Décision

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Gabarit EDJ

Guzoraky c. Kyres

2020 QCTDP 1

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

montréal

 

 

 

N° :

500-53-000488-187

 

 

 

DATE :

21 janvier 2020

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

magali lewis

AVEC L’ASSISTANCE DES ASSESSEURES :

 

Me Marie Pepin

Me Pierre Deschamps

______________________________________________________________________

 

 

KUTUOJO GUZORAKY

Partie demanderesse

c.

GEORGE KYRES

Partie défenderesse

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

To be a racist is to constantly redefine racist in a way that exonerate one’s changing policies, ideas, and personhood[1]

[1]          Agissant en vertu de l’article 84 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] (la Charte), Kutuojo Guzoraky allègue que George Kyres a porté atteinte à sa dignité en lui tenant des propos et lui faisant subir du harcèlement discriminatoires fondés sur la couleur de sa peau et sa race en contravention avec les articles 4, 10 et 10.1 de la Charte. Il lui réclame 250 000 $ à titre de dommages moraux et 50 000 $ à titre de dommages punitifs.

[2]          M. Kyres nie avoir utilisé le mot « monkey » pour parler de ou à M. Guzoraky. Il dit qu’il n’est pas raciste et qu’il avait le droit, en tant que propriétaire de la bâtisse, de se rendre dans le restaurant que M. Guzoraky y exploitait pour discuter avec lui et faire le tour du propriétaire, et que c’est en bon locateur qu’il commentait sur ce qui lui apparaissait être des lacunes de fonctionnement du restaurant.

I.          LES QUESTIONS EN LITIGE

[3]          Pour décider de cette affaire, le Tribunal répondra aux questions suivantes :

1)     George Kyres a-t-il utilisé le mot « monkey » lorsqu’il s’est adressé à M. Guzoraky ou à ses employés pour parler de lui ?

2)     Les propos de M. Kyres et son attitude à l’égard de M. Guzoraky constituent-ils de la discrimination et du harcèlement fondés sur la couleur de sa peau et sa race et ont-ils porté atteinte à son droit à la sauvegarde de sa dignité, en contravention aux articles 4, 10 et 10.1 de la Charte ?

3)     Les montants que M. Guzoraky réclame à titre de dommages moraux et punitifs sont-ils justifiés dans les circonstances ?

II.         LE CONTEXTE

[4]          M. Guzoraky est administrateur de 9268-4257 Québec inc. (Québec inc.), une entreprise de services de restauration[3].

[5]          M. Kyres est le seul actionnaire et administrateur de 9167-1057 Québec inc. (Realco), propriétaire de l’immeuble sis au 4497 rue Saint-Denis à Montréal (l’Immeuble).

[6]          Au cours du mois de mars 2014, Québec inc. achète un établissement de restauration rapide déjà en activité dans le local du rez-de-chaussée de l’Immeuble de Realco, établissement dont elle prend la relève des opérations en mai 2014. Pour ce faire, elle signe un bail avec Realco relatif au local qu’occupe le restaurant pour succéder à l’ancien propriétaire.

[7]          Les parties n’ont pas produit le contrat d’achat de la franchise de restaurant par Québec inc. et le bail commercial qu’elle a signé avec Realco, documents qui auraient permis au Tribunal, tenant compte des versions incomplètes et divergentes des parties, d’identifier les obligations respectives de leurs compagnies.

[8]          Les relations entre les parties sont sans particularités jusqu’à la fin de l’année 2015 ou le début de l’année 2016. Elles se détériorent lorsque Québec inc. devient moins ponctuelle dans les versements qu’elle doit faire à Realco en vertu du bail qui les lie.

[9]          À partir du début de l’année 2016, M. Kyres se rend régulièrement au restaurant de Québec inc. pour y récupérer le chèque du loyer ou parler à M. Guzoraky à ce sujet.

[10]       Selon lui, le chèque de loyer de Québec inc. du mois de mars 2016 n’est pas honoré par l’institution bancaire sur lequel il est tiré, faute de fonds. En mai 2016, M. Guzoraky lui remet un chèque de 12 200,23 $ payable à Realco tiré sur le compte bancaire de Québec inc., pour payer le loyer du mois de mai et la première portion des taxes d’affaires de l’année.

[11]       Les pièces produites par les parties révèlent que son témoignage sur cette question est inexact. Le loyer mensuel de Québec inc. est de 12 688,50 $ sans les taxes d’affaires[4], et la mise en demeure qui est adressée à Québec inc. en juin 2016 ne fait pas allusion à un retard dans le paiement du loyer du mois de mars 2016.

[12]       Quoi qu’il en soit, M. Kyres témoigne sans être contredit, que M. Guzoraky lui demande de ne pas déposer le chèque en question, en lui représentant qu’il n’y a pas suffisamment de fonds dans le compte de Québec inc.

[13]       Le 3 juin 2016, Realco fait signifier une mise en demeure à Québec inc. pour lui réclamer 35 455,58 $, soit 24 400,46 $ représentant sa part des taxes d’affaires relatives à l’Immeuble pour l’année 2016, et 10 655,12 $ représentant le loyer du mois de juin 2016[5]. Sous prétexte qu’elle n’a pu encaisser les derniers chèques de Québec inc. faute de fonds, Realco lui retourne avec sa mise en demeure les chèques postdatés qu’elle lui a remis pour le paiement du loyer.

[14]       La mise en demeure est signifiée à Nour Ghrairi, une employée de Québec inc. Celle-ci n’avise pas M. Guzoraky de la visite de l’huissier, et range la mise en demeure à l’endroit réservé au courrier pour qu’il la récupère à son passage au restaurant.

[15]       M. Kyres se présente au restaurant après la signification de la mise en demeure. Avisé de sa présence par Nour Ghrairi par téléphone, M. Guzoraky arrive quelques minutes plus tard.

[16]       En filigrane à l’échange entre les parties ce jour-là, en plus du retard dans le paiement des taxes d’affaires et du loyer de juin 2016, la mésentente entre les parties quant à la question de savoir qui, de Québec inc. ou de Realco, doit assumer la responsabilité de faire réparer la climatisation du restaurant qui est en panne depuis plusieurs jours.

