Décision

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Ville de Montréal c. Centre islamique Badr

2017 QCCS 57

JL3280

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-076010-134

 

 

 

DATE :

12 janvier 2017

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

JEAN-YVES LALONDE, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

 

VILLE DE MONTRÉAL

demanderesse

c.

 

CENTRE ISLAMIQUE BADR

défenderesse

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           S’appuyant sur l’article 227 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU),[1] la Ville de Montréal (la Ville) demande que soit ordonné au Centre Islamique BADR (CIB) de cesser d’utiliser sa propriété sise au 8625 boulevard Langelier, dans l’arrondissement de Saint-Léonard, de manière incompatible au règlement de zonage no. 1886.

[2]           La Ville soutient que les activités religieuses que tient le CIB à cet endroit constituent un usage dérogatoire au règlement de zonage en vigueur (règlement de zonage no. 1886)[2].

[3]           Ce qui pose problème selon la Ville, ce sont les rassemblements pour la prière quotidienne mais surtout l’achalandage généré par les cérémonies religieuses du vendredi et davantage pendant le Ramadan.  Les voisins qui opèrent des commerces sur le boulevard Langelier se plaignent d’une problématique de stationnement aux heures auxquelles se tiennent ces activités religieuses.

Le contexte

[4]           CIB se décrit comme un organisme de bienfaisance à vocation civique et communautaire.  Sa mission principale, mais non unique, est  axée sur la pratique de la religion musulmane.

[5]           CIB oeuvre auprès de la communauté musulmane de Saint-Léonard depuis 1999.

[6]           La croissance de la population maghrébine dans l’arrondissement de Saint-Léonard fait en sorte que le CIB s’avère de plus en plus fréquenté depuis le début de ses activités en 1999.

[7]           Historiquement, les locaux du CIB servent à la tenue de cérémonies religieuses chaque vendredi et plus fréquemment durant le Ramadan.  À ces occasions, on peut y recevoir entre 300 et 500 personnes.  Autrement, les locaux du CIB sont utilisés pour des séminaires, des formations, et des conférences sur la famille.  Ils peuvent aussi servir de lieu de résolution des conflits et autres fins communautaires auprès des nouveaux arrivants.

[8]           On trouve dans les locaux du CIB des services de bibliothèque et de bureautique (internet).

[9]           À compter du 1er septembre 2004, CIB a changé de local et occupe dorénavant le 8625 Langelier, d’abord à titre de locataire bénéficiant d’une option d’achat puis comme propriétaire à compter de décembre 2004.

[10]        L’immeuble consiste en une bâtisse d’environ 5 000 pieds carrés sur un terrain dont la superficie fait plus de 30 000 pieds carrés.

[11]        Au moment de l’achat et avant son occupation par CIB, l’immeuble du 8625 Langelier abritait un salon funéraire Magnus Poirier, lequel comportait une chapelle ou du moins un local permettant la tenue de cérémonies religieuses funèbres.  Cet établissement desservait depuis 1991 les communautés italienne et haïtienne de l’arrondissement.

[12]        Le 8 septembre 2004, CIB dépose auprès de la Ville une demande de certificat d’autorisation d’usage pour exploiter au 8625 Langelier un «centre d’organisme religieux».[3]

[13]        À noter que la mention «sans cérémonie» apparaissant au formulaire (P-4) fut ajoutée postérieurement par un représentant de la Ville, à l’insu des administrateurs du CIB.

[14]        Par conséquent, cette même mention «sans cérémonie» est donc réapparue sur le formulaire d’étude du certificat d’autorisation d’usage (# 14013), dont l’examen fut amorcé le 15 décembre 2004.[4]

[15]        Fait surprenant, le formulaire d’étude indique un usage «conforme» alors que dans sa requête la Ville explique le délai de délivrance du certificat d’autorisation d’usage (P-6) en raison d’irrégularités quant à l’usage réel (par. 8) et des longs délais de traitement administratif.  Le Tribunal en infère que la Ville connaissait dès septembre 2004 la nature des activités religieuses tenues par le CIB à cette adresse.

[16]        Quoi qu’il en soit, ce n’est que le 7 mai 2008 que le certificat d’autorisation d’usage aura été délivré par la Ville au CIB.[5]

[17]        Il est expressément indiqué sur le certificat d’autorisation d’usage délivré en mai 2008 que seul un usage de «centre d’organisme religieux (sans cérémonie)» est autorisé dans l’immeuble du 8625 Langelier.

