[1]
Le 3 décembre 2015, l’honorable Marie-Chantal Doucet de la Cour du
Québec, chambre criminelle et pénale, district de Beauharnois, constate un abus
de procédure et prononce l’arrêt des procédures en faveur de l’intimée qui
était accusée d’avoir refusé de fournir un échantillon d’haleine nécessaire à
la réalisation d’une analyse convenable à l’aide d’un appareil de détection
approuvé, en contravention au paragraphe
[2] Pour les motifs du juge Vauclair, auxquels souscrivent les juges Marcotte et Hogue, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l'appel;
[4] ANNULE l’ordonnance d’arrêt des procédures prononcée;
[5] ORDONNE un nouveau procès sur l’accusation initiale.
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MOTIFS DU JUGE VAUCLAIR |
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[6] Interceptée par les policiers alors qu’elle conduit son automobile, l’intimée refuse d’obéir à l’ordre d’un policier. On l’accuse par voie sommaire d’avoir refusé de donner un échantillon d’haleine dans l’appareil de détection approuvé. La poursuite cherche à amender le chef d’accusation pour lui reprocher plutôt d’avoir refusé de suivre le policier pour un prélèvement à l’aide de l’éthylomètre. Le juge lui refuse l’amendement. Par conséquent, le ministère public retire la première dénonciation puis fait émettre une sommation lui reprochant, par voie de mise en accusation cette fois, un chef d’accusation conforme à l’amendement qu’il avait demandé.
[7] Au procès, l’intimée présente deux requêtes : une se plaignant du délai déraisonnable et une autre, d’un abus de procédure. La juge rejette la première, mais accueille la seconde et prononce l’arrêt des procédures.
Chronologie
[8]
Le 25 mars 2013, l’intimée comparaît pour répondre à l’accusation
d’avoir, le 7 novembre 2012, fait défaut d’obtempérer à un ordre que lui avait
donné un agent de la paix suivant l’alinéa
[9] Le procès est fixé au 20 février 2014, mais une remise est demandée par l’intimée. Une nouvelle date de procès est fixée, soit le 12 septembre 2014.
[10]
Deux jours avant, des échanges ont lieu entre les avocats, le ministère
public faisant savoir à son collègue qu’il demandera un amendement, le chef d’accusation
devant plutôt mentionner l’alinéa
[11] À l’ouverture du procès, la demande est formulée et l’intimée conteste. La juge refuse l’amendement. Le ministère public demande donc la permission de retirer l’accusation, ce qui lui est accordé.
[12]
Le 27 octobre 2014, soit environ 40 jours plus tard, une nouvelle
sommation reproche à l’intimée, par voie de mise en accusation cette fois,
d’avoir fait défaut d’obtempérer à l’ordre donné par l’agent de la paix suivant
l’alinéa
[13] Le 8 octobre 2015, le procès débute avec l’audition des deux requêtes déjà mentionnées.
[14] L’intimée témoigne et explique le préjudice qu’elle subit depuis son arrestation en 2012. En sus des problèmes et des frais reliés à son permis de conduire, elle vit durement les vicissitudes découlant de l’accusation, souffrant d’anxiété et de dépression.
[15] La juge répond simultanément aux deux requêtes. Elle accueille uniquement la requête reprochant un abus de procédure. Sa décision sur l’absence de délais déraisonnables ne fait pas l’objet de l’appel.
Le jugement
[16] La juge conclut que l’abus de procédure découle en grande partie du temps écoulé depuis les premières accusations, long délai au cours duquel l’intimée vit une situation difficile.
[17] Sans conclure à la mauvaise foi du ministère public, la juge est tout de même d’avis que « l’enchaînement d’omissions et décisions de la part du poursuivant, tout au long du cheminement du dossier […], au cumul, résulte en une situation abusive ».
[18] Selon la juge, ce cheminement désordonné du dossier a contribué au préjudice de l'intimée en raison de la longue période où elle a vu son droit de conduire assujetti à l’installation d’un antidémarreur, au coût de cet équipement, à l’anxiété ainsi qu’aux frais de sa défense.
[19] J’ouvre ici une parenthèse. Ni la décision, ni les textes législatifs, ni le dossier d’appel ne permettent de bien comprendre l’origine des sanctions dont est l’objet l’intimée. Questionnées à l’audience, les parties ont avancé des explications mettant en cause une politique de la Société de l'assurance automobile du Québec. Manifestement, il est difficile de cerner pourquoi l’appelante a dû munir son véhicule d’un dispositif antidémarreur et en payer les frais pendant 14 mois. Les notes écrites des parties, reçues après l’audition à la demande de la formation, laissent voir qu’une preuve additionnelle serait nécessaire pour vider cette question. Il n’est donc pas opportun de tirer des conclusions sur ce point. Je ferme la parenthèse.
