Société de l'assurance automobile du Québec c. Ville de Montréal | 2022 QCCA 1165 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
| |||||
CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
| |||||
N° : | |||||
(500-17-097413-176) | |||||
| |||||
DATE : | 31 août 2022 | ||||
| |||||
| |||||
| |||||
| |||||
APPELANTE – mise en cause | |||||
c. | |||||
| |||||
INTIMÉE – défenderesse | |||||
et | |||||
JEFFREY POKORA | |||||
et | |||||
ROBERTO TOMARELLI | |||||
MIS EN CAUSE – défendeur | |||||
| |||||
| |||||
| |||||
[1] L’appelante, la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ »), se pourvoit contre un jugement rendu le 28 août 2019 par l’honorable David E. Platts de la Cour supérieure, district de Montréal, lequel accueille le moyen d’irrecevabilité de l’intimée, Ville de Montréal (« Ville »), et déclare que la demande en justice du mis en cause, Jeffrey Pokora, relève de la compétence exclusive de la SAAQ[1].
[2] Pour les motifs qui suivent, l’appel doit être accueilli.
[3] Le litige a pour origine une cascade d’événements qui se déroulent le 14 janvier 2015. Ce soir-là, M. Pokora est au volant de son véhicule. Les conditions routières sont difficiles et la chaussée est glissante. Il s’immobilise à un arrêt obligatoire. En jetant un coup d’œil dans son rétroviseur, il voit une voiture arriver à pleine vitesse derrière lui. Le véhicule ne s’arrête pas à l’intersection et le dépasse plutôt en traversant une ligne continue. Préoccupé par le comportement du conducteur, M. Pokora décide de le suivre. L’automobile s’immobilise dans une entrée résidentielle. Le conducteur, le mis en cause Roberto Tomarelli, un policier à l’emploi de la Ville, sort de son véhicule. M. Pokora se gare dans la rue. Il sort à son tour de son véhicule et interpelle M. Tomarelli. Le ton monte rapidement.
[4] Après quelques minutes, chacun de leur côté, les protagonistes composent le 911. M. Tomarelli indique dès son premier appel que M. Pokora est possiblement armé. Il mentionne le code « 10-07 », indiquant qu’il est un policier en danger. M. Pokora retourne ensuite dans son véhicule pour attendre l’arrivée des policiers. Voyant M. Tomarelli s’installer au volant de son automobile, il déplace sa voiture afin de bloquer l’entrée et l’empêcher de quitter les lieux. Furieux, M. Tomarelli fonce vers le véhicule de M. Pokora qu’il heurte à trois reprises. Craignant pour sa sécurité, M. Pokora quitte les lieux. M. Tomarelli le suit. M. Pokora contacte de nouveau le service de police affirmant être poursuivi par un homme dangereux. M. Tomarelli fait de même de son côté en s’identifiant toujours comme un policier nécessitant du renfort.
[5] Quelques minutes plus tard, les policiers interceptent le véhicule de M. Pokora et, à sa grande surprise, procèdent à son arrestation. Sur la foi des déclarations de M. Tomarelli, des accusations d’intimidation et de menace sont portées contre M. Pokora.
[6] Le 23 janvier 2015, M. Pokora dépose une demande d’indemnisation à la SAAQ. La réclamation est acceptée et il est indemnisé pour les conséquences pécuniaires liées à une entorse cervicale et à une entorse lombaire découlant de la collision. Il reçoit également une indemnité afin de compenser un état de stress post-traumatique.
[7] Le 19 novembre 2015, M. Pokora publie sur les réseaux sociaux une vidéo de l’altercation qu’il obtient lors de la divulgation de la preuve dans le cadre des procédures criminelles. Dans le message accompagnant cette publication, il décrit en détail les événements de la soirée et demande la démission ou le congédiement de M. Tomarelli. Ce dernier réagit et obtient la délivrance d’un mandat de paix. Des accusations additionnelles de menace de mort et d’intimidation sont déposées contre M. Pokora.