[18]        C’est en décembre 2004 que CIB devient propriétaire du 8625 Langelier, soit quelques mois après avoir déposé sa demande de certificat d’autorisation d’usage.

[19]        Il est important de constater à ce stade qu’en date du 8 septembre 2004, date de la demande d’autorisation d’usage, le règlement de zonage applicable[6] prévoyait comme usage permis dans cette zone un «local d’un organisme religieux».  Cet usage permis dans la zone P-4 ne comportait aucune restriction qui aurait empêché la prière ou la tenue de cérémonies religieuses.

[20]        La preuve démontre qu’en septembre 2004, soit avant les amendements au règlement de zonage (2010), les zones autorisant les lieux de culte (P-4) étaient constituées de :

 

20.1   églises existantes

20.2   parcs

20.3   terrains municipaux

20.4   terrains scolaires

[21]        Comme l’a conclu le témoin Marie-Claude Lafond du service de l’urbanisme, avant les amendements de 2010, les 13 zones où étaient autorisés les lieux de culte étaient toutes occupées, d’où la nécessité d’amender le règlement en 2010, pour ajouter des zones où les «lieux de culte» seraient autorisés.

[22]        Par avis de motion adopté le 4 octobre 2004, la Ville annonçait des modifications au règlement de zonage (no. 1886-235).  On y remplace alors l’usage «local d’un organisme religieux» par l’usage suivant : «bureau administratif et local pour enseignement et promotion des activités d’un organisme religieux (sans assemblée, ni cérémonie religieuse)».  On aura compris que ces amendements sont postérieurs à la demande d’autorisation d’usage telle que formulée par le CIB le 8 septembre 2004.

[23]        D’autres amendements seront apportés en octobre 2010.  Entre autres le règlement no. 1886-301 prévoit que l’usage de «lieux de culte» dans la classe P-4 est dorénavant permis dans 15 zones additionnelles.[7]

[24]        En 2012, par l’effet du règlement no. 1886-316, le nombre de zones autorisant les «lieux de culte» sera réduit à 22.[8]

[25]        Après avoir reçu des plaintes de quelques commerçants avoisinant le 8625 Langelier, pour la première fois le 26 octobre 2007, la Ville avise CIB que l’usage demandé le 8 septembre 2004 ne peut comprendre les cérémonies religieuses et les rassemblements[9].  Essentiellement les voisins se plaignent d’une problématique de stationnement lors de la tenue des prières du vendredi et des cérémonies religieuses afférentes au Ramadan.

[26]        On se souviendra que c’est le 7 mai 2008 que le certificat d’autorisation d’usage aura été délivré en conséquence d’une demande de certificat d’autorisation du 8 septembre 2004.

[27]        Dans l’intervalle, soit le 4 octobre 2004, la Ville émettait un permis de transformation du local situé au 8625 Langelier comprenant notamment l’agrandissement des salles de prière.[10]

[28]        Puis en 2005, la Ville interpellait CIB au sujet d’une enseigne séparée du bâtiment.  Tous ces événements démontrent que la Ville était parfaitement au courant des activités du CIB depuis qu’il s’est installé au 8625 Langelier.

[29]        C’est dans ce contexte que le Tribunal verra à trancher les questions en litige.

Les questions en litige

A)    CIB bénéficie-t-il de droits acquis à faire usage de sa propriété à des fins de centre d’organisme religieux où se tiennent des cérémonies religieuses?

B)   La ville a-t-elle respecté son obligation d’équité procédurale lors de l’adoption des règlements no. 1886-235 et 1886-278?

C)   La réglementation de la Ville porte-t-elle atteinte à la liberté de religion des pratiquants musulmans qui fréquentent le CIB?

D)   Les circonstances particulières du présent litige militent-elles en faveur de l’exercice de la discrétion judiciaire afin d’éviter une injustice qu’une application stricte et aveugle de la réglementation pourrait entraîner?

