Denis et Association des handicapés gaspésiens |
2013 QCCLP 780 |
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Dossier 463592-01B-1202
[1] Le 22 février 2012, madame Shirley Denis (la travailleuse) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision conjointe de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) et de la Société d’assurance automobile du Québec (la SAAQ) rendue le 31 janvier 2012.
[2] Par cette décision, la CSST donne suite à l’avis émis par un membre du Bureau d’évaluation médicale le 21 décembre 2011 (la CSST réfère erronément dans sa décision à un avis du 4 janvier 2012, alors qu’il ne s’agit que de la date de la lettre accompagnant la mise à la poste de cet avis) et déclare que :
- la lésion professionnelle de la travailleuse a entraîné une atteinte permanente, la travailleuse a droit à une indemnité pour préjudice corporel en conséquence et une décision suivra quant au pourcentage de cette atteinte et au moment de cette indemnité;
- compte tenu de la consolidation de la lésion professionnelle et de l’absence de limitations fonctionnelles en découlant, la travailleuse est capable d’exercer son emploi depuis le 16 août 2011;
- compte tenu de la bonne foi de la travailleuse et du fait que la CSST le juge équitable, la travailleuse n’aura pas à rembourser l’indemnité de remplacement du revenu reçue du 16 août 2011 au 6 janvier 2012.
Dossier 464257-01B-1202
[3] Le 29 février 2012, la travailleuse dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision conjointe de la CSST et de la SAAQ rendue le 15 février 2012.
[4] Par cette décision, la CSST donne à nouveau suite à l’avis du 21 décembre 2011 émis par le membre du Bureau d’évaluation médicale et déclare que l’atteinte permanente découlant de la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 25 novembre 2010 est de 9,2 % (soit un déficit anatomophysiologique de 8 % auquel s’ajoute 1,2 % pour douleurs et perte de jouissance de la vie) et lui donne droit à une indemnité pour préjudice corporel de 6 783,80 $ à laquelle s’ajouteront les intérêts courus depuis la réclamation de la travailleuse.
[5] Le tribunal précise que la SAAQ ne rend quant à elle pas de nouvelle décision dans les lettres précitées, se limitant à y référer à une décision du 26 janvier 2012.
[6] Lors de l’audience tenue à Rimouski le 17 décembre 2012, la travailleuse est présente et accompagnée de sa procureure. Personne n’est présent pour l’Association des handicapés gaspésiens (l’employeur) ni pour les parties intervenantes (soit la CSST et la SAAQ). Il avait en outre préalablement été demandé par la procureure de la travailleuse de ne procéder que sur un moyen préliminaire concernant la validité du processus d’évaluation médicale et de l’avis du membre du Bureau d’évaluation médicale en ayant découlé, ce qui a été fait. Le dossier a été mis en délibéré sur cette question préliminaire le jour même, au terme de l’audience.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[7] La travailleuse demande de reconnaître que la CSST n’avait pas le droit d’acheminer son dossier au Bureau d’évaluation médicale dans la mesure où son médecin s’était dit en accord avec l’évaluation faite par le docteur Claude Hudon, qu’il n’y avait donc pas de différend justifiant un tel arbitrage, que l’avis du membre du Bureau d’évaluation médicale doit être déclaré nul et sans effet et que les conclusions émises par le docteur Hudon dans son rapport du 6 août 2011, entérinées par le docteur Landry dans son rapport complémentaire du 2 septembre 2011, doivent plutôt être entérinées intégralement, avec les conclusions qui s’ensuivent.
[8] La travailleuse demande ainsi, sur le fond, de reconnaître que le déficit anatomophysiologique découlant de la lésion professionnelle est plutôt de 20 %, auquel doit s’ajouter le pourcentage conséquent pour douleurs et perte de jouissance de la vie, ainsi que le fait que la lésion professionnelle a entraîné des limitations fonctionnelles de classe II selon l’échelle de l’IRSST pour les membres inférieurs, telles qu’énumérées par le docteur Hudon dans son avis du 6 août 2011.