[8] Le 16 juin 2017, M. Pokora est acquitté de l’ensemble des accusations aux termes d’un procès de trois jours. Le juge retient son témoignage et écarte celui de M. Tomarelli en ajoutant ce qui suit :
Qui plus est, le comportement de l’agent Tomarelli est tout à fait incompréhensible. De l’ensemble de son comportement, le Tribunal constate que l’agent Tomarelli a été négligent, téméraire, insouciant, et la force avec laquelle il fonce à plusieurs reprises sur le véhicule du défendeur est tout à fait injustifiée. Au surplus, il n’est pas en service, il n’a aucune raison de poursuivre le défendeur avec son véhicule personnel. D’ailleurs, il ment à la téléphoniste du 911 lorsqu’il affirme qu’il suit un véhicule avec un homme possiblement armé, car il sait très bien que c’est inexact. Il n’a aucun motif raisonnable de croire que cet individu est armé. De ce fait, il induit alors ses collègues en erreur à cet effet.
[…]
Pour le Tribunal, même en fin de soirée, face à sa résidence, il est tout à fait inconcevable qu’un agent d’expérience puisse se comporter de la sorte envers un individu qui lui reproche seulement d’avoir commis une ou des infractions au Code de la sécurité routière. De ce fait, il a monopolisé environ vingt (20) policiers par son comportement dans cette aventure.
[9] Le 8 février 2017, M. Pokora intente un recours en dommages-intérêts à l’encontre de M. Tomarelli à qui il réclame 120 000 $ pour l’ensemble des préjudices subis lors de l’agression impliquant le véhicule automobile et ceux découlant des fausses accusations.
[10] Le 31 août 2017, il modifie sa demande afin d’ajouter la Ville à titre de codéfenderesse. Il augmente le quantum de sa réclamation à 130 000 $ en plus d’alléguer la violation de ses droits garantis par les Chartes canadienne[2] et québécoise[3].
[11] Le 18 juin 2018, la Ville soulève l’irrecevabilité partielle de la demande en ce qui concerne le préjudice moral et corporel découlant de l’accident d’automobile. Elle allègue que cette partie de la réclamation relève de la compétence exclusive de la SAAQ. En réponse à cette procédure, M. Pokora modifie sa demande afin de radier les paragraphes visés par le moyen d’irrecevabilité.
[12] À la suite de ces modifications, les fautes reprochées sont décrites de la façon suivante :
[45] The intentional assault on Plaintiff and his property by Defendant was reprehensible, unprovoked and shocking by any civilized standard.
[46] In addition, the Defendant misrepresented the situation and falsely accused the Plaintiff of being the aggressor;
[47] Plaintiff faced a variety of criminal accusations, which caused him additional stress;
[48] These false accusations were absurd given that it was Defendant who intentionally assaulted Plaintiff, and Plaintiff is the victim of the events that transpired on the evening of January 14, 2015;
[49] The fault, therefore, involves intentional (…) aggression and illegal criminal accusations (…); while Plaintiff believes that the latter are not covered by the “no fault” system and the entire action would be actionable before this court, it is evident that the (…) verbal aggression as well as the false criminal accusations are actionable in any event;
[13] La réclamation de M. Pokora se détaille ainsi :
[55] (…)
[14] La réclamation pour le préjudice psychologique est peu précise. M. Pokora indique seulement souffrir de détresse psychologique qu’il attribue à « l’incident » et aux fausses accusations. Il est question d’un DAP de 5 % relié au stress provoqué par l’événement.
[15] À la suite de cette procédure modifiée, la Ville se ravise et soulève l’irrecevabilité totale de la demande au motif que les indemnités prévues dans la Loi sur l’assurance automobile[4] tiennent lieu de tous les droits et recours découlant d’un préjudice corporel causé par une automobile.
[16] Le juge de première instance conclut, en s’inspirant des enseignements de la Cour suprême[5], que l’usage d’un véhicule automobile est l’élément central de la trame factuelle. Il estime que tout préjudice futur, distinct ou aggravé, incluant ceux causés par l’arrestation, les accusations criminelles et le procès, découlent de l’accident initial. Il accueille la demande en irrecevabilité et déclare qu’il revient à la SAAQ d’indemniser M. Pokora.