[30]        Comme prémisse fondamentale de laquelle doivent découler les réponses à chacune des questions, il convient d’établir comme principe général qu’une loi ou un règlement qui porte atteinte aux droits et libertés reconnus à l’individu par le droit commun doit s’interpréter restrictivement et qu’en cas de difficulté réelle d’interprétation, cette loi doit être appliquée par les tribunaux de manière à favoriser l’exercice de ces droits et libertés.[11]

[31]        Pour sa part le Tribunal est d’avis que le bien-vivre ensemble dans une société qui se veut multiculturelle, commande l’acceptation de la diversité religieuse sous toutes ses formes raisonnables.

Analyse et réponse aux questions

A)    CIB bénéficie-t-il de droits acquis à faire usage de sa propriété à des fins de centre d’organisme religieux où se tiennent des cérémonies religieuses?

[32]        D’abord il convient d’examiner l’usage permis par le règlement de zonage en vigueur au 8 septembre 2004, date à laquelle le CIB a soumis sa demande de certificat d’autorisation d’usage.

[33]        L’article 4.2.1.1 d) prévoit à la section viii) qu’est permis comme usage : «un service administration (sic) et de gestion d’affaires et d’organisme, notamment les services afférents à un local d’un organisme religieux».

[34]        Il est connu, en droit municipal, qu’un usage permis peut comporter plusieurs facettes ou un certain nombre d’activités composant cet usage.[12]  L’usage s’avère un concept physique qui identifie une réalité en fonction de ses composantes intrinsèques.  Il faut donc se demander à quoi est destiné un organisme religieux si on en exclut la prière.  Le Tribunal est d’avis que la tenue de la prière consiste en une activité naturellement incorporée à l’objet d’un organisme religieux.

[35]        Il faut rappeler que CIB est d’abord et avant tout un centre communautaire et non exclusivement un lieu de culte.

[36]        Le texte du règlement en vigueur au 8 septembre 2004 n’exclut certainement pas clairement la prière parmi les activités autorisées chez un «organisme religieux».[13]

[37]        La Ville cherche à interpréter restrictivement le règlement applicable comme s’il comportait les amendements adoptés le 6 décembre 2004[14].  Pourquoi avoir expressément exclu les «cérémonies religieuses» en décembre 2004 si le texte en vigueur le 8 septembre 2004 était clair?  Poser la question c’est y répondre.  Le Tribunal infère des amendements de décembre 2004, l’ajout d’une exclusion ou restriction qui n’existait pas auparavant.

[38]        Contrairement à ce que plaide la Ville, le fait d’y tenir des cérémonies religieuses et de faire la prière au CIB n’en fait pas nécessairement un lieu de culte.  Il suffit d’examiner la liste des activités du CIB pour s’en convaincre.[15]

[39]        De tout cela le Tribunal conclut que la tenue des cérémonies religieuses et de la prière font partie intégrante de l’usage principal permis, à savoir celui «d’organisme religieux».  Par conséquent le Tribunal est d’avis que CIB au 8 septembre 2004 détenait le droit acquis de tenir des cérémonies religieuses et de faire la prière dans son local du 8625 Langelier à Montréal (arrondissement Saint-Léonard).

[40]        Mais il y a plus, la preuve non contredite démontre que CIB a acquis l’immeuble du 8625 Langelier de Magnus Poirier qui opérait à cette adresse un salon funéraire.  D’après le témoignage de Jacques Poirier, le complexe funéraire desservait principalement les communautés italienne et haïtienne de Saint-Léonard.  On y tenait régulièrement des cérémonies religieuses selon une fréquence d’une à deux fois la semaine.

[41]        En 2004, le témoin Poirier estime à plus de 15% l’usage des lieux pour y tenir des cérémonies religieuses.  Selon lui, la Ville ne s’est jamais plainte de l’achalandage, même lorsque les deux salons, combinés en un, permettaient d’accueillir entre 400 et 500 personnes.

[42]        La preuve révèle qu’aujourd’hui les activités religieuses du CIB occupent environ entre 30 à 40% du temps d’usage du 8625 Langelier, par opposition aux activités communautaires.

[43]        Tout comme les cérémonies religieuses l’étaient à l’époque du salon funéraire, les activités religieuses du CIB comportent un caractère de dépendance et de complémentarité par rapport à l’aspect communautaire relié à l’usage principal.  Dans les deux cas, l’activité religieuse s’avère subordonnée à l’usage principal.

