Paris et Bétons Préfabriqués Trans-Canada inc. |
2015 QCCLP 428 |
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[1] Le 24 septembre 2014, monsieur Jacques Paris (le travailleur) dépose auprès de la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 12 septembre 2014, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme une décision qu’elle a initialement rendue le 11 juin 2014 et déclare que le travailleur n’a pas droit au remboursement pour la réparation ou le remplacement de ses lunettes.
[3] Une audience s’est tenue devant la Commission des lésions professionnelles à Drummondville le 24 novembre 2014 en présence du travailleur et de son représentant. Il n’y a aucun représentant de Bétons Préfabriqués Trans-Canada inc. (l’employeur) qui est présent lors de ladite audience et le tribunal souligne qu’il en avait été informé par une télécopie transmise par la représentante de ce dernier le 18 novembre 2014.
[4] À la fin de cette audience, le tribunal a demandé au travailleur de lui produire des documents concernant une réclamation antérieure qu’il aurait soumise auprès de la CSST dans des circonstances similaires. Le travailleur a transmis lesdits documents au greffe du tribunal le jour même.
[5] Cependant, en raison du peu de détails contenus dans ces documents, le soussigné a requis la transmission du dossier complet de la CSST relativement à cette réclamation (dossier 135710689). Cette copie du dossier ayant été reçue au greffe de la Commission des lésions professionnelles le 13 janvier 2015, c’est donc à cette dernière date que le dossier a été mis en délibéré.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[6] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles d’infirmer la décision rendue par la CSST et de déclarer qu’il a droit au remboursement pour le remplacement de ses lunettes endommagées au travail.
LA PREUVE
[7] Le travailleur exerce un emploi de journalier pour le compte de l’employeur depuis 1999.
[8] Le 4 juin 2014, le travailleur soumet une réclamation à la CSST afin d’obtenir le remboursement du coût relié au remplacement de ses lunettes. Dans le formulaire complété par le travailleur, celui-ci précise que les verres de ses lunettes ont été égratignés par des particules de béton ainsi que par des étincelles lors des activités de meulage et de coupe au feu.
[9] Lors de son témoignage, le travailleur souligne, dans un premier temps, qu’il est fréquent qu’il reçoive de petites particules de béton sur ses lunettes lorsqu’il doit faire des activités reliées au soufflage ou au meulage du béton. De plus, lorsqu’il doit effectuer la coupe au feu des tiges métalliques contenues dans le béton armé, il reçoit parfois des étincelles sur ses lunettes.
[10] Il précise que c’est n’est pas un événement en particulier qui est responsable des nombreuses égratignures qui se retrouvent sur les verres de ses lunettes, mais que c’est plusieurs petits événements qui, lorsqu’ils sont additionnés, provoquent l’usure de ses lunettes et éventuellement la nécessité de les remplacer.
[11] Interrogé à ce sujet, le travailleur précise que l’employeur fournit des lunettes de sécurité qu’il peut porter par-dessus ses verres correcteurs, mais il indique les utiliser rarement puisque sa vision est compromise lors du port de ce type de lunettes de protection en raison de la buée qui se forme. Il souligne également que l’employeur ne fournit pas de lunettes de protection ajustées à sa vision, mais qu’un représentant de ce dernier lui a indiqué que la fourniture d’un tel équipement est envisagée pour le futur.
[12] Dans le cadre de son témoignage, le travailleur confirme également l’information qui se trouve au dossier concernant le remboursement par la CSST du coût relié au remplacement de ses lunettes qui avaient été endommagées dans des circonstances similaires. Il précise qu’un tel remboursement lui aurait été accordé à deux reprises.
[13] Tel que requis, le travailleur a transmis au tribunal, à la suite de l’audience, une copie du formulaire de réclamation qu’il avait soumis à la CSST en novembre 2009. À la section « Description de l’événement », le travailleur a inscrit :
Demande de remboursement des frais engagés pour le remplacement des verres (lentilles) de la lunette endommagées au travail. [sic]
[14] Comme nous l’avons indiqué précédemment, le tribunal a requis de la CSST la transmission du dossier relatif à cette réclamation afin de connaître les motifs qui avaient été fournis par le travailleur concernant les circonstances dans lesquelles ses lunettes avaient été endommagées.
[15] Le dossier transmis par la CSST démontre qu’une agente d’indemnisation de la CSST a communiqué avec le travailleur le 20 novembre 2009 et que ce dernier lui a alors mentionné que ses lunettes étaient endommagées « à force de recevoir du béton dans les verres ».
[16] La preuve soumise par le travailleur démontre que la CSST a accepté d’effectuer le remboursement demandé par cette réclamation en émettant un chèque de 270 $ en date du 17 décembre 2009.
[17] Lors de l’audience, le travailleur a également produit une copie de la facture démontrant le coût qu’il a assumé pour le remplacement de ses lunettes en 2014. Cette facture datée du 6 mai 2014 démontre que le travailleur a déboursé un montant total de 473 $ pour le remplacement de ses lunettes, ce qui inclut la monture et les lentilles.