[20] La juge reconnaît le caractère exceptionnel et draconien de l’arrêt des procédures, mais elle est d’avis qu’il s’agit de l’unique façon de mettre un terme au préjudice causé par leur continuation.
Les questions soulevées
[21] Essentiellement, le ministère public plaide que la juge se trompe en concluant à une atteinte au droit à un procès équitable en raison du retrait des premières accusations suivi d’une nouvelle sommation. Le ministère public fait valoir qu’il a toujours eu le souci de traiter équitablement l’intimée. D’une part, l’amendement refusé était une erreur de la part du juge. D’autre part, en déposant une nouvelle dénonciation, le ministère public a offert de procéder par voie sommaire, ce dont la juge ne tient pas compte.
[22] La situation ne portant pas atteinte à l’équité du procès, l’arrêt des procédures doit donc être analysé sous l’angle de la catégorie résiduelle. Or, la juge omet de mettre en balance les intérêts en faveur de l’arrêt des procédures et celui de tenir un procès, une analyse qui mène clairement au refus de cette réparation draconienne.
[23] Pour l’intimée, la juge a eu raison, car malgré l’absence de mauvaise foi, le ministère public a mal rempli les devoirs de sa charge. Le retrait de l’accusation suivi de la reprise des procédures a causé un préjudice réel à l’intimée. Elle invite la Cour à ne pas intervenir.
Analyse
[24] L’unique question en appel est la conclusion de la juge sur l’abus de procédure. Il n’y a pas d’appel du jugement qui rejette la requête invoquant des délais déraisonnables. Cet élément juridique et factuel ne peut être ignoré dans le contexte de l’abus de procédure.
[25]
En effet, il faut rappeler que la seule source d’intervention des
tribunaux en matière de délais réside dans les garanties prévues par la Charte,
et plus particulièrement l’alinéa 11b) lorsque, comme l’intimée, la
personne est inculpée. Selon une jurisprudence constante de la Cour suprême sur
l’interaction entre l’article 7 et les garanties spécifiques énoncées aux
articles 8 à 14 de la Charte, le principe de la cohérence fait en sorte que l’article
7 offre une protection résiduaire aux garanties spécifiques, mais il ne peut
s’y substituer : R. c. Perry,
[26]
Le préjudice invoqué ici est exclusivement lié aux délais et les
décisions semblent contradictoires. Ayant conclu que le délai était
raisonnable, la juge arrête son analyse et passe, en quelque sorte, à l'examen
de la même situation sous l’angle de l’abus de procédure. Je doute qu’on puisse
conclure à l'absence de violation de l’alinéa 11b) pour ensuite conclure
à une violation de l’article 7 en raison de faits générateurs de la violation
et des circonstances identiques. Ceci est une erreur, à mon avis. Les principes
applicables en matière de délais tels qu’ils existaient avant la nouvelle
approche dictée par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Jordan,
… Si la longueur du délai n'est pas exceptionnelle, il n'est pas nécessaire de procéder à un examen et aucune explication du délai n'est demandée à moins que le requérant ne soit en mesure de soulever la question du caractère raisonnable de la période par renvoi à d'autres facteurs comme le préjudice. Si, par exemple, le requérant est sous garde, un délai plus court soulèvera le problème.
[27]
Manifestement, l’intimée a échoué dans sa requête fondée sur l’alinéa 11b)
de la Charte. Quant à l’abus de procédure, l’arrêt R. c. Babos,
[28]
L’autre catégorie dite résiduelle vise des conduites portant atteinte à
l’intégrité du système de justice, sans nécessairement porter atteinte à
l’équité du procès ou aux intérêts de l’accusé : R. c. Nixon,
[29] Lorsque démontré, l’abus de procédure peut entraîner l’arrêt des procédures.
