[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal, rendu le 27 mai 2013 par l’honorable Danielle Grenier, j.c.s., qui accueille le recours en diffamation de l’intimée.
[2] Pour les motifs de la juge Savard, auxquels souscrivent les juges Bouchard et Vauclair, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel, avec dépens;
[4] INFIRME le jugement de première instance;
[5] REJETTE la requête introductive d’instance de l’intimée, avec dépens.
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MOTIFS DE LA JUGE SAVARD |
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[6] Ce dossier soulève la délicate question du « point d’équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression »[1].
[7] L’intimée soutient que les trois articles de l’appelant Louis Gill, publiés dans un bulletin d’information syndical, sont diffamatoires et lui causent un tort énorme. Ceux-ci font la revue d’un litige amorcé en 1991 impliquant, entre autres, l’intimée et le Syndicat des professeurs et des professeures de l’Université du Québec à Montréal. Les appelants contestent une telle qualification et plaident qu’ils traitent d’une question d’intérêt public, soit l’utilisation de l’appareil judiciaire avec pour toile de fond un différend émanant des rapports collectifs de travail. Ils constituent au surplus des commentaires loyaux et raisonnables.
[8] La juge de première instance fait droit à la demande de l’intimée, ordonne aux appelants de cesser la publication des articles en litige et condamne ces derniers solidairement à lui verser 35 000 $[2].
[9] Les appelants se pourvoient. Ils estiment principalement que la juge a erré en imposant à l’auteur une norme de comportement différente de celle autrement applicable à la personne raisonnable en raison de son implication passée à titre de représentant syndical et en interprétant de façon trop restrictive la notion d’intérêt public.
[10] Pour les motifs qui suivent, je propose de faire droit à l’appel et de rejeter la requête introductive d’instance de l’intimée. À mon avis, et avec égards, la juge de première instance conclut à tort à l’existence d’une faute de la part des appelants. Les articles en litige conservent leur caractère d’intérêt public malgré leur personnalisation à la situation de l’intimée. De plus, l’implication syndicale de l’auteur ne l’oblige pas à faire preuve d’un degré plus élevé de réserve et de retenue que la personne raisonnable en pareilles circonstances.
[11] L’auteur des articles en litige, M. Gill, est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM ou l’Université) de 1970 à 2001. Durant cette période, et même après sa retraite, il s’implique dans les activités de l’appelant, le Syndicat des professeurs et professeures de l’UQAM (le Syndicat), dont il est l’un des fondateurs. Il agit notamment à titre de 1er vice-président de 1994 à 2001. Il est l’auteur de plus de 200 articles dans le journal du Syndicat destiné à ses membres, SPUQ Info, et d’une dizaine de livres sur des sujets divers autant économiques, syndicaux que littéraires.
[12] Les articles en litige paraissent dans le SPUQ Info, le premier dans le bulletin du mois de décembre 2007, le second et le troisième respectivement dans les bulletins des mois de février et décembre 2011. Ils portent sur les démarches judiciaires entreprises par l’intimée à la suite de la décision du conseil d’administration de l’UQAM, prise en novembre 1990, de ne pas renouveler son contrat de professeur. M. Gill a suivi l’évolution de ces recours et a même été appelé à y intervenir, en raison de ses fonctions syndicales.
[13] Cette décision du conseil d’administration de ne pas renouveler le contrat de l’intimée est le début d’un dossier qui prendra une envergure étonnante. Aux fins du présent pourvoi, il n’est pas nécessaire de reprendre intégralement tous les faits survenus depuis lors. La juge de première instance en fait un résumé sommaire aux paragraphes 81 à 108 du jugement dont appel. Il suffit de rappeler ceux qui sont essentiels à la bonne compréhension des propos tenus par M. Gill dans les articles en litige.
[14] En 1990, l’intimée est professeure régulière non permanente au département de design de l’UQAM. En novembre de cette même année, le conseil d’administration de l’Université confirme la décision du département de design de ne pas renouveler son contrat d’emploi à son échéance, le 31 mai 1991. Le Syndicat dépose un grief au nom de l’intimée alléguant le non-respect du processus d’évaluation ayant précédé cette décision, tel que prévu à la convention collective. Peu avant l’audition de ce grief, le Syndicat cesse de la représenter. L’intimée, avec l’aide de sa propre avocate, poursuit néanmoins ses démarches devant l’arbitre Dulude qui, le 19 mai 1993, accueille en partie le grief. Selon lui, la procédure d’évaluation ayant précédé la décision du conseil d’administration de ne pas renouveler son contrat est entachée d’un vice de fond puisque l’intimée n’avait pas reçu les motifs écrits du comité recommandant son non - renouvellement préalablement à l’assemblée du département. Ceux-ci lui ont uniquement été communiqués verbalement. L’arbitre annule ainsi la décision du conseil d’administration et ordonne que l’évaluation de l’intimée soit reprise.
[15] À la suite de cette sentence arbitrale, l’intimée intente plusieurs recours judiciaires de sorte que, pour paraphraser le juge Morissette, ce dossier acquiert « une envergure hors de toute proportion avec le litige d’origine »[3]. Ce dernier, alors saisi d’une requête pour permission d’appeler déposée par l’intimée d’une décision de la Cour supérieure prononcée par la juge Picard en novembre 2010, en fait l’énumération suivante[4] :
Ce dossier, qui dure depuis 1990, a pour origine une banale affaire de non-renouvellement de contrat en milieu universitaire. En cours de route, la requérante a d’abord eu gain de cause le 19 mai 1993 devant l’arbitre Dulude, qui statuait sur son grief déposé le 22 novembre 1990, puis elle a vu ses prétentions de droit être successivement rejetées par la juge Marcelin de la Cour supérieure le 12 octobre 1993[5], par une formation unanime de la Cour d’appel composée des juges Michaud, Mailhot et Rousseau-Houle le 30 octobre 1996[6], par l’arbitre Dulude, qui s’était réservé compétence pour statuer sur d’éventuels dommages, le 21 octobre 1997, par le juge Crête de la Cour supérieure le 4 mai 1998[7], par une formation unanime de la Cour d’appel composée des juges Beauregard, Deschamps et Biron le 17 mai 2001[8] (décision à l’égard de laquelle les juges l’Heureux-Dubé, Bastarache et Binnie de la Cour suprême du Canada refusèrent l’autorisation d’appeler le 14 mars 2002[9]), par le juge Riordan de la Cour supérieure le 7 novembre 2007[10], par une formation unanime de la Cour d’appel composée des juges Thibault, Rochon et Giroux le 14 avril 2009[11], puis de nouveau par l’arbitre Dulude le 24 juillet 2009, dans un sentence qui met fin au litige pour cause de non respect d’un délai conventionnel applicable à la sentence du 19 mai 1993, et par la juge Picard de la Cour supérieure qui rejette le 18 novembre 2010 la demande de révision judiciaire de cette dernière sentence.
[Je souligne]
[16] C’est le jugement du juge Riordan du 7 novembre 2007[12] (« jugement Riordan »), auquel réfère notamment le juge Morissette, qui est à l’origine du premier article en litige. Le juge Riordan rejette alors la demande en injonction permanente entreprise par l’intimée en mai 2003 afin de forcer l’Université à procéder à son évaluation (telle qu’ordonnée par l’arbitre en 1993) au motif principal que le recours choisi est inapproprié. Toutefois, puisque le litige entre les parties a pris naissance dix-sept ans auparavant, le juge Riordan juge nécessaire d’étudier l’ensemble des arguments de l’intimée, l’amenant ainsi à revoir les différentes démarches entreprises par l’intimée depuis la sentence arbitrale de 1993. Dans un jugement étoffé, il rejette l’ensemble de ces arguments. Je reprends ci-dessous le résumé que la Cour fait des conclusions du juge Riordan dans le cadre de l’arrêt confirmant pour l’essentiel son jugement[13] :
[10] Le juge de première instance rejette le recours au motif principal qu’une fois la sentence arbitrale du 19 mai 1993 déposée à la Cour supérieure, elle a la même force exécutoire qu’un jugement de cette dernière. Un tel jugement ne peut être exécuté par une demande d’injonction et l’appelante a donc choisi le mauvais recours.
