Décision

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Hunt c. R.

2022 QCCA 805

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-10-007108-192

(500-01-185091-193 SEQ. 001)

 

DATE :

9 juin 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

GUY COURNOYER, J.C.A.

FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A.

 

 

RICHARD HUNT

APPELANT accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE poursuivante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                Richard Hunt (« l’appelant) se pourvoit contre un verdict de culpabilité prononcé par un jury le 25 mai 2019, sous la présidence de l’honorable Éric Downs de la Cour supérieure, district de Montréal[1]. Le jury l’a reconnu coupable du meurtre au premier degré de Joseph Fluet, du meurtre au premier degré de Steven Lamarsh et de tentative de meurtre à l’endroit de Rachel Wickenheiser, en utilisant une arme à feu.

Pour les motifs du juge Doyon auxquels souscrivent les juge Cournoyer et Bachand, LA COUR :

[2]                ACCUEILLE l’appel;

[3]                ORDONNE la tenue d’un nouveau procès sur tous les chefs d’accusation.

 

 

 

 

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY COURNOYER, J.C.A.

 

 

 

 

 

FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A.

 

Me Annie-Sophie Bédard

ANNE-SOPHIE BÉDARD AVOCATE

Me Mylène Lareau

MYLÈNE LAREAU

Pour l’appelant

 

 

Me Hélène Langis

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

30 mars 2022


 

MOTIFS DU JUGE DOYON

 

 

[4]                L’appelant a été déclaré coupable de deux meurtres au premier degré (les victimes étant Joseph Fluet et Steven Lamarsh) et de tentative de meurtre à l’endroit de Rachel Wickenheiser, infractions commises le 1er décembre 2016. À l’origine, il était coaccusé avec Mélanie Binette, mais un procès distinct a été ordonné en raison de la volonté de l’appelant de la faire entendre comme témoin. Il faut souligner que celui-ci n’a pas témoigné.

Le contexte

[5]                Rachel Wickenheiser était la conjointe de Steven Lamarsh. C’est son ami Joseph Fluet qui les a présentés l’un à l’autre. Elle témoigne que M. Fluet était membre d’un groupe de motards criminels, les Rock Machine. Elle croit également que son conjoint en était membre étant donné qu’il possédait une veste du groupe, qui lui avait été donnée par M. Fluet. Ils étaient tous des consommateurs de cocaïne.

[6]                Au mois d’octobre 2016, elle a rencontré l’appelant et sa conjointe à trois reprises, dont deux au domicile de David Binette, cousin de Mélanie. Elle s’y était rendue en raison de transactions de cocaïne. 

[7]                Il faut savoir que M. Binette entreposait à son domicile de la cocaïne à la demande de l’appelant, revendeur de M. Fluet, qui possédait la drogue. Il lui arrivait également de livrer de la drogue pour l’appelant. Ce commerce a d’ailleurs engendré un litige entre l’appelant et M. Fluet, ce dernier voulant recevoir compensation pour la disparition d’une certaine quantité de cocaïne. Ce différend est confirmé par Rébecca Sylvain, conjointe de M. Fluet.

[8]                Pour rembourser sa dette, il fut convenu que l’appelant irait chercher une importante somme d’argent, fruit d’un vol, qu’il avait enterrée dans un boisé.

[9]                Le 31 novembre 2016, Mme Wickenheiser, son conjoint Steven Lamarsh et M. Fluet sont au domicile de l’appelant et de sa conjointe Mélanie Binette. L’ambiance est festive et le groupe consomme de la drogue. Le lendemain, on ira déterrer le butin.

[10]           Voici comment Mme Wickenheiser relate les événements du 1er décembre.

[11]           Le matin, l’appelant mentionne qu’il doit aller chercher un véhicule tout-terrain et une remorque. Il quitte les lieux avant les autres, leur disant que Mme Binette leur indiquerait le point de rencontre situé derrière la maison de sa tante près de l’endroit où l’argent est enterré.

[12]           C’est M. Fluet qui conduit la voiture pour se rendre au rendez-vous. Mme Binette lui donne les indications pour s’y rendre. M. Lamarsh et Mme Wickenheiser prennent aussi place dans le véhicule.

[13]           En arrivant, ils peuvent apercevoir la camionnette de l’appelant qu’ils ne voient toutefois pas. Le groupe se rend dans le boisé et Mme Binette leur indique l’endroit précis où il faut creuser. MM. Fluet et Lamarsh ainsi que Mme Wickenheiser se mettent à l’œuvre à l’aide de pelles. Alors qu’elle est accroupie avec les deux hommes, Mme Wickenheiser entend trois ou quatre coups de feu. M. Fluet et M. Lamarsh la saisissent par le bras pour s’enfuir.

[14]           À un moment, elle trébuche et sent une douleur à la jambe. Un projectile l’a atteinte. En chutant, elle voit M. Lamarsh gisant au sol et aperçoit l’appelant pour la première fois depuis le départ de la maison. Ce dernier se dirige vers M. Fluet. Elle s’assied près de M. Lamarsh et constate qu’il a cessé de respirer. Elle entend trois autres coups de feu.

[15]           Elle se dirige en boitant vers les véhicules et se cache dans les buissons. Elle voit la camionnette de l’appelant et une camionnette blanche s’éloigner, sans toutefois pouvoir identifier les conducteurs. Elle se dirige vers la voiture et constate qu’elle est verrouillée; M. Fluet a conservé les clés. Elle marche jusqu’à l’autoroute où une femme s’arrête pour lui porter secours.

[16]           En somme, un guet-apens mis en œuvre par Mme Binette et l’appelant qui permet à celui-ci de se libérer de sa dette en éliminant M. Fluet.