[44]        Au 8 septembre 2004, autant les activités communautaires que religieuses du CIB étaient légales.  Que ce soit à titre principal ou accessoire, les membres du CIB sont parfaitement en droit de s’adonner à la prière et aux cérémonies religieuses dans leur local du 8625 Langelier.  Ce droit est acquis depuis septembre 2004 et même avant (salon funéraire).  La Ville a tort de vouloir faire cesser ces activités.

B)   La Ville a-t-elle respecté son obligation d’équité procédurale lors de l’adoption des règlements no. 1886-235 et 1886-278?

[45]        Le règlement no. 1886-235 modifiait à compter du 6 décembre 2004 l’article 4.2.1.1 du règlement de zonage no. 1886 en remplaçant à l’alinéa d), le sous-alinéa viii) par le sous-alinéa suivant :

viii)  bureau administratif et local pour enseignement et promotion des activités d’un organisme religieux (sans assemblée ni cérémonie religieuse).

[46]        Le Tribunal a déjà inféré de ces modifications qu’elles apportaient une restriction nouvelle qui n’existait pas au 8 septembre 2004 lorsque CIB a déposé sa demande d’autorisation d’usage.

[47]        En ce qui a trait au règlement no. 1886-278 adopté en 2008, celui-ci modifiait le règlement de zonage no. 1886 pour y ajouter des zones où l’usage «lieux de culte» était dorénavant permis en zone industrielle où on ne retrouve aucune église.

[48]        CIB soumet que ces règlements ont été adoptés sans respecter son droit d’être traité équitablement en étant avisé au préalable de leur adoption.  En outre CIB se plaint de ne pas avoir eu la possibilité de soumettre ses représentations en temps utile, considérant que ces projets de règlement touchaient particulièrement ses droits.

[49]        Pour sa part, la Ville soutient qu’en s’en remettant aux dispositions  pertinentes de la LAU, lesquelles prévoient un cadre de consultation citoyenne très précis et complet, elle s’est acquittée de son obligation d’équité procédurale.

[50]        La preuve non contredite fait en sorte qu’apparemment les modifications au règlement de zonage visaient tous les organismes religieux de l’arrondissement.

[51]        À plusieurs reprises, la Cour suprême du Canada indique clairement qu’il peut être nécessaire de suppléer aux insuffisances de la loi en matière d’équité procédurale.[16]

[52]        Ici la question n’est pas de savoir si l’obligation d’équité procédurale s’applique, mais plutôt celle de déterminer si CIB a eu suffisamment d’opportunités de faire valoir ses représentations, considérant que ses droits ont été particulièrement touchés par les modifications au règlement de zonage.

[53]        L’échéancier attenant à l’adoption du règlement no. 1886-235 démontre que le 13 octobre 2004 la Ville publiait un avis de convocation à une assemblée publique (art. 126 LAU).  Puis le 21 octobre 2004, s’est tenue une assemblée publique de consultation (art. 125 et 127 LAU).  Subséquemment, soit le 10 novembre 2004, avis public était donné annonçant la possibilité de faire une demande de participation à un référendum dans les 8 jours suivant l’avis (art. 130 et 133 LAU).

[54]        De tout cela, le Tribunal est d’avis qu’appliquées rigoureusement, les dispositions pertinentes prévoyant la consultation publique telles que prévues à la LAU comblent amplement l’obligation d’équité procédurale qui incombe à la Ville en pareilles circonstances.

[55]        CIB a bénéficié de plusieurs opportunités de faire valoir ses représentations auprès de l’administration municipale.  Nul doute que la Ville a satisfait à son obligation d’équité procédurale envers CIB en adoptant ses modifications au règlement de zonage conformément aux dispositions de la LAU.

C)    La règlementation de la Ville porte-t-elle atteinte à la liberté de religion des pratiquants musulmans qui fréquentent le CIB?

[56]        Il est bien établi qu’une mesure réglementaire contrevient à l’alinéa 2a) de la Charte canadienne lorsque :

56.1   Le plaignant entretient une croyance ou se livre à une pratique sincère ayant un lien avec la religion et que;

56.2   La mesure réglementaire contestée nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à la capacité du plaignant de se conformer à ses croyances religieuses.[17]

[57]        Les autorités auxquelles il est fait référence énoncent le principe voulant que l’appréciation de la légalité d’un usage se fait dans un continuum de temps qui tient compte de l’évolution de la réglementation entre le début de l’usage et la date d‘audition.