[17]       Lorsque M. Kyres voit M. Guzoraky, il lui reproche que les chèques de loyer de mai et juin n’ont pas été honorés, de ne jamais être à son restaurant et de ne pas s’occuper de ses affaires. Il le sermonne aussi parce que la climatisation du restaurant ne fonctionne pas depuis 10 jours et dit au sujet de l’ouvrier qui est sur place pour effectuer la réparation : « You have a monkey that is here and that has no idea ».

[18]       M. Guzoraky demande à M. Kyres s’il traite l’ouvrier de singe et si c’est parce qu’il est Noir. M. Kyres répond « Not because he is black, I don’t give a fuck… ». Il est déstabilisé par la question, ne répond rien d’autre que « no, no, no… ». M. Guzoraky essaie de lui parler au sujet des retards de paiements, mais il ne le laisse finir aucune de ses phrases, quitte les lieux sans demander son reste, en suggérant à son locataire de communiquer avec son avocat. L’entretien est enregistré[6].

[19]       Quelques jours après, Realco introduit un recours devant la Cour supérieure contre Québec inc. pour réclamer le paiement du loyer courant. Les procédures ne sont pas produites dans le cadre de la présente instance, de sorte que le Tribunal n’a pas le détail de l’évolution des difficultés qui surgissent dans la relation d’affaires des parties.

[20]       Selon M. Guzoraky et ses témoins — son père, son frère, son ami Richard Perez et Mme Ghrairi —, M. Kyres se présente fréquemment au restaurant pour demander à voir M. Kyres, qui désigne comme étant le « monkey », « l’idiot », et demande « Where is this black monkey, where is this fool ».

[21]       Le 6 octobre 2016, l’avocate de Québec inc. fait parvenir une lettre à l’avocat de Realco[7] pour dénoncer le fait que M. Kyres a « encore » importuné les employés et les clients du restaurant en s’exprimant à voix haute et en adoptant une attitude agressive. Elle demande que M. Kyres cesse d’agir ainsi et fasse transiter toutes ses demandes ou doléances par l’entremise des avocats des compagnies des parties.

[22]       Le lendemain, le 7 octobre 2016, M. Guzoraky s’adresse à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la Commission) pour dénoncer le fait que M. Kyres le traite de « monkey », la discrimination et le harcèlement dont il se dit ainsi victime, fondés sur sa race et sa couleur.

[23]       Le 8 décembre 2016, l’avocate de M. Guzoraky adresse une deuxième lettre à l’avocat de Realco pour dénoncer le fait que M. Kyres et son frère ont perturbé les activités du restaurant en s’y présentant sans préavis, inspectant l’établissement, entre autres dans la cuisine, et prenant des photos, sans attendre que M. Guzoraky arrive sur les lieux. Elle réitère sa demande que ce comportement cesse parce qu’il cause préjudice à M. Guzoraky[8].

[24]       Au soutien de sa défense, M. Kyres produit une copie d’un jugement rendu le 23 mai 2017 contre Québec inc. qui la condamne à payer 50 220,20 $ à l’Agence du Revenu du Québec, ainsi qu’une copie du certificat d’exigibilité de la dette en vertu duquel le jugement a été rendu, lequel précise que le montant dû est en lien avec des avis envoyés entre le 19 novembre 2015 et le 27 mars 2017 en vertu de la Loi sur les impôts[9] (retenues à la source), la Loi sur le régime de rentes du Québec[10], la Loi sur l’assurance parentale[11], la Loi sur la Régie de l’assurance maladie du Québec[12], la Loi sur les normes du travail[13] et la Loi sur la taxe vente du Québec[14] (TVQ)[15].

[25]       Il a eu connaissance de la situation fiscale de Québec inc. en avril 2018, lorsqu’il a reçu une saisie en main tierce relativement au paiement de cette somme[16].

[26]       Le 16 avril 2018, la Commission transmet à M. Guzoraky sa résolution du 29 mars précédent. Elle l’informe que les informations recueillies dans le cadre de son enquête sur sa plainte pour discrimination et harcèlement discriminatoires, sont suffisantes pour justifier d’instituer un recours devant le Tribunal en vertu des articles 4, 10 et 10.1 de la Charte, mais qu’elle cesse d’agir pour son bénéfice parce que la cause ne soulève aucune difficulté particulière.

[27]       La Commission explique que la prétention de M. Guzoraky que M. Kyres l’a traité à plusieurs reprises de « monkey » devant des employés et des clients est corroborée par deux employées et son père. Elle suggère comme mesure de redressement que M. Kyres lui verse 8 000 $ à titre de dommages moraux et 2 000 $ à titre de dommages punitifs.

[28]       Le 24 mai 2018, le dossier qui oppose les compagnies des parties devant la Cour supérieure bat son plein. Vers 10 h 15, M. Kyres et son frère se présentent au restaurant de M. Guzoraky. Celui-ci est absent, mais la veille l’avocat de Québec inc. a appelé celui de Realco pour lui mentionner qu’il y a une fuite d’eau dans les toilettes.

[29]       M. Kyres affirme qu’il s’enquiert auprès d’un employé du restaurant de la nature du problème, puis se dirige vers les toilettes pour vérifier ce qu’il en est. Selon lui, l’ouvrier qui est sur les lieux lui dit que la climatisation n’est pas en fonction, alors qu’un coup d’œil au thermostat lui permet de constater le contraire. Il conclut que l’infiltration d’eau est causée par le système de climatisation.

[30]       Sur ces entrefaites, une personne noire arrive et se présente comme étant plombier. Lorsque M. Kyres demande à voir ses cartes de compétence, la personne en question se dirige vers son véhicule. M. Kyres suit l’ouvrier et comprend qu’il n’a ni carte de compétence ni numéro de la Régie du bâtiment du Québec (RBQ), non plus que la personne qui l’accompagne.

[31]       M. Kyres dit avoir compris que ces personnes — que son frère décrit aux policiers comme étant « two large African American guys »[17] — s’apprêtent à couper l’alimentation en eau de l’Immeuble. Il leur dit qu’ils ne peuvent pas faire ça parce qu’ils ne sont pas plombiers, et les prend en photo ainsi que la plaque d’immatriculation de leur voiture.