[17]           Notons que MM. Fluet et Lamarsh ont été atteints par des projectiles d’arme à feu et en sont décédés. M. Fluet a reçu deux projectiles, l’un au dos, l’autre à la cuisse. De son côté, M. Lamarsh a été atteint par un projectile qui a pénétré sa joue gauche et a lacéré son artère carotide externe droite. Aucune arme n’a été trouvée sur les lieux, mais la police a découvert 11 douilles, toutes percutées par la même arme, de calibre 0,223 Rem. Par ailleurs, un résidant du secteur a entendu des coups de feu et a vu un homme sortir du boisé comme s’il était blessé. Un autre homme le suivait en courant et lui a asséné de nombreux coups de pied avant de prendre la fuite vers le boisé. La victime ne s’est pas relevée.

[18]           De plus, David Binette, a vu, à deux reprises, l’appelant en possession d’une arme à feu quelque temps avant les événements. Sa description de l’arme est compatible avec le type d’arme utilisé lors de la fusillade.

[19]           Enfin, un mégot de cigarette sur lequel fut prélevé l’ADN de l’appelant a été trouvé dans le boisé. Il portait aussi des traces de celui d’un autre contributeur, toutefois non valides aux fins de comparaison. Selon la thèse de la poursuite, cela permet de démontrer que l’appelant a attendu sur les lieux l’arrivée des victimes.

[20]           Mme Mélanie Binette, seul témoin entendu en défense, a une version différente de celle de Mme Wickenheiser.

[21]           À l’époque, elle est la conjointe de l’appelant depuis 13 ans. Elle témoigne que ce dernier a été emprisonné dans le passé pour un vol de plus de 800 000 $. C’est alors qu’il est en prison pour cette affaire que l’appelant fait la connaissance de M. Fluet. À l’été 2016, elle a été témoin d’une transaction de cocaïne entre l’appelant et M. Fluet. Durant le même été, elle a aussi été témoin de discussions entre l’appelant et M. Fluet sur la possibilité d’étendre le réseau de vente de drogue au Québec; le réseau était alors limité à l’Ontario.

[22]           Environ une semaine avant les événements, M. Fluet, armé d’un fusil, M. Lamarsh et Mme Wickenheiser se présentent chez elle. L’appelant y est. On l’informe qu’elle est responsable d’une dette de 24 000 $ et on lui demande de signer divers documents afin de céder son véhicule automobile. Elle refuse et M. Lamarsh la frappe au visage. Elle accepte finalement de signer les documents et, apeurée, va résider chez ses parents quelques jours. Elle revient à la maison et a une vive discussion avec l’appelant à propos de la dette de 24 000 $ dont elle est tenue responsable. L’appelant lui indique qu’il réglera le problème pour que cela cesse.

[23]           La veille de la fusillade, le groupe se présente de nouveau chez elle. M. Fluet lui présente ses excuses et lui explique que si tout se passe bien, elle pourra récupérer sa voiture.

[24]           Le lendemain matin, le groupe décide de se rendre chez la mère de l’appelant pour aller déjeuner dans un restaurant. L’appelant y va seul alors que M. Fluet, Mme Wickenheiser, M. Lamarsh et elle-même iront dans une autre voiture. En route, M. Lamarsh exhibe un pistolet et dit : « I hope Richard [l’appelant] likes you as much as he says he does » et « Don’t do anything stupid. If not, I’ll kill you ». Elle fond en larmes. Le véhicule s’immobilise à une certaine distance de la maison de la mère de l’appelant; ce dernier est dans son camion et se dirige vers eux. Il la voit pleurer et aperçoit l’arme. Il demande ce qui se passe. M. Fluet lui répond qu’il doit l’amener chercher l’argent sinon il devra le tuer, lui et sa famille. Elle sait qu’il parle de l’argent du vol.

[25]           L’appelant les invite à le suivre. Sur place, elle saute dans les bras de l’appelant et se met à pleurer parce qu’elle sait que l’argent n’y est plus. Pour elle, ils se dirigent vers une mort certaine. L’appelant lui glisse à l’oreille de ne pas s’inquiéter; dès qu’elle en aura la chance, elle doit se sauver. Mme Wickenheiser, M. Fluet et M. Lamarsh prennent des pelles dans la voiture. Mme Wickenheiser a un « très gros fusil » dans les mains qu’elle pointe vers elle : « Just stay quiet, stop crying, shut the fuck up, don’t do anything stupid, just let’s go. As soon as we’re going to be done, better, it’s going to be », lui dit-elle.


[26]           Le groupe suit l’appelant pour se diriger vers l’endroit où serait enfoui le butin. Mme Binette pleure à chaudes larmes, convaincue qu’elle va mourir. Elle entend une détonation et voit l’appelant avec une arme dans les mains. Elle s’enfuit vers les maisons et entend M. Fluet crier : « Get them, get them, kill them ». Pendant qu’elle se sauve, elle entend d’autres menaces de M. Fluet qui la pourchasse. Elle entend aussi d’autres coups de feu. L’appelant s’adresse à M. Fluet : « Bro, why are you doing this? Stop, stop, don’t do that ». Elle se cache derrière un arbre et attend. Elle perçoit une détonation, des échanges de mots, une autre détonation, puis c’est le silence total.

[27]           L’appelant la rejoint et lui dit qu’ils doivent quitter les lieux. Après un arrêt chez la mère de l’appelant, où il abandonne son téléphone portable, ils se rendent à Montréal. Le couple décide de retourner chez la mère de l’appelant, craignant pour leur sécurité. La police se rendra à cet endroit le 3 décembre, mais, manquant de confiance envers les policiers, ils préféreront communiquer avec leur avocat. Mme Binette explique : « tous les contacts que j'ai eus avec la police dans ma vie, ils n'ont pas été très bons. Je me suis fait arrêter. Alors, moi, je sais automatiquement dans ma tête que pour eux, je suis une criminelle ». Après discussion avec leur avocat, ils conviennent de se rendre eux-mêmes à la police, mais ils sont arrêtés avant de pouvoir le faire.

Les moyens d’appel

[28]           L’appelant invoque cinq arguments qu’il y a lieu de regrouper comme suit : 1) les directives sont erronées en ce qui concerne les versions contradictoires, l’évaluation de la crédibilité de Mme Binette et les moyens de défense (nécessité et légitime défense); 2) les accusations pendantes de Mme Binette ne devaient pas être admises en preuve même aux fins du contre-interrogatoire; 3) la preuve du comportement passé violent des victimes devait être autorisée.