[11] […] Au motif fondamental déjà énoncé plus haut, il ajoute, après une étude complète de la preuve, que plusieurs considérations justifient le rejet de l’action en injonction :
· la Cour supérieure n’a pas compétence ratione materiae pour entendre un tel recours. Il serait d’abord futile d’ordonner la reprise de l’évaluation alors que les parties sont incapables de s’entendre. Au surplus, si de telles directives doivent être données, elles ne peuvent l’être que par l’arbitre de griefs;
· l’Université a satisfait aux obligations que lui imposaient la sentence arbitrale puisque ce sont les démarches fautives et erronées de [l’intimée] qui ont empêché la tenue de l’évaluation ordonnée en 1993;
· en supposant même que l’injonction soit le recours approprié pour assurer l’exécution de la sentence de 1993, la discrétion que ce recours confie au juge qui en est saisi doit être exercée contre [l’intimée]. En refusant à deux reprises de se présenter à son évaluation, elle a elle-même contrevenu à l’article 6.20 de la convention collective qui exige que la décision de l’arbitre soit exécutée « dans le plus bref délai possible ». De plus, les agissements de [intimée] et ceux de son avocat ainsi que les multiples procédures, notamment les appels tant à notre Cour qu’à la Cour suprême, constituent un abus de droit. Enfin, [l’intimée] n’a pas agi avec une diligence raisonnable, en particulier lorsqu’elle a attendu cinq ans et demi avant de contester le refus clair de l’Université exprimé, en octobre 1997, de reprendre une nouvelle fois l’évaluation.
[Je souligne]
[17] Le juge Riordan termine son jugement en indiquant[14] :
[107] Voilà donc notre analyse complète du mérite du recours que [l’intimée] et ses avocats ont choisi en cette affaire. Cet exposé ne lui apportera sûrement pas un grand soulagement dans les circonstances, mais nous espérons qu’il l’aidera à comprendre qu’il est maintenant temps de fermer ce chapitre de sa vie, après tant d’années.
[Je souligne]
[18] Ayant maintenu une certaine implication dans le dossier de l’intimée à la demande du Syndicat malgré sa retraite en 2001, M. Gill prend connaissance du jugement Riordan et rédige le premier article en litige intitulé « Une certaine confirmation de la théorie du chaos - Une dérogation minime à la procédure d’évaluation à l’origine d’une formidable tempête juridique ». Celui-ci est publié dans le bulletin SPUQ-Info en décembre 2007 qu’on retrouve sur Internet. L’auteur, dans une prose qui lui est propre et que la juge de première instance qualifie d’« acerbe et virulente », y fait la revue des différentes procédures judiciaires du dossier de l’intimée depuis 1990, tout en citant certains extraits du jugement du juge Riordan.
[19] L’intimée considère les propos de M. Gill diffamatoires et intente une action par laquelle elle demande le retrait de toute publication de cet article[15] et réclamera éventuellement aux appelants plus de 140 000 $ à titre de dommages.
[20] En février 2011, M. Gill rédige un deuxième article intitulé « Le point sur une saga de vingt ans : Déboutée par dix-sept juges, Annie Chélin intente une poursuite “bâillon” » et, en décembre 2011, un troisième article qui porte le titre « Affaire Chélin : Requiestcat in pace! ». Tout comme le premier, ces deux articles sont aussi publiés dans le bulletin SPUQ-Info et disponibles sur Internet.
[21] L’intimée estime ceux-ci tout aussi diffamatoires et amende ses procédures en conséquence.
[22] Les appelants produisent une défense commune. Selon eux, les articles ne sont pas diffamatoires. Ils traitent d’un sujet d’intérêt public, reflètent la réalité et constituent des commentaires loyaux et raisonnables.
[23] Avant d’analyser le jugement de première instance, j’entends résumer à grands traits les articles litigieux, en m’attardant tout particulièrement au premier sur lequel la juge s’appuie pour accueillir le recours de l’intimée.
[24] Je rappelle le titre de cet article, de près de trois pages :« Une certaine confirmation de la théorie du chaos - Une dérogation minime à la procédure d’évaluation à l’origine d’une formidable tempête juridique ».
[25] Dans son introduction, M. Gill réfère au jugement Riordan rendu un mois auparavant. Il cite la conclusion du juge voulant qu’il espère que celui-ci mettra fin au litige dans lequel l’intimée est impliquée avec l’Université et le Syndicat depuis 1993. L’auteur indique partager « un tel vœu, d’autant plus que [l’intimée] peut encore en appeler de ce jugement […] et qu’elle poursuit par ailleurs le SPUQ pour près de 400 000 $ ».
[26] L’auteur poursuit en procédant à la revue des « points de repère [des] dix-sept années de contestation juridique » de l’intimée, que M. Gill divise en trois phases, chacune d’elles couvrant une période d’environ six ans. Il résume les évènements survenus au cours de chacune d’elles, les procédures judiciaires entreprises par l’intimée à l’encontre du Syndicat et de l’Université, les démarches de ces derniers relativement à la reprise de l’évaluation et les jugements prononcés par les différentes instances (arbitrage, Cour supérieure, Cour d’appel et Cour suprême). Cette revue est parsemée de commentaires de l’auteur qualifiant les démarches de l’intimée : il parle de « cette saga ubuesque », de « l’interminable processus de préparation de la reprise de l’évaluation » de l’intimée (qui a donné lieu à trois lettres d’entente entre le Syndicat et l’Université), de la fin du « deuxième cycle quinquennal complet « arbitrage - cour supérieure - cour d’appel » et, indique que l’intimée, « ne reculant devant rien, […] » poursuit ses démarches à la Cour suprême ». Il qualifie les arguments du juge Riordan de « foudroyants » et précise qu’ils font écho à ceux du Syndicat et de l’Université. M. Gill appuie ses propos sur le jugement Riordan, dont il cite certains extraits.
[27] Sa conclusion est sous-titrée : Affaire classée ? et comporte deux paragraphes. Dans le premier, M. Gill mentionne l’appel possible du jugement Riordan, les poursuites toujours pendantes contre le Syndicat et les « sommes d’argent considérables qui […] ont été engouffrées » au cours des dix-sept années, tant par l’intimée (pour souligner l’ampleur des ressources investies), l’Université (pour déplorer l’incidence financière en période de crise budgétaire) et le Syndicat (qui a bénéficié des services juridiques de la CSN grâce à leur affiliation avec cette centrale). Le deuxième et dernier paragraphe de l’article énonce :
On constate que la théorie du chaos trouve dans cette affaire une confirmation inattendue. Un dérèglement minime du battement d’ailes de la procédure d’évaluation (par surcroît sur la forme et non sur le fond) a soulevé une tempête d’une formidable ampleur dans le champ juridique. Il y a là très certainement un précieux enseignement pour les évaluations futures dont la procédure établie dans la convention collective doit toujours être rigoureusement respectée.
[28] Cet article, de deux pages, se divise en autant de parties. D’abord, M. Gill fait la mise à jour des évènements, des procédures et décisions arbitrales et judiciaires survenues depuis le jugement Riordan. Il mentionne que, « fort heureusement », la poursuite contre le Syndicat est terminée en raison du défaut de l’intimée et de son procureur d’agir dans les délais et du désistement de la plainte de mauvaise représentation déposée à son encontre. Tout comme dans le premier article, il cite des extraits du jugement Riordan et y ajoute ceux de l’arbitre Dulude, appelé à nouveau à se prononcer dans ce dossier. Ensuite, il informe le lecteur de l’existence du recours en diffamation de l’intimée qu’il qualifie de « poursuite bâillon » et du refus de l’intimée de répliquer aux propos jugés diffamatoires lorsque le Syndicat lui en a offert la possibilité. Après avoir indiqué que l’audition de ce recours devrait avoir lieu en septembre 2012, il ajoute : « À suivre ».