L’AVIS DES MEMBRES
[9] Le membre issu des associations d’employeurs et le membre issu des associations syndicales sont tous deux d’avis que la requête de la travailleuse devrait être accueillie en partie dans le dossier 463592 et totalement dans le dossier 464257. Ils considèrent plus particulièrement que le rapport complémentaire du médecin de la travailleuse établit sans équivoque son accord avec les conclusions du docteur Hudon quant à la date de consolidation et au pourcentage d’atteinte permanente établi par ce dernier et qu’il n’y avait dès lors pas matière à diriger le dossier vers le Bureau d’évaluation médicale sur ces questions. Ils considèrent cependant que l’accord du docteur Landry avec les limitations fonctionnelles établies par le docteur Hudon est beaucoup moins évident et que c’est à bon droit que la CSST a soumis cette question au Bureau d’évaluation médicale.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[10] La travailleuse, actuellement âgée de 41 ans, est animatrice chez l’employeur le 25 novembre 2010 lorsqu’elle est victime d’un accident du travail.
[11] Il s’avère que la travailleuse tombe alors d’une échelle et se blesse au niveau du membre inférieur gauche.
[12] Des diagnostics de contusion et d’hématome au membre inférieur gauche sont reconnus par la CSST à titre de lésion professionnelle.
[13] Les décisions en litige concernent les autres conclusions médicales se rapportant à cette lésion professionnelle, plus particulièrement celles relatives à la date de consolidation de la lésion professionnelle ainsi qu’à l’atteinte permanente et aux limitations fonctionnelles en découlant le cas échéant.
[14] En l’occurrence, la lésion professionnelle est d’abord déclarée consolidée par le docteur Theodore Nault, orthopédiste, sur un rapport final du 21 mars 2011, mais il semble que cette date n’ait pas été retenue par la CSST parce que le docteur Nault ne faisait alors pas référence aux deux diagnostics retenus eu égard à la lésion professionnelle. Cette conclusion est étonnante, mais pas totalement dénuée de fondement et il n’y a pas lieu de revenir sur celle-ci.
[15] Les questions médicales précitées constituent des sujets médicaux quant auxquels la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi) prévoit une procédure précise d’évaluation (articles 199 et suivants).
[16] En vertu de ces dispositions, le médecin qui a charge du travailleur émet normalement son avis sur ces sujets, et son opinion lie la CSST :
203. Dans le cas du paragraphe 1° du premier alinéa de l'article 199, si le travailleur a subi une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique, et dans le cas du paragraphe 2° du premier alinéa de cet article, le médecin qui a charge du travailleur expédie à la Commission, dès que la lésion professionnelle de celui-ci est consolidée, un rapport final, sur un formulaire qu'elle prescrit à cette fin.
Ce rapport indique notamment la date de consolidation de la lésion et, le cas échéant :
1° le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur d'après le barème des indemnités pour préjudice corporel adopté par règlement;
2° la description des limitations fonctionnelles du travailleur résultant de sa lésion;
3° l'aggravation des limitations fonctionnelles antérieures à celles qui résultent de la lésion.
Le médecin qui a charge du travailleur l'informe sans délai du contenu de son rapport.
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1985, c. 6, a. 203; 1999, c. 40, a. 4.
224. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi, et sous réserve de l'article 224.1, la Commission est liée par le diagnostic et les autres conclusions établis par le médecin qui a charge du travailleur relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 .
__________
1985, c. 6, a. 224; 1992, c. 11, a. 26.
212. L'employeur qui a droit d'accès au dossier que la Commission possède au sujet d'une lésion professionnelle dont a été victime un travailleur peut contester l'attestation ou le rapport du médecin qui a charge du travailleur, s'il obtient un rapport d'un professionnel de la santé qui, après avoir examiné le travailleur, infirme les conclusions de ce médecin quant à l'un ou plusieurs des sujets suivants :
1° le diagnostic;
2° la date ou la période prévisible de consolidation de la lésion;
3° la nature, la nécessité, la suffisance ou la durée des soins ou des traitements administrés ou prescrits;
4° l'existence ou le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur;
5° l'existence ou l'évaluation des limitations fonctionnelles du travailleur.
L'employeur transmet copie de ce rapport à la Commission dans les 30 jours de la date de la réception de l'attestation ou du rapport qu'il désire contester.
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1985, c. 6, a. 212; 1992, c. 11, a. 15; 1997, c. 27, a. 4.
[17] Par contre, la CSST peut en tout temps obtenir un rapport d’expertise médicale d’un autre médecin :
204. La Commission peut exiger d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle qu'il se soumette à l'examen du professionnel de la santé qu'elle désigne, pour obtenir un rapport écrit de celui-ci sur toute question relative à la lésion. Le travailleur doit se soumettre à cet examen.