[29]           Comme certains de ces moyens d’appel n’étaient pas inclus dans l’avis d’appel, l’appelant demande la permission de les présenter. Il y aura lieu de l’autoriser à ce faire.

[30]           À mon avis, les arguments 2 et 3 sont sans valeur et doivent donc être rejetés. En revanche, le premier doit être retenu et justifie une ordonnance de nouveau procès. Voici pourquoi.

1)     Les directives portant sur les versions contradictoires, l’évaluation de la crédibilité de Mme Binette et les moyens de défense (nécessité et légitime défense)

[31]           Je le répète : le jury était confronté à deux versions contradictoires des événements. L’appelant reproche au juge de première instance d’avoir donné des directives qui pouvaient amener le jury à choisir entre la version de Mme Wickenheiser et celle de Mme Binette.

[32]           Les deux moyens de défense (nécessité et légitime défense) étaient fondés uniquement sur le témoignage de Mme Binette, l’appelant n’ayant pas témoigné. Sa version, même si elle n’était pas retenue par le jury, pouvait néanmoins susciter un doute raisonnable. Or, plaide l’appelant, le juge n’a pas adéquatement instruit le jury à cet égard et cette erreur a pu lui faire perdre le bénéfice du doute raisonnable.

[33]           Il va de soi que les directives doivent être analysées selon une approche fonctionnelle qui tient compte tant de la preuve que des plaidoiries et de l’ensemble des directives pour vérifier si le jury a été correctement instruit en droit.

[34]           Or, lorsque la crédibilité est au centre du litige, le jury doit comprendre qu’un doute raisonnable peut émaner d’un témoignage, même s’il ne le retient pas comme vrai. En d’autres termes, même s’il ne peut affirmer que le témoignage est vrai, celui-ci peut néanmoins susciter un doute raisonnable. Si cette règle s’applique à la version de l’accusé : R. c. W.(D.), [1991] 1 R.C.S. 742; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745; R. v. Reid, 2003 CanLII 14779 (Ont C.A.), rien ne permet de croire qu’elle ne s’applique pas à la version d’un témoin sur laquelle se fonde la défense et vitale à celle-ci. C’est d’ailleurs ce que proposent les auteurs Martin Vauclair et Tristan Desjardins, dans Béliveau-Vauclair : Traité général de preuve et de procédure pénales, 28e éd., Montréal, Yvon Blais, 2021, p. 1229, paragr. 34.41, note 159 :

L'approche de l'arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742 s'applique non seulement lorsque l'accusé témoigne, mais aussi lorsque, comme dans l'arrêt R. v. D. (B.) (2011), 266 C.C.C. (3d) 197 (C.A.O.), repris dans les arrêts R. c. Phillips (2017), 355 C.C.C. (3d) 141, 2017 ONCA 752 (par. 257), R. c. M.P. (2018), 363 C.C.C. (3d) 61, 2018 ONCA 608 (par. 60), et R. c. Brown (2018), 361 C.C.C. (3d) 510, 2018 ONCA 481 (par. 68), lorsqu'il y a conflit sur une question cruciale entre la thèse de la poursuite et les témoins produits par la défense ou ceux de la poursuite qui appuient la thèse de la défense (par. 114). […]

[35]           Plus précisément, voici ce qu’écrit la juge Epstein dans R. v. Brown :

[68] The requirement of a W.(D.) instruction applies where, on a vital issue, there are credibility findings to be made between conflicting evidence and the trial judge must relate the concept of reasonable doubt to those credibility findings: R. v. B.D., 2011 ONCA 51, 273 O.A.C. 241, at para. 114. The trial judge must make clear that it is not necessary for the jurors to believe the defence evidence on the issue in order to acquit; it is sufficient if “viewed in the context of all of the evidence – the conflicting evidence leaves them in a state of reasonable doubt as to the accused’s guilt”: B.D., at para. 114.

[36]           Dans Durette c. R., 2013 QCCA 1791, au paragr. 46, la Cour cite avec approbation ce passage de R. v. B.D., 2011 ONCA 51 :

[114] What I take from a review of all of these authorities is that the principles underlying W.(D.) are not confined merely to cases where an accused testifies and his or her evidence conflicts with that of Crown witnesses.  They have a broader sweep.  Where, on a vital issue, there are credibility findings to be made between conflicting evidence called by the defence or arising out of evidence favourable to the defence in the Crown's case, the trial judge must relate the concept of reasonable doubt to those credibility findings.  The trial judge must do so in a way that makes it clear to the jurors that it is not necessary for them to believe the defence evidence on that vital issue; rather, it is sufficient if – viewed in the context of all of the evidence – the conflicting evidence leaves them in a state of reasonable doubt as to the accused's guilt:  Challice.  In that event, they must acquit.

[37]           Or, même si la deuxième étape du modèle décrit par le juge Cory dans R. c. W.(D.), précité, (« deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement ») ne constitue pas un dictat immuable qui doit obligatoirement être répété sans nuance et sans en changer un iota, il reste que sa substance doit être transmise au jury. Il faut en livrer l’essentiel : R. c. J.H.S., 2008 CSC 30, paragr. 13, et il est donc nécessaire de rappeler au jury que l’acquittement n’est pas tributaire d’une conclusion de crédibilité de la version de l’accusé (ou, comme ici, du témoin de la défense). L’essentiel du message requérait en l’espèce une information que le jury n’a pas eue, comme je le démontrerai plus loin.

[38]           Selon R. c. Lifchus,  [1997] 3 R.C.S. 320, à la page 337, le doute raisonnable « […] doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve ». En ce sens, il n’est évidemment pas requis d’accepter comme vrai le témoignage de l’accusé pour entretenir un doute raisonnable. En d’autres mots, un juré peut très bien ne pas retenir la version de l’accusé, ne pas être en mesure d’affirmer qu’il dit la vérité, mais néanmoins entretenir un doute raisonnable en raison de cette version.