[29] Le dernier article ne comporte que trois paragraphes. Il fait état du refus de la Cour suprême d’autoriser la requête de l’intimée pour permission d’appeler du jugement du juge Morissette auquel je réfère au paragraphe [15] et répète la date d’audition prévue du recours en diffamation, qu’il qualifie toujours de poursuite bâillon. Il renvoie finalement le lecteur à ses articles précédents pour une revue du dossier de l’intimée.
[30] La juge de première instance accueille le recours en diffamation de l’intimée et condamne solidairement les appelants à lui payer 35 000 $. Son jugement est élaboré et fortement motivé. Son analyse repose principalement sur le premier article.
[31] La juge se prononce d’abord sur l’existence du préjudice. Elle se dit convaincue qu’un citoyen ordinaire estimerait que les propos, pris dans leur ensemble, déconsidèrent la réputation de l’intimée, à savoir que celle-ci serait bête, bornée, entêtée, prodigue et qu’elle n’avait aucun droit à faire valoir. Elle ajoute que par ses allusions, ses insinuations malveillantes, des persiflages et une construction de faits véridiques en partie, mais faux parce que n’ayant pas nécessairement de rapports entre eux, le lecteur a l’impression que l’intimée est querelleuse, et même quérulente.
[32] En ce qui a trait à l’étude de la faute, la juge étudie les cinq moyens invoqués par les défendeurs. Premièrement, elle refuse de reconnaître que les faits rapportés sont véridiques. Elle est d’avis que M. Gill rapporte les propos du juge Riordan hors contexte, en citant les extraits du jugement qu’il jugeait percutants et nuisibles à la réputation de l’intimée, alors qu’étant impliqué dans le dossier à titre de représentant syndical, il était au courant des moindres détails de l’affaire.
[33] Deuxièmement, elle reconnaît que, après la publication du premier article, les appelants ont offert à l’intimée de répliquer pour rétablir les faits qu’elle estimait inexacts, mais considère qu’elle a refusé sagement cette invitation puisqu’elle ne pouvait plus faire confiance au Syndicat qui avait fait défaut de la consulter avant même de publier l’article.
[34] Dans un troisième temps, la juge rejette la thèse des appelants voulant que les articles soient d’intérêt public. Elle reconnaît que l’utilisation de l’appareil judiciaire dans le cadre d’un litige émanant des rapports collectifs de travail puisse être un sujet d’intérêt public. Toutefois, le traitement du sujet est ici fautif en raison de sa personnalisation au cas de l’intimée. Au surplus, leur importance pour le public en général est plutôt relative, l’intimée n’étant plus professeure à l’UQAM ni une personnalité publique.
[35] Quatrièmement, la juge estime que les articles de M. Gill ne sont pas loyaux. En fait, l’auteur s’attaque à une personne qui n’a pas été l’artisan de son malheur comme il le prétend et qui était libre d’exercer ses droits. Vu leur caractère personnel et le manque d’objectivité des propos tenus, M. Gill ne peut invoquer la défense de commentaire loyal. À titre de représentant syndical impliqué dans le dossier, M. Gill devait user de prudence et respecter son devoir d’objectivité et de réserve. Au surplus, avant de publier les articles, il aurait dû attendre l’expiration du délai d’appel du jugement Riordan et transmettre ses articles à l’intimée pour qu’elle puisse faire valoir son point de vue.
[36] Finalement, la juge conclut à l’intention de nuire des appelants. Selon elle, les articles sont en quelque sorte un règlement de comptes envers l’intimée.
[37] La juge aborde enfin la question des dommages et de l’ordonnance d’injonction recherchée. Puisque ceux-ci ne sont pas contestés en appel, il n’est pas nécessaire de s’y attarder.
[38] Les appelants contestent la conclusion de la juge de première instance voulant qu’ils aient commis une faute civile engageant leur responsabilité. Ils formulent leurs griefs dans les termes suivants :
1. La juge de première instance a-t-elle manifestement erré en droit en décidant que l’appréciation du comportement de l’appelant Louis Gill devait se faire en fonction d’une norme de comportement particulière en raison de son implication à titre d’ancien représentant syndical?
2. La juge de première instance a-t-elle défini la notion d’intérêt public de façon trop étroite en décidant que les propos de l’appelant Louis Gill n’étaient pas d’intérêt public?
3. La juge de première instance a-t-elle dénaturé la preuve administrée devant elle au point de justifier l’intervention de la Cour d’appel?
[39] J’aborderai tour à tour chacun des moyens invoqués par les appelants, en débutant cependant par celui portant sur l’intérêt public. Avant de ce faire, j’étudierai brièvement les principes de droit applicables au présent litige.
[40]
Comme il a été maintes fois énoncé, le droit civil québécois ne prévoit
pas de recours particulier pour l’atteinte à la réputation[16].
Le fondement du recours en diffamation repose sur les règles générales de la
responsabilité civile (article
[41] Dans Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.[17], la juge Deschamps, au nom de la majorité, souligne l’importance de bien distinguer la faute et le préjudice dans un recours en diffamation :
[22] […] La détermination de la faute suppose l’examen de la conduite de l’auteur de celle-ci, celle du préjudice requiert l’évaluation de l’incidence de cette conduite sur la victime et celle de la causalité exige que le décideur conclue à l’existence d’un lien entre la faute et le préjudice. C’est un domaine du droit où il importe de bien distinguer faute et préjudice. La preuve du préjudice ne permet pas de présumer qu’une faute a été commise. La démonstration de la commission d’une faute n’établit pas, sans plus, l’existence d’un préjudice susceptible de réparation.
[Je souligne]
[42] La faute est définie comme « une conduite qui s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable »[18]. Son appréciation requiert une analyse contextuelle des faits et des circonstances et doit tenir compte des deux valeurs fondamentales qui s’opposent, soit la liberté d’expression et le droit à la réputation[19]. Dans Bou Malhab, la juge Deschamps souligne[20] :
[24] […] Il importe de signaler que le concept de
personne raisonnable a un caractère normatif plutôt que descriptif. Il s’agit
du comportement qu’une personne informée adopterait dans les circonstances.
Malgré toute l’importance accordée par la Charte québécoise à la protection des droits individuels, un comportement attentatoire à un droit
qu’elle garantit ne constitue pas nécessairement une faute civile (Québec
(Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand,
[Je souligne]
[43] Avant de conclure à l’existence d’une faute, le juge évalue si le comportement de l’auteur des propos litigieux diffère du comportement qu’une personne raisonnable aurait eu dans les circonstances, tout en tentant compte du contexte plus large dans lequel les paroles litigieuses sont prononcées[21] :
[41] […] L’appréciation de la faute doit être guidée par l’impression générale qui se dégage de l’ensemble du discours en cause. L’exactitude de l’information et l’intérêt public doivent être pris en considération : « la notion d’intérêt est certainement un des instruments de mesure permettant de déterminer le point d’équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression ».
[Je souligne; renvoi omis]
[44] Dans le contexte journalistique, le journaliste doit respecter les normes journalistiques professionnelles. À cet égard, la conduite du journaliste raisonnable est le critère déterminant[22]. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’une chronique qui permet l’expression d’opinions, le comportement de l’auteur ne relève pas des normes journalistiques[23].
