Thériault-Martel c. Savoie |
2014 QCCS 3937 |
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JM 2455 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
LONGUEUIL |
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N° : |
505-17-005378-114 |
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DATE : |
LE 15 AOÛT 2014 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
GARY D.D. MORRISON, J.C.S. |
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PIERRETTE THÉRIAULT-MARTEL |
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Requérante/défenderesse |
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c. |
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EDDY SAVOIE |
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Intimé/demandeur |
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JUGEMENT |
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[1] Pierrette Thériault-Martel réclame des dommages-intérêts et des dommages punitifs en vertu de l’article 54.4 C.p.c. après le rejet de la requête introductive d’instance en diffamation d’Eddy Savoie, en raison de son caractère abusif, le Tribunal ayant conclu qu’il s’agissait d’une poursuite-bâillon destinée à limiter la liberté d’expression de Thériault-Martel dans le contexte d’un débat public.
[2] Celle-ci réclame 100 000 $ à titre de dommages-intérêts ainsi que 500 000 $[1] à titre de dommages punitifs.
[3] Avant la tenue de l’audition quant à cette demande, Savoie signifie une dénonciation sommaire de ses moyens de défense oraux qui contient une demande reconventionnelle alléguant des propos diffamatoires et une atteinte à son intégrité physique et morale. Cependant, à l’audience, l’intimé retire cette demande reconventionnelle.
1. CONTEXTE PROCÉDURAL
[4] Le 21 juillet 2011, Savoie dépose sa requête introductive d’instance en diffamation contre Thibault-Martel. Il réclame d’elle un montant de 400 000 $, soit 200 000 $ en dommages moraux et 200 000 $ en dommages punitifs.
[5] Le 10 septembre 2013, le Tribunal déclare abusive cette requête eu égard aux articles 54.1 à 54.4 C.p.c. et réserve les droits de la requérante de réclamer, le cas échéant, des dommages-intérêts et des dommages punitifs.
[6] Le 25 octobre 2013, la Cour d’appel rejette la requête de l’intimé pour permission d’en appeler de ce jugement[2].
[7] Le 11 novembre 2013, la requérante dépose sa requête pour l’octroi de dommages-intérêts et dommages punitifs. L’intimé demande ensuite l’irrecevabilité de cette requête vu la prétendue absence de compétence du Tribunal.
[8] Le 20 décembre 2013, celui-ci rejette la requête en irrecevabilité. La Cour d’appel du Québec rejette, le 3 février 2014, la requête pour permission d’en appeler de ce jugement.
[9] Le 17 avril 2014, le Tribunal, séance tenante, refuse la demande de remise formulée par le procureur de l’intimé.
[10] Le 22 avril 2014, le Tribunal rejette la requête de l’intimé pour ordonnance de huis clos, de non-divulgation et de non-publication.
[11] Le 24 avril 2014, celui-ci fait signifier sa dénonciation sommaire contenant ses moyens de défense oraux et sa demande reconventionnelle. L’intimé plaide qu’il s’est déjà vu imposer la sanction la plus sévère, soit le rejet de son recours en diffamation contre la requérante et que les montants réclamés par elle sont exagérés.
2. QUESTION EN LITIGE
[12] Le Tribunal doit déterminer le droit de la requérante à obtenir des dommages-intérêts et des dommages punitifs et, le cas échéant, leurs montants.
3. LE DROIT APPLICABLE
[13] L’article 54.4 C.p.c.[3] énonce :
54.4 Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d'une demande en justice ou d'un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l'instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.
Si le montant des dommages-intérêts n'est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d'abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu'il détermine.
[14] La Cour d’appel enseigne que l’application de l’article 54.4 C.p.c. « tient de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire », qui s’exerce de manière raisonnable[4]. Donc, toute condamnation pécuniaire devra faire l’objet d’une preuve suffisante pour pouvoir être octroyée[5]. De plus, le Tribunal doit chercher à s’en tenir à la réparation du préjudice qui découle directement de la poursuite[6]. Autrement dit, un lien de causalité entre la poursuite abusive et les dommages recherchés doit être établi.
[15] Quant aux dommages punitifs, le Tribunal ne doit pas décider de leur octroi dans l’abstrait. Ainsi, comme l’enseigne la Cour d’appel[7], la preuve doit s’analyser en conformité avec l’article 1621 C.c.Q., pour assurer la fonction préventive de tels dommages.