[39]           Même s’il a adéquatement expliqué la règle du doute raisonnable ailleurs dans ses directives, le juge de première instance n’a pas indiqué au jury qu’il pouvait acquitter l’appelant même s’il ne croyait pas Mme Binette, à la condition évidemment que son témoignage engendre néanmoins un doute raisonnable. Face à l’importance de ce témoignage pour la défense, le jury devait comprendre que l’accusé avait droit à l’acquittement si ce témoignage soulevait un doute raisonnable et pas seulement s’il était cru.

[40]           Le juge a bien décrit la norme au début des directives et il en répétera ensuite l’essence. Par contre, le problème survient lorsqu’il aborde précisément les moyens de défense. Est alors exclue de ses directives la possibilité d’un doute raisonnable même si la crédibilité du témoin n’est pas établie ou que son témoignage n’est pas cru. Voici ce que le juge dit au jury :

Les témoignages de Rachel Wickenheiser et de Mélanie Binette relativement à ce qui s’est passé dans le boisé doivent être au centre de votre analyse. Ces témoignages doivent être évalués à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve matérielle. Si vous retenez le témoignage de Mélanie Binette, cela pourrait vous amener à conclure à une défense de nécessité, dans la mesure où vous considérez que les conditions prévues par la loi sont satisfaites. Si vous rejetez le témoignage de Mélanie Binette, cela devrait vous amener à rejeter la défense de nécessité dans la mesure où les conditions prévues par la loi ne sont pas satisfaites. Aussi, il vous faudra analyser chacune des conditions d’application de cette défense en tenant compte de ce que je vous ai expliqué et de l’ensemble de mes directives.

 [Je souligne]

[41]           Il est vrai que le juge renvoie à l’ensemble de ses directives, mais il reste que le jury peut très bien avoir compris que s’il rejetait le témoignage de Mme Binette, il devait rejeter ce moyen de défense, et ce, même s’il entretenait un doute raisonnable en raison de ce témoignage. Vu sous un autre angle, il ne pouvait acquitter l’appelant que s’il retenait le témoignage de Mme Binette, ce qui est erroné en droit.

[42]           La directive est identique en ce qui a trait à la légitime défense :

Encore une fois, les témoignages de Rachel Wickenheiser et de Mélanie Binette relativement à ce qui s’est passé dans le boisé doivent être au centre de votre analyse. Ces témoignages doivent être évalués à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve matérielle. Si vous retenez le témoignage de Mélanie Binette, cela pourrait vous amener à conclure à une défense de légitime défense dans la mesure où vous considérez que les conditions prévues par la loi sont satisfaites. Si vous rejetez le témoignage de Mélanie Binette, cela devrait vous amener à rejeter la défense de légitime défense dans la mesure où les conditions prévues par la loi ne sont pas satisfaites.

 [Je souligne]

[43]           En somme, ce n’est pas une fois, de manière isolée, mais bien deux fois que le jury entend le juge insister erronément sur la nécessité de retenir le témoignage de Mme Binette pour être en mesure d’acquitter l’appelant. En outre, à un autre moment, le juge dira au jury :

Si vous retenez l’un de ces moyens [nécessité et légitime défense], l’accusé doit être acquitté […]. Si vous ne retenez pas l’un des moyens, vous devez poursuivre votre analyse […].

 [Je souligne]

[44]           La directive décrite plus haut s’apparente à une erreur de type « Miller », selon l’arrêt R. v. Miller (1991), 68 C.C.C. (3d) 517 (Ont. C.A.), expression reprise par la Cour notamment dans R. c. Leblanc, 2001 CanLII 12528 et R. c. Ranwez, 2004 CanLII 20539, alors que le juge Proulx écrit :

[31] Puisqu'un jury doit apprécier toute la preuve et non seulement celle qu'il retient, notre Cour fut d'avis que cette manière d'apprécier la preuve était inappropriée, nous fondant sur l'arrêt Miller: «It [is] a misdirection to instruct the jury to examine the evidence in a first stage, to eliminate all evidence except that which the jurors accepted as true and reliable (a lower standard than proof beyond a reasonable doubt), and then to consider only the residual in arriving at their verdict».

[…]

[35] L'appréciation de la preuve et l'application de la norme de preuve requièrent que le jury ait d'abord compris ce que constitue la preuve ou son contenu : une erreur de type Miller tend donc à vicier l'ensemble du processus.

[36] Il est donc erroné d'inviter le jury à scinder sa démarche et à ne retenir que la preuve qu'il considère crédible et fiable. Le doute raisonnable peut résulter autant d'une preuve que le jury rejette ou ne croit pas, que de celle qu'il retient […].

[45]           Dans Miller, la Cour d’appel de l’Ontario ajoute, à la page 543 :

[…] evidence which is neither rejected nor accepted should survive to the final stage of the jury’s determination on the crucial application of reasonable doubt.

[46]           La directive dans le présent dossier n’est bien sûr pas identique à celle analysée dans Miller, mais elle transmet le même message : il faut retenir le témoignage pour qu’il puisse fonder un doute raisonnable : voir par exemple R. c. Subramaniam, 2022 BCCA 141, paragr. 63 à 65.

[47]           Cette erreur n’est pas anodine ou sans conséquence.

[48]           Il est vrai que la légitime défense ne s’impose pas dans les circonstances. Le témoignage de Mme Binette laisse plusieurs questions en suspens. Par contre, on ne peut affirmer, au vu de la preuve, que le jury ne pouvait entretenir un doute raisonnable sur la base de sa version. En d’autres termes, la preuve n’était pas si accablante que ce moyen d’appel peut être rejeté. On ne peut davantage retenir l’argument de l’intimée selon lequel, dans l’hypothèse où l’argument de l’appelant serait retenu par la Cour, « la disposition réparatrice de l’article 686(1)b)iii) du Code criminel pourrait trouver application, puisque l’erreur est inoffensive compte tenu des directives prises dans leur ensemble ».