La Commission assume le coût de cet examen et les dépenses qu'engage le travailleur pour s'y rendre selon les normes et les montants qu'elle détermine en vertu de l'article 115 .
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1985, c. 6, a. 204; 1992, c. 11, a. 13.
[18] Il est ensuite prévu dans la loi que si le professionnel de la santé désigné par la CSST infirme les conclusions du médecin ayant charge du travailleur, ce dernier peut, dans les 30 jours de la réception de ce rapport, soumettre un rapport complémentaire à la CSST en vue d’étayer ses conclusions :
205.1. Si le rapport du professionnel de la santé désigné aux fins de l'application de l'article 204 infirme les conclusions du médecin qui a charge du travailleur quant à l'un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212, ce dernier peut, dans les 30 jours de la date de la réception de ce rapport, fournir à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, un rapport complémentaire en vue d'étayer ses conclusions et, le cas échéant, y joindre un rapport de consultation motivé. Le médecin qui a charge du travailleur informe celui-ci, sans délai, du contenu de son rapport.
La Commission peut soumettre ces rapports, incluant, le cas échéant, le rapport complémentaire au Bureau d'évaluation médicale prévu à l'article 216 .
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1997, c. 27, a. 3.
[19] L’article 206 énonce en outre le droit de la CSST de soumettre au Bureau d’évaluation médicale le rapport obtenu en vertu de l’article 204, même si le médecin qui a charge du travailleur ne s’est pas prononcé sur l’un ou l’autre des sujets ou les sujets médicaux visés par ce rapport :
206. La Commission peut soumettre au Bureau d'évaluation médicale le rapport qu'elle a obtenu en vertu de l'article 204, même si ce rapport porte sur l'un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 sur lequel le médecin qui a charge du travailleur ne s'est pas prononcé.
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1985, c. 6, a. 206; 1992, c. 11, a. 13.
[20]
La soumission par la CSST des contestations prévues aux articles 205.1
et 206 précités et à l’article 212.1 (contestation par l’employeur) au Bureau
d’évaluation médicale est prévue à l’article
217. La Commission soumet sans délai les contestations prévues aux articles 205.1, 206 et 212.1 au Bureau d'évaluation médicale en avisant le ministre de l'objet en litige et en l'informant des noms et adresses des parties et des professionnels de la santé concernés.
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1985, c. 6, a. 217; 1992, c. 11, a. 19; 1997, c. 27, a. 6.
[21] Il est finalement prévu que la CSST est ensuite liée par l’avis rendu par le membre désigné du Bureau d’évaluation médicale si cet avis est rendu à l’intérieur du délai prévu par la loi :
224.1. Lorsqu'un membre du Bureau d'évaluation médicale rend un avis en vertu de l'article 221 dans le délai prescrit à l'article 222, la Commission est liée par cet avis et rend une décision en conséquence.
Lorsque le membre de ce Bureau ne rend pas son avis dans le délai prescrit à l'article 222, la Commission est liée par le rapport qu'elle a obtenu du professionnel de la santé qu'elle a désigné, le cas échéant.
Si elle n'a pas déjà obtenu un tel rapport, la Commission peut demander au professionnel de la santé qu'elle désigne un rapport sur le sujet mentionné aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 qui a fait l'objet de la contestation; elle est alors liée par le premier avis ou rapport qu'elle reçoit, du membre du Bureau d'évaluation médicale ou du professionnel de la santé qu'elle a désigné, et elle rend une décision en conséquence.
La Commission verse au dossier du travailleur tout avis ou rapport qu'elle reçoit même s'il ne la lie pas.
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1992, c. 11, a. 27.
[22] En l’occurrence, le docteur Serge Landry, médecin ayant charge de la travailleuse, répond le 3 mai 2011 à une demande de la CSST d’information médicale complémentaire écrite. La CSST lui demande notamment si la lésion était prescrite comme l’avait indiqué le docteur Nault le 21 mars 2011, ou à une autre date, si les séquelles sont connues le cas échéant ou quel est son plan de traitement. Le docteur Landry répond alors comme suit :
Pte [Patiente] continue a avoir sensibilité
a la palpation
hypoesthesie
sensibilité à la flexion genou
devrait s’améliorer ds [dans] les prochain
mois [sic]
[23]
Le 18 mai suivant, la CSST désigne un médecin en vertu de l’article
[24] Le docteur Hudon émet l’opinion que la lésion professionnelle est consolidée en date du 16 août 2011, qu’elle ne nécessite plus de soins ou traitements outre des analgésiques et que l’atteinte permanente en découlant est en lien avec une déformation modérée de la jambe gauche (5 %) et un préjudice esthétique cicatriciel (42 cm2) (maximum prévu, soit 20 %), le pourcentage devant être retenu en application des règles énoncées dans le Règlement sur le barème des dommages corporels[2] devant être de 20 %.