[45] Le préjudice qui définit la diffamation est l’atteinte à la réputation. Celle-ci est appréciée objectivement, « c’est-à-dire en se référant au point de vue du citoyen ordinaire »[24]. Le préjudice existe lorsque « le citoyen ordinaire estime que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime »[25].
[46] En l’espèce, la juge de première instance analyse d’abord le préjudice de l’intimée et, ensuite, la faute des appelants. Bien que les moyens d’appel portent uniquement sur sa conclusion quant à cette dernière question, on verra, lors de l’analyse du dernier moyen invoqué (paragr. [85] ci-dessous), que la juge a confondu les notions de préjudice et de faute.
[47] La juge reconnaît que si le sujet des articles en litige concernait l’utilisation de l’appareil judiciaire dans le cadre d’un litige émanant des rapports collectifs de travail comme le plaident les appelants, il pourrait être d’intérêt public. Elle ne retient cependant pas cette conclusion au motif que les propos de l’auteur visent personnellement l’intimée et que, de toute façon, ils intéressent peu de personnes. Ainsi, ce n’est pas le sujet en tant que tel qui pose problème selon elle, mais plutôt le traitement que M. Gill en a fait. Aborder une telle question en personnalisant le débat, lui faisant ainsi perdre tout intérêt, constitue une faute. Elle écrit :
[128] Si les articles de M. Gill concernaient véritablement l’utilisation de l’appareil judiciaire dans le cadre d’un litige émanant des rapports collectifs de travail, ils pourraient être d’intérêt public. On pourrait alors supposer que ces articles touchent un segment de la population qui peut s’y intéresser pour des raisons diverses et en tirer une leçon. Publiés dans une revue syndicale universitaire, ils s’adressent principalement à la communauté universitaire, un milieu ouvert au débat et à la polémique. Une fois publiés sur le Web, ces articles pourraient intéresser la population en général et, plus particulièrement, la communauté juridique.
[129] L’intérêt public nécessite une certaine objectivité. M. Gill a choisi de personnaliser les articles qu’il a écrits et cette personnalisation fait en sorte que ces articles ne concernent aucunement «l’utilisation de l’appareil judiciaire dans le cadre d’un litige émanant des rapports collectifs de travail» et ainsi, ne sauraient être d’intérêt public.
[130] Ceci étant dit, même si le tribunal avait jugé que la question débattue était d’intérêt public, il aurait conclu que son importance pour le public en général est plutôt relative et qu’il y a fort à parier qu’elle n’intéresse que très peu de personnes, y compris dans le milieu universitaire.
[131] À l’époque où le premier article a été écrit en 2007, la demanderesse n’était plus professeure au Département de design et n’était d’aucune façon un personnage public. On peut supposer que les péripéties associées au non-renouvellement de son contrat en 1990 n’intéressaient que peu de gens en dehors de l’auteur des articles.
[Je souligne]
[48] Avec égards, cet énoncé est erroné et fait abstraction des circonstances dans lesquelles les propos sont écrits.
[49] S’inspirant des principes de l’arrêt de common law Grant c. Torstar Corp.[26], la juge conclut, à bon droit, que l’utilisation du système de justice, avec pour toile de fond un conflit en matière de relations de travail, est une question d’intérêt public. Il s’agit là d’un sujet d’intérêt qui touche au premier plan la communauté juridique, mais également tous les citoyens, dont les membres de la communauté universitaire à qui le journal est destiné, surtout à une époque où plusieurs critiquent les difficultés d’accès à la justice.
[50] Toutefois, elle se trompe en écrivant que la question soulevée perd ce caractère d’intérêt public du seul fait que M. Gill personnalise le débat ou que ce dernier concerne une personne qui n’est pas « un personnage public »[27]. Dans Société TVA inc. c. Marcotte[28] (Société TVA), prononcé après le jugement entrepris, le juge de première instance avait conclu que le télédiffuseur et la journaliste avaient commis une faute dans le cadre d’une émission de télévision en abordant un sujet d’intérêt public (questions reliées à la vente de chevaux entre un commerçant dans le domaine équestre et un consommateur) en se servant d’une affaire privée. La juge Thibault, au nom de la Cour, rejette cet énoncé et écrit :
[95] Le juge ne pouvait pas exiger de la journaliste qu’elle fasse état de questions touchant l’intérêt public sans révéler en quoi ou comment le problème sur lequel on cherche à attirer l’attention peut se matérialiser dans la réalité ou affecter une personne. Le propre de la démarche journalistique du reportage d’enquête est d’enquêter sur des cas précis et de porter ces situations au grand jour afin de sensibiliser le public, notamment au sujet des bonnes pratiques en matière de consommation. S’il fallait exiger de la journaliste d’enquête qu’elle soulève ces questions d’intérêt public dans l’abstrait, cela équivaudrait à la cantonner dans un rôle qui ne sied pas au ton propre à ce type de journalisme. Tenir un tel raisonnement revient à donner préséance au droit à la réputation et à reléguer la liberté d’expression au second plan.
[96] Les justiciables ont certes le droit « d’être protégés contre la soif du public à l’égard d’affaires privées dont la publication n’est pas justifiée par l’intérêt public ». Marcotte et Delorme ont droit au respect de leur vie privée. Cependant, leurs attentes en la matière diminuent lorsqu’ils posent des gestes en société, comme ici, s’adonner à la vente de biens au public en général.
[Je souligne; renvoi omis]
[51] Tout comme dans cette affaire, l’intimée pose de tels « gestes en société » en ayant recours aux tribunaux pour faire valoir ses droits. Ses attentes en matière de vie privée diminuent pour autant.
[52] Je reconnais que les articles de l’appelant ne s’inscrivent pas dans « une démarche journalistique du reportage d’enquête » comme c’était le cas dans l’affaire Société TVA. Toutefois, j’estime que la même conclusion s’impose en l’espèce compte tenu du cadre et du contexte dans lesquels ces articles s’inscrivent. Ceux-ci sont rédigés aux fins de publication dans le bulletin du Syndicat destiné à ses membres. Ils portent sur un litige avec lequel celui-ci est aux prises depuis de nombreuses années et dans lequel il a, sans contredit, investi son temps et l’argent de ses membres. On y voit là un exemple des conséquences du non-respect des dispositions de la convention collective relatives au processus d’évaluation des professeurs. Le fait que, selon la juge, peu de lecteurs pourraient s’intéresser à ces propos n’a pas pour conséquence de les exclure pour autant de l’intérêt public, pourvu qu’un groupe donné ait un intérêt véritable à recevoir la communication[29].
[53] En l’occurrence, les gestes posés par l’intimée et révélés par M. Gill sont pertinents à la question d’intérêt public discutée dans les articles[30] et ne répondent pas à « un simple objectif de voyeurisme médiatique » comme l’écrivait le juge LeBel, alors à la Cour, dans Société Radio-Canada c. Radio Sept-Iles[31].
[54] Je termine l’analyse de ce moyen en citant à nouveau la juge Thibault dans Société TVA dont les propos, avec les adaptations nécessaires, s’appliquent également au cas d’espèce :
[104] Avec égards, il faut conclure que le raisonnement du juge de première instance ne tient pas. Comment reconnaître, d'une part, que la notion d'intérêt public permet, dans certaines circonstances, de traiter de sujets qui peuvent porter atteinte au droit à la vie privée, sans reconnaître, d'autre part, que les journalistes peuvent mettre au jour des cas réels faisant intervenir ces questions d'intérêt public? Comment établir qu'un sujet est d'intérêt public sans démontrer qu'il se rattache à une situation réelle et concrète qui a cours dans la société? Quel serait le contenu de la notion d'intérêt public s'il fallait la réduire à une discussion abstraite et désincarnée?
[105] La notion d'intérêt public est "un instrument permettant de déterminer le point d'équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d'expression"33. Cela signifie que la société accepte, dans une certaine mesure et dans certaines circonstances, qu'une atteinte à la réputation est justifiée lorsque des questions - dont on considère que la société a intérêt à ce qu'elles soient portées au grand jour - sont en jeu.