[17] La SAAQ estime que le juge de première instance commet une erreur lorsqu’il conclut, au stade de l’irrecevabilité, que les préjudices pour lesquels M. Pokora demande réparation résultent de l’usage d’une automobile.
[18] La Ville, en plus de défendre le bien-fondé du jugement de première instance, ajoute que même si la Cour devait conclure que la Cour supérieure a compétence pour se saisir de la demande, le recours de M. Pokora est éteint puisque ce dernier a choisi de ne pas faire appel du jugement.
[19] La norme d’intervention en appel d’une décision rendue sur un moyen d’irrecevabilité est celle de la décision correcte. En effet, les faits dans la requête doivent, à ce stade, être tenus pour avérés, de sorte que la Cour se trouve dans la même situation que le juge de première instance[6].
[20] La prudence est par ailleurs de mise en matière d’irrecevabilité puisque le jugement accueillant une telle demande a pour effet de priver une partie de son droit d’être entendue et d’administrer une preuve étayant les reproches énoncés sommairement dans sa demande introductive d’instance. Ainsi, en cas de doute, il est préférable de laisser au juge du fond le soin de se prononcer sur le moyen d’irrecevabilité soulevé[7].
[21] En l’espèce, les circonstances particulières du dossier et la teneur de la réclamation ne permettent pas de conclure que le recours exercé par M. Pokora est entièrement du ressort exclusif de la SAAQ.
[22] Le juge énonce correctement les principes juridiques applicables afin de déterminer le cadre de la compétence de l’appelante, notamment en ce qui concerne l’interprétation large du lien de causalité et de la notion « d’usage d’une automobile »[8]. Il commet cependant une erreur en limitant son analyse à la question du lien causal sans tenir compte de la nature du préjudice allégué et de l’objet de la LAA.
[23] La LAA est une loi d’exception à caractère social qui vise à indemniser les victimes de préjudice corporel découlant de l’usage d’une automobile sans égard à la responsabilité[9]. Il convient de reprendre les principaux articles :
1. Dans la présente loi, à moins que le contexte n’indique un sens différent, on entend par :
« accident » : tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile ;
[…]
« préjudice causé par une automobile » : tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le préjudice causé par une remorque utilisée avec une automobile, mais à l’exception du préjudice causé par l’acte autonome d’un animal faisant partie du chargement et du préjudice causé à une personne ou à un bien en raison d’une action de cette personne reliée à l’entretien, la réparation, la modification ou l’amélioration d’une automobile ;
[…]
2. Dans le présent titre, à moins que le contexte n’indique un sens différent, on entend par :
[…]
« préjudice corporel » : tout préjudice corporel d’ordre physique ou psychique d’une victime y compris le décès, qui lui est causé dans un accident, ainsi que les dommages aux vêtements que porte la victime.
[…]
12.1. La Société doit être mise en cause dans toute action où il y a lieu de déterminer si le préjudice corporel a été causé par une automobile.
[…]
83.57. Les indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal.
Sous réserve des articles 83.63 et 83.64, lorsqu’un préjudice corporel a été causé par une automobile, les prestations ou avantages prévus pour l’indemnisation de ce préjudice par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A‐ 3 001), la Loi visant à favoriser le civisme (chapitre C‐ 20) ou la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels (chapitre I‐ 6) tiennent lieu de tous les droits et recours en raison de ce préjudice et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal.
[…]
84.1. Est un préjudice matériel, pour l’application du présent titre, tout dommage causé dans un accident à une automobile ou à un autre bien. Est une victime pour l’application du présent titre, toute personne qui subit un préjudice matériel dans un accident.
[…]
115. La victime d’un préjudice matériel causé par une automobile est indemnisée suivant les règles du droit commun dans la mesure où les articles 108 à 114 n’y dérogent pas.
116. Le recours du propriétaire d’une automobile en raison du préjudice matériel subi lors d’un accident d’automobile ne peut, dans la mesure où la convention d’indemnisation directe visée dans l’article 173 s’applique, être exercé qu’à l’encontre de l’assureur avec lequel il a contracté une assurance de responsabilité automobile.