[16] L’article 1621 C.c.Q. se lit ainsi :
1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
[17] Cet article confirme l’intention du législateur qui veut que les dommages punitifs, contrairement aux dommages-intérêts, ne visent pas à compenser la victime pour une perte qu’elle subit ou un gain dont elle est privé mais bien pour dénoncer et punir de façon dissuasive le comportement répréhensible de l’auteur de la faute ou de l’atteinte illicite et intentionnelle.
4. L’ANALYSE
[18] Dans le contexte de la poursuite-bâillon de l’intimé, quels sont les dommages-intérêts et dommages punitifs auxquels a droit la requérante?
4.1 Les honoraires et déboursés extrajudiciaires
[19] Les comptes d’honoraires et déboursés[8] des avocats de la requérante s’élèvent à 107 095,77 $, taxes incluses, pour la période du 30 juin 2011 au 25 avril 2014.
[20] Celle-ci a payé à ce jour 17 487,84 $. Les dates de ses paiements ne sont pas précisées, sauf pour le dernier paiement du 6 mars 2013 tel qu’indiqué sur les comptes. Elle n’a pas payé les comptes du 7 novembre 2013 (R-9) et 25 avril 2014 (R-14) qui totalisent 89 607,73 $. Elle affirme qu’elle n’a pas d’argent pour payer le solde de ces comptes et serait dans l’obligation de s’entendre avec ses avocats pour leurs paiements futurs si elle n’a pas gain de cause.
[21] L’intimé conteste la réclamation principalement pour les raisons suivantes, soulignant qu’un montant de 15 000 $ serait approprié quant à ce titre de dommages. Selon lui :
- La requérante ne devrait pas être remboursée pour les comptes qu’elle n’a pas payés. En effet, elle plaiderait pour autrui, soit pour ses avocats;
- Le montant des honoraires serait exagéré car non justifié par les procédures. D’ailleurs on trouve dans les comptes des exemples de duplication où plus d’un avocat a travaillé sur le même sujet, ce qui apparaît contraire à la convention d’honoraires[9] intervenue entre la requérante et ses avocats;
- De plus, la requérante n’aurait pas droit au remboursement du coût des services professionnels rendus depuis que l’action de l’intimé en diffamation a pris fin. Autrement dit, la requérante n’a pas droit à être remboursée quant aux procédures qui sont liées à sa réclamation en dommages, car il n’y a pas eu d’abus procédural à cet égard;
- Enfin, puisque la requérante aurait eu normalement à engager des dépenses pour se défendre contre l’action en diffamation, le Tribunal possède le pouvoir de réduire tout montant octroyé comme dommage par celui qu’elle aurait encouru pour ce faire.
[22] Le Tribunal ne retient pas ces arguments sauf en partie.
[23] Selon la convention d’honoraires intervenue entre la requérante et ses avocats, elle s’est engagée à payer pour les honoraires correspondant aux heures travaillées à un taux horaire maximal de 275 $ de l’heure, ainsi que pour tout déboursé judiciaire ou extrajudiciaire occasionné par le mandat, en sus des taxes.
[24] Les comptes d’honoraires de ses avocats respectent les conditions énoncées dans l’entente. Donc, la requérante s’est déjà endettée pour le solde des honoraires professionnels non payés. À cet égard, l’article 54.4 C.p.c. n’exige pas que les honoraires et débours soient déjà payés, mais simplement qu’ils soient « engagés ».
[25] Ainsi, dans le contexte d’une réclamation selon l’article 54.4 C.p.c., il n’y a pas lieu de réduire la réclamation pour les montants toujours impayés.
[26] La requérante reconnaît l’existence d’une entente verbale avec ses avocats spécifiant qu’elle ne serait pas facturée pour le travail de plus d’un avocat dans l’accomplissement d’une tâche précise. Selon l’intimé, les comptes d’honoraires contiennent des exemples de duplication pour un montant total d’environ 4 500 $
[27] Par contre, celui-ci ne prend pas en considération le fait que dans plusieurs de ces comptes, les honoraires sont réduits pour des « considérations spéciales », dont le montant totalise environ 9 400 $, ce qui dépasse largement les duplications de temps identifiées. Donc, le Tribunal conclut qu’une réduction additionnelle n’apparaît pas justifiée dans les circonstances.
[28] De plus, le Tribunal est d’avis que les montants facturés par les avocats de la requérante se justifient eu égard à la nature et la quantité de procédures entreprises en l’instance. L’intimé ne convainc pas le Tribunal que les montants facturés sont déraisonnables ou non conformes à la réglementation du Barreau du Québec.