[25] Le docteur Hudon émet par ailleurs l’avis que des limitations fonctionnelles de classe II selon l’échelle de l’IRSST pour les membres inférieurs doivent être reconnues, soit les suivantes :
La travailleuse présente des restrictions classe II de l’I.R.S.S.T. pour les membres inférieurs, à l’effet qu’elle doit éviter les activités qui impliquent de :
Ø Soulever, porter, pousser, tirer de façon répétitive ou fréquente des charges dépassant environ 15 kilos.
Ø Travailler en position accroupie.
Ø Rester debout plusieurs heures.
Ø Monter fréquemment plusieurs escaliers.
Ø Marcher en terrain accidenté ou glissant.
Ø Travailler dans une position instable (ex : échafaudages, échelles ou escaliers).
[26] Conformément à ce que prévoit la procédure d’évaluation médicale précitée, le rapport du docteur Hudon est transmis au docteur Landry, médecin ayant charge de la travailleuse, afin que ce dernier ait l’occasion, s’il le souhaite, de remplir et soumettre un rapport complémentaire.
[27] Effectivement, le docteur Landry signe un rapport complémentaire le 2 septembre 2011. Considérant que le sens exact et l’impact de ce rapport complémentaire sont au cœur du litige, il s’avère opportun d’en citer le contenu en entier :
D’accord avec rapport du
Dr Hudon
Consolidation 16 août 2011
20 % intégrité physique
tel que stipulé par Dr Hudon
Ne peut pousser tirer, porter charges ± lourdes
travailler accroupie et faire
travail demandant de prendre cette position
rester debout ± longtemps ou assis
monter [illisible] escalier
ou marcher ± longtemps ou sur
surface inégale, [illisible]
monter échelle, escabeau…… [sic]
[nos soulignements]
[28] À la suite de la réception de ce rapport, le médecin-conseil de la CSST note que le docteur Landry s’est dit d’accord avec la date de consolidation déterminée par le docteur Hudon, mais « sans motiver son opinion », qu’il est d’accord avec le fait de retenir un pourcentage de préjudice esthétique de 20 % et qu’il écrit des limitations fonctionnelles qui sont imprécises (poids, durée).
[29] Le médecin-conseil communique avec le docteur Landry le 31 octobre 2011. Il est alors déclaré au docteur Landry qu’il doit motiver son opinion quant à la date de consolidation ainsi qu’apporter des précisions quant aux limitations fonctionnelles qu’il recommande, celles-ci étant imprécises. Selon les notes du médecin-conseil, il n’est alors pas question du pourcentage d’atteinte permanente.
[30] Le docteur Landry indique alors qu’il va donner suite à cette demande, mais il ne le fera finalement pas.
[31] La CSST décide de transmettre le dossier au Bureau d’évaluation médicale. Un avis est alors demandé sur les questions de consolidation, d’atteinte permanente et de limitations fonctionnelles. Il est indiqué que le médecin ayant charge de la travailleuse a retenu la date du 16 août 2011, comme le docteur Hudon, comme date de consolidation de la lésion, « mais non étayé ». Rien n’est indiqué comme étant la position du docteur Landry sur les questions d’atteinte permanente et de limitations fonctionnelles, comme s’il n’avait pas émis d’avis sur la question.
[32] Le 21 décembre 2011, le docteur Serge Gagnon, orthopédiste, signe donc son avis sur les trois questions précitées, après avoir rencontré et évalué la travailleuse.
[33] Le docteur Gagnon se dit également d’avis que la lésion est consolidée depuis le 16 août 2011. Tous les médecins au dossier étant de cet avis, il n’y a pas vraiment de litige sur cette question et, en fait, il n’y a jamais eu puisque le docteur Landry était d’accord avec le docteur Hudon sur ce point.