[58]        Ce principe d’analyse vaut autant pour l’examen de la validité de l’usage que pour vérifier si la réglementation municipale tient suffisamment en compte les valeurs fondamentales reconnues par les Chartes canadienne et québécoise.

[59]        C’est à celui ou celle qui se plaint de démontrer que la réglementation de la Ville en matière de zonage entrave injustement ses activités religieuses.

[60]        En l’espèce, les croyances religieuses sincères des membres du CIB ne font aucun doute.  La pratique religieuse fait partie intégrante des convictions profondes de la communauté musulmane.  Il en est de même pour ses rituels à dimension spirituelle.  Le premier volet de la grille d’analyse s’avère donc rempli.

[61]        Dans l’arrêt Église de Dieu Mont de Sion, la Cour d’appel, sous la plume de monsieur le juge Guy Gagnon, estime que l’appelante n’a pas agi avec prudence et diligence lors de l’acquisition de l’immeuble en cause. Ce reproche, de l’avis du Tribunal, ne peut être adressé à CIB, dans la présente instance.

[62]        Rappelons que depuis septembre 2004 jusqu’à aujourd’hui, CIB s’affiche publiquement comme un organisme religieux à vocation communautaire.

[63]        Au moment d’arrêter son choix sur un immeuble comportant les attributs nécessaires à répondre aux besoins de la communauté, les administrateurs du CIB ont examiné plusieurs emplacements dans l’arrondissement de Saint-Léonard, là où la communauté maghrébine s’accroissait rapidement.  C’est le 8625 Langelier qui répondait le plus aux attentes en fonction de sa proximité de la communauté maghrébine, des moyens de transport disponibles, de son accès facile et de la dimension des locaux.

[64]        CIB a d’abord loué l’emplacement du 8625 Langelier avec une option d’achat dont la durée devait lui permettre de trouver le financement nécessaire à une éventuelle acquisition.

[65]        D’après le témoignage non contredit de Salah Ben Rejeb, des démarches ont alors été effectuées auprès des autorités municipales de l’arrondissement de Saint-Léonard concernant les usages permis et ceux projetés.  Le responsable de la Ville lui aurait alors répondu de procéder à une demande de certificat d’autorisation, mais de néanmoins débuter les activités projetées.

[66]        La preuve démontre qu’en septembre 2004 il n’existait pratiquement aucun autre endroit où CIB aurait pu à la fois tenir ses activités communautaires et des cérémonies religieuses.  À cette époque, les zones autorisant (P-4) les «lieux de culte» étaient constituées d’églises existantes, de parcs, de terrains municipaux et scolaires.  En fait, la preuve démontre que tous les emplacements où étaient autorisés les «lieux de culte» étaient déjà occupés, d’où la nécessité de modifier le règlement no. 1886 en 2008 et 2010 pour ajouter des zones disponibles aux «lieux de culte».

[67]        Il faut en conclure qu’entre septembre 2004 et juin 2008, les membres du CIB étaient pratiquement dans l’impossibilité de s’installer à un autre endroit pour exercer leur liberté de religion.[18]  Cette contrainte n’était certes pas négligeable, mais plutôt très significative.  En ce sens, le second critère de la grille d’analyse s’avère rempli.

[68]        En ce qui a trait à la situation contemporaine à l’audition de la cause, qu’il suffise de constater que les zones ajoutées en 2010 autorisant les «lieux de culte» sont principalement situées en zone industrielle, alors que 80 à 90% de la communauté musulmane habite en zone résidentielle à Saint-Léonard. 

[69]        Cette mesure adoptée par la Ville en 2010 a pour conséquence de favoriser un phénomène de ghettoïsation, un problème d’accès, et s’avère en quelque sorte discriminatoire par rapport aux églises catholiques traditionnelles qui se trouvent généralement en milieu résidentiel dans la Ville de Montréal.  Encore là, rien de négligeable ou d’insignifiant comme impact.

[70]        Tout compte fait, le Tribunal considère que l’analyse relative à la norme de contrôle applicable à la mesure contestée s’avère favorable au CIB.  De toute évidence la règlementation de zonage pertinente à toute époque nuit et porte atteinte d’une manière plus que négligeable ou significative à la capacité des membres du CIB de se conformer à leurs croyances religieuses.