[49]           Le juge a conclu que la légitime défense et la nécessité étaient suffisamment vraisemblables pour être laissées à l’appréciation du jury. Il lui fallait donc instruire le jury sur leur portée et sur la notion de doute raisonnable qui leur est associée. En n’expliquant pas aux jurés qu’un doute raisonnable pouvait émaner du témoignage de Mme Binette, même s’ils ne retenaient pas son témoignage, et en indiquant qu’il fallait le retenir pour acquitter l’appelant, alors qu’il avait abordé précisément ces moyens de défense à deux reprises, le juge a commis une erreur qui ne peut être corrigée simplement en tenant compte de l’ensemble des directives. Le caractère général des directives aux endroits où le jury est correctement instruit sur la question ne peut pallier l’effet dévastateur des deux passages qui portaient justement sur ces défenses.

[50]           Il est vrai que le juge résume bien la règle dans le chapitre intitulé Doute raisonnable et crédibilité :

Je vais maintenant vous parler brièvement du doute raisonnable et de la crédibilité. Le doute raisonnable s’applique à la question de la crédibilité. À l’égard de toute question, vous pouvez croire un témoin, ne pas le croire ou être incapable de décider. Vous n’avez pas besoin de croire ou de ne pas croire entièrement un témoin ou un groupe de témoins. Si vous avez un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé en raison de la crédibilité des témoins, vous devez en faire bénéficier l’accusé.

[51]           Ce passage ne permet toutefois pas de neutraliser l’effet des extraits cités plus haut. D’une part, il survient dans un contexte de généralités, bien avant la partie portant précisément sur les deux moyens de défense (en fait, 52 pages séparent cet extrait du passage sur la défense de nécessité et 59 de celui sur la légitime défense). D’autre part, cette directive générale n’est pas ramenée à l’attention du jury en parlant du témoignage de Mme Binette, sur lequel se fonde la défense.

[52]           Certes, la preuve avancée sur les deux moyens de défense était simple : seule Mme Binette a témoigné sur cette question. Cela peut expliquer pourquoi le juge a peu ou pas attiré l’attention du jury sur les éléments de preuve pouvant soutenir ces moyens de défense (ce constat permet d’ailleurs de rejeter l’argument de l’appelant qui y voit une erreur). Cela n’explique toutefois pas pourquoi le juge a restreint le doute raisonnable à la décision de retenir le témoignage de Mme Binette. Les jurés pouvaient très bien conclure que Mme Binette n’était pas suffisamment crédible pour prêter foi à son témoignage, mais néanmoins, malgré cette conclusion, avoir un doute raisonnable en raison de son témoignage.

[53]           Dans J.H.S., précité, le juge Binnie reproche au juge Oland de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse d’avoir proposé une formulation qui frôlait l’erreur de « l’incantation ».

[54]           Voici comment s’était exprimé le juge d’appel : « […] Dans son exposé, la juge du procès a omis d’indiquer que, si les jurés ne croyaient pas le témoignage de l’accusé mais que celuici semait un doute raisonnable dans leur esprit, ils devaient prononcer l’acquittement ». En somme, le juge Oland prescrivait une formulation impérative qui s’apparentait à une exigence procédurale, un procédé rejeté par la Cour suprême.

[55]           Dans le présent dossier, je n’exige pas une formulation impérative. Je veux simplement que, si le juge donne une directive spécifique sur les moyens de défense, elle soit conforme aux exigences de la loi, c’est-à-dire que le jury comprenne, à ce moment précis et crucial, qu’il n’est pas obligé de retenir ou d’accepter un témoignage pour que le moyen de défense puisse soulever un doute raisonnable.

[56]           L'ensemble des directives est une chose. Le message qui est transmis en est une autre et, en l'espèce, il est au mieux ambigu. Je sais qu’il faut être pragmatique et tenir compte de l'ensemble des directives pour juger de leur légalité. Par contre, ici, l'ensemble des directives exige une écoute attentive de plusieurs heures tout en devant se satisfaire d’un message court, et surtout erroné, au moment d’aborder le nœud de l’affaire. Les généralités ne peuvent en l’espèce couvrir l'erreur alors que celle-ci porte sur l'aspect le plus litigieux du procès. Tout compte fait, ce n’est pas un cas visé par le juge Binnie dans J.H.S. où l’ensemble des directives permet de pallier l’erreur qui, en l’espèce, il ne faut pas l’oublier, est répétée.

[57]           Quant à l’argument accessoire selon lequel le juge aurait erré en permettant au jury de tenir compte de l’intérêt de Mme Binette pour jauger sa crédibilité, il ne tient pas. Pour étayer son argument, l’appelant cite R. c. Leboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 R.C.S. 397, paragr. 8. Or, dans cette affaire, c’est le témoignage de l’accusé qui était en cause, ce qui n’est pas le cas ici. Il va de soi que l’on ne peut tenir pour acquis qu’un accusé ment vu son intérêt à être acquitté. Ce n’était toutefois pas le statut de coaccusée de Mme Binette qui justifiait la prise en compte de son intérêt (ce n’était d’ailleurs plus son procès), mais plutôt les relations qu’elle entretenait ou avait entretenues avec les personnes impliquées dans l’affaire. De plus, l’argument de la poursuite sur ce thème en plaidoirie répondait à celui de l’appelant qui avait plaidé au jury que la version de David Binette devait être rejetée en raison de son intérêt « dans cette histoire », étant donné sa participation aux transactions de drogue.

[58]           C’est donc à bon droit que le juge a indiqué au jury, au moment du témoignage de Mme Binette, que sa crédibilité et celle de sa version devaient être évaluées comme celles « de n’importe quel témoin ». Lors de ses directives finales, il a expliqué, de façon générale, et sans insister sur le cas de Mme Binette, que l’intérêt du témoin est l’un des facteurs à prendre en compte. Il n’y a pas d’erreur dans cette portion des directives, contrairement à celle citée plus avant.