[32]       Lorsque M. Guzoraky se présente sur les lieux, il manifeste son mécontentement face à l’ingérence des frères Kyres dans ses affaires. Selon George et Vasilios Kyres, M. Guzoraky les pourchasse et les menace de mort, vexé qu’ils lui tournent le dos pour s’en aller sans l’écouter :

a)    Après que les ouvriers aient quitté les lieux, selon George Kyres [18];

b)    Lorsque George interdit aux ouvriers d’entrer dans l’immeuble, selon Vasilios Kyres[19].

[33]       Selon les frères Kyres, ce sont eux qui appellent la police ; selon M. Guzoraky et son père, c’est lui qui les appelle parce que M. Kyres s’immisce dans la gestion de son commerce.

[34]       Utilisant un cliché redondant[20], George Kyres déclare aux policiers que « [Mr. Guzoraky] was yelling and screaming ».

[35]       M. Guzoraky est arrêté, menotté et accusé de menaces de mort sur les personnes des frères Kyres, accusations qui sont abandonnées sans que le Tribunal comprenne pourquoi.

[36]       Les frères Kyres prétendent avoir refusé de témoigner contre M. Guzoraky parce que cela aurait nui au recours qui les oppose devant la Cour supérieure, explication qui est invraisemblable.

[37]       George Kyres déclare aux policiers que les ouvriers engagés par M. Guzoraky lui ont fait peur, détail qui n’apparait pas dans la déclaration de son frère, Vasilios

[38]       Les témoignages entendus laissent plutôt sous-entendre que ces personnes travaillaient sans carte de compétence et que, ayant été prises en photos ainsi que la plaque d’immatriculation de leur véhicule, elles ne voulaient pas être mêlées au conflit entre les parties et ont quitté les lieux à la première occasion.

[39]       Vasilios Kyres n’explique pas pourquoi il décrit les ouvriers comme il le fait. Rien ne permet pourtant de présumer qu’ils sont des Afro-Américains costauds, plutôt que des Afro-Canadiens ou des personnes d’immigrations récentes. Puisque rien n’indique que les ouvriers ont pris part à la discussion entre les parties, cette façon de les décrire relève du cliché raciste, de « l’exagération volontaire [qui a pour] but de produire un effet »[21], à savoir ici suggérer qu’ils sont probablement des personnes de mauvaises fréquentations associées à M. Guzoraky, et ainsi ajouter un motif militant en faveur de l’arrestation de ce dernier.

[40]       Durant l’instruction, M. Kyres utilise un autre stéréotype discriminatoire pour justifier ses comportements à l’égard de M. Guzoraky lorsqu’il lui reproche d’avoir les moyens de conduire une Porsche et de porter des vêtements griffés, mais de ne pas payer son loyer.

[41]       Selon M. Guzoraky, le comportement et le harcèlement racistes de M. Kyres à son endroit ont nui à la tranquillité de son restaurant, au point de créer un malaise chez la clientèle et de causer la baisse d’achalandage qui a entraîné la fermeture de l’établissement le 10 janvier 2019.

[42]       Il dit avoir souffert du fait que M. Kyres le diminuait devant ses clients, lui donnait l’impression qu’il ne peut réussir en affaires, que les Noirs ne sont pas dignes de faire affaire au Québec. À son avis, M. Kyres l’épiait parce qu’il est Noir et estimait qu’il ne savait pas gérer ses affaires.

[43]       M. Guzoraky ne produit aucun document pour établir la rentabilité de son restaurant avant et après mars 2016, non plus que pour expliquer les démêlés de Québec inc. avec Revenu Québec.

[44]       M. Kyres reconnaît qu’il utilise un langage de charretier lorsqu’il est contrarié, par exemple lorsqu’un locataire ne paie pas son loyer ou le paie en retard, mais affirme qu’il n’est pas raciste.

[45]       L’enregistrement de son entretien avec M. Guzoraky le 3 juin 2016 témoigne qu’il utilise les mots « monkey » et « Fuck »[22]. Il soutient que l’épithète ne visait pas M. Guzoraky, mais un de ses employés ; que le mot n’avait aucune connotation raciste, mais exprimait que l’ouvrier auquel M. Guzoraky avait demandé de réparer le système de climatisation du restaurant n’avait pas les compétences nécessaires, et que le terme était employé au sens de « clown », incompétent.

[46]       Il nie catégoriquement avoir traité M. Guzoraky de « monkey » ou avoir fait des remarques désobligeantes à son endroit, celui de son personnel ou de ses clients. Il nie également avoir harcelé M. Guzoraky, expliquant qu’il se trouvait dans son immeuble pour l’inspecter et qu’il était justifié d’exprimer son opinion sur le fait que le restaurant était à son avis mal géré et que les règles de salubrité n’étaient pas respectées.

[47]       Selon Nour Ghrairi, qui a été à l’emploi du restaurant de M. Guzoraky d’une date non précisée en 2014 jusqu’au début de l’été 2017, M. Kyres passait souvent au restaurant, s’arrêtait à la caisse, allait dans les toilettes et à la cuisine. Il demandait : « Où est le singe noir, où est ton imbécile de patron ? » Elle n’est pas en mesure de préciser le nombre de fois où il a prononcé ces paroles et ne se rappelle pas avoir été présente au restaurant le 3 juin 2016. Selon elle, M. Kyres était agressif et grossier devant la clientèle, et était présent dans le restaurant trois ou quatre fois par semaine.

[48]       Richard Perez, un ami de M. Guzoraky, rapporte qu’il fréquentait le restaurant avec des collègues de travail, y a vu M. Kyres à quelques reprises et l’a entendu demander, en parlant de M. Guzoraky : « où est cet imbécile ? » L’attitude envahissante de M. Kyres l’a rendu inconfortable au point où il a cessé de fréquenter le restaurant.