[18] Le 11 juin 2014, la CSST rend une décision par laquelle elle informe le travailleur de son refus de lui rembourser le coût relié au remplacement de ses lunettes. Cette décision a été confirmée le 12 septembre 2014, à la suite d’une révision administrative.
[19] La Commission des lésions professionnelles comprend que le refus de la CSST repose sur le fait qu’elle est d’avis que le bris des lunettes du travailleur ne s’est pas produit lors d’un événement imprévu et soudain qui serait survenu par le fait du travail exercé par ce dernier.
L’AVIS DES MEMBRES
[20] Dans le présent dossier, le membre issu des associations syndicales et le membre issu des associations d’employeurs émettent l’avis que la Commission des lésions professionnelles doit accueillir la requête produite par le travailleur et déclarer qu’il a droit au remboursement du coût relié au remplacement de ses lunettes.
[21] À cet égard, le membre issu des associations d’employeurs considère qu’il n’y a aucun motif qui justifierait que le travailleur soit traité différemment par la CSST lors de sa réclamation de 2014 en comparaison avec une réclamation antérieure produite dans des circonstances analogues.
[22] Pour sa part, le membre issu des associations syndicales, en plus de partager l’avis émis par le membre issu des associations d’employeurs, ajoute qu’il y a lieu de conclure que l’addition de plusieurs petits événements qui ont engendré des égratignures dans les verres des lunettes du travailleur constitue un événement imprévu et soudain survenu par le fait du travail exercé par ce dernier.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[23] La Commission des lésions professionnelles doit donc déterminer si le travailleur a droit au remboursement pour le coût relié au remplacement de ses lunettes.
[24] Un tel remboursement est régi par les dispositions des articles 113 et 114 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi) qui stipulent :
113. Un travailleur a droit, sur production de pièces justificatives, à une indemnité pour la réparation ou le remplacement d'une prothèse ou d'une orthèse au sens de la Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes et des tissus et la disposition des cadavres (chapitre L - 0.2) endommagée involontairement lors d'un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant par le fait de son travail, dans la mesure où il n'a pas droit à une telle indemnité en vertu d'un autre régime.
L'indemnité maximale payable pour une monture de lunettes est de 125 $ et elle est de 60 $ pour chaque lentille cornéenne; dans le cas d'une autre prothèse ou orthèse, elle ne peut excéder le montant déterminé en vertu de l'article 198.1.
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1985, c. 6, a. 113; 1992, c. 11, a. 5; 2001, c. 60, a. 166; 2009, c. 30, a. 58.
114. Les indemnités visées au paragraphe 1° de l'article 112 et, s'il s'agit d'une prothèse dentaire ou d'une orthèse oculaire, à l'article 113 sont assujetties à une franchise de 25 $ chacune.
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1985, c. 6, a. 114.
[25] Le soussigné précise immédiatement que les montants que l’on retrouve aux articles 113 et 114 de la loi sont ceux qui étaient en vigueur lors de l’adoption de la loi en 1985. En conformité avec les dispositions prévues à l’article 118 de la loi, ces montants ont été revalorisés annuellement depuis l’entrée en vigueur de la loi. En conséquence, pour l’année 2014, le montant maximal pour la monture des lunettes est de 186 $ et celui pour chacune des lentilles est de 89 $. En ce qui concerne le montant de la franchise applicable, celui-ci est maintenant de 51 $.
[26] Ceci étant dit, une lecture des dispositions de l’article 113 de la loi démontre que les conditions suivantes doivent être satisfaites afin que le travailleur ait droit au remboursement du coût relié au remplacement de ses lunettes :
· elles doivent avoir été endommagées involontairement;
· le dommage doit avoir été causé lors d’un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause;
· cet événement doit être survenu par le fait du travail exercé par le travailleur;
· le travailleur n’a pas droit à une indemnité pour le remplacement de ses lunettes en vertu d’un autre régime.
[27] Avant d’aller plus loin, la Commission des lésions professionnelles tient à souligner qu’elle n’a aucune raison de mettre en doute les informations qui lui ont été transmises par le travailleur lors de l’audience. En effet, celui-ci a livré un témoignage sincère et il n’a pas tenté de bonifier la version des faits qu’il avait originalement donnée à la CSST.
[28] En fonction de l’information contenue au dossier et de celle révélée lors de l’audience tenue par le tribunal, il n’y a aucun indice qui pourrait laisser croire que le travailleur ait endommagé volontairement ses lunettes. Au surplus, la Commission des lésions professionnelles tient à rappeler qu’en vertu des dispositions du Code civil du Québec[2], la bonne foi se présume et, dans ces circonstances, il serait déraisonnable de penser que le travailleur ait pu endommager ses lunettes volontairement.
[29] En ce qui concerne la notion d’événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, il est bon de rappeler que cette notion se retrouve également dans la définition d’accident du travail prévue à l’article 2 de la loi. Dans les circonstances, les principes qui se dégagent de la jurisprudence ayant interprété cette notion pour décider de la survenance ou non d’un accident du travail pourront être appliqués lorsqu’il y a lieu d’interpréter cette même notion qui se retrouve à l’article 113 de la loi.