Toutefois, le propriétaire peut, s’il n’est pas satisfait du règlement effectué suivant la convention, exercer ce recours contre l’assureur suivant les règles du droit commun dans la mesure où les articles 108 à 114 n’y dérogent pas.
[Caractères gras ajoutés] | 1. In this Act, unless otherwise indicated by the context,
“accident” means any event in which damage is caused by an automobile;
[…]
“damage caused by an automobile” means any damage caused by an automobile, by the use thereof or by the load carried in or on an automobile, including damage caused by a trailer used with an automobile, but excluding damage caused by the autonomous act of an animal that is part of the load and injury or damage caused to a person or property by reason of an action performed by that person in connection with the maintenance, repair, alteration or improvement of an automobile;
[…]
2. In this title, unless otherwise indicated by the context,
[…]
“bodily injury” means any physical or mental injury, including death, suffered by a victim in an accident, and any damage to the clothing worn by a victim;
[…]
12.1. The Société must be impleaded in any action where a determination is to be made as to whether the bodily injuries were caused by an automobile.
[…]
83.57. Compensation under this title stands in lieu of all rights and remedies by reason of bodily injury and no action in that respect shall be admitted before any court of justice.
Subject to sections 83.63 and 83.64, where bodily injury was caused by an automobile, the benefits or pecuniary benefits provided for the compensation of such injury by the Act respecting industrial accidents and occupational diseases (chapter A-3.001), the Act to promote good citizenship (chapter C-20) or the Crime Victims Compensation Act (chapter I-6) stand in lieu of all rights and remedies by reason of such bodily injury and no action in that respect shall be admitted before any court of justice.
[…]
84.1. For the purposes of this title, any damage caused in an accident to an automobile or to other property is deemed to be property damage. For the purposes of this title, every person who sustains property damage in an accident is deemed to be a victim.
[…]
115. The victim of property damage caused by an automobile is compensated in accordance with the ordinary rules of law to the extent that sections 108 to 114 do not derogate therefrom.
116. The recourse of the owner of an automobile by reason of property damage sustained in an automobile accident shall not be exercised except against the insurer with whom he subscribed his automobile liability insurance, to the extent that the direct compensation agreement contemplated in section 173 applies.
However, the owner may, if he is not satisfied with the settlement made in accordance with the agreement, exercise such recourse against the insurer in accordance with the ordinary rules of law to the extent that sections 108 to 114 do not derogate therefrom.
[Emphasis added] |
[24] Contrairement à ce qu’affirme le juge de première instance, les indemnités versées par la SAAQ à M. Pokora ne tiennent pas lieu de tous ses droits et recours, mais uniquement de ceux qu’il pourrait vouloir exercer en lien avec un préjudice corporel subi en raison de l’usage d’une automobile.
[25] Le régime d’indemnisation sans égard à la faute, qui caractérise la LAA et confère compétence exclusive à la SAAQ, s’applique uniquement en matière de préjudice corporel. Cette notion englobe le préjudice physique et psychique causé dans un accident et s’étend aux vêtements portés par la victime[10]. Ces préjudices sont indemnisés par la SAAQ en fonction des règles particulières édictées par le législateur, lesquelles s’éloignent en partie des principes qui guident l’évaluation du préjudice corporel en droit civil. Les indemnités prévues dans la LAA tiennent alors lieu de tout recours. L’objectif social de cette loi vise à gérer le risque de blessure inhérent à l’utilisation d’une automobile en s’assurant que la victime puisse recevoir rapidement un revenu et certains services nécessaires à son rétablissement sans égard à la responsabilité de quiconque.
[26] Le préjudice matériel causé par une automobile demeure quant à lui régi par le droit commun et relève de la compétence des tribunaux. Le législateur est cependant intervenu afin de créer certaines présomptions visant à faciliter la détermination de la responsabilité et certaines règles en matière d’assurance[11].