[Je souligne]
[55] J’estime ainsi que la juge de première instance a considéré, à tort, que les propos de l’auteur dans le premier article n’étaient pas d’intérêt public. Les deuxième et troisième articles n’en sont qu’une mise à jour.
[56] Les appelants reprochent à la juge de première instance d’avoir apprécié le comportement de M. Gill en fonction d’une norme différente de celle autrement applicable à la personne raisonnable en raison de son implication à titre de représentant syndical dans le dossier de l’intimée. En ce faisant, la juge a indûment limité sa liberté d’expression.
[57] Je suis d’accord. En imposant un fardeau additionnel à M. Gill en raison de son seul statut de représentant syndical, la juge commet une erreur justifiant l’intervention de la Cour.
[58] L’implication syndicale de M. Gill dans le dossier de l’intimée, de même que le fait que le Syndicat a cessé de représenter cette dernière à la veille de la première audition devant l’arbitre Dulude au début des années 1990, sont des éléments centraux à l’analyse de la juge de première instance et constituent, pour l’essentiel, la prémisse de sa conclusion quant au caractère fautif du comportement des appelants. Elle utilise ces facteurs pour rejeter trois de leurs cinq moyens de défense : d’abord, pour conclure que les faits rapportés ne sont pas véridiques, ensuite pour rejeter la défense de commentaire loyal et, finalement, pour conclure à leur intention de nuire à l’intimée.
[59] Comme je l’ai écrit, la juge conclut d’abord que les faits rapportés ne sont pas véridiques et que M. Gill rapporte les propos du juge Riordan hors contexte. Selon elle, en raison de son « militantisme syndical » et du fait que le Syndicat a « abandonné » l’intimée, l’appelant aurait dû écrire une toute autre histoire, celle-ci favorable à l’intimée. Elle énonce :
[112] Il ne faut pas perdre de vue qu’ayant été impliqués dans le dossier depuis 1990, les défendeurs étaient au courant des moindres détails de l’affaire Chélin. L’ayant abandonnée en cours de route en prétextant que son grief était voué à l’échec, voici que le SPUQ et M. Gill s’acharnent à démontrer que même si la demanderesse a eu gain de cause devant l’arbitre, l’enjeu n’en valait pas la peine et que tout le reste démontre qu’elle a intenté des procédures illusoires et sans objet.
[113] […]
[114] En tant que militant syndicaliste - c’est ainsi que le décrit M. Breton -, M. Gill aurait pu écrire une histoire totalement favorable à la demanderesse en faisant valoir que cette dernière, bien ou mal conseillée par ses avocats, n’avait d’autre choix que de s’adresser aux tribunaux de droit commun pour réclamer un statut que ne lui reconnaissait pas la convention collective. Il aurait pu aussi souligner le courage de la demanderesse qui, abandonnée par son syndicat, poursuit sa quête en dépit des embûches qui se dressent sur son chemin. M. Gill aurait aussi pu pointer du doigt le Département de design qui refusait systématiquement d’obtempérer aux dispositions de la convention collective tout en ignorant les lettres que lui adressaient et le SPUQ et la doyenne de la Gestion des ressources humaines de l’UQAM à ce sujet. Car, disons-le, sans cet entêtement manifesté par le Département du design, il n’y aurait jamais eu d’affaire Chélin. Ce n’est que dans la dernière phrase de son premier article que M. Gill souligne cet aspect. Il écrit :
«Il y a là très certainement un précieux enseignement pour les évaluations futures dont la procédure établie dans la convention collective doit toujours être rigoureusement respectée.»
[115] M. Gill connaissait les tenants et aboutissants de l’affaire Chélin. Contrairement à ce qu’il prétend, les faits, tels qu’il les rapporte, ne sont pas véridiques. Ils ne font que semblant de l’être. On se serait attendu à plus de rigueur de la part d’un homme instruit de la chose syndicale, renseigné dans les moindres détails, impliqué personnellement à titre de fondateur et ex-président du SPUQ et, de plus, poursuivi en diffamation. La vérité est que, abandonnée par son syndicat, la demanderesse a poursuivi sa route seule, tant bien que mal, avec l’aide d’avocats qu’elle ne connaissait pas et dont elle ne pouvait juger ni de la compétence ni de la sagesse. Elle s’est donc aventurée sur une route difficile sans obtenir le moindre soutien de son syndicat dont l’un des rôles consiste, comme on le sait, à défendre les intérêts de ses membres.
[Je souligne]
[60] Avec égards, cet énoncé comporte des erreurs justifiant l’intervention de la Cour.
[61] D’abord, la preuve ne permet pas de conclure que le Syndicat a « abandonné » l’intimée devant l’arbitre Dulude. La juge ne pouvait tirer une telle inférence du seul fait que celui-ci a cessé de représenter l’intimée aux fins du grief déposé en 1990, d’autant plus que l’explication donnée par l’appelant au soutien d’une telle décision dans son premier article n’a pas été contredite. Un syndicat peut décider de ne pas porter un grief à l’arbitrage sans pour autant violer son devoir de représentation imposé en vertu du Code du travail ou encore être considéré comme ayant « abandonné » un employé. L’intimée s’est désistée de sa plainte alléguant violation par le Syndicat de son devoir de représentation et n’a pas mené à terme les procédures judiciaires en dommages contre ce dernier, de sorte qu’on ne peut savoir si celui-ci a agi dans le respect des droits de l’intimée ou non. Cette prémisse, erronée, a sans contredit teinté la lecture que la juge fait des propos de M. Gill.
[62] En second lieu, la décision du Syndicat en 1990 est non pertinente aux fins de déterminer si les faits rapportés par M. Gill, survenus pour l’essentiel postérieurement à celle-ci, sont ou non véridiques. Elle ne peut non plus justifier que la juge décide, en lieu et place de l’auteur, de la teneur de l’article qui aurait dû être rédigé, d’autant plus que son opinion quant à la légitimité des procédures de l’intimée est contraire au jugement du juge Riordan et à la sentence arbitrale de l’arbitre Dulude qui, tous deux, concluent à de l’abus de droit de sa part ou de son procureur. Le premier qualifie la manière dont l’intimée a exercé ses recours légaux de « formaliste, obstinée et excessive […] s’apparent[ant] à un abus de droit» [32], alors que le second écrit, en 2009, que « […] tout recours additionnel qui pourrait être suggéré [à l’intimée] d’entreprendre risquerait certes de se voir aisément qualifié processif et même quérulent »[33].
[63] De même, en abordant la question sous l’angle de l’abandon syndical, la juge omet de préciser les faits rapportés par l’auteur qui seraient non véridiques. Les évènements se déroulent sur plus de dix-sept ans et le jugement Riordan comporte plus de vingt-cinq pages. Vu la forme et la teneur du premier article, on ne peut reprocher à M. Gill de ne pas tout reprendre. Toutefois, les omissions soulignées par la juge (lors de son analyse du préjudice[34]) ne dénaturent pas les faits rapportés au point de conclure qu’ils ne sont pas véridiques.
[64] Finalement, la juge erre en concluant qu’en raison de son statut de « militant syndical », l’appelant ne pouvait s’appuyer sur le jugement Riordan. Elle écrit :
[117] Se rabattre, comme le font les défendeurs, sur le jugement du juge Riordan est nettement déloyal. Le jugement est une décision de justice émanant d’un tribunal. De par ses fonctions, le juge jouit d’une immunité. Compte tenu de la preuve versée devant lui, il peut blâmer, critiquer, reprocher, admonester et semoncer. Il n’est ni journaliste, ni militant syndicaliste. Son rôle consiste essentiellement à appliquer les lois et à trancher des litiges. Les jugements qu’il rend sont publiés sur des sites dont l’accès est limité (vérifier) et que peu de gens fréquentent.