[34] Le docteur Gagnon émet cependant l’avis que le préjudice esthétique découlant de la lésion professionnelle n’est que de 8 % et qu’il n’y a aucune limitation fonctionnelle permanente.
[35] C’est évidemment dans ce contexte que la CSST, se déclarant liée par cet avis, rend les décisions en litige, décisions par lesquelles elle met fin au versement de l’indemnité de remplacement du revenu du fait de l’absence de toute limitation fonctionnelle et verse une indemnité pour préjudice corporel basée sur un pourcentage d’atteinte permanente de 9,2 % (soit 8 % de préjudice esthétique et 1,2 % pour douleurs et perte de jouissance de la vie, conformément à ce qui est prévu au Règlement sur le barème des dommages corporels).
[36] La procureure de la travailleuse conteste la validité du processus d’évaluation médicale suivi par la CSST en l’instance et, plus particulièrement, le fait qu’elle ait transmis le dossier au Bureau d’évaluation médicale alors qu’il n’y avait aucun différent entre le médecin désigné et le médecin ayant charge de la travailleuse.
[37]
Il est effectivement bien établi au sein de la jurisprudence du tribunal
qu’il faut qu’il persiste un différent entre l’opinion du médecin qui a charge
et celle du médecin désigné, notamment à la suite du rapport complémentaire du
médecin ayant charge du travailleur, pour que l’on puisse évoquer une
« contestation » au sens de l’article
[38]
Cela s’explique non seulement du fait de l’utilisation du terme
« contestation » à l’article 217, mais également du fait que les
parties sont liées en vertu de l’article
[39] En outre, le Bureau d’évaluation médicale a été créé pour régler des litiges et non en créer lorsqu’il n’en existe pas ou plus.
[40] Un avis ne peut ainsi être demandé au Bureau d’évaluation médicale par la CSST du simple fait qu’elle souhaite obtenir une autre opinion médicale que celles qu’elle a déjà obtenues du médecin du travailleur et du médecin qu’elle a désigné : il faut qu’un avis infirme l’autre ou que le médecin ayant charge du travailleur ne se soit pas prononcé sur une question pour que celle-ci soit soumise au Bureau d’évaluation médicale.
[41] Il n’y a en outre aucune raison pour que le rapport complémentaire rempli par le médecin qui a charge du travailleur n’ait pas la même valeur que les rapports qu’il a signés avant le rapport du médecin désigné et ne doive pas être considéré à ce titre. Ni qu’il doive être plus détaillé et motivé que ces rapports réguliers pour être valide.
[42] Il est vrai qu’il est établi que le rapport complémentaire dans lequel le médecin qui a charge du travailleur se dit en accord avec l’opinion du médecin désigné doit être examiné avec soin avant d’en conclure que l’opinion du médecin désigné est devenue également la sienne. Cette prudence s’explique du fait que l’opinion du médecin qui a charge du travailleur ne peut d’aucune façon être contestée par ce dernier, contrairement à l’avis du Bureau d’évaluation médicale.
[43] La soussignée s’exprimait d’ailleurs récemment comme suit sur cette question dans l’affaire Cyr et Compagnie Carrelage de Montréal ltée[4] :
[96] Une revue de la jurisprudence en la matière permet de constater le bien-fondé de cette allégation en l’instance. Il en ressort effectivement, de façon majoritaire, que si le médecin qui a charge du travailleur peut changer d’opinion et se rallier à celle du médecin désigné par l’employeur ou la CSST, il doit cependant expliquer minimalement ce changement4.
[97] Cette exigence de motivation, à tout le moins sommaire, est d’autant compréhensible que le travailleur est lié par l’opinion de son médecin et qu’il est minimalement en droit de comprendre ce qui peut avoir justifié un revirement complet de la part de ce dernier sur une question médicale qui a un impact important sur le cheminement de son dossier, outre le fait qu’il a le droit d’être rassuré quant au fait qu’il ne s’agit pas d’une erreur d’inattention ou de quelque autre nature de la part de son médecin (surtout si le médecin ne l’a pas revu ou ne lui a pas reparlé entre-temps).
[98] Il est vraisemblable et acceptable qu’un médecin, après avoir lu un rapport d’évaluation médicale détaillée et motivée, convienne des conclusions qui en ressortent et qui peuvent différer de celles qu’il anticipait de prime abord. Il est également vraisemblable et acceptable qu’un médecin ait machinalement coché « oui » sur le rapport final aux questions de savoir si la lésion entraînait une atteinte permanente ou des limitations fonctionnelles, en se disant qu’il procéderait ensuite à une évaluation médicale approfondie et qu’il statuerait alors de façon plus rigoureuse sur ces questions.