[27] La qualification du préjudice est donc, au même titre que le lien de causalité, au cœur de l’analyse visant à déterminer si une réclamation relève de la compétence de la SAAQ.
[28] Les arrêts de la Cour suprême sur lesquels le juge de première instance s’appuie ont été rendus dans un contexte où le préjudice additionnel réclamé en raison de la faute subséquente du tiers était de nature corporel. Dans le dossier de M. Gargantiel, la faute reprochée aux tiers, soit le retard dans l’intervention des secours à la suite de l’accident, est à l’origine des engelures responsables de l’amputation d’une partie de sa jambe droite. De même, l’erreur médicale commise lors du traitement des blessures subies dans l’accident par Mme Godbout a aggravé sa condition[12].
[29] Or, le juge de première instance ne s’attarde aucunement à la nature du préjudice réclamé lorsqu’il conclut à l’irrecevabilité du recours de M. Pokora.
[30] L’avocat de M. Pokora a pourtant pris soin de modifier sa demande introductive d’instance afin de retirer les chefs de réclamation qui, selon lui, correspondaient au préjudice corporel pour lequel M. Pokora a été indemnisé par la SAAQ.
[31] Ainsi, la réclamation pour les honoraires engagés par M. Pokora afin de se défendre à l’encontre des accusations portées contre lui et pour gérer la plainte déontologique contre M. Tomarelli, les dommages-intérêts réclamés en lien avec la violation alléguée des droits garantis par la Charte découlant de son arrestation et de sa détention ne sont pas, à première vue, liés à un préjudice corporel. La réponse est moins évidente en ce qui a trait au préjudice psychologique réclamé, aux dommages moraux et aux dommages exemplaires.
[32] En effet, si la preuve révèle que les dommages moraux et exemplaires réclamés sont rattachés au préjudice corporel subi par M. Pokora, ils ne pourront être réclamés à la Ville de Montréal et à M. Tomarelli. Ainsi une réclamation pour atteinte au droit à la vie, à la sécurité ou à la dignité de la personne en lien avec les blessures subies ou les traitements reçus ne serait pas recevable[13].
[33] Il en va autrement de la réclamation découlant de violations des droits protégeant un citoyen contre une arrestation ou une détention abusive. La faute alléguée en lien avec le dépôt des plaintes criminelles a certes pour trame de fond des événements impliquant l’usage d’une automobile, mais elle se produit dans un contexte où cet usage est terminé. M. Pokora reproche à M. Tomarelli d’avoir faussement représenté les faits aux policiers afin qu’il soit tenu criminellement responsable. Par ailleurs, les dommages-intérêts réclamés ne visent pas à compenser un préjudice corporel, mais bien la conséquence de la privation de liberté. Il est donc impossible dans ces circonstances de conclure à l’existence d’un lien de causalité « plausible et logique eu égard au libellé de la Loi »[14].
[34] Il est vrai, comme le souligne le juge de première instance, que l’exercice auquel devra se livrer le juge saisi du fond du litige afin de départager la cause du préjudice réclamé sera délicat[15]. La difficulté inhérente à la détermination du lien de causalité ne justifie pas de rejeter le recours au stade de l’irrecevabilité. La prudence dicte de retourner le dossier en première instance afin de permettre à un juge d’examiner les questions soulevées à la lumière de la preuve qui sera administrée et ainsi déterminer si l’ensemble ou une partie de la réclamation relève de la compétence exclusive de la SAAQ.
[35] Dans ces circonstances, le juge de première instance aurait dû rejeter le moyen d’irrecevabilité et laisser le dossier se poursuivre devant la Cour supérieure.
[36] La Ville soutient toutefois qu’il n’y a pas lieu de retourner le dossier devant la Cour supérieure puisque les droits de M. Pokora ont été complètement éteints à partir du moment où il a choisi de ne pas interjeter appel du jugement déclarant que son recours relevait de la compétence exclusive de la SAAQ. Elle estime que le jugement jouit de l’autorité de la chose jugée à son égard.