[29] En ce qui concerne l’argument voulant que l’on retranche les coûts que la requérante aurait engagés de toute façon en défense contre sa poursuite en diffamation, le Tribunal ne le retient pas.
[30] La poursuite en diffamation de l’intimé était abusive en elle-même. Le Tribunal considère qu’il ne devrait pas, en l’espèce, exercer son pouvoir discrétionnaire pour réduire la réclamation quant aux frais extrajudiciaires par ceux qu’elle aurait encourus si la poursuite n’avait été déclarée abusive.
[31] De plus, la décision[10] citée par l’intimé à l’appui de sa proposition ne peut trouver application ici. Celle-ci s’inscrit dans le cadre d’une requête en divorce où les parties étaient obligées de plaider au mérite malgré l’abus de procédures avéré d’une partie. C’est dans cette optique que le Tribunal a déterminé que l’autre partie aurait, de toute façon, engagé des frais pour se défendre puisque le mérite de l’action subsistait. Or, ici, l’action initiale dans son entier fut jugée en elle-même abusive. Il ne subsiste rien sur lequel les parties doivent inévitablement plaider.
[32] Quant à sa position voulant que les frais d’avocats liés à la réclamation en dommages ne devraient pas être accordés, il faut se souligner que la réclamation en dommages ne constitue pas une action séparée de sa requête en rejet en vertu des articles 54.1 à 54.4 C.p.c. En effet, le pouvoir du Tribunal d’octroyer des dommages fait partie intégrante de celui de sanctionner l’abus établit par le Tribunal dans le cadre de la requête. On se trouve donc à l’intérieur de la même action qui se déroule en deux étapes.
[33] Ainsi, malgré le fait que la requérante dépose une requête additionnelle, cela constitue un exercice nécessaire afin de permettre aux parties et au Tribunal de savoir avec précision ce qu’on réclame[11].
[34] Cela dit, 40 % des honoraires réclamés, soit environ 46 000 $, sont liés uniquement à la réclamation en dommages. En partie, cela est dû aux procédures déposées par l’intimé, comme par exemple ses requêtes en irrecevabilité, pour permission d’appeler et pour ordonnance de huis-clos, non-divulgation et non publication.
[35] Dans les circonstances, le Tribunal conclut que l’intimé n’a pas à supporter tous les frais associés à la réclamation en dommages de la requérante et qu’une réduction de 20 000 $ est appropriée quant à ce titre de dommages.
[36] Par conséquent, le Tribunal fixe le montant à être remboursé par l’intimé à 87 095,77 $.
4.2 Les dommages moraux
[37] La requérante réclame 50 000 $ pour dommages moraux, ce qui est lié essentiellement au stress[12] qu’elle allègue avoir subi en raison de la poursuite en diffamation.
[38] Elle plaide que ce stress n’a pas disparu entièrement étant donné que l’intimé continue à chercher des façons pour la forcer à admettre qu’elle a porté atteinte à sa réputation. Elle évoque, par exemple, la demande reconventionnelle formulée la veille de l’audience ainsi que la teneur de son témoignage devant le Tribunal.
[39] Elle affirme avoir appris qu’elle était poursuivie en diffamation pour 400 000 $ en sortant de l’hôpital pendant que sa mère se trouvait « sur son lit de mort » aux soins palliatifs. Elle dit avoir été dévastée, n’ayant environ que 12 000 $ par année de revenus, étant à la retraite. Cela dit, la requérante est copropriétaire, avec son conjoint, d’un condominium qu’ils ont acheté pour 139 000 $ avant taxes. Elle est propriétaire d’une automobile Toyota achetée en 2007, et elle a des investissements. Elle n’est pas riche mais elle n’est pas pauvre non plus.
[40] L’intimé plaide essentiellement que le montant réclamé est exagéré, que le fait d’être poursuivi ne constitue ni une injustice ni un dommage et que, de toute façon, c’est le comportement de la requérante et non pas celui de l’intimé qui a causé ces dommages.
[41] Il est vrai que normalement le fait d’être poursuivi ne constitue pas un préjudice en soi. Cependant, il faut se rappeler que la poursuite-bâillon de l’intimé était abusive.
[42] Le Tribunal ayant déjà conclu au comportement fautif de l’intimé, il doit donc indemniser la requérante pour les dommages moraux qu’il a causés. Cela dit, dans les circonstances du présent cas, en prenant en considération la preuve et la jurisprudence, le Tribunal lui accordera 10 000 $ à ce titre.