[30]
La Cour suprême a indiqué que cette réparation se justifie uniquement
(1) si le préjudice causé à l’accusé ou à l’intégrité du système judiciaire par
l’abus en question promet d’être révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement
du procès ou son issue, (2) qu’aucune autre réparation ne peut raisonnablement
faire disparaître ce préjudice et (3) que s’il subsiste un degré d’incertitude
quant à la possibilité de faire disparaître le préjudice, on doit soupeser,
d’une part, l’intérêt d’ordonner l’arrêt des procédures pour dénoncer le
comportement fautif et protéger l’intégrité du système de justice et, d’autre
part, l’intérêt que représente pour la société d’aller de l’avant et d’obtenir
un jugement sur le fond : R. c. Babos,
[31]
Si le test est le même pour les deux catégories, la seconde exige un
fardeau beaucoup plus lourd et passe nécessairement par la mise en balance des
intérêts de la société et le critère des « cas les plus manifestes » : R.
c. Babos,
[32] La Cour souligne l’importance de cette mise en balance. Le juge doit choisir entre l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès en dépit de la conduite contestée. Plus cette dernière est grave, plus il est nécessaire que le tribunal s’en dissocie :
[41] Par contre, lorsque c’est la catégorie résiduelle qui est invoquée, l’étape de la mise en balance revêt une importance accrue. Si on allègue une atteinte à l’intégrité du système de justice, le tribunal est appelé à décider quelle des deux solutions suivantes assure le mieux l’intégrité du système de justice : l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès en dépit de la conduite contestée. Cette analyse suppose nécessairement une mise en balance. Le tribunal doit prendre en compte des éléments comme la nature et la gravité de la conduite reprochée — que celle-ci soit un cas isolé ou la manifestation d’un problème systémique et persistant —, la situation de l’accusé, les accusations auxquelles il doit répondre et l’intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond. De toute évidence, plus la conduite de l’État est grave, plus il est nécessaire que le tribunal s’en dissocie. Lorsque la conduite en question choque la conscience de la communauté ou heurte son sens du franc-jeu et de la décence, il est peu probable que l’intérêt de la société dans la tenue d’un procès complet sur le fond l’emporte au terme de la mise en balance. Or, dans les cas faisant partie de la catégorie résiduelle, il faut toujours tenir compte de l’équilibre.
(Référence omise)
[33] Cela dit, il ne fait pas de doute que l’abus en cause se rattache à la catégorie résiduelle, l’atteinte à l’équité du procès n’ayant pas été démontrée par l’intimée ni expliquée par la juge.
[34] Le juge a raison de dire que le retrait d’une dénonciation suivi du dépôt d’une seconde sera parfois abusif. Ici, deux remarques s’imposent.
[35]
D’abord, cette façon de faire est juridiquement envisageable puisque le
retrait d’une première dénonciation avant la présentation de la preuve est
« purement technique et ne représente pas une décision fondée sur des
motifs juridiques ou factuels » : R. c. Selhi,
[36]
Ensuite, saisi d’une demande de modification en cours de procès, un juge
peut rendre le chef d’accusation conforme à la preuve : art.
[37] Le bien-fondé de la demande de modification est alors évalué à son mérite, dans le contexte de la preuve et du procès, le point focal n’étant pas si une autre infraction est substituée, mais si l’accusé en subit un préjudice. Je suis d’accord avec le raisonnement de l’arrêt R. c. Irwin, (1998), 123 C.C.C. (3d) 316, au par. 26, prononcé dans le contexte de l’appel, où la Cour d’appel de l’Ontario le résume ainsi:
26 I see no useful purpose in absolutely foreclosing an amendment to make a charge conform to the evidence simply because the amendment will substitute one charge for another. As long as prejudice to the accused remains the litmus test against which all proposed amendments are judged, it seems unnecessary to characterize the effect of the amendment on the charge itself. If the accused is prejudiced, the amendment cannot be made regardless of what it does to the charge. If no prejudice will result from the change, why should it matter how the change to the charge is described?
[38]
Dans une analyse convaincante à laquelle je souscris, le juge Cournoyer
commente la portée d’une modification similaire à celle que formulait la
poursuite en première instance. Comme lui, j’écarte respectueusement la
position contraire adoptée dans R. c. Bourbonnais,
[45] En raison du fait que les deux infractions
sont différentes, il est possible qu'en certaines circonstances, le fait
d'accorder une modification d'un chef d'accusation comme celle recherchée par
la poursuite soit susceptible de causer un préjudice irréparable. Mais comme le
prévoit l'alinéa
[39]
Par contre, comme il avait tenté de le faire en l’espèce, le ministère
public ne pouvait pas espérer obtenir une modification présentée avant l’administration
de la preuve : R. c. Servant,
[40] Je reviens au jugement. La juge conclut que l’équité du procès est atteinte uniquement en raison du retrait de la dénonciation au procès et de la substitution d’une nouvelle accusation. Elle écrit :
[24] Le retrait d’accusation et la reprise des procédures ont été considérés parfois acceptables, parfois abusifs, II s’agit d’une question de fait à évaluer cas par cas.
[25] L’étape à laquelle un retrait est fait est une circonstance à évaluer. En l’espèce, le retrait est demandé après le début du procès alors que la requérante est mise en péril d’être condamnée puisqu’il s’agit de procédures sommaires.