[37] L’intimée s’appuie sur une décision refusant la permission d’appeler[16] et sur un arrêt de la Cour qui ordonne le retrait du mémoire d’une partie[17]. Il convient de mettre le tout en contexte. Dans les deux cas, le tribunal de première instance s’était prononcé sur le fond du litige et avait départagé la responsabilité entre les divers protagonistes, ce qui n’est pas le cas dans notre dossier où le jugement de première instance ne porte que sur la compétence de la Cour supérieure à se saisir du litige.
[38] Dans Construction Jean Dion[18], le juge de première instance condamne solidairement les défenderesses Construction Jean Dion et Brindali à verser un montant à la demanderesse. Pour valoir entre elles, il conclut que Brindali doit assumer 100 % de la condamnation. Cette dernière porte en appel le jugement. Elle conteste à la fois les conclusions concernant sa responsabilité extracontractuelle envers la demanderesse et celles répartissant le montant dû entre les défenderesses. Construction Jean Dion ne fait pas appel du jugement. La demanderesse entreprend donc d’exécuter le jugement contre cette entreprise. Elle met en œuvre les mesures d’exécution. Construction Jean Dion s’oppose à la saisie. Le juge de première instance rejette l’opposition. Notre collègue, la juge Bich, rejette la permission d’appeler considérant le contexte particulier où la partie intimée souhaite exécuter un jugement à l’égard duquel la partie condamnée n’a pas fait appel.
[39] Dans Mécanique Ducro[19], la Cour supérieure accueille la demande introductive contre Ducro à l’encontre de la Société québécoise des infrastructures (« SQI »). Elle accueille également le recours en garantie de la SQI contre BPR. Seule cette dernière se pourvoit contre le jugement. Elle conteste les conclusions du juge concluant à la responsabilité de la SQI envers Ducro et demande, par le fait même, le rejet du recours en garantie contre elle. La SQI ne porte pas le jugement en appel. Elle dépose cependant un mémoire en qualité d’intimée par lequel elle soulève un nouveau moyen d’appel et demande que le dispositif du jugement soit infirmé en ce qui la concerne. La Cour ordonne le rejet du mémoire de la SQI puisque son appel est irrégulièrement formé.
[40] La question se pose autrement dans le présent dossier. La SAAQ demande d’infirmer le dispositif qui conclut au rejet du recours intenté par M. Pokora en raison de l’absence de compétence de la Cour supérieure de se saisir du litige et qui déclare que la SAAQ a compétence exclusive pour indemniser M. Pokora pour l’ensemble des préjudices découlant des événements du 14 janvier 2015.
[41] Dans la mesure où la Cour estime qu’il y a lieu d’infirmer le jugement, cela signifie que le recours de M. Pokora n’est pas irrecevable et que la Cour supérieure a compétence pour l’entendre. L’intimée nous invite à conclure que ce recours est éteint puisque M. Pokora n’a pas porté le jugement en appel.
[42] M. Pokora réclame un dédommagement à la Ville et à M. Tomarelli. La SAAQ est uniquement mise en cause afin de respecter les exigences de l’article 12.1 de la LAA. La question n’est pas de savoir contre qui le jugement de première instance pourra être exécuté, mais bien qui a compétence pour se saisir de la demande. L’effet du présent arrêt se limite à indiquer à M. Pokora devant quel forum il pourra faire valoir ses droits.
[43] L’objet du litige en l’espèce est indivisible[20]. Contrairement aux décisions plaidées par la Ville, les deux jugements ne sauraient coexister. Il est difficile de concevoir que M. Pokora serait lié par un jugement lui indiquant de s’adresser à la SAAQ, alors que cette dernière disposerait d’un arrêt selon lequel la Cour supérieure a compétence pour se saisir du litige.
[44] Dans la mesure où le juge de première instance a erré en déclarant le recours irrecevable, le dispositif du jugement de première instance est infirmé et le dossier reprend son cours au même titre que si le moyen d’irrecevabilité avait été rejeté.