[71]        Par ailleurs, le Tribunal est d’avis que CIB a agi avec prudence et diligence lors de l’acquisition du 8625 Langelier et depuis lors.

[72]        Malgré le fait que les administrateurs du CIB étaient confinés à un choix restreint en 2004 et qu’ils détiennent un droit acquis à utiliser les locaux du 8625 Langelier pour y tenir des activités religieuses, ceux-ci ont sans relâche cherché à relocaliser leur centre communautaire et religieux pour satisfaire aux exigences municipales.

[73]        Les critères de relocalisation des administrateurs sont loin d’être déraisonnables en ce qu’ils tiennent compte de l’accessibilité, d’un temps de transport raisonnable qui favorise la participation à la prière quotidienne et aux services communautaires.  D’après les représentants du CIB, la fréquentation assidue aux cérémonies religieuses permet d’assurer la viabilité financière de l’organisme religieux alors que l’éloignement aurait l’effet contraire.

[74]        Il faut savoir que les administrateurs du CIB doivent aussi composer avec la contrainte d’une superficie minimale de terrain (10 000 m2) selon le règlement de zonage actuellement en vigueur.

[75]        Les représentants du CIB ont démontré, avec la plus entière bonne foi, n’avoir ménagé aucun effort pour relocaliser leur centre communautaire tant avant qu’après 2010.  Un comité permanent s’occupe encore aujourd’hui de chercher la solution satisfaisant aux exigences de la Ville.

[76]        Le 8625 Langelier s’avère actuellement le seul endroit où les membres du CIB peuvent exercer leur liberté de religion.

[77]        Le Tribunal tient à souligner l’engagement des administrateurs du CIB qui, sans réticence, ont confirmé qu’indépendamment du sort du présent litige, ils demeureront en mode recherche d’un nouveau local.  Reste à espérer qu’ils auront droit à une approche de collaboration de la Ville.

[78]        Somme toute, le règlement de zonage no. 1886, tel que modifié en décembre 2004 par la Ville, brime la liberté de religion des membres du CIB.  Par application de l’article 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés et l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise), la réglementation en cause s’avère inopposable à l’intimée.

[79]        La demande en justice de la Ville fondée sur l’article 227 LAU doit être rejetée.

D)    Les circonstances particulières du présent litige militent-elles en faveur de l’exercice de la discrétion judiciaire afin d’éviter une injustice qu’une application stricte et aveugle de la réglementation pourrait entraîner?

[80]        Pour bien saisir les paramètres du principe de préclusion et de discrétion judiciaire accordée au Tribunal, qui mieux que monsieur le juge André Rochon, dans l’arrêt Chapdelaine, pouvait établir la grille d’analyse devant servir à définir les critères suivants lesquels le Tribunal serait appelé à écarter la réglementation (dans notre cas le règlement de zonage no. 1886) applicable pour éviter de créer une injustice.[19]

[81]        Il convient de citer au texte les paragraphes 52 à 56 inclusivement des motifs du juge Rochon :

[52]    Sans élaborer une théorie générale sur le sujet, je retiens que les tribunaux refuseront la demande de la municipalité si nous retrouvons l'ensemble des éléments suivants :

Il doit s’agir de circonstances exceptionnelles et rarissimes.

L’intérêt de la justice doit commander le rejet du recours.

La personne en contravention de la réglementation municipale doit avoir été      diligente et de bonne foi.  Elle ne doit pas avoir connu la contravention préalablement.

L’effet du maintien de la contravention ne doit pas avoir une conséquence        grave pour la zone municipale touchée.

Il doit y avoir existence d’un délai déraisonnable (généralement plus de 20 ans) et inexcusable de la part de la municipalité.

Il doit y avoir eu un acte positif de la municipalité (émission de permis, perception de taxes).

La situation dérogatoire ne doit pas avoir pour effet de mettre en danger la santé ou la sécurité publique, l’environnement et le bien-être général de la municipalité.

[53]   À mon avis, ces critères doivent être regroupés en trois catégories :

Les agissements de la municipalité.

Les agissements de la personne en contravention.

Les effets du maintien de la situation dérogatoire.

[54]  Les agissements de la municipalité comprennent le délai déraisonnable et inexcusable et des actions positives de sa part.