[49]       Le frère de M. Guzoraky affirme être allé au restaurant généralement en compagnie de son père. À ces occasions, avant juin 2016, il dit avoir entendu M. Kyres demander en faisant référence à son frère « where is the black monkey? »

[50]       Le père de M. Guzoraky raconte avoir vu M. Kyres entrer dans le restaurant, se diriger vers la cuisine et demander « [traduction] où est ce singe de Victor ? » — un autre nom de son fils. Il était présent lors de l’arrestation de son fils le 24 mai 2018, au sujet de laquelle il dit que son fils a été victime de harcèlement et de racisme.

III.        L’ANALYSE

[51]       Les dispositions de la Charte pertinentes à la résolution du litige sont les suivantes :

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

10.1. Nul ne doit harceler une personne en raison de l’un des motifs visés dans l’article 10.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

[52]        La discrimination peut se manifester de façon clairement identifiable, comme elle peut être l’expression de préjugés et de stéréotypes inconscients qui ont des effets préjudiciables à l’égard de certaines catégories de personnes[23].

[53]        Le racisme[24], en particulier celui qui vise les personnes à la peau noire, est partie intégrante de la mentalité de notre société[25]. Une couche importante de la population professe ouvertement des vues racistes, alors qu’une couche plus large encore est inconsciemment influencée par des stéréotypes raciaux négatifs[26] :

[…] racial or sexual stereotypes are there, in our minds, bred by social conditioning and encouraged by popular culture and the media. Sometimes they are embedded in our institutions. We tend to accept them as truths. When faced by a problem, we automatically apply them because it is natural and easy — much easier than really examining the problem and coming to a rational conclusion by the processes of thought and listening and evaluation.[27]

[TRADUCTION] Les stéréotypes raciaux ou sexuels sont dans nos esprits, élevés par le conditionnement social et encouragés par la culture populaire et les médias. Parfois, ils sont intégrés dans nos institutions. Nous avons tendance à les accepter comme des vérités. Face à un problème, nous les appliquons automatiquement, car il est naturel et facile — beaucoup plus facile que d’examiner réellement le problème et de parvenir à une conclusion rationnelle par les processus de pensée, d’écoute et d’évaluation.

[54]        Sont « racistes » les actions caractérisées par des préjugés ou une discrimination fondée sur la « race »[28], la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou certaines caractéristiques ethnoculturelles, qui visent ou ont pour conséquence d’inférioriser les personnes visées, sur les plans social, économique, culturel et politique[29].

[55]        Les personnes d’immigration récente et les minorités visibles sont plus susceptibles de souffrir du racisme, de la part de personnes de toutes origines. Les préjugés sont tenaces et continuent de freiner leur participation à la vie sociale, économique et culturelle du Québec[30].

[56]        Une personne raisonnable est censée connaître le passé de discrimination dont les personnes noires souffrent depuis la découverte du Nouveau Monde au XVe siècle, et le contexte social contemporain qui prévaut[31]. Elle est informée, dotée d’une intelligence moyenne, possède une compréhension générale du sens des mots, fait montre du sens de la justice, et applique des normes morales et sociales qui reflètent les vues de la société en général[32].

[57]        Le racisme est une construction sociale intégrée depuis des générations et il désigne :

[…] a belief that race is the primary determinant of human traits and capacities and that racial differences produce an inherent superiority of a particular race; […]

Racism is insidious and affects all aspects of life. […]

One result of racism is stigma. The dictionary defines stigma as, “a mark of disgrace associated with a particular circumstance, quality, or person.” This definition does not capture the complexity or breadth of the effects of stigma. […] stigma [is], “A dynamic process of devaluation that significantly discredits an individual in the eyes of other. […] the result is discrimination that may take the form of actions and omissions.”[33]

[TRADUCTION] […] la croyance que la race est le principal déterminant des traits et des capacités humaines et que les différences raciales produisent une supériorité inhérente à une race particulière ; […]

Le racisme est insidieux et affecte tous les aspects de la vie. […]

Une des conséquences du racisme est la stigmatisation. Le dictionnaire définit la stigmatisation comme « une marque de disgrâce associée à une circonstance, une qualité ou une personne particulière ». Cette définition ne rend pas compte de la complexité ou de l’ampleur des effets de la stigmatisation. […] la stigmatisation « [est] un processus dynamique de dévaluation qui discrédite considérablement un individu aux yeux des autres. […] il en résulte une discrimination qui peut prendre la forme d’actions et d’omissions ».

(Références omises)

[58]        La discrimination fondée sur la race ou la couleur se pratique majoritairement de manière subtile[34]. Puisque les cas sont rares où la preuve de discrimination est évidente, le Tribunal doit examiner toutes les circonstances, et conclure qu’il y a discrimination lorsque la preuve rend cette inférence plus probable que les explications, la version et l’interprétation des faits de la partie défenderesse pour établir que ses actions n’étaient pas motivées par un motif interdit de discrimination[35].

[59]        Pour voir son recours accueilli, la partie demanderesse doit prouver par prépondérance des probabilités[36] qu’elle a été l’objet d’une distinction ou d’une exclusion[37], fondée ne serait-ce qu’en partie sur l’un des motifs énumérés à l’article 10 de la Charte — la race et la couleur en l’occurrence —, et que ce traitement a eu pour effet de détruire ou compromettre son droit à une pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne[38]. Si cette preuve n’est pas contredite, elle donnera lieu à une condamnation en faveur de la victime.

[60]        Des propos qui déconsidèrent une personne ou un groupe de personnes en raison de caractéristiques personnelles protégées par l’article 10 de la Charte — la race, la couleur, l’orientation sexuelle, le handicap, etc. —, constituent des insultes qui contreviennent au droit de toute personne de jouir en toute égalité de son droit à la sauvegarde de sa dignité prévu à l’article 4 de la Charte[39], peuvent constituer de la discrimination[40], et font échec à l’intégration sociale de la personne qu’ils visent[41].

[61]       De tels propos transmettent à son destinataire le message qu’il a une valeur intrinsèque moindre en tant qu’être humain parce que, par exemple, il appartient à une ethnie plutôt qu’à une autre. Des propos discriminatoires favorisent l’incompréhension mutuelle et la haine entre les différentes communautés qui composent la société québécoise, et constituent le type de conduite que la Charte cherche à sanctionner afin de tendre à les éradiquer[42].