[118] Ce que dit le jugement du juge Riordan, dans un contexte donné, est une chose. Ce que disent les défendeurs, dans un autre contexte, est autre chose. Comme on le sait, ce n’est pas parce qu’une chose est vraie qu’elle n’est pas diffamante et ce n’est pas parce qu’une chose est vraie qu’on peut en révéler la teneur sans s’exposer à commettre une faute.
[Retranscrit tel quel; Je souligne]
[65] Bien que ses jugements soient, en général, accessibles au public, il demeure qu’un juge n’est ni un journaliste ni un militant syndical. Toutefois, ne constitue pas une faute civile pour un auteur, qu’il soit journaliste ou militant syndical, de rapporter la teneur d’un jugement, d’en citer des extraits et même de les critiquer légitimement. Dans Prud’homme c. Prud’homme[35], les juges L’Heureux-Dubé et LeBel écrivent :
74. Le juge Tellier a jugé que l’intimé n’aurait pas dû remettre ainsi en question la sincérité et la crédibilité des appelants alors même que le jugement du juge Croteau avait acquis, à toutes fins pratiques, le statut de chose jugée. Avec égards, l’intimé pouvait légitimement critiquer le jugement du juge Croteau et son appréciation des faits. Il avait droit de soutenir que ce jugement était mal fondé et tenter d’en convaincre ses collègues. Le respect dû aux tribunaux et l’obligation de respecter l’autorité de la chose jugée et de se conformer aux décisions judiciaires ne signifient pas que celles-ci doivent échapper à toute critique. Le droit de remettre en question le bien-fondé d’un jugement appartient à tout citoyen et, à plus forte raison, à un administrateur municipal. L’intimé avait le droit de commenter les conclusions du juge Croteau si, de bonne foi, elles lui paraissaient mal fondées. Aucun principe juridique ne permet de considérer de tels commentaires comme diffamatoires dans la forme et les circonstances où ils ont été prononcés.
[Je souligne]
[66] Si un citoyen peut critiquer un jugement, il peut également manifester son accord, même si, comme en l’espèce, l’auteur a déjà été le représentant d’une des parties impliquées.
[67] Ainsi, la conclusion de la juge voulant que les appelants aient commis une faute en rapportant des faits non véridiques repose sur une prémisse erronée, soit que l’implication syndicale de l’auteur l’obligeait à écrire une histoire différente. Les propos rapportés par M. Gill ne sont pas faux en soi. Sauf devant l’arbitre Dulude en 1993, l’intimée a essuyé des refus depuis lors et persisté dans ses recours, et ce, même après qu’il lui eut été suggéré par le jugement Riordan de fermer ce chapitre de sa vie, après tant d’années. Peut-être a-t-elle été mal conseillée comme la juge l’invoque, mais le constat demeure le même. Sa conclusion voulant que les faits rapportés soient non véridiques ne trouve donc pas appui dans la preuve.
[68] La juge a également recours au statut de représentant syndical de M. Gill pour rejeter la défense de commentaire loyal. Elle écrit :
[138] Le tribunal est d’avis que le commentaire de M. Gill, s’il en est, n’est pas loyal. Plutôt que d’élaborer sur un concept, l’auteur s’attaque à une personne qui n’a pas été l’artisan de son malheur comme il le prétend, mais qui, dans une société de droit, a le droit d’exercer ses droits sans pression, sans harcèlement et sans intimidation. Sous couvert d’objectivité, il profite du fait que le jugement Riordan vient d’être rendu. Il peut ainsi s’abriter derrière un paravent confortable.
[139] Si les articles de M. Gill n’avaient pas eu ce caractère personnel, s’il avait cherché plutôt à rapporter les faits de manière objective, il aurait pu alors invoquer la défense de commentaire loyal.
[140] M. Gill n’est pas un journaliste. Si l’article avait été écrit par un journaliste, la question aurait été tout autre et les propos n’auraient probablement pas été jugés diffamatoires. Parce qu’il avait été impliqué dans le dossier Chélin à titre de représentant syndical, M. Gill devait user de prudence. Il avait, à l’égard de ce dossier, un devoir d’objectivité et de réserve. Avant de publier ces articles, il aurait dû les transmettre à la demanderesse afin qu’elle puisse faire valoir son point de vue. C’était, de la part d’un ex-président du SPUQ, la moindre des choses. Il aurait également dû attendre que le délai pour exercer le droit d’appel du jugement Riordan soit expiré.
[141] Le rôle d’un syndicat est de conseiller et soutenir ses membres. Si plutôt que d’abandonner la demanderesse, le SPUQ avait décidé de la soutenir, il aurait pu ainsi l’aviser et la seconder dans sa quête de justice. Jugeant que la chandelle n’en valait pas le coût, il ne peut par la suite lui reprocher son «amateurisme» et ses démarches tatillonnes.
[142] La défense de commentaire loyal doit donc échouer parce que les propos tenus par M. Gill ne sont aucunement d’intérêt public, qu’ils sont fondés sur des moyens artificieux, biaisés et subjectifs.
[Je souligne]
[69] La défense de commentaire loyal et honnête tire son origine du droit anglais. Bien que l’importation en droit civil de cette défense de common law est « […] non seulement injustifiée, mais aussi inutile », les critères de cette défense sont par ailleurs « […] autant de circonstances à prendre en considération dans l’appréciation de l’existence d’une faute […] »[36].
[70] En l’occurrence, l’auteur des propos litigieux n’est pas un journaliste; la nature fautive de son comportement ne s’apprécie donc pas en fonction des normes journalistiques professionnelles. Immédiatement sous le titre des articles en litige, M. Gill s’identifie comme un professeur retraité du département des sciences économiques de l’Université et reconnaît son implication syndicale en indiquant avoir été 1er vice-président du Syndicat de 1994 à 2001. Son texte, publié, je le rappelle, dans un bulletin syndical, s’avère un mélange de reportage journalistique (en ce qu’il rapporte des faits survenus depuis 1990) et de commentaires (en ce que l’auteur exprime son opinion et prend position). Dans un tel contexte, « […] la conduite de l’auteur doit être évaluée en fonction du critère de la personne raisonnable, en considérant à la fois le droit à la liberté d’expression et le droit à la réputation, à la vie privée et à l’honneur »[37].
[71] Ayant été impliqué dans le dossier en raison de ses fonctions syndicales, M. Gill devait certes faire preuve de prudence et rapporter les faits objectivement. Toutefois, aucun principe juridique n’empêche un ancien représentant syndical de publier un article sur un litige opposant le syndicat qu’il représentait et une personne qui en a déjà été membre. Si, comme la juge de première instance le reconnaît, un journaliste aurait pu publier les articles litigieux sans commettre une faute civile, je ne peux m’expliquer qu’un ancien représentant syndical ne puisse en faire autant dans un journal destiné aux membres du syndicat.
[72] L’implication de l’appelant au sein du Syndicat ne l’obligeait pas à faire preuve d’un degré plus élevé de « réserve » que la personne raisonnable en pareilles circonstances; il lui était loisible d’exprimer son opinion, sans devoir préalablement obtenir les commentaires de l’intimée ou même attendre l’expiration du droit d’appel du jugement Riordan. D’ailleurs, ce dernier reproche formulé par la juge de première instance est d’autant plus difficile à comprendre que l’appelant précise dans le premier article que le délai d’appel n’est pas expiré, n’induisant ainsi aucunement le lecteur en erreur.
[73] L’intimée peut ne pas partager l’opinion de M. Gill et il lui était loisible de commenter les articles. Sa décision de ne pas se prêter à cet exercice ne peut par ailleurs justifier que celui-ci soit privé de sa liberté d’expression.