[99] Mais il est également possible que le médecin commette une erreur lorsqu’il écrit sur son rapport complémentaire qu’il est d’accord avec l’opinion du médecin désigné. Cette erreur est d’autant possible si le médecin ne rencontre pas le travailleur entre le moment de la réception du rapport du médecin désigné et celui de sa signature du rapport complémentaire. Il est alors permis de s’interroger : le médecin a-t-il pu confondre deux dossiers? Se souvenait-il de sa dernière rencontre avec le travailleur et de ce qu’il avait indiqué sur le rapport final? A-t-il bien pris le temps de comprendre toutes les conclusions du rapport d’expert? Si le médecin n’explique aucunement son revirement, toutes ces questions demeurent sans réponse, tant pour le travailleur que pour les instances ensuite appelées à se pencher sur son dossier. Et, dans la mesure où ce rapport est final et incontestable, cela n’est pas acceptable.
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4 Voir notamment : Ouellet
et Métallurgie Noranda inc., C.L.P.
[nos soulignements]
[44] Cela n’implique cependant pas de ne jamais tenir compte de l’avis clairement exprimé par le médecin qui a charge du travailleur dans son rapport complémentaire, particulièrement lorsqu’il ne s’agit pas d’une opinion contraire à celle qu’il soutenait peu auparavant. On ne saurait dans ce contexte exiger du médecin qui a charge du travailleur de plus motiver son opinion que ce qui est normalement exigé de lui dans le cadre des rapports médicaux réguliers.
[45] En l’occurrence, le docteur Landry n’avait pas, peu avant le rapport du docteur Hudon ou peu avant son rapport complémentaire du 3 septembre 2011, conclu que la lésion ne serait pas consolidée avant longtemps ni qu’elle entraînait ou entraînerait une atteinte permanente et des limitations fonctionnelles très différentes de celles identifiées par le docteur Hudon. On ne peut donc conclure à un « revirement », inexpliqué de surcroît, de sa part dans son rapport complémentaire. Bien au contraire, le docteur Landry annonçait en mai 2011 une amélioration de la condition de la travailleuse « au cours des prochains mois », ce qui est cohérent avec une consolidation de la lésion le 16 août 2011. Il ne s’était par ailleurs pas encore prononcé sur l’atteinte permanente et les limitations fonctionnelles.
[46] Ainsi, l’opinion très clairement exprimée par le docteur Landry selon lequel il est d’accord tant avec la date de consolidation que le pourcentage d’atteinte retenu par le docteur Hudon faisait en sorte qu’il s’appropriait l’opinion du docteur Hudon sur ces questions et que l’opinion de ce dernier devenait la sienne, soit l’opinion du médecin ayant charge de la travailleuse, avec tout ce que cela implique comme conséquences.
[47]
Il n’y avait dès lors plus aucun différend entre le médecin désigné par la CSST et le médecin ayant charge de la travailleuse sur ces questions, l’avis du docteur Hudon
ne pouvait plus être considéré comme infirmant toujours celui du médecin de la
travailleuse et il n’y avait plus matière à contestation au Bureau d’évaluation
médicale sur ces questions. La CSST, en l’absence de rapport médical infirmant
l’opinion exprimée par le docteur Landry dans son rapport du 3 septembre 2011
sur les questions de consolidation et d’atteinte permanente, était en fait liée
par cette opinion en vertu de l’article
[48] Il en va cependant autrement des limitations fonctionnelles. En effet, bien que le docteur Landry se dise d’abord d’accord avec le rapport du docteur Hudon et reprenne la date de consolidation et le pourcentage de préjudice esthétique fixés par ce dernier, il n’énonce ensuite pas les mêmes limitations fonctionnelles que le docteur Hudon. En outre, son libellé des limitations est imprécis et à peu près impossible à appliquer concrètement pour établir ce dont la travailleuse est dorénavant capable.