[62]        Des paroles qui ne sont pas discriminatoires en elles-mêmes, tel que « tu pues », « va te laver » et « tu es sale », peuvent être associées à l’origine ethnique lorsqu’elles sont jumelées à un contexte où des insultes discriminatoires sont souvent prononcées[43].

[63]        La Charte vise à introduire des rapports civilisés entre les individus, fondés sur le respect des différences de chacun ; elle interdit d’exprimer une insatisfaction ou un désaccord face à un comportement donné, fondé sur des motifs interdits de discrimination qui correspondent à des caractéristiques personnelles et n’ont aucun lien avec la conduite reprochée[44].

[64]        L’effet des insultes racistes sur les personnes qu’elles visent n’est jamais bien compris de ceux qui n’en ont pas fait l’expérience directe : la personne se trouve dépouillée de sa dignité et bafouée dans son estime de soi, parfois d’une façon irréparable[45]. Même lorsque les auteurs du comportement ne sont pas conscients du caractère discriminatoire de leurs comportements et de leur propos, ils sont immédiatement ressentis douloureusement par la victime[46].

[65]        Le harcèlement est une conduite vexatoire ou non désirée répétée fréquemment ou sur une longue période[47], qui a un effet négatif durable sur ses victimes. Il peut aussi résulter d’un seul acte lorsque sa gravité produit des effets continus dans l’avenir[48].

[66]       Le harcèlement racial se présente sous la forme d’agressions verbales (remarques désobligeantes, rebuffades, brimades, injures, insultes, caricatures), ou sous forme d’agressions physiques ou à la propriété[49].

[67]       Pour déterminer si un comportement est abusif, blessant et importun équivalant à du harcèlement, le Tribunal doit adopter le point de vue de la victime raisonnable appartenant au groupe visé par le comportement[50].

[68]        Par ailleurs, tenant compte que des propos déplacés sont échangés tous les jours, l’atteinte aux droits fondamentaux qui découle de propos discriminatoires doit être d’une réelle gravité pour donner lieu à une indemnité[51].

[69]        Puisque la discrimination peut être la manifestation de préjugés et stéréotypes inconscients, l’état d’esprit de son auteur n’est pas pertinent[52]. Ce qui détermine s’il y a discrimination, c’est l’impact concret des actes reprochés, de sorte que l’absence d’intention de discriminer n’est pas un moyen de défense valable pour repousser une réclamation, non plus que la colère[53].

1)     George Kyres a-t-il utilisé le mot « monkey » lorsqu’il s’est adressé à M. Guzoraky ou à ses employés pour parler de lui ?

[70]       À compter du moment où Québec inc. a de la difficulté à respecter les échéances des paiements qu’elle doit faire à Realco en vertu du bail qui les lie, la relation des parties se détériore sérieusement, et il ne faut que quelques jours pour que Realco soumette le litige qui l’oppose à Québec inc. à la Cour supérieure.

[71]       C’est sur la recommandation de son père que M. Guzoraky enregistre sa rencontre du 3 juin 2016 avec M. Kyres, suggestion qu’il lui fait lorsqu’ils discutent du fait que M. Kyres le traite de « singe », ou utilise cette épithète lorsqu’il lui parle.

[72]       Selon M. Kyres, il utilise le mot « singe » pour exprimer que l’ouvrier qui s’apprête à réparer le système de climatisation du restaurant n’a pas les compétences requises, et ne respecte pas les exigences légales en matière de cartes de compétences et d’enregistrement auprès de la RBQ. Il s’est expliqué sur le sujet en disant à M. Guzoraky « I don’t give a fuck » pour signifier que l’usage du terme n’avait rien à voir avec la couleur de l’ouvrier.

[73]       Alors que M. Guzoraky explique qu’il enregistre la conversation avec M. Kyres pour obtenir une preuve qu’il utilise le mot « monkey » lorsqu’il lui parle, le mot est prononcé dans les premières secondes de l’échange entre les parties.

[74]       Considérant que M. Guzoraky dénonce à la Commission l’usage par M. Kyres du mot « singe », « monkey », de façon concomitante avec l’envoi d’une mise en demeure à Realco de cesser de se présenter à son établissement, le Tribunal ne retient pas la suggestion de M. Kyres que l’absence de mention de la situation dans les mises en demeure de Québec inc. témoigne du fait que la prétention de M. Guzoraky et des témoins qui corroborent ses dires, relève de la fabulation.

[75]       M. Kyres a utilisé le mot « singe » pour désigner un ouvrier à la peau noire, exprimer le fait qu’il le jugeait incompétent. De sa propre admission, il laisse libre cours à ses paroles lorsqu’il est frustré. Or, il utilise l’épithète conformément à une de ses connotations négatives pour désigner les personnes noires : l’incompétence, l’infériorité ; il considère que M. Guzoraky est incompétent, ne sait pas gérer ses affaires, voire l’exploite puisqu’il porte des vêtements griffés et conduit une voiture de luxe, mais paie son loyer en retard. Il n’y a qu’un pas à faire pour conclure qu’il a qualifié M. Guzoraky de « singe », comme il l’a fait de l’ouvrier qui était au restaurant le 3 juin 2016.

[76]       Le témoignage de M. Guzoraky selon lequel M. Kyres l’a qualifié de « singe » à plusieurs reprises est corroboré et est plus crédible et fiable que celui de M. Kyres.

[77]       M. Kyres est profondément incommodé par le fait que M. Guzoraky via Québec inc. ne paie pas son loyer, et conteste les procédures qu’il a entreprises devant la Cour supérieure pour obtenir l’exécution des obligations prévues au bail ou la sanction du défaut d’exécution.

[78]       Il n’a pas beaucoup de respect pour M. Guzoraky, ses employés, les ouvriers dont il retient les services qui sont tous membres de communautés visibles et nationales différentes de la sienne, qu’il qualifie tous d’incompétents ; il s’en exprime à haute voix et sans pudeur. Ce ne sont pas des conseils qu’il prodigue ; il s’exprime sur l’incompétence de toutes les personnes qui participent à l’exploitation du restaurant de Québec inc., ce qui indispose les personnes présentes et insulte les gens concernés.