[55]    Les agissements de la personne en contravention comprennent sa diligence, sa bonne foi et son absence de connaissance de la contravention.

[56]     Les effets du maintien de la situation dérogatoire comprennent l’intérêt de la justice, les circonstances exceptionnelles et rarissimes de la situation, les conséquences pour la zone municipale touchée et finalement la santé et sécurité publique, l’environnement et le bien-être général de la municipalité.

[82]        Qu’en est-il en l’espèce?

A)    Les agissements de la Ville

[83]        Dans notre instance, le Tribunal reproche à la Ville plusieurs agissements qui ont contribué grandement à la situation aujourd’hui litigieuse.

[84]        De l’avis du Tribunal, les agents de la Ville ont fait preuve de mauvaise foi en modifiant unilatéralement la demande de certificat d’autorisation d’usage (P-4), à l’insu du CIB pour y ajouter la mention «sans cérémonie».[20]  C’est cette demande, telle que modifiée, qui a ultérieurement été traitée par le service d’urbanisme.

[85]        La Ville a fait preuve de négligence grossière en répondant à la demande de certificat d’autorisation du 8 septembre 2004 plus de trois ans et demi plus tard, soit le 7 mai 2008 (P-6).

[86]        Il est su que c’est en décembre 2004 que CIB a exercé son option d’achat après qu’on ait avisé l’un de ses administrateurs qu’il pouvait débuter ses activités au 8625 Langelier.  N’eut été de la négligence grossière de la Ville, CIB n’aurait pas acheté cet immeuble.

[87]        Il ressort clairement de la preuve que dès novembre 2004, la Ville était en mesure d’aviser CIB de son intention réglementaire d’interdire les «lieux de culte» dans ce secteur de l’arrondissement Saint-Léonard.[21]

[88]        Le Tribunal est d’avis que si l’avis de motion d’octobre 2004 (avis de modification du règlement no. 1886) était suffisant en soi au plan de l’équité procédurale, il créait aussi une situation d’urgence dans le traitement de la demande de certificat d’usage du CIB, sachant qu’on y tenait des cérémonies religieuses.  Sinon comment expliquer qu’on ait ajouté la mention (sans cérémonie) si on ne savait pas qu’on tenait au 8625 Langelier des cérémonies religieuses?  La connaissance des activités religieuses du CIB par la Ville s’infère des faits mis en preuve.

[89]        Or, ce n’est qu’en 2007 (P-9) que la Ville s’est manifestée pour la première fois afin de soulever l’application restrictive de son règlement de zonage, en avisant CIB qu’il ne pouvait pas tenir des activités religieuses au 8625 Langelier.  Pourtant Magnus Poirier tenait des cérémonies religieuses à cet endroit depuis 1991 d’après le témoignage de Jacques Poirier et ce, aux su et vu des autorités municipales. 

[90]        On parle ici d’un usage connu d’une durée de près de 15 ans sans plainte de la Ville.

[91]        De l’avis du Tribunal, le comportement répréhensible de la Ville constitue une circonstance exceptionnelle et rarissime qui milite en faveur de l’application du principe de préclusion.

B)    Les agissements du CIB

[92]        Pendant tout ce temps, le CIB n’a jamais cherché à cacher ses activités religieuses.  Dès qu’il a constaté que l’achalandage s’accroissait et qu’une problématique de stationnement s’installait, il a créé son comité de relocalisation. 

[93]        Encore aujourd’hui, malgré le sort du présent litige, le CIB est à la recherche d’un nouveau local répondant davantage à ses objectifs.

[94]        Le Tribunal est d’avis qu’à toute époque le CIB a fait preuve de bonne foi et de diligence en cherchant une solution au problème soulevé par ses voisins et la Ville.

[95]        En somme, la bonne foi du CIB et sa diligence à corriger la situation de non-conformité ont été établies à la satisfaction du Tribunal.

C)    Les effets du maintien de la situation dérogatoire

[96]        Le Tribunal est d’avis que le maintien du statu quo comporte moins d’effets préjudiciables au bien-être général de la municipalité que de forcer CIB à cesser ses activités religieuses.

[97]        Les circonstances particulières de notre cas d’espèce sont exceptionnelles et l’exercice de la discrétion judiciaire s’avère nécessaire pour éviter une injustice.

