennes au sens de la Loi sur la défense nationale (Lois révisées du Canada (1985), chapitre N-5);
e) pour les cinq années qui suivent, une personne qui a agi ou a été retenue pour agir comme juré;
f) une personne atteinte d’une infirmité;
g) une personne dont la santé ou les charges domestiques ne lui permettent pas d’être juré; ou
h) si l’intérêt public le permet, une personne qui a un motif raisonnable d’obtenir une exemption pour une cause non prévue par les paragraphes précédents.
(Soulignements du Tribunal)
[12] Finalement, l’art. 6 prévoit que les conjoints de certaines personnes mentionnées à certains paragraphes des art. 4 et 5 sont soit inhabiles, soit qu’ils peuvent être exemptés s’ils le souhaitent, selon le cas.
[13] L’argumentation de l’accusé repose en grande partie sur la décision R. v. Frampton[5], rendue récemment par la Cour supérieure de l’Ontario, dans laquelle le juge Phillips ordonne que seuls les candidats jurés adéquatement vaccinés pourront être sélectionnés pour former un jury.
[14] Il convient de reproduire le par. 4a) de la loi ontarienne, intitulée : Loi sur les jurys (Juries Act)[6], qui prévoit le cas des personnes inhabiles en Ontario pour des motifs personnels :
[15] Dans la décision R. v. Frampton[7], le juge Phillips a assimilé la situation d’une personne non vaccinée à une personne incapable de remplir les fonctions de juré et pour laquelle une mesure d’adaptation ne pouvait être raisonnablement prise de façon à lui permettre d’exercer la fonction de juré. Au surplus, le juge était d’opinion que le fait de demander aux candidats jurés leur statut vaccinal était au bas de l’échelle dans le spectre des informations relatives à leur vie privée.
[16] Le Tribunal est d’avis que la loi ontarienne diffère de la loi québécoise, car cette dernière ne prévoit pas l’inhabileté en raison d’une incapacité physique, mais seulement l’inhabileté en raison d’une déficience ou d’une maladie mentale.
[17] Bien sûr, aussi surprenante que soit la décision d’une personne de ne pas recevoir un vaccin en période de pandémie, le Tribunal ne peut assimiler, de quelque façon que ce soit, le refus de se faire vacciner à une déficience ou à une maladie mentale faisant en sorte de rendre inhabile une personne à devenir juré.
[18] Étant donné la différence entre le texte de la loi ontarienne et celui de la loi québécoise, le Tribunal conclut qu’il ne peut suivre le raisonnement énoncé dans la décision R. v. Frampton[8], puisque la Loi sur les jurés[9] applicable au Québec ne lui permet pas de déclarer inhabiles des candidats jurés en raison d’une incapacité physique, même s’il fallait conclure que le fait de ne pas être adéquatement vacciné constitue une telle incapacité.
[19] Quant à l’argument de l’accusé que le Tribunal pourrait se servir du par. 5g) ou du par. 5h) de la Loi sur les jurés[10] pour interdire aux personnes non vaccinées de faire partie du jury, le Tribunal le rejette, car cet argument ne tient pas compte de la différence fondamentale qui existe entre le fait d’être inhabile selon la loi à accomplir la fonction de juré et le fait pour un candidat juré d’avoir la faculté de demander une exemption d’agir comme juré, s’il le souhaite.
[20] Rappelons que les par. 5g) et 5h) prévoient la possibilité pour une personne de demander une exemption lorsque sa santé ou ses charges domestiques ne lui permettent pas d’être juré ou encore si l’intérêt public le permet, lorsqu’il existe un motif raisonnable d’obtenir une exemption pour une cause non prévue dans les autres paragraphes de l’art. 5.
[21] De plus, il convient de mentionner qu’aucune exigence de vaccination n’est actuellement prévue au Québec pour les candidats jurés appelés à faire partie d’un jury ni à l’égard du personnel judiciaire œuvrant dans les palais de justice et dans les salles d’audience où se déroulent les procès avec jury. Certes, le gouvernement du Québec a adopté le décret 1173-2021 en vertu de la Loi sur la santé publique[11], lequel est entré en vigueur le 1er septembre 2021, imposant un « passeport vaccinal » pour fréquenter certains lieux et exercer certaines activités jugées non essentielles, mais cette obligation d’être vacciné pour fréquenter certains lieux publics n’inclut aucunement les palais de justice.
[22] Ainsi, aucune obligation d’être vacciné ne s’applique actuellement aux divers intervenants du système judiciaire, que ce soit les juges, les avocats, le personnel de la Cour, les greffiers, les huissiers, les constables spéciaux ou tout autre intervenant. Au Québec, la seule obligation imposée par l’État de se faire vacciner est celle qui entrera en vigueur le 15 octobre 2021 et qui concerne uniquement le personnel du système de santé.
[23] La sélection d’un jury adéquatement vacciné soulève aussi des enjeux quant au droit à la vie privée des candidats jurés. Au Québec, ce droit est protégé notamment par l’art. 5 de la Charte des droits et libertés de la personne ainsi que par les art. 3 et 35 du Code civil du Québec. Il est vrai, toutefois, que le respect au droit à la vie privée n’est pas absolu et qu’il ne peut être évalué en vase clos en faisant abstraction des objectifs d’intérêt public[12].
[24] Le principe de sélection de jurys au Canada est aussi basé sur le principe fondamental du respect de la vie privée des candidats jurés[13].