[30] Cependant, pour qu’un travailleur puisse se prévaloir des dispositions qui se trouvent à l’article 113 de la loi, il ne faut pas rechercher la survenance d’un accident du travail puisqu’il n’est pas prévu que l’événement imprévu et soudain ait causé une lésion au travailleur.
[31] Les qualificatifs « imprévu » et « soudain » ont fait l’objet de plusieurs décisions rendues par le tribunal. Il a été établi que le qualificatif « imprévu » doit s’entendre de ce qui est fortuit, inattendu ou inopiné. Pour ce qui est du qualificatif « soudain », il fait référence à un événement qui est survenu de façon brusque, instantanée ou subite.
[32] La jurisprudence du tribunal a également reconnu que la notion d’événement imprévu et soudain n’exige pas la démonstration d’un incident isolé, mais qu’il peut s’agir d’une succession de petits événements.
[33] Dans le cas qui nous occupe, il s’agit effectivement de plusieurs événements qui semblent banals pris isolément. Cependant, il appert que c’est l’accumulation de ces petits événements qui est responsable des nombreuses égratignures qui se trouvent sur les lentilles des lunettes du travailleur. Chacun de ces événements peut être qualifié d’imprévu et soudain puisqu’ils sont survenus de façon fortuite, inattendue et subite.
[34] La Commission des lésions professionnelles a d’ailleurs déjà reconnu la présence d’un événement imprévu et soudain dans des cas présentant des similitudes avec le présent dossier.
[35] Dans l’affaire St-Cyr et A.L.B. Industries ltée[3], le tribunal a reconnu que le fait pour un travailleur de recevoir des étincelles sur ses lunettes lors de travaux de soudure constituait un événement imprévu et soudain permettant l’application des dispositions de l’article 113 de la loi. La Commission des lésions professionnelles écrivait ceci à ce sujet :
[15] Ainsi, l’interprétation de l’expression événement imprévu et soudain a été élargie au cours des ans pour inclure les gestes ou postures non ergonomiques au travail, donc qui comportent un risque, lors de la détermination de l’admissibilité d’un accident de travail.
[16] La Commission des lésions professionnelles retient donc en l’espèce que le travailleur fait de la soudure; que dans ce genre de travail, il peut y avoir des étincelles à l’occasion, ce qui n’en fait pas pour autant une condition normale de travail; que le travailleur travaillait sans protection; qu’il a fait une réclamation pour des lunettes de protection et qu’elles ne lui ont pas été accordées; qu’il portait ses propres lunettes au travail; qu’il a reçu des étincelles de soudure et que ses lunettes ont été ainsi endommagées. Par ailleurs, à la suite de sa réclamation à la CSST, l’employeur a procuré des lunettes de protection à tous les soudeurs.
[36] Plus récemment, dans l’affaire Mauger et Location Brossard inc.[4], qui présente de nombreuses similitudes avec le présent dossier, le tribunal affirmait :
[18] Le tribunal est d’avis que les lunettes du travailleur ont été endommagées involontairement au sens de l’article 113 de la loi lors d’une série d’événements imprévus et soudains attribuables à toute cause. Les particules de soudure et projectiles envoyés par l’action du meulage constituent ici un événement imprévu et soudain ayant causé des dommages à ses lunettes.
[37] Le présent tribunal estime que les principes qui se dégagent de ces deux affaires sont applicables dans le présent dossier. Il y a donc lieu de conclure que les lunettes du travailleur ont été endommagées involontairement lors d’un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause.
[38] Puisque la Commission des lésions professionnelles retient que les lunettes du travailleur ont été endommagées dans les circonstances décrites par ce dernier, il est manifeste qu’il s’agit d’un événement qui est survenu par le fait du travail exercé par celui-ci pour le compte de l’employeur.
[39] Enfin, la preuve a démontré que le travailleur n’a pas droit à une indemnité pour le remplacement de ses lunettes en vertu d’un autre régime.
[40] La Commission des lésions professionnelles considère donc que le travailleur a démontré, au moyen d’une preuve prépondérante, chacune des conditions prévues par les dispositions de l’article 113 de la loi. Celui-ci a donc droit au remboursement du coût relié au remplacement de ses lunettes, le tout selon les modalités et les montants prévus aux articles 113 et 114 de la loi.
[41] Au surplus, comme dans l’affaire Mauger[5], il appert que la CSST a déjà accepté de rembourser le travailleur lors d’une réclamation produite dans des circonstances similaires.
[42] Il est donc difficile de comprendre pourquoi la CSST refuse de le rembourser dans le cadre de la présente réclamation. Un justiciable est en droit de s’attendre à être traité de façon comparable lors de réclamations produites dans des circonstances similaires.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur Jacques Paris, le travailleur;
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 12 septembre 2014, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur a droit, en vertu des dispositions prévues à l’article 113 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, au remboursement du coût relié au remplacement de ses lunettes.
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Michel Letreiz |
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Jean-Paul De Cotret |
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Représentant de la partie requérante |
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Anne-Marie Rebelo |
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MORNEAU SHEPELL |
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Représentante de la partie intéressée |
AVIS :
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