4.3 Les dommages punitifs
[43] La requérante réclame 500 000 $ à ce chapitre.
[44] Les deux parties reconnaissent que la pierre angulaire d’une réclamation en dommages punitifs découle de l’article 1621 C.c.Q.
[45] Pour la requérante, l’effet dissuasif des dommages punitifs s’avère essentiel afin de sanctionner la conduite répréhensible et fautive de l’intimé pour éviter que ce comportement ne se répète encore, soit par l’intimé ou par d’autres personnes.
[46] Elle estime les facteurs suivants particulièrement pertinents à l’analyse :
- Le fait que l’acte fautif, en l’occurrence sa poursuite-bâillon, avait pour but de faire taire la requérante, brimant ainsi ses droits protégés par la Charte québécoise, et ce, dans le contexte d’un débat public qui les opposait; il s’agit donc d’une faute extrêmement grave;
- La situation patrimoniale de l’intimé, laquelle s’élève, de son propre aveu, à environ 1,5 $ milliard;
- L’inégalité de force entre sa position et celle de l’intimé, ce dernier étant en position dominante par rapport à elle, une retraitée avec de faibles revenus;
- Les risques élevés que l’intimé récidive puisqu’il ignore les jugements déjà rendus par la Cour supérieure et la Cour d’appel en continuant à intenter des procédures judiciaires contre elle pour une prétendue diffamation, arguant qu’il est toujours à la recherche de la vérité et qu’il fera ce qu’il peut afin que sa version de la vérité soit connue.
[47] Pour sa part, celui-ci estime que des dommages punitifs ne sont pas justifiés, principalement pour les raisons suivantes :
- Le Tribunal n’a pas conclu que l’intimé a intentionnellement causé des dommages à la requérante;
- Le Tribunal devrait prendre en considération le comportement de la requérante qui a, selon lui, diffamé et a porté atteinte à sa dignité et son honneur, le provoquant ainsi et lui causant de la souffrance psychologique et du stress;
- Le jugement rendu a déjà eu l’effet dissuasif souhaité parce qu’il a été largement diffusé par l’ensemble des médias québécois. Cette diffusion serait plus intense qu’à l’égard d’autres défendeurs ainsi condamnés en raison de ses accomplissements personnels et du fait qu’il est une personnalité bien connue du public, le tout à tel point que les « stigmates » associés à ce jugement perdureront à l’avenir;
- Il s’est déjà vu imposer la sanction la plus sévère, soit le rejet de son recours en diffamation;
- Le montant réclamé est exagéré.
[48] Tout d’abord, la poursuite-bâillon de l’intimé ayant été rejetée comme étant abusive, le Tribunal n’a pas à déterminer s’il s’agit d’une atteinte intentionnelle au sens de l’article 49 de la Charte Québécoise.
[49] Le pouvoir du Tribunal à attribuer des dommages punitifs est fondé sur l’article 54.4 C.p.c., lequel ne prévoit pas une détermination additionnelle quant à l’intention de l’auteur de l’action abusive de causer les conséquences de son acte fautif.
[50] Cette distinction entre les deux sources de dommages punitifs est reconnue par l’auteur Jean-Louis Baudouin. Selon cet auteur :
Si une décision semble en faire une condition, la majorité de la jurisprudence considère, avec raison, que la chose n’est pas nécessaire le juge ayant discrétion pour les accorder dès qu’il constate un abus, qui, rappelons-le, n’est pas nécessairement le fruit d’un comportement intentionnel.[13]
[51] La Cour suprême du Canada enseigne que le pouvoir des tribunaux de sanctionner une demande en justice abusive en conformité avec l’article 1621 C.c.Q. comporte des objectifs de punition, de dissuasion tant particulière quant à la partie fautive, que générale, et de dénonciation des actes qui s’avèrent particulièrement répréhensibles[14].
[52] L’article 1621 énonce que le Tribunal doit tenir compte de toutes les circonstances appropriées, notamment la gravité de la faute, la situation patrimoniale du débiteur, l’étendue de la réparation à laquelle le débiteur est déjà tenue et, le cas échéant, le fait que la prise en charge du paiement réparateur soit assumée par un tiers.
[53] La jurisprudence révèle d’autres facteurs pris en considération par les tribunaux[15]. Le Tribunal ne voit pas la nécessité de le répéter pour les fins de ce jugement.