2)     Les accusations pendantes de Mélanie Binette

[59]           L’appelant se plaint que la poursuite a été autorisée à contre-interroger Mme Binette sur les accusations pendantes auxquelles elle devait faire face. Selon lui, cela lui a causé un préjudice sérieux, portant même atteinte à l’équité du procès, surtout que, dès après le contre-interrogatoire, le juge a indiqué au jury qu’il pouvait en tenir compte pour évaluer sa crédibilité :

Alors, je vais maintenant vous donner une directive relativement aux causes pendantes du témoin Mélanie Binette. Je vais profiter de ce moment qui suit le témoignage entendu de madame Mélanie Binette. Je ne vous ai pas donné de semblables directives jusqu’à maintenant. Alors voici la directive, Mélanie Binette a témoigné à l’effet qu’elle avait des causes pendantes.

Une première cause pendante concernant deux (2) chefs de meurtre au premier degré et un (1) chef de tentative de meurtre pour un événement du premier (1er) décembre deux mille seize (2016). Une deuxième cause pendante du dix-sept (17) avril deux mille dix-sept (2017) pour une possession de stupéfiants dans le but de trafic.

Une troisième cause pendante du quatre (4) décembre deux mille dix-huit (2018) pour une entrave à la justice. Je vous indique qu’une cause pendante n’est pas une condamnation. Madame Mélanie Binette bénéficie de la présomption d’innocence pour chacune de ces causes pendantes. Une (1) ou des causes pendantes peuvent vous servir à évaluer la crédibilité du témoignage d’un témoin et la valeur à y accorder.

Une (1) ou des causes pendantes ne rendent pas nécessairement peu crédible ou digne de foi la preuve présentée par le témoin. Elles ne constituent que l’un des nombreux facteurs que vous devez tenir compte pour évaluer le témoignage de madame Mélanie Binette. Alors, c’était ma directive en droit.

[60]           Comme telle, une accusation pendante n’a pas de véritable valeur probante en ce qui a trait à la crédibilité, sauf lorsque l’on peut en démontrer la pertinence, par exemple, si elle permet de croire que le témoin pourrait avoir intérêt à favoriser une partie : Titus c. R., [1983] 1 R.C.S. 259, à la page 263. Par ailleurs, les faits sous-jacents à une accusation pendante peuvent parfois être pertinents à l’évaluation de la crédibilité d’un témoin, s’il ne s’agit  évidemment pas de l’accusé. Ainsi, dans Poitras c. R., 2011 QCCA 1677, la Cour cite avec approbation ce passage de R. v. Gonzague, 1983 CanLII 3541 (ON CA), [1983] O.J. No. 53, (Ont. C.A.) :

[…] Clearly, the fact that a person is charged with an offence cannot degrade his character or impair his credibility, but an ordinary witness unlike an accused may be cross-examined with respect to misconduct on unrelated matters which has not resulted in a conviction: see R. v. Davison, DeRosie and MacArthur (1974), 20 C.C.C. (2d) 424 at 443-4, O.R. (2d) 103. Consequently, counsel was entitled to cross-examine the witness, Charbonneau, on the facts underlying the 15 charges of fraud in order to impeach his credibility.

[61]           Les arrêts R. v. John, 2017 ONCA 622, paragr. 59, et R v. Pascal, 2020 ONCA 287, paragr. 109-110, vont dans le même sens.

[62]           Il va de soi que le juge a commis une erreur en permettant un tel contre-interrogatoire alors qu’il n’y avait aucun fondement démontrant sa pertinence et qu’il ne portait pas sur des faits sous-jacents qui auraient pu être pertinents à l’évaluation de la crédibilité. Il a aussi erré en instruisant le jury de la sorte immédiatement après le contre-interrogatoire. En revanche, j’estime qu’aucun tort important n’a été causé à l’appelant. Je m’explique.

[63]           Premièrement, l’opposition de l’appelant au contre-interrogatoire ne portait pas précisément sur l’existence d’accusations pendantes, mais bien sur le danger que ce contre-interrogatoire « devienne une façon détournée de mettre en preuve que madame a eu une implication dans un comportement post délictuel qui est en… évidemment, qui n’a pas été amené... ». La préoccupation de la défense portait sur la possibilité de mettre en preuve, de façon détournée, un comportement postdélictuel de l’appelant sous prétexte que Mme Binette y aurait participé. C’est à cette préoccupation que répond le juge en avisant les parties, hors jury, de ne pas présenter une preuve susceptible d’impliquer l’appelant dans l’une des causes pendantes de Mme Binette :

[…] le Tribunal doit prendre des précautions en ce sens que je veux m’assurer que le témoin n’amène pas un sujet qui pourrait être un sujet qui impliquerait monsieur Hunt dans une cause pendante.

[64]           Deuxièmement, dans ses directives finales, même en parlant précisément du témoin Mélanie Binette, le juge ne fait aucunement mention des accusations pendantes. Il ne traite que des condamnations antérieures. Voici ce qu’il dit :

Vous avez entendu que David Binette, Sean Lee et Mélanie Binette ont été dans le passé reconnus coupables d’infractions criminelles. Vous pouvez utiliser cette ou ces condamnations pour vous aider à décider jusqu’à quel point vous accordez foi à leur témoignage. Concernant les témoins David Binette et Mélanie Binette, ces derniers ont indiqué avoir été condamnés plusieurs fois. […]

Concernant Mélanie Binette, cette dernière a admis avoir été condamnée en 2008 pour trafic de stupéfiants. En 2011, pour trafic de stupéfiants. En 2014, pour vol de plus de cinq mille (5 000$). En 2015, pour possession de stupéfiants dans le but de trafic, complot et bris de conditions et une peine de deux ans d’emprisonnement lui a été infligée. 

Certaines condamnations, par exemple, celles comportant un élément de malhonnêteté peuvent être plus pertinentes que d’autres. De plus, une condamnation plus ancienne pourrait être moins pertinente qu’une condamnation plus récente. Une condamnation antérieure ne rend pas nécessairement le témoignage de ces témoins non crédible ou digne de foi. Ce n’est qu’un des nombreux facteurs dont vous devez tenir compte dans votre évaluation de leur témoignage.

[65]           Rien sur les causes pendantes.