[79]       M. Kyres a saisi l’occasion de chacune de ses visites au restaurant pour tenir des propos et faire du harcèlement discriminatoire à l’égard de M. Guzoraky, et critiquer les efforts de son locataire pour exploiter le restaurant. Au mieux, ses commentaires relevaient de la tentative d’ingérence inefficace dans la gestion du restaurant de M. Guzoraky, au pire, du dénigrement. Bien qu’il s’estime justifié d’avoir exprimé à haute voix ce qu’il pensait, c’était sans droit qu’il adressait des remontrances au personnel de Québec inc. et aux ouvriers qu’elle engageait et les dénigrait en utilisant un vocabulaire discriminatoire, ce qu’il ne pouvait ignorer après avoir été mis en demeure de cesser de se présenter à l’établissement. Le manque de respect qu’il avait à l’égard de M. Guzoraky était d’autant plus flagrant qu’il le manifestait durant les heures d’ouverture, le comparant à un animal devant le personnel, les ouvriers et les clients.

[80]       Utiliser le terme « monkey » pour désigner M. Guzoraky et ses ouvriers, tous Noirs, n’est pas anecdotique et sans importance comme M. Kyres veut s’en convaincre. Les personnes qui ont été témoins de ses propos n’auraient pas pris la peine de les rapporter à M. Guzoraky, son père ne lui aurait pas suggéré d’enregistrer M. Kyres, et les témoins n’auraient pas pris le temps de venir témoigner du fait qu’ils trouvent ce langage tout à fait inacceptable et discriminatoire.

[81]       L’analyse de la preuve permet de conclure que M. Kyres a utilisé les mots « monkey », « black monkey » et « imbécile » pour désigner M. Guzoraky et les ouvriers à la peau noire avec lesquels il faisait affaire dans le cadre de l’exploitation de son restaurant.

2)    Les propos de M. Kyres et son attitude à l’égard de M. Guzoraky constituent-ils de la discrimination et du harcèlement fondés sur la couleur de sa peau et sa race et ont-ils porté atteinte à son droit à la sauvegarde de sa dignité, en contravention aux articles 4, 10 et 10.1 de la Charte ?

[82]       Il n’est pas contesté que le terme « monkey » et que l’expression « black monkey » sont utilisés de façon péjorative pour désigner et humilier les personnes racisées[54], incluant les personnes noires[55], leur signifier que pour leur interlocuteur elles ne méritent pas de considération et sont inférieures. L’ex-première dame des États-Unis elle-même a été affublée de cette épithète en 2016.

[83]       Tenant compte des motifs exprimés au soutien de la réponse à la question précédente, le Tribunal répond par l’affirmative à la question posée.

[84]       Une personne raisonnable ne peut ignorer que les propos dont il est question en l’instance sont discriminatoires, et la question de savoir si la personne qui les prononce est raciste n’est pas pertinente. Traiter quelqu’un de singe est toujours péjoratif et dérogatoire, et pour des raisons historiques, cela est d’autant plus vrai lorsque le terme est utilisé pour désigner une personne à la peau noire.

[85]       Ce n’est pas anodin, particulièrement dans le cadre d’une relation d’affaires, de choisir de traiter quelqu’un de « monkey » plutôt que de dire qu’il est incompétent. De tels propos visent clairement à insulter, humilier et blesser, en référant à des caractéristiques personnelles protégées par l’article 10 de la Charte.

[86]       M. Kyres n’a pas établi qu’il est plus compétent que les ouvriers engagés par Québec inc. pour juger de leurs capacités au premier coup d’œil. Ce qui se voit au premier coup d’œil par contre c’est la couleur de leur peau.

[87]       Malgré les mises en demeure de cesser de se présenter au restaurant et d’invectiver les personnes qui s’y trouvent, M. Kyres demeure convaincu qu’il pouvait se présenter au commerce de Québec inc. durant les heures d’ouverture et s’adresser sans retenue à qui se trouvait sur les lieux, pour exprimer le fond de sa pensée, en utilisant un langage discriminatoire. Il a tort.

[88]       Cette façon d’agir constitue du harcèlement discriminatoire interdit parce que fondée, en partie du moins, sur la couleur de peau des personnes présentes, avait pour but et a eu pour effet de rabaisser et d’humilier publiquement M. Guzoraky.

[89]       Si tant est que M. Kyres n’ait pas su que le mot « monkey » est une insulte raciale avant que M. Guzoraky le lui fasse remarquer le 3 juin 2016, il n’a pas échappé au Tribunal qu’il ne s’excuse pas de l’avoir utilisé lorsque M. Guzoraky lui demande de s’expliquer.

[90]       Il ne s’excuse pas non plus durant l’instruction lorsqu’il ne peut qu’avoir compris que cette façon de parler n’est pas acceptable. Il aurait pu choisir les adjectifs « incompétent », « imbécile », dire des ouvriers qu’ils travaillaient sans carte de compétence, menacer d’appeler un inspecteur de la Commission de la construction du Québec. Il choisit de les qualifier de « singe » et refuse de concéder que cela est inapproprié et discriminatoire.

[91]       M. Kyres n’est pas apparu au Tribunal comme une personne dénuée de raison. Il a certainement compris ce dont il est question en l’instance : le respect ou le manque de respect ; les frontières entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ; le manque de sensibilité d’une personne à la peau blanche face à des propos qu’il utilise sans discernement ou considération face à une personne qui, de par la couleur de sa peau et l’histoire de discrimination qu’elle implique, a une sensibilité différente.

[92]       Le Tribunal conclut que par ses propos et son attitude, M. Kyres a porté atteinte de manière discriminatoire au droit à la sauvegarde de la dignité de M. Guzoraky et que cette conduite constitue du harcèlement discriminatoire, le tout, contraire aux articles 4, 10 et 10.1 de la Charte.

3)        Les montants que M. Guzoraky réclame à titre de dommages moraux et punitifs sont-ils justifiés dans les circonstances ?

[93]       Les propos de M. Kyres ont eu l’effet escompté d’une insulte puisque M. Guzoraky s’est senti incompétent et humilié, signes que sa dignité en tant qu’être humain a été atteinte[56].