[54] Soulignons que l’attribution des dommages punitifs en conformité avec l’article 1621 C.c.Q. s’apprécie au cas par cas. Ainsi, chaque affaire doit être examinée selon ses propres circonstances.
[55] L’intimé invite le Tribunal à tenir compte du comportement de la requérante. Essentiellement, selon lui, c’est elle qui a provoqué la situation par sa diffamation et il veut que « la vérité » soit divulguée au grand public.
[56] Quant au comportement de la requérante invoqué par l’intimé, ce dernier semble confondre la question de son comportement et la question substantive de sa prétendue faute en diffamation.
[57] Qu’il suffise de dire que l’action en diffamation de l’intimé a été rejetée comme étant abusive.
[58] Faute ou pas de la part de la requérante, son comportement n’a pas justifié la poursuite abusive de l’intimé et, de plus, ne rend pas moins répréhensible son abus.
[59] En ce qui concerne le comportement de l’intimé, il devrait être évalué dans le contexte de sa position dominante par rapport à la requérante. De son propre aveu, il est un homme très riche, parmi les plus riches au Québec et il est bien connu du public, alors que la requérante est à sa retraite avec des revenus faibles et avec certains actifs. De plus, la mère de celle-ci était résidente dans une des résidences liées aux entreprises de l’intimé.
[60] Dans ces circonstances, la requérante se trouve de toute évidence dans une position de vulnérabilité par rapport à l’intimé, et ce, notamment eu égard à l’inégalité du rapport de force.
[61] L’intimé a utilisé sa position dominante dans le but stratégique de faire taire ceux et celles qui non seulement le critiquaient personnellement, mais aussi qui critiquaient la résidence.
[62] Notons que bien que l’intimé plaide maintenant que les dommages punitifs réclamés contre lui seraient excessifs, il faut se rappeler qu’il réclamait d’elle 200 000 $ en dommages punitifs à l’origine dans sa procédure.
[63] De plus, malgré les jugements rendus par le Tribunal et par la Cour d’appel, l’intimé ne reconnaît pas ses torts. Il fait preuve d’aucuns remords, bien au contraire. Il témoigne qu’après avoir pris connaissance du jugement déclarant son action abusive, il demeurait avec l’esprit de faire exactement la même chose qu’avant.
[64] Il plaide la provocation de la requérante et les dommages qu’il a prétendument subis par le comportement de cette dernière. Selon lui, la réalité juridique ne devrait pas empêcher que « la vérité » soit révélée autrement parce qu’il ne peut pas permettre d’être détruit par de tels propos.
[65] Rappelons qu’il a fait signifier à la requérante une demande reconventionnelle en diffamation la veille de l’audition sur la requête en dommages, et ce, quant aux mêmes faits invoqués dans sa poursuite déjà rejetée. La raison, explique-t-il, réside dans le fait que la requérante a répété les mêmes paroles dans ses procédures.
[66] Dans ces circonstances, à l’évidence, il paraît clair que les risques que l’intimé récidive s’avèrent élevés.
[67] Ainsi, le Tribunal conclut que l’octroi des dommages punitifs s’impose. Mais pour quel montant?
[68] L’article 1621 C.c.Q. laisse à la discrétion des tribunaux la détermination du montant, avec la seule condition que les montants « ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive ».
[69] Historiquement, au Québec, dans la plupart des cas, les sommes octroyées comme dommages punitifs sont modestes. Plus récemment, les sommes octroyées sont devenues en général plus substantielles, comme constate l’auteur Jean-Louis Baudouin, malgré que pour les poursuites-bâillons les sommes varient entre 7 500 $ et 50 000 $.[16].
[70] Cela dit, dans l’affaire Markarian[17], le Tribunal a condamné la défenderesse à payer 1 500 000 $ en dommages punitifs. La Cour suprême a récemment reconnu la somme de 500 000 $ comme dommages punitifs dans l’affaire Cinar[18]. Cela démontre qu’il n’existe pas une échelle établie que le Tribunal doit respecter, étant toujours une analyse de cas par cas.
[71] En l’espèce, sans parler d’une somme phénoménale, le Tribunal constate que dans le cas de l’intimé, il serait difficile d’identifier une somme qui excéderait ce qui est suffisant pour assurer la fonction préventive.
[72] En comparaison avec les affaires de Markarian et de Cinar, ici il est vrai que l’intimé n’a pas commis un dol et ne s’est pas appropriée une propriété de valeur d’un tiers. Cela ne veut pas dire que la faute de l’intimé n’est pas importante. C’est tout à fait le contraire.