[66]           Troisièmement, les causes pendantes de meurtres et de tentative de meurtre ne risquaient pas vraiment de causer préjudice à l’appelant, malgré l’importance de Mme Binette pour sa défense. Comme celle-ci, au début du procès, était coaccusée, le jury était d’emblée au courant des accusations de meurtres et de tentative de meurtre portées contre elle, de sorte que, de toute façon, le jury connaissait déjà l’existence de ces causes pendantes. En ce sens, rappeler ce fait lors du contre-interrogatoire était inoffensif et n’a pu avoir quelque incidence sur le verdict.

[67]           Quatrièmement, Mme Binette était accusée dans un dossier de possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic depuis 2017. Dans la mesure où il a aussi été mis en preuve qu’elle avait des antécédents judiciaires de trafic, possession simple et possession de stupéfiants dans le but d’en faire le trafic entre 2011 et 2015 , l’ajout d’une cause pendante du même type à une époque contemporaine n’a pu avoir de réelle incidence sur l’évaluation de sa crédibilité par le jury. Et cela est sans compter ses condamnations antérieures de vol de plus de 5 000 $, de bris d’engagement et de complot, qui avaient également été mis en preuve et dont l’impact sur sa crédibilité pouvait être encore plus grand que celui d’infractions en rapport avec des stupéfiants (selon les mots mêmes du juge : « Certaines condamnations, par exemple, celles comportant un élément de malhonnêteté peuvent être plus pertinentes que d’autres »).

[68]           Cinquièmement, compte tenu des nombreux antécédents judiciaires de Mme Binette, de sa relation avec l’appelant, du fait que le juge n’a pas rappelé au jury l’existence d’accusations pendantes dans ses directives finales, se limitant aux condamnations antérieures, il est difficile de voir comment le simple fait de mettre aussi en preuve l’existence d’une autre accusation pendante d’entrave à la justice a pu avoir une réelle incidence sur le verdict.

[69]           Bref, à mon avis, ce moyen d’appel doit être rejeté.

3)     La preuve du comportement passé violent des victimes

[70]           L’appelant est d’avis que le juge a commis une erreur de droit en lui refusant la possibilité de démontrer au jury le caractère violent de Joseph Fluet par le témoignage du témoin Z (identifié de la sorte lors du voir-dire sur cette question) et les antécédents judiciaires de violence des deux victimes. Le témoignage proposé décrivant des actes de violence commis par la victime dans le cadre de ses activités criminelles était pertinent à son avis pour appuyer sa prétention qu’il a repoussé une attaque dont sa conjointe et lui étaient victimes. Il ajoute que cette preuve de caractère violent était pertinente et probante quant à la légitime défense et la nécessité. Le refus du juge aurait porté atteinte à son droit à une défense pleine et entière.

[71]           La preuve de la propension à la violence peut faire partie d’une preuve circonstancielle pouvant établir la probabilité que la victime a agi d’une manière conforme à sa personnalité lors de l’incident. Elle peut aussi permettre de comprendre les craintes entretenues par l’accusé. Dans ce dernier cas, il faut évidemment que l’accusé ait connu ce trait de personnalité de la victime et ait eu connaissance de sa tendance à la violence.  Dans l’autre cas, ce n’est pas nécessaire. Dans le présent appel, il n’y a aucune preuve que l’appelant avait connaissance de ces comportements ou des antécédents judiciaires qu’il voulait mettre en preuve.

[72]           Dans R. v. Scopelliti (1981), 63 C.C.C. (2d) 481 (Ont. C.A.), le juge Martin précisait que la recevabilité d’une telle preuve relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès, puisqu’il est nécessaire de déterminer si la preuve a une valeur probante suffisante, étant donné qu’elle est susceptible de générer un sentiment d’hostilité envers la victime. En somme, il faut tenir en compte la valeur probante de la preuve et du préjudice qu’elle peut engendrer, notamment en détournant l’attention du jury de son rôle premier qui est de décider si la poursuite a démontré la culpabilité hors de tout doute raisonnable et non de décider si la victime avait une conduite condamnable.

[73]           Le juge Martin mentionnait également que la preuve du comportement violent de la victime, inconnu de l’accusé, doit être limitée à ce qui peut légitimement et raisonnablement guider le jury dans l’analyse  de la thèse de la légitime défense :

I agree, of course, that evidence of previous acts of violence by the deceased, not known to the accused, must be confined to evidence of previous acts of violence which may legitimately and reasonably assist the jury in arriving at a just verdict with respect to the accused's claim of self-defence. To exclude, however, evidence offered by the accused which is relevant to prove his innocence would not, in my view, be in the interests of justice.

Since evidence of prior acts of violence by the deceased is likely to arouse feelings of hostility against the deceased, there must inevitably be some element of discretion in the determination whether the proffered evidence has sufficient probative value for the purpose for which it is tendered to justify its admission. Moreover, great care must be taken to ensure that such evidence, if admitted, is not misused.

[74]           Plus récemment, dans Daigle c. R., 2007 QCCA 1344, le juge Hilton résume les principes applicables en ces termes :

[54] In principle, evidence of the bad character of a victim is generally inadmissible since it bears no relationship to whether an accused committed a crime. Such evidence becomes admissible if an accused is allowed to submit evidence in support of a defence of selfdefence. There are two possible purposes: if the accused knew of the victim's violent character, the evidence may be relevant to show that he had a reasonable apprehension of being attacked by the victim, or of being killed by the victim, or of being subjected to bodily injury; and, if the accused was unaware of the prior acts of violence, the evidence might show that the victim was nevertheless capable of being the aggressor and of attacking the accused.

[55] A trial judge has a great deal of discretion in determining whether the evidence that an accused seeks to introduce on this basis "has sufficient probative value … to justify its admission", and must exercise "great care … to ensure that such evidence, if admitted, is not misused". What is equally clear is that the determination of a trial judge whether to admit or not to admit any such evidence warrants curial deference.

[56] In this instance, the trial judge was asked to allow evidence to be made of several incidents showing Mme Robidoux' violent character. She carefully considered each incident, allowed most of those that were proffered to be put before the jury, but declined to have the jury consider three of them. I appreciate that a different trial judge might have reached a different conclusion on some of these incidents, and in particular the one relating to Mme Robidoux having selfmutilated herself to enable her to press false assault charges against Mr. Daigle.