Dommages moraux

[94]       M. Guzoraky réclame 250 000 $ à titre de dommages moraux. Ce montant n’a aucune commune mesure avec celui que la Commission a suggéré à l’issue de son enquête ou ceux attribués par les tribunaux en semblables matières.

[95]       Il s’est senti rabaissé et humilié devant ses clients et ses employés par les visites répétées de M. Kyres, ses commentaires sur l’état du commerce et l’utilisation des épithètes « monkey », « black monkey » et « imbécile ». Il a exprimé que cela a porté atteinte à son estime personnelle, lui a fait perdre confiance en lui et a été source d’angoisse et de stress.

[96]       Il n’en demeure pas moins que les déboires de son commerce, qui ont commencé avant la détérioration de la relation entre les deux hommes et en sont à l’origine, et le fait d’avoir perdu l’argent investi, ne peuvent pas être étrangers au sentiment d’échec que M. Guzoraky exprime.

[97]       À la lumière des témoignages entendus, le montant que M. Guzoraky demande à titre de dommages moraux reflète davantage la perte des sommes investies par sa famille dans le commerce, que le dommage qu’il a subis des propos et du harcèlement discriminatoires de M. Kyres.

[98]       Le Tribunal note par ailleurs que non seulement aucune preuve n’a été administrée pour établir les sommes que M. Guzoraky et sa famille ont investies et perdues dans le restaurant, mais rien ne permet de penser que les déboires du restaurant ont été causés par le comportement et le vocabulaire dérogatoires de M. Kyres.

[99]       Dans les circonstances, le Tribunal accorde 5 000 $ d’indemnité à M. Guzoraky pour compenser l’humiliation qu’il a subie.

Dommages punitifs

[100]    La victime d’une personne motivée par le désir ou la volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive, ou qui agit en toute connaissance des conséquences immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables que cette conduite engendrera, a droit à des dommages punitifs[57].

[101]    L’octroi de dommages punitifs marque la désapprobation particulière d’une conduite, et cherche à dissuader tant son auteur que les membres de la société de la répéter[58].

[102]    Les propos racistes et xénophobes qui sont un frein à l’intégration et au déploiement du plein potentiel des personnes racisées ne doivent pas être tolérés. Ils doivent être découragés.

[103]    M. Kyres n’accepte pas l’idée qu’il doive bannir le terme « monkey » de son vocabulaire lorsqu’il s’adresse à une personne racisée. Il ne s’excuse pas de laisser libre cours aux termes péjoratifs ou vulgaires qui lui passent par la tête lorsqu’il s’emporte ; il se contente de constater que cela fait partie de qui il est.

[104]    Il se présente comme un homme d’affaires sûr de lui, qui réussit. Il ne peut utiliser un vocabulaire dénigrant et humiliant lorsqu’il s’adresse à qui que ce soit, incluant une personne racisée qui n’a pas le même succès que lui, quelle qu’en soit la raison.

[105]    Le Tribunal retient qu’il a porté atteinte aux droits fondamentaux de M. Guzoraky de manière intentionnelle. Il doit cesser de faire appel à de telles manœuvres d’intimidation, particulièrement après avoir été formellement mis en demeure de le faire.

[106]    Le Tribunal accorde 5 000 $ à M. Guzoraky à titre de dommages punitifs.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[107]    ACCUEILLE partiellement la réclamation,

[108]    CONDAMNE George Kyres à payer à Kutuojo Guzoraky :

a)     5 000 $ à titre de dommages moraux, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. depuis l’institution des procédures ;

b)     5 000 $ à titre de dommages punitifs, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. depuis la date du présent jugement ;

[109]    LE TOUT, avec les frais de justice.

 

 

__________________________________

MAGALI LEWIS,

Juge au Tribunal des droits de la personne

 

 

 

Kutuojo Guzoraky, se représentant seul

Partie demanderesse

 

 

Me Laurent R. Kanemy

NELSON CHAMPAGNE

Pour la partie défenderesse

 

 

 

Dates d’audience :

26 et 27 juin 2019

 



[1]     Ibram X. KENDI, How to Be an Antiracist, One World Ed., 2019, p. 17.

[2]     Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.

      Art. 84 Lorsque, à la suite du dépôt d’une plainte, la Commission exerce sa discrétion de ne pas saisir un tribunal, au bénéfice d’une personne, de l’un des recours prévus aux articles 80 à 82, elle le notifie au plaignant en lui en donnant les motifs.

Dans un délai de 90 jours de la réception de cette notification, le plaignant peut, à ses frais, saisir le Tribunal des droits de la personne de ce recours, pour l’exercice duquel il est substitué de plein droit à la Commission avec les mêmes effets que si celle-ci l’avait exercé.

[3]     Pièce D-1, État de renseignements de 9268-4257 Québec inc. au REQ.

[4]     Pièce D-6, Lettre de mise en demeure du 1er juin 2016 et copies des chèques postdatés de loyer joints qui sont retournés à Québec inc.

[5]     Pièce D-6.

[6]     Pièce P-1.

[7]     Pièce P-4.

[8]     Pièce P-4.

[9]     RLRQ, c. I-3.

[10]    RLRQ, c. R-9.

[11]    RLRQ, c. A-29 011.

[12]    RLRQ, c. R-5.

[13]    RLRQ, c. N-1.1.

[14]    RLRQ, c. T-0.1.

[15]    Pièce D-2.

[16]    Pièce D-3.

[17]    Pièce P-3, Déclaration écrite de Vasilios Kyres à la police.

[18]    Pièce P-2, Déclaration aux policiers.

[19]    Pièce P-3, Déclaration aux policiers.

[20]    Pièce P-2, Déclaration écrite de George Kyres à la police.

[21]    Ville de Montréal c. Baptiste, 2019 QCCM 131, par. 16.

[22]    Pièce P-1.

[23]    Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, par. 1 (Bombardier).

[24]    Direction des politiques et programmes d’intégration, de régionalisation et de relations interculturelles du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, La diversité : une valeur ajoutée, Plan d’action gouvernementale pour favoriser la participation de tous à l’essor du Québec 2008-2013, Direction des affaires publiques et des communications Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles 2008, p. 14 et 15.