[74] Ayant déjà conclu que le sujet traité est d’intérêt public, j’estime que la juge de première instance a erré en concluant qu’en raison de son statut de représentant syndical, les commentaires de M. Gill n’étaient pas loyaux et honnêtes.
[151] M. Gill est un homme instruit et cultivé. Les idées foisonnent sous sa plume. Il a écrit au moins deux cents articles pour le SPUQ Info. Il a aussi publié des livres sur des sujets divers autant scientifiques que littéraires. En tant qu’écrivain, il sait faire la différence entre le commentaire objectif et le commentaire amer et rancunier. Son témoignage révèle qu’il savait que ses articles étaient diffamatoires, mais il soutient que ses articles devaient être écrits au nom de la justice et de la vérité, peu importe le résultat.
[152] Compte tenu de la preuve documentaire (P-3, P-22, P-24) [articles en litige] et du témoignage de M. Gill, il est impossible de conclure qu’il n’avait pas l’intention de nuire à la demanderesse en écrivant ce qu’il a décrit. Pour des raisons qui échappent à l’entendement, M. Gill en voulait à la demanderesse et il avait la nette intention de nuire à sa réputation.
[153] M. Gill s’est posé en justicier. Il était investi d’une mission. Durant son témoignage, M. Gill a ouvertement manifesté un préjugé envers la demanderesse qui, selon lui, aurait abusé du système judiciaire. Il était, dit-il, « porteur du dossier » et avait toutes les informations personnelles en main pour écrire le premier article.
[154] Compte tenu du rôle que les syndicats ont à jouer dans notre société et auprès de leurs membres en particulier, la prose de M. Gill n’a rien d’apologétique à l’endroit de la demanderesse, membre du syndicat. Elle est acerbe et virulente. Il s’agit d’un véritable règlement de compte et c’est ainsi que les propos de M. Gill ont été perçus par deux témoins, soient Mme Magda Popeano et M. Richard Bergeron. Ce dernier a fait remarquer qu’une telle charge d’un universitaire contre une autre universitaire est inacceptable. Le témoin a souligné avec raison que les écrits en sciences sociales doivent être utiles à la société, objectifs, conceptuels et non personnalisés. Et pourtant, a-t-il dit, la signature est celle d’un professeur émérite dans un journal syndical!
[Je souligne; mes ajouts]
[76] La juge a raison d’indiquer que certains des propos du premier article sont tranchés, incisifs ou encore imagés. L’auteur présente les différentes étapes des procédures intentées par l’intimée, tout en les teintant de son opinion sur le sujet. L’article comporte des références à une formidable tempête juridique, une dérogation minime du battement d’ailes à la procédure d’évaluation, une incroyable saga juridique, un parcours hors du commun, une saga ubuesque, un interminable processus de préparation, un deuxième cycle quinquennal complet « arbitrage - cour supérieure - cour d’appel » et à la détermination de l’intimée « qui ne recule devant rien ». Sa conclusion réfère à la théorie du chaos qui a trouvé, dans cette affaire, une confirmation inattendue. Les titres des trois articles sont frappants. Toutefois, ce motif, à lui seul, ne peut permettre de conclure à l’existence d’une faute civile[38] ou à un « règlement de compte », tel que la juge l’écrit. Comme le souligne la Cour suprême dans Bou Malhab, la tenue d’opinions même exagérées peut être tolérée, selon le contexte[39] :
[31] Le juge chargé de l'évaluation de la faute impose à l'auteur des propos le comportement qu'une personne raisonnable aurait eu dans les circonstances. En matière de diffamation, le juge tient compte du droit à la liberté d'expression de l'auteur des propos. Il tolérera même, dans certains cas, que celui-ci ait émis des opinions exagérées. Lorsqu’il évalue le préjudice, le juge tient également compte du fait que le citoyen ordinaire a bien accepté la protection de la liberté d’expression et que, dans certaines circonstances, des propos exagérés peuvent être tenus, mais il doit aussi se demander si le citoyen ordinaire voit diminuer l’estime qu’il porte à la victime. […]
[Je souligne]
[77] Tout est donc affaire de contexte et, en l’occurrence, il m’apparaît que la juge de première instance a erré à cet égard. Les articles en litige, sous la forme d’une chronique, sont publiés dans un journal syndical, certes destiné à des professeurs universitaires, mais non dans une revue doctrinale. Il ne s’agit pas d’« écrits en sciences sociales » relevant du domaine d’expertise et de recherche de leur auteur. Le comportement de la personne raisonnable doit tenir compte du contexte propre à la situation applicable.
[78]
De plus, tout comme dans l’affaire Proulx c. Martineau[40], je ne peux conclure à la présence d’une intention malveillante de
M. Gill « […] en déduisant une intention de nuire du seul fait qu’il
est [un auteur] d’expérience qui manie la langue française avec
habileté ». La bonne foi se présume (article
[100] […] Obliger le défendeur à prouver l’absence de malveillance équivaudrait à présumer la malveillance. Une société soucieuse de favoriser les débats vigoureux devrait exiger la preuve d’un motif malveillant avant de restreindre l’expression d’opinions fondées sur des faits authentiques portant sur des questions d’intérêt public. Elle protégerait la vivacité du discours, mais non la malveillance. […]
[Je souligne]
[79] À l’audience, M. Gill explique avoir écrit le premier article après avoir pris connaissance du jugement Riordan ; il s’agit là de l’élément déclencheur, croyant que celui-ci mettrait fin au dossier. Il désire porter à l’attention des professeurs une situation exceptionnelle vécue au sein de l’Université où le non-respect de la convention collective a donné lieu à une utilisation étonnante de l’appareil judiciaire. L’opinion exprimée par l’auteur ne peut être qualifiée de déraisonnable et, bien qu’à certains égards vigoureux, les termes utilisés, lorsque lus à la lumière de l’ensemble de l’article, de sa nature et du contexte[42], ne vont pas au-delà de ce qui est acceptable. Je rappelle que M. Gill conclut le premier article en tirant une leçon, soit l’importance de suivre la procédure établie dans la convention collective pour les évaluations futures.
[80] Ce sont les faits énoncés qui sont accablants. Tenter durant près de 20 ans d’obtenir une évaluation pour le travail effectué en 1990, alors que les collègues de travail de l’époque ne doivent plus être à l’emploi du département de design de l’Université, peut mener à la conclusion que la personne est entêtée. En l’occurrence, les termes utilisés par l’auteur pour qualifier les gestes posés peuvent raisonnablement être perçus comme étant son opinion. Ils ne disent rien de plus sur l’intimée qui ne ressort pas déjà des faits[43].
[81] De même, avec égards, rien dans le témoignage de l’auteur ne permet d’inférer une « intention de nuire » ou l’existence d’« un préjugé » envers l’intimée. Certes, celui-ci persiste dans son opinion première voulant que le sujet de ses articles, dont les faits rapportés sont exacts, soit d’intérêt public et soutient, dès lors, ne pas avoir commis de faute. Le fait que les articles puissent avoir blessé l’intimée, comme la juge le fait remarquer lors du témoignage de l’auteur, ne signifie pas pour autant que ce dernier avait nécessairement l’intention de lui nuire ni qu’il avait un préjugé à son égard. Encore une fois, en matière de diffamation, il faut se garder de confondre la faute et le préjudice. On ne peut inférer l’existence du premier sur la seule preuve du second.
[82] En conclusion, même en retenant la conclusion de la juge de première instance voulant que la prose de M. Gill soit « acerbe et virulente », les faits rapportés dans les articles sont véridiques. Le sujet couvert concerne une question d’intérêt public, soit l’utilisation de l’appareil judiciaire dans le cadre d’un litige émanant des rapports collectifs de travail et le demeure, malgré la personnalisation de la question traitée au cas de l’intimée. L’auteur y exprime son opinion sans que l’intimée ait démontré une intention de nuire. Bien qu’ayant été impliqué dans le dossier à titre de représentant syndical, il a ici adopté le comportement qu’une personne raisonnable aurait eu dans les circonstances.