[26] En effet, le poursuivant choisit d’entreprendre le procès en demandant un amendement, lequel a été refusé. Notre situation diffère de la décision R. c. Gilbert où une nouvelle dénonciation est émise après une première date pro forma.
[27] La requérante a réussi à démontrer une atteinte au droit à un procès équitable.
[41] Avec égards, rien de plus n’étant démontré, cela ne peut être en soi une atteinte à l’équité du procès. Il s’agit d’une erreur fatale puisque l’abus repose sur cette conclusion.
[42] En rétrospective, le ministère public aurait dû commencer le procès, administrer sa preuve, formuler une demande de modification et convaincre le juge, en dépit de l’opposition de la défense, de rendre le chef d’accusation conforme à la preuve présentée : voir notamment R. c. McConnell, (2005), 196 C.C.C. (3d) 28. La défense aurait pu s’opposer en faisant valoir un préjudice.
[43] L’équité du procès n’étant pas en cause, il faut se demander si la catégorie résiduelle de l’abus de procédure entre en jeu.
[44]
Le test est exigeant puisque « les cas faisant partie de la
catégorie résiduelle qui justifient l’arrêt des procédures sont « exceptionnels
» et « très rares » : (Tobiass, par. 91) » :
R. c. Babos,
[45]
Certes, toute exceptionnelle qu’elle soit, la décision d’arrêter les
procédures commande la déférence et, en paraphrasant la Cour dans R. c.
Brind’Amour,
[46]
L’abus de procédure comporte un élément de causalité nécessaire,
c’est-à-dire que l’abus doit avoir causé un préjudice suffisant pour entraîner
l’arrêt des procédures : R. c. Regan,
[47] En l’espèce, l’analyse de la juge est limitée à l’impact des délais, raisonnables par ailleurs, causés par les décisions du ministère public. Encore une fois, cette analyse devait se faire sous l’alinéa 11b) de la Charte.
[48] Je peux concevoir que la conduite du dossier de l’intimée par le ministère public n’est pas exemplaire. Si l’erreur au départ peut être « administrative » comme la qualifie le ministère public, ce n’est pas de cette conduite dont il est question ici. La conduite « fautive » est plutôt que le ministère public n’a pas su corriger l’erreur avant le jour du procès, plus d’un an après les accusations. Entre les deux dates, plusieurs vacations à la cour lui ont permis de réviser son dossier. Avec un minimum de préparation et de diligence, l’erreur aurait dû être vue et corrigée. L’affaire a même été fixée à procès et aurait procédé n’eut été de la demande de remise de l’intimée moins d’un mois avant sa tenue. Il semble que l’erreur « administrative » soit passée inaperçue pendant tout ce temps.
[49] La négligence dans l’administration d’accusations criminelles sera toujours préoccupante. L’administration de la justice requiert que les personnes impliquées, a fortiori le ministère public, accordent aux dossiers toute l’attention nécessaire et le sérieux requis par la situation. À mon avis, l’arrêt R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631 le confirme.
[50]
Or, l’ensemble des circonstances ne peut être qualifié d’abus de
procédure et entraîner le remède exceptionnel en cause. La précipitation, le
manque de jugement dans la conduite du dossier et, j’ajouterais l’erreur, ne
sont pas nécessairement générateurs des abus de procédure relevant de la
catégorie résiduelle : R. c. Power,
[51]
Je rappelle que « lorsque la catégorie résiduelle est invoquée,
il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc-jeu
et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite
serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice » : R.
c. Babos,
[52] En ce sens, rien de tel n'est démontré et cela termine l'analyse.
[53]
À cette erreur s’en ajoute une seconde soulignée avec raison par
l’appelante, soit l’omission de la juge de mettre en balance les intérêts en
jeu, une étape nécessaire et qui comporte un lourd fardeau pour la
personne qui recherche la réparation la plus draconienne : R. c. Babos,
[54] En résumé, la juge commet une erreur en faisant reposer l’abus des procédures sur l’atteinte à l’équité du procès en raison de la simple substitution d’accusations. Vu sous l’angle de la catégorie résiduelle, une conclusion d’abus de procédure dans les circonstances ne peut se justifier en droit.
[55] Cela dit, il appartiendra au ministère public de décider s’il doit reprendre les procédures à l’issue d’un examen attentif de toutes les circonstances de ce dossier et, à première vue, du droit maintenant applicable en matière de délais déraisonnables.
[56] Je propose d’accueillir l’appel et d’ordonner un nouveau procès.
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MARTIN VAUCLAIR, J.C.A. |
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.