[25]    Gérard BOUCHARD, Charles TAYLOR, Fonder l’avenir, le temps de la conciliation, Rapport final, Gouvernement du Québec, 2008, p. 191, 234 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Systématix Technologies de l’information inc., 2010 QCTDP 18 par. 85 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Mensah) c. Ville de Montréal (Service de police de la Ville de Montréal), 2018 QCTDP 5, par. 98 (permission d’en appeler refusée, 2018 QCCA 1030) (Mensah).

[26]    R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 RCS 484, par. 46 ; R. c. Parks, (1993), 1993 CanLII 3383 (ON CA), 15 O.R. (3d) 324 (Parks), autorisation de pourvoi refusée le 28 avril 1994 ; Mensah, id.

[27]    Beverly McLachlin, Stereotypes: Their Uses and Misuses, address to the McGill University Faculty of Law Human Rights Forum, November 25, 1992, p. 11, cité dans Parks, id.

[28]    Pour une analyse sur l’évolution du concept de race, voir Daniel DUCHARME et Paul EID, La notion de race dans les sciences et l’imaginaire raciste : la rupture est-elle consommée ? Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2005. Les auteurs écrivent :

[…] si la race biologique n’a aucune valeur explicative sur le plan sociologique, on ne peut en dire autant de la « race sociale », c’est-à-dire la race socialement construite. Plus encore, les préjugés et la discrimination fondés sur la race, ainsi que les inégalités qui en découlent, nous rappellent que la race, bien qu’étant originellement une fiction idéologique, n’en a pas moins des effets sociaux bien réels, qui ne peuvent en aucun cas être négligés par les chercheurs. (p. 7)

[29]    Direction des politiques et programmes d’intégration, de régionalisation et de relations interculturelles du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, La diversité : une valeur ajoutée, préc., note 24, p. 13.

[30]    Id.

[31]    R. c. Le, 2019 CSC 34, par. 75 ; R. c. S. (R.D.), préc., note 26, par. 44, 46 ; Committe for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 RCS 369 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Lusk, 2010 QCTDP 17, par. 220 et 231.

[32]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Calego international inc.*, 2011 QCTDP 4, inf. en partie sur d’autres questions par 2013 QCCA 924.

[33]    Canadian Public Health Association, Racism and Public Health, 17 décembre 2018, p. 4 et 5 (https://www.cpha.ca/racism-and-public-health).

[34]    Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2014 TCDP 10, par. 22 (Turner) ; Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] TCDP no 2, par. 38 474.

[35]    Turner, id, par. 24 ; Maillet c. Canada (PG)2005 TCDP 48, par. 6 ; Maynard v. Toronto Police Services Board, 2012 HRTO 1220, par. 150.

[36]    Art. 2804 C.c.Q. ; Bombardier, id., par. 56.

[37]    L’article 10 de la Charte parle aussi d’une préférence, mais le traitement dont M. Guzoraky se plaint n’est pas de l’ordre d’un traitement préférentiel.

[38]    Bombardier, préc., note 23, par. 35. Voir également : Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, 1994 CanLII 102 (CSC), [1994] 2 RCS 525, p. 538.

[39]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Immeuble Shirval inc., 2010 QCTDP 14, par. 31.

[40]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Remorquage Sud-Ouest, 2010 QCTDP 12 (Remorquage Sud-Ouest) ; Tchanderli-Braham c. Bériault, 2018 QCTDP 4 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Clemente, 2013 QCTDP 3, par. 52 (Clemente) ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Entreprise conjointe Pichette, Lambert, Somec, 2007 QCTDP 21, par. 48 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Contant, 2006 QCTDP 7, par. 15 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Lamarre, 2004 CanLII 48550 (QC TDP), par. 18.

[41]    Clemente, id., par. 53.

[42]    Id.

[43]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Attar et autres) c. Paradis, 2016 QCTDP 17, par. 149 (Paradis).

[44]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Filion, 2004 CanLII 468 (QC TDP), par. 30

[45]    Hinds c. Canada (Employment and Immigration Commission), (1989) 10 C.H.R.R. D/5683, p. D/5697 ; Dhanjal c. Air Canada, 1996 CanLII 2385 (TCDP), par. 50-51, 54 ; Nataf c. Doclin, 2015 QCCQ 611, par. 103.

[46]    Frances HENRY, Les concepts de race et de racisme et leurs implications pour la Commission ontarienne des droits de la personne, décembre 2004, texte disponible en ligne http://www.ohrc.on.ca/fr/les-articles-du-dialogue-sur-la-politique-raciale/les-concepts-de-race-et-de-racisme-et-leurs-implications-pour-la-commission-ontarienne-des-droits-de.

[47]    Paradis, préc., note 43, par. 152.

[48]    Habachi c. Québec (Commission des droits de la personne), 1999 CanLII 13 338 (QC CA), opinion du juge Baudouin, p. 12 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Giannias, 2011 QCTDP 20, par. 21 (Giannias).

[49]    Commission des droits de la personne du Québec c. Commission scolaire Deux-Montagnes, 1993 CanLII 1202 (QC TDP) ; Giannias, id., par. 22.

[50]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Mitrovic, 2013 QCTDP 16, par. 23 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Chalifoux, 2011 QCTDP 7, par. 86 ; Giannias, id.

[51]    Calego international inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 924, par. 49-50 et 99.

[52]    Bombardier, préc., note 23, par. 40 ; Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, par. 47 ; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27.

[53]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Remorquage Sud-Ouest, préc., note 40 ; Tchanderli-Braham c. Bériault, préc., note 40.

[54]    Christodoulou c. Noël, 2018 QCCS 1409, par. 31, conf. par 2018 QCCA 1308.

[55]    Adorgloh v. Seasons Foodmart and Feng Lin, 2013 HRTO 1201; Monrose v. Double Diamond Acres Limited, 2013 HRTO 1273, par. 63.

[56]    Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 RCS 497, par. 53.

[57]    Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 RCS 211, 1996 CanLII 172 (CSC), par. 121.

[58]    de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, par. 47.

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