[25] C’est d’ailleurs, entre autres, ce qui a amené le juge Gomery de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, dans R. v. James[14], à refuser que soient posées des questions aux candidats jurés sur leur statut vaccinal. Il est à souligner que, même dans la décision R. v. Frampton[15], le juge Phillips n’a pas permis que des questions soient posées aux candidats jurés sur les raisons pour lesquelles ils n’étaient pas vaccinés, mise à part la question autorisée sur leur statut vaccinal.
[26] Mais, il y a plus. L’exclusion automatique de tous les candidats jurés qui ne sont pas adéquatement vaccinés pose également, potentiellement, un problème quant à la représentativité du jury. Il est vrai que, selon l’arrêt R. c. Kokopenace[16], la représentativité d’un jury a un sens restreint et ne concerne que la procédure utilisée pour dresser la liste des candidats jurés et non sa composition finale[17]. Toutefois, la Cour suprême a énoncé, dans R. c. Sherratt[18], que la procédure de sélection ne peut servir à contrecarrer la représentativité qui est essentielle, comme l’impartialité, au bon fonctionnement d’un jury.
[27] Bien que l’accusé fasse valoir qu’une décision favorable quant à l’exclusion des candidats jurés non vaccinés serait difficilement attaquable en appel, il ne renonce pas formellement à son droit à un jury représentatif.
[28] Finalement, malgré le fait que l’accusé n’invoque pas comme fondement le Code criminel pour exclure du jury les candidats jurés non adéquatement vaccinés et que, par conséquent, le Tribunal n’a pas à trancher cette question, le Tribunal exprime des doutes que la procédure de mise à l’écart prévue à l’art. 633 C.cr. puisse être utilisée pour constituer un jury exclusivement de personnes vaccinées. Soulignons, entre autres, qu’une personne mise à l’écart peut être rappelée selon l’art. 641(1) C.cr. en cas d’épuisement de la liste des candidats jurés, ce qui signifierait que, dans ce cas, des personnes non vaccinées feraient quand même partie, potentiellement, du jury, rendant inutile le recours à la procédure de la mise à l’écart pour constituer un jury de personnes adéquatement vaccinées.
[29] Quant à l’argument subsidiaire de l’accusé selon lequel, en vertu de sa juridiction inhérente à titre de juge de la Cour supérieure, le Tribunal posséderait un pouvoir d’exclure les candidats jurés non vaccinés, le Tribunal rejette cet argument étant donné que la sélection d’un jury doit impérativement respecter les règles prévues, d’une part, dans la Loi sur les jurés[19] et, d’autre part, dans le Code criminel. Il ne lui appartient pas d’innover en appliquant un régime différent de celui qui est prévu pour la sélection d’un jury. Même si l’accusé avait raison de prétendre qu’un juge d’une cour supérieure possède une juridiction inhérente pour ordonner que seules des personnes vaccinées soient présentes dans une salle d’audience, le Tribunal est d’avis qu’il ne pourrait exercer un tel pouvoir en matière de sélection d’un jury à défaut de règles le permettant.
[30] Toutefois, ce n’est pas parce que le Tribunal conclut qu’il ne peut exclure automatiquement un candidat juré pour la seule raison qu’il n’est pas adéquatement vacciné qu’il ne peut lui accorder une dispense en raison des risques sanitaires qui ne sont pas complètement inexistants, malgré toutes les mesures mises en place pour assurer le respect des consignes émanant, entre autres, des instances en matière de santé publique.
[31] Le Tribunal est d’avis qu’il doit aviser les candidats jurés des règles sanitaires mises en place pour les protéger et du fait que toutes les personnes impliquées dans le procès ne seront pas nécessairement adéquatement vaccinées, notamment les membres du jury et le personnel judiciaire.
[32] Non seulement un candidat juré non vacciné mais aussi un candidat juré adéquatement vacciné pourraient demander une dispense en raison de craintes liées à la COVID-19. Une telle demande d’un candidat juré pourrait être considérée par le Tribunal comme une raison valable au sens du par. 632c) C.cr., ou encore comme un inconvénient personnel sérieux pour le juré, selon la nature de la demande formulée par le candidat juré.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[33] REJETTE la requête.
|
||
|
__________________________________ MARIO LONGPRÉ, J.C.S. |
|
|
||
Me Marie-Ève Lavoie |
||
Me Mathieu Longpré |
||
Directeur des poursuites criminelles et pénales |
||
Procureurs de la poursuivante |
||
|
||
Me Marc Labelle |
||
Labelle, Côté, Tabah et Associés |
||
Procureur de l’accusé |
||
|
||
Date d’audience : |
9 septembre 2021 |
|
[1] R. c. Find, 2001 CSC 32, par. 19.
[2] Loi sur les jurés, RLRQ, c. J-2.
[3] Id.
[4] Loi sur les jurés, préc., note 2.
[5] 2021 ONSC 5733.
[6] L.R.O. 1990, c. J.3.
[7] R. v. Frampton, préc., note 5.
[8] R. v. Frampton, préc., note 5.
[9] Loi sur les jurés, préc., note 2.
[10] Id.
[11] Loi sur la santé publique, RLRQ, c. S-2.2.
[12] Voir l’art. 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne.
[13] R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28; R. c. Davey, 2012 CSC 75, par. 30; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, par. 66 (motifs j. Moldaver et Brown) et par. 120 (motifs j. Martin).
[14] 2021 BCSC 1555.
[15] R. v. Frampton, préc., note 5.
[16] R. c. Kokopenace, préc., note 13.
[17] Id., par. 2.
[18] [1991] 1 R.C.S. 509.
[19] Loi sur les jurés, préc., note 2.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.