[83] Dans un troisième temps, les appelants reprochent à la juge de première instance d’avoir « gravement erré dans l’appréciation de la preuve », justifiant, à leurs yeux, l’intervention de la Cour. Plus précisément, ils contestent les éléments suivants :
Ø Au paragraphe 50, la juge estime que la dérogation à la convention collective à la procédure d’évaluation à l’origine du litige ne pouvait être qualifiée de « minime »;
Ø Au paragraphe 51, la juge reproche à l’auteur d’avoir indiqué que le litige origine du non-octroi de la permanence de l’intimée alors que cette dernière n’aurait jamais revendiqué ce statut;
Ø Au paragraphe 60, la juge blâme M. Gill d’avoir souligné le caractère frivole des procédures contre le Syndicat, alors que le sort des plaintes déposées par l’intimée à cet égard ne sera jamais connu et que cette dernière croyait sincèrement au défaut de représentation du Syndicat;
Ø Au paragraphe 62, elle conclut à l’intention de nuire de l’auteur qui, alors qu’il réfère à « l’interminable processus de reprise des évaluations », omet de préciser l’un des motifs pour lesquels l’intimée aurait refusé, à bon droit selon elle, la reprise du processus d’évaluation aux termes d’une lettre d’entente négociée par le Syndicat;
Ø Aux paragraphes 66 et 67, la juge estime que, à la lecture des articles, le lecteur est amené à penser que l’intimée « s’est amusée à multiplier les recours inutiles afin d’en arriver à ses fins »; et
Ø Au paragraphe 72, elle est d’avis que le recours en diffamation intenté par l’intimée n’a rien d’une poursuite bâillon.
[84] Les erreurs ainsi alléguées se retrouvent dans la section du jugement de première instance portant sur l’analyse de l’existence d’un préjudice pour l’intimée (paragraphes 31 à 76) et non dans celle portant sur l’existence d’une faute de la part des appelants (paragraphes 77 à 154). Or, ayant déjà conclu que ces derniers n’avaient pas commis de faute, l’existence d’une erreur de la part de la juge quant à l’existence d’un préjudice ne saurait être déterminante. Sans faute, les appelants ne peuvent engager leur responsabilité civile. Dès lors, il n’est pas nécessaire de me prononcer sur ce moyen.
[85] Je noterai simplement que, lors de l’analyse du préjudice, la juge semble confondre les éléments pertinents à l’existence de ce dernier et ce qu’elle qualifie de fautes de l’auteur. Alors qu’elle devait déterminer si « […] les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime aux yeux du citoyen ordinaire », la juge insère dans son analyse du préjudice des considérations liées à la faute de l’auteur (éléments rapportés non conforme aux faits, exercice abusif de la liberté d’expression, etc.). On comprend qu’à ses yeux, les propos rapportés sont, sinon faux, à tout le moins incomplets et tendancieux. Cette analyse ne relève cependant pas de la détermination de l’existence du préjudice, mais plutôt de celle d’une faute. Une telle confusion découle possiblement de la notion de préjudice qui est souvent associée au caractère « diffamatoire » des propos tenus. Les considérations liées à la liberté d’expression de l’auteur doivent être envisagées lors de l’analyse de la faute, et non du préjudice. En l’occurrence, la juge semble faire « une équation entre la diffamation [l’atteinte à la réputation] - s’il en est - et la faute, deux éléments distincts et cumulatifs de la responsabilité civile »[44] [mon ajout]. L’approche adoptée par la juge est à proscrire. Pour paraphraser la juge Deschamps dans Bou Malhab dans le passage cité ci-dessus au paragraphe [41], le recours en diffamation est un domaine du droit où il importe de bien distinguer faute et préjudice. La preuve d’un préjudice, devant être défini en fonction de l’atteinte à la réputation, ne permet pas de présumer qu’une faute a été commise.
[86] À mon avis, M. Gill et le Syndicat n’ont pas commis de faute. Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de première instance, de rejeter la requête introductive d’instance en diffamation, avec dépens devant les deux cours.
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MANON SAVARD, J.C.A. |
[1]
Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR,
[2]
Chélin c. Gill,
[3]
Chélin c. Université du Québec à Montréal,
[4] Ibid., paragr. 1. Le juge Morissette a alors rejeté la requête pour permission d’appeler du jugement du 18 novembre 2010 de la juge Picard. La Cour suprême a refusé la permission d’appeler de ce jugement le 8 septembre 2011 (no 34150) : 2011 CanLII 56029 (CSC).
[5]
Chélin c. Université du Québec à Montréal, D.T.E. 93T-1260,
[6]
Chélin c. Université du Québec à Montréal, 1996 CanLII 5937,
[7]
Chélin c. Dulude,
[8]
Chélin c. Dulude, 2001 CanLII 17526,
[9] Annie Chélin c. Guy E. Dulude, C.S. Can., 2002-03-14, nº 28731.
[10]
Chélin c. Université du Québec à Montréal,
[11]
Chélin c. Université du Québec à Montréal,
[12] Chélin c. Université du Québec à Montréal, supra, note 10.
[13] Chélin c. Université du Québec à Montréal, supra, note 11.
[14] Chélin c. Université du Québec à Montréal, supra, note 10.
[15] Deux des articles de M. Gill se retrouvent également sur le site Web Les Classiques des sciences sociales hébergé sur celui de l’Université du Québec à Chicoutimi. L’intimée avait donc assigné ces premiers à titre de défendeurs à son recours. Le dossier à leur égard a cependant fait l’objet d’un règlement en première instance.
[16] Prud’homme c. Prud’homme,
[17] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc, supra, note 1.
[18] Ibid., paragr. 24.
[19] Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 16, paragr. 35, 36 et 38.
[20] Bou Malhab, supra, note 1, paragr. 24.
[21]
Société TVA inc. c. Marcotte,
[22] Ibid., paragr. 39; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires, supra, note 16, paragr. 61-62.
[23]
Proulx c. Martineau,
[24] Bou Malhab, supra, note 1, paragr. 26.
[25] Ibid., paragr. 28 et 41; Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 16, paragr. 34.
[26]
Grant c. Torstar Corp.,
[27] Ibid., paragr. 106.
[28] Société TVA inc. c. Marcotte, supra, note 21, paragr. 96.
[29] Grant c. Torstar Corp., supra, note 26, paragr. 102, repris par la Cour dans Société TVA inc. c. Marcotte, supra, note 21, paragr. 103.
[30] Nicole Vallières, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson & Lafleur, 1985, p. 102.
[31]
Société Radio-Canada c. Radio Sept-Iles Inc.,
[32] Chélin c. Université du Québec à Montréal, supra, note 10, paragr. 94.
[33]
Université du Québec à Montréal et Syndicat des professeures et
professeurs de l’Université du Québec à Montréal, SPUQ-CSN (Annie Chélin),
(T.A., 2009-07-24),
[34] J’y reviendrai lors de l’analyse du troisième moyen d’appel (section 5.4).
[35] Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 16.
[36] Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 16, paragr. 63.
[37]
Proulx c. Martineau, supra, note 23, paragr. 29 ; Genex communications inc.
c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et
de la vidéo,
[38] Par analogie, voir Grant c. Torstar Corp., supra, note 26., paragr. 123 in fine.
[39] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., supra, note 1, paragr. 31.
[40] Proulx c. Martineau, supra, note 23, paragr. 35
[41]
WIC Radio Ltd. c. Simpson,
[42] Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 16, paragr. 34.
[43] Voir WIC Radio Ltd. c. Simpson, supra, note 41, paragr. 71.
[44] Société TVA inc. c. Marcotte, supra, note 21, paragr. 83.
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