[98]        L’intérêt de la justice commande que la demande en justice de la Ville soit rejetée.

[99]        POUR CES MOTIFS, le Tribunal :

[100]     REJETTE la demande introductive d’instance de la Ville de Montréal

[101]     AVEC LES FRAIS de justice.

 

 

__________________________________

JEAN-YVES LALONDE, J.C.S.

 

Me Éric Couture

Gagnier Guay Biron

Procureurs de la demanderesse

 

Me Mario St-Pierre

St-Pierre avocats

Procureurs de la défenderesse

 

Dates d’audience:

13, 14, 15 septembre 2016

 

 

 

 

 

 

 

ANNEXE  A

 

 

227.     La Cour supérieure peut, sur demande du procureur général, de l’organisme compétent, de la municipalité ou de tout intéressé, ordonner la cessation :

 

1.    d’une utilisation du sol ou d’une construction incompatible avec :

a)    un règlement de zonage, de lotissement ou de construction;

b)    un règlement prévu à l’un ou l’autre des articles 79.1, 116 et 145.21;

c)    un règlement ou une résolution de contrôle intérimaire;

d)    un plan approuvé conformément à l’article 145.19;

e)    une entente visée à l’article 145.21, 165.4.18 ou 165.4.19;

f)     une résolution visée au deuxième alinéa de l’article 145.7, 145.34, 145.38, 165.4.9 ou 165.4.17 ou au troisième alinéa de l’article 145.42;

 

2.    d’une intervention faite à l’encontre de l’article 150;

 

3.    d’une utilisation du sol ou d’une construction incompatible avec les dispositions d’un plan de réhabilitation d’un terrain approuvé par le ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs en vertu de la section IV.2.1 du chapitre 1 de la Loi sur la qualité de l’environnement (chapitre Q-2).

 

Elle peut également ordonner, aux frais du propriétaire, l’exécution des travaux requis pour rendre l’utilisation du sol ou la construction conforme à la résolution, à l’entente, au règlement ou au plan visé au paragraphe 1 du premier alinéa ou pour rendre conforme au plan métropolitain applicable, aux objectifs du schéma applicable ou aux dispositions du règlement de contrôle intérimaire applicable l’intervention à l’égard de laquelle s’applique l’article 150 ou, s’il n’existe pas d’autre remède utile, la démolition de la construction ou la remise en état du terrain.

 

Elle peut aussi ordonner, aux frais du propriétaire, l’exécution des travaux requis pour rendre l’utilisation du sol ou la construction compatible avec les dispositions du plan de réhabilitation mentionné au paragraphe 3 du premier alinéa ou, s’il n’existe pas d’autre remède utile, la démolition de la construction ou la remise en état du terrain.



[1] L.R.Q. c. A-19.1, voir l’article 227 de la LAU en annexe A.

[2] Pièce P-41.

[3] Pièce P-4.

[4] Pièce P-5.

[5] Pièce P-6.

[6] Pièce P-25.

[7] Pièces P-29 et P-30 - plusieurs des nouvelles zones permettant les lieux de culte sont situées en zones industrielles.

[8] Pièce P-31.

[9] Pièce P-9.

[10] Pièce I-1.

[11] Costello c. Ville de Calgary [1983] 1 R.C.S. 14;  Marcotte c. Sous-procureur du Canada [1976] 1 R.C.S., 108;

[12] Dorval (Ville de) c. Centre de la jeunesse et de la famille Batshaw 2012 QCCA 1493.

[13] Pièce P-25.

[14] Pièce P-26. - La Ville ajoutait «sans assemblée, ni cérémonie religieuse» après le vocable «organisme religieux».

[15] Pièces I-5 et I-6.

[16] Chemin de fer canadien pacifique c. Vancouver (Ville de) [2006], R.C.S. 227.

[17] Syndicat Northcrest c. Hutterian Brethren of Wilson Colony [2009] 2 R.C.S., 567.  Voir aussi Église de Dieu Mont de Sion c. Montréal (Ville de) 2014 QCCA 295.

[18] Pièce P-27.

[19] Montréal (Ville de) c. Chapdelaine 2003 CanLII 28 303 (C.A.).

[20] Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité) [2004] 3 R.C.S. 304 par. 26.

[21] Pièce P-32.

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