[45] Il aurait sans doute été plus prudent que M. Pokora fasse appel du jugement, quitte à s’en remettre aux arguments de la SAAQ. Cependant, compte tenu du contexte particulier du présent dossier, cette omission n’est pas fatale à la poursuite de son recours. Il y a donc lieu de retourner le dossier devant la Cour supérieure pour que l’instance se poursuive.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[46] ACCUEILLE l’appel;
[47] INFIRME le jugement de première instance;
[48] REJETTE le moyen d’irrecevabilité de la Ville;
[49] RETOURNE le dossier à la Cour supérieure afin qu’il suive son cours;
[50] LE TOUT avec les frais de justice contre la Ville.
| ||
|
| |
| SUZANNE GAGNÉ, J.C.A. | |
| ||
|
| |
| GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A. | |
| ||
|
| |
| GUY COURNOYER, J.C.A. | |
| ||
BOISVERT GAUTHIER | ||
Pour l’appelante | ||
| ||
Me Charlotte Richer Leboeuf | ||
GAGNIER GUAY BIRON | ||
Pour l’intimée | ||
| ||
RBD AVOCATS | ||
Pour Roberto Tomarelli | ||
| ||
Me Charles O’brien | ||
Pour Jeffrey Pokora | ||
| ||
Date d’audience : | 26 janvier 2022 | |
[1] Jeffrey Pokora c. Roberto Tomarelli, 2019 QCCS 3969 [jugement entrepris].
[2] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.
[3] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C -12.
[4] RLRQ, c. A -25, article 83.57. Ci-après « LAA ».
[5] Godbout c. Pagé et Gargantiel c. Québec (Procureur général), 2017 CSC 18 ; Westmount (Ville de) c. Rossy, 2012 CSC 30.
[6] Bohémier c. Barreau du Québec, 2012 QCCA 308, paragr. 17. Voir aussi Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, paragr. 17-18, 21, 27 ; Chapman c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 2013, paragr. 32-34.
[7] Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, paragr. 46, voir aussi paragr. 70 (motifs de la juge Coté, dissidente); Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, paragr. 17-18, 21, 27; Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix c. Centre de services scolaire Chemin-du-Roy, 2022 QCCA 227, paragr. 9-11; Droit de la famille — 21216, 2021 QCCA 311, paragr. 9; Immeuble des Moulins inc. c. Ville de Terrebonne, 2019 QCCA 509, paragr. 13; Fanous c. Gauthier, 2018 QCCA 293, paragr. 21.
[8] Jugement entrepris, paragr. 24-35.
[9] Godbout c. Pagé et Gargantiel c. Québec (Procureur général), 2017 CSC 18, paragr. 37; Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30, paragr. 19; Productions Pram inc. c. Lemay, C.A., [1992] R.J.Q. 1738, p. 1740.
[10] Art. 2 LAA.
[11] Art. 108-114 LAA.
[12] Godbout c. Pagé et Gargantiel c. Québec (Procureur général), 2017 CSC 18.
[13] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers, Benoît Moore, La responsabilité civile, 9e éd., Éditions Yvon Blais, Montréal, 2020, paragr. 1-1186. Downer c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 1893 (demande d’autorisation d’appeler à la Cour suprême rejetée, 16 avril 2020, n° 39008), paragr. 7 ; Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés, [1996] 2 R.C.S. 345, p. 412 (Loi sur les accidents de travail et maladies professionnelles).
[14] Productions Pram inc. c. Lemay, 1992 CanLII 3306 (C.A.), p. 4 et 5.
[15] Jugement entrepris, paragr. 104.
[16] 2840-5983 Québec inc. (Construction Jean Dion & Fils enr.) c. Fédération (La), compagnie d’assurances du Canada, 2013 QCCA 409.
[17] BPR inc. c. Mécaniques Ducro inc., 2020 QCCA 130.
[18] 2840-5983 Québec inc. (Construction Jean Dion & Fils enr.) c. Fédération (La), compagnie d’assurances du Canada, 2013 QCCA 409, paragr. 23-26 (j. Bich).
[19] BPR inc. c. Mécaniques Ducro inc., 2020 QCCA 130, paragr. 14-20.
[20] J. Christin & Cie Ltée v. Piette, [1944] S.C.R. 803, p. 315.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.