[73] Le législateur québécois a considéré la gravité d’un tel comportement puisqu’il a modifié le Code de procédure civile pour sanctionner l’utilisation des poursuites-bâillons[19] et ainsi favoriser le respect de la liberté d’expression. Le Tribunal conclut donc, que la poursuite-bâillon de l’intimé étant abusive, elle constitue une faute grave dont on doit tenir compte dans la détermination de la somme à octroyer en dommages punitifs.
[74] Cependant, le fait que l’intimé soit milliardaire ne justifie pas, en soi, que les dommages punitifs s’établissent à un niveau astronomique. Le Tribunal, prenant en considération les circonstances de l’espèce et, pour toutes les raisons qui précèdent, fixe les dommages punitifs à 200 000 $, et ce, en tenant compte de l’étendue de la réparation à laquelle l’intimé est déjà tenu envers la requérante.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[75] ACCUEILLE en partie la réclamation de la requérante;
[76] CONDAMNE Eddy Savoie à payer à Pierrette Thériault-Martel 87 095,77 $ à titre de remboursement pour les honoraires extrajudiciaires, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec, et ce à compter du 6 mars 2013 pour la somme de 17 487,84 $ et pour la balance de 69 607,93, à compter de la date du jugement;
[77] CONDAMNE Eddy Savoie à payer à Pierrette Thériault-Martel 10 000 $ à titre de dommages moraux, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec, depuis le 7 novembre 2013;
[78] CONDAMNE Eddy Savoie à payer à Pierrette Thériault-Martel 200 000 $ à titre de dommages punitifs, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec, à compter de la date du jugement;
[79] ORDONNE l’exécution provisoire du jugement nonobstant appel, sans caution, quant aux condamnations pour les honoraires extrajudiciaires et les dommages moraux;
[80] AVEC DÉPENS.
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__________________________________ Gary D.D. Morrison, j.c.s. |
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Me Jean-Pierre Ménard |
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Me Judith Dagenais |
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Me Marie-Ève Giguère |
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MÉNARD, MARTIN |
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Avocats de la requérante/défenderesse |
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Me Luc Alarie |
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ALARIE LEGAULT |
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Avocat de l’intimé/demandeur |
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Me Éric Oliver |
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MUNICONSEIL Avocats |
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Avocat-conseil de l’intimé/demandeur |
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Dates d’audience : |
29 et 30 avril 2014 |
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[1] Lors de l’audience, la requérante a amendé de nouveau sa réclamation quant aux dommages punitifs afin d’augmenter le montant réclamé à ce titre de 150 000 $ à 500 000 $.
[2] Pièce R-1.
[3] R.L.R.Q., c. C-25.
[4] Droit de la famille - 11773, 2011 QCCA 551, par. 15.
[5] Industries Lassonde inc. c. Oasis d’Olivia inc., 2012 QCCA 593, par. 23 et 24.
[6] 2332-4197 Québec inc. c. Galipeau, 2011 QCCS 2332, par. 54.
[7] Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037, par. 36 et 37.
[8] Pièces R-8, R-9 et R-14.
[9] Pièce I-1
[10] Droit de la famille - 103136, 2010 QCCS 5761.
[11] En effet, avant que la requête soit signifiée, l’avocat de l’intimé informait le Tribunal que sa réclamation devrait être formalisée par écrit afin de permettre à son client de connaître l’ampleur et la nature de la réclamation.
[12] La requérante ne réclame plus des dommages de nature psychologique. Cette partie de sa demande originale a été retirée après la signification d’un subpoena pour qu’elle se présente pour une évaluation psychiatrique.
[13] Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS, Benoit MOORE, « La responsabilité civile », Éditions Yvon Blais, 2014, Volume I, p. 442.
[14] Cinar Corporation c. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 126.
[15] Nathan c. Société hypothécaire Scotia, 2008 QCCS 2367, par. 244 et Markarian c. Marché Mondiaux CIBC inc.,. 2006 QCCS 3314, par. 662.
[16] Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS, Benoit MOORE, « La responsabilité civile », supra, pp. 432-433.
[17] Markarian c. Marché Mondiaux CIBC inc., préc., note 18.
[18] Cinar Corporation c. Robinson, préc., note 17.
[19] Voir par. 18 du jugement de ce Tribunal rendu le 10 septembre 2013.
AVIS :
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