[49] Il suffit de dresser le tableau comparatif suivant pour bien saisir les différences et le problème dans le libellé des limitations énoncées par le docteur Landry :
Docteur Hudon Docteur Landry |
Éviter les activités qui impliquent de : Ne peut : Ø Soulever, porter, pousser, tirer de façon pousser, tirer, porter charges ± répétitive ou fréquente des charges lourdes dépassant environ 15 kilos. Ø Travailler en position accroupie. travailler accroupie et faire travail demandant de prendre cette position
Ø Rester debout plusieurs heures. Rester debout ± longtemps ou assis Ø Monter fréquemment plusieurs escaliers. Monter [illisible] escaliers Ø Marcher en terrain accidenté ou glissant. Marcher ± longtemps ou sur surface inégale, [illisible] Ø Travailler dans une position instable Monter échelle, escabeau… (ex : échafaudages, échelles et escaliers) |
[50] Le libellé des limitations fonctionnelles est très important et peut faire la différence entre une décision de capacité d’un travailleur à reprendre son travail ou le contraire, que ce soit au niveau de la charge maximale pouvant être manipulée, du fait de devoir éviter de faire quelque chose de façon répétitive, fréquemment ou toujours, du fait de la durée maximale autorisée pour une activité, etc.
[51] En l’occurrence, les limitations fonctionnelles énoncées par le docteur Landry diffèrent sous de nombreux aspects de celles énoncées par le docteur Hudon. En outre, elles sont trop imprécises pour qu’elles puissent être utilisées concrètement : Quelle charge peut être manipulée par la travailleuse? Rester debout « ± longtemps » réfère à quelle durée? Doit-on comprendre du « ne peut […] rester […] ou assis » que la travailleuse ne peut rester assise? Sinon, pendant combien de temps peut-elle rester assise? Peut-elle ou non circuler dans des escaliers? Si oui, dans quelle mesure, à quelle fréquence? Sur quelles surfaces doit-elle éviter de circuler et est-ce totalement?
[52] Bref, c’est à bon droit et de manière tout à fait justifiée que le médecin-conseil de la CSST a communiqué avec le docteur Landry pour lui demander de soumettre des éclaircissements. Le docteur Landry n’ayant finalement pas donné suite à cette demande, la CSST pouvait soumettre sa contestation des limitations fonctionnelles au Bureau d’évaluation médicale. Car il demeurait un différend entre le médecin désigné par la CSST et le médecin ayant charge de la travailleuse sur cette question : le libellé des limitations fonctionnelles n’était pas le même dans les deux rapports. Cela s’ajoutait en outre à l’imprécision importante affectant les limitations rédigées par le docteur Landry.
[53] Dans ce contexte, le tribunal conclut donc à la validité du processus d’évaluation médicale ainsi qu’à la validité de l’avis du membre du Bureau d’évaluation médicale sur la question des limitations fonctionnelles. Ce moyen préliminaire soumis par la procureure de la travailleuse étant rejeté, les parties seront convoquées pour être entendues sur le fond du litige, soit la question de l’existence et de la nature des limitations fonctionnelles découlant le cas échéant de la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 25 novembre 2010.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
Dossier 463592-01B-1202
ACCUEILLE en partie la requête de la travailleuse, madame Shirley Denis;
MODIFIE la décision rendue conjointement par la Commission de la santé et de la sécurité du travail et la Société d’assurance-automobile du Québec le 31 janvier 2012;
DÉCLARE irrégulier le processus d’évaluation médicale et l’avis du membre du Bureau d’évaluation médicale du 21 décembre 2011 quant à la date de consolidation de la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 25 novembre 2010 ainsi que l’atteinte permanente en découlant;
DÉCLARE que la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 25 novembre 2010 est consolidée depuis le 16 août 2011;
CONVOQUERA les parties pour être entendues sur le fond du litige en ce qui concerne l’existence et la nature des limitations fonctionnelles découlant de la lésion professionnelle.
Dossier 464257-01B-1202
ACCUEILLE la requête de la travailleuse;
MODIFIE la décision rendue conjointement par la Commission de la santé et de la sécurité du travail et la Société d’assurance automobile du Québec;
DÉCLARE que l’atteinte permanente découlant de la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 25 novembre 2010 est de 24 % et que la travailleuse a droit à une indemnité pour préjudice corporel conséquente à laquelle doivent être ajoutés les intérêts courus depuis le dépôt de la réclamation de la travailleuse.
[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] R.R.Q., c. A-3.001, r. 2.
[3] Voir notamment : Grigrano et Récital Jeans inc.,
[4]