[57] That being said, I cannot conclude that the trial judge exercised her discretion in this respect in a manner that would invite appellate intervention. Taken in conjunction with the fact that there was an abundance of evidence to support Mr. Daigle's contentions with respect to Mme Robidoux' violent character, I cannot see how the addition of one, two or three more such incidents would have had a determinative effect on the jury's assessment.

 [Renvois omis]

[75]           Contrairement à ce que suggère l’appelant, le juge de première instance, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, n’a pas « accordé trop d’importance à l’absence de connaissance du caractère violent des victimes par l’accusé ». Comme on l’a vu, il devait en tenir compte et c’est ce qu’il a fait, tout en rappelant que « là n’est pas le seul facteur que le Tribunal retient pour ne pas permettre la mise en preuve des éléments visés par la requête ».

[76]           En ce qui a trait plus précisément au témoignage de Z, le juge souligne le danger d’un procès parallèle sur la vie de M. Fluet plutôt que sur les faits reprochés à l’appelant, ajoutant qu’il ne peut permettre un tel glissement. Il avait clairement fait cette mise en garde aux parties et pourtant, le témoignage de Z s’est de fait, sur voir-dire, transformé en procès sur la moralité de M. Fluet. Le juge conclut :

[79] Ce témoin taré, à la moralité douteuse, s’est livré, à la demande de l’avocat de l’accusé, à un exercice tous azimuts de démolition de la personnalité de M. Fluet en prétextant qu’il croit l’accusé innocent, et ce, en se basant sur une vague impression et un article de journal.

[77]           Il suffit de lire le témoignage hors jury de Z pour comprendre la décision du juge de rejeter cette preuve, principalement reliée au comportement violent de la victime Fluet : il s’agit essentiellement d’un exercice de démolition sans retenue par une personne qui en voulait à la victime et qui s’est donné la mission de faire acquitter l’appelant, au motif que, selon lui, il était innocent. Le juge était tout à fait justifié d’utiliser de la sorte son pouvoir discrétionnaire.

[78]           En ce qui concerne les antécédents judiciaires de M. Lamarsh en matière d’armes à feu, le juge conclut qu’ils n’étaient pas d’une très grande pertinence étant donné qu’ils ne révèlent pas nécessairement une prédisposition à la violence. Il a eu raison.

[79]           Pour ce qui est des antécédents de M. Fluet, le juge retient qu’ils pouvaient avoir une certaine pertinence, mais a estimé qu’ils rompraient l’équilibre du procès et risquaient « d’embrouiller » le jury pour les raisons qui suivent :

[89] Le jury doit-il bénéficier de certains de ces antécédents des victimes? L’avocat de l’accusé ne cible pas les antécédents pertinents, il produit en liasse les casiers judiciaires des victimes. Comment ne pas embrouiller le jury ?

[90] S’il devait permettre la mise en preuve des antécédents des victimes à titre de preuve de propension, le Tribunal rompt l’équilibre du procès.

[91] Pour contrebalancer, le Tribunal devrait-il permettre la mise en preuve d’éléments de preuve de propension propres à l’accusé ? Devrait-il par exemple permettre la mise en preuve de ses multiples antécédents qui démontrent son mode de vie criminalisé ? Devrait-il permettre que soient mis en preuve des comportements d’intimidation de l’accusé ou permettre que soient examinés à nouveau certains éléments de preuve de propension qu’il a déclarés inadmissibles?

[92] Aussi, dans son rôle de gardien, le Tribunal n’entend pas admettre en preuve quelques antécédents des victimes en l’absence d’une quelconque preuve de connaissance par l’accusé de ses antécédents et en l’absence d’un témoignage de ce dernier permettant la mise en preuve de ses propres antécédents judiciaires. Le Tribunal doit maintenir l’équité des procédures et exercer sa discrétion judiciaire pour ne pas rompre l’équilibre du procès en permettant que soit présenté au jury un portrait dénaturé de la situation.

[80]           Ce n’était pas au juge de discriminer les antécédents selon leur nature et de choisir, parmi le lot, ceux qui sont recevables en preuve. L’eût-il fait qu’on aurait pu lui reprocher ses choix. Il n’avait pas à usurper le rôle de l’avocat. J’ajoute que certaines condamnations antérieures de M. Fluet sont relativement éloignées dans le temps par rapport aux événements et qu’elles ne sont pas toutes de nature violente. Il en est de même des antécédents de M. Lamarsh : seule une condamnation de voies de fait en 2000 était de nature violente. Pour ce qui est de ses antécédents de possession d’armes, ils ne constituent pas des actes de violence en eux-mêmes : R. v. Jackson, 2013 ONCA 632, paragr. 39, confirmé par R. c. Jackson, 2014 CSC 30.

[81]           La preuve démontre que tous les protagonistes (accusé comme victimes) vivaient dans le crime et étaient même reliés au crime organisé. Dans ces circonstances, le comportement violent et les antécédents judiciaires des victimes perdent de l’importance pour comprendre la dynamique des évènements survenus dans le boisé. Le jury savait très bien à qui il avait affaire.

[82]           Il convient aussi de rappeler que le juge qui préside le procès a un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer si ce type de preuve a une valeur probante suffisante pour justifier sa recevabilité, malgré le préjudice qu’elle peut engendrer, et que sa décision mérite déférence : Daigle c. R., 2007 QCCA 1344, paragr. 55.

[83]           Malgré ma conclusion sur les deuxième et troisième moyens d’appel, j’estime que la Cour doit accueillir l’appel et ordonner un nouveau procès, notamment en raison des directives en rapport avec le témoignage de Mme Mélanie Binette.

 

 

 

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

 

 


[1] L’accusation a été portée dans le district judiciaire de Beauharnois et une demande en changement de venue a été accordée avec le consentement des parties (art. 599 C.cr.). Le procès a eu lieu dans le district de Montréal. Le dossier portait initialement le numéro 760-01-082881-167.

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