Savoie c. Levasseur |
2020 QCCS 854 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-14-050335-165 |
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DATE : |
Le 11 mars 2020 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
SERGE GAUDET, j.c.s. |
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JOHANNE SAVOIE |
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Demanderesse |
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c. RAYMOND LEVASSEUR et ALAIN LEVASSEUR et GABRIEL LEVASSEUR Défendeurs |
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JUGEMENT (vérification d’un testament olographe) |
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[1] La demanderesse, Johanne Savoie, est l’ex-conjointe de Denis Levasseur qui est décédé le 28 juillet 2016. Elle dit avoir découvert, dans un classeur que M. Levasseur avait laissé chez elle au moment de leur rupture, un testament qui serait entièrement écrit et signé par lui.[1] Elle demande que ce testament olographe, qui la rend légataire universelle du défunt[2], soit vérifié.
[2] Sa demande est contestée par les défendeurs, soit le père[3], le frère[4] et le filleul[5] de Denis Levasseur. Ceux-ci sont d’avis que ce dernier n’a pas écrit ni signé le testament en cause.
[3] Soulignons qu’au procès la demanderesse agissait seule, sans être assistée d’un membre du Barreau[6], alors que les défendeurs étaient représentés.
1. Contexte
[4] Denis Levasseur naît le [...] 1969, dans une famille de Rimouski. À l’automne 1988, il vient à Montréal pour ses études universitaires et s’y installe ensuite. Il obtient d’abord une maîtrise en géologie de l’UQAM, puis une seconde en bibliothéconomie. Au moment de son décès, il travaillait depuis plusieurs années comme bibliothécaire pour l’École de technologie supérieure, à Montréal.
[5] Pendant ses études, il fait la rencontre de la demanderesse. Celle-ci est titulaire d’un diplôme en études collégiales et travaille pour le Gouvernement du Québec.
[6] M. Levasseur et la demanderesse font vie commune dans la résidence de cette dernière pour une période d’environ 22 années.
[7] En février 2015, M. Levasseur annonce à la demanderesse qu’il désire mettre fin à leur relation. Il s’achète peu après un condominium, toujours à Montréal, et y emménage au début de juin 2015.
[8] Lorsqu’il quitte la résidence de la demanderesse, il laisse dans la pièce qui lui servait de bureau un classeur de métal à deux tiroirs qu’il utilisait pour conserver ses documents, ainsi que ceux qu’il partageait avec la demanderesse (animaux, auto détenue en copropriété, etc.). Ce classeur pouvait être verrouillé, mais pendant la vie commune il ne l’a jamais été.
[9] Dans son témoignage, la demanderesse mentionne qu’après le départ de Denis[7] —qui avait emporté avec lui ses documents—, elle avait regardé rapidement le contenu du classeur et n’y avait rien vu d’important. Peu après le départ de Denis, ayant commencé à héberger son frère atteint de maladie mentale, elle a verrouillé les tiroirs du classeur pour éviter que ce dernier puisse avoir accès aux nouveaux documents qu’elle y avait déposés. Elle a ensuite égaré la clé.
[10] Le 28 juillet 2016, Denis Levasseur décède à la suite d’un accident automobile à la hauteur de Saint-Jérôme alors qu’il se rendait à son chalet dans les Laurentides. Son frère Alain qui s’y rendait également se trouve à passer sur les lieux de l’accident, reconnaît la voiture de son frère et apprend alors la triste nouvelle. Le même jour, les policiers se rendent chez la demanderesse et lui annoncent le décès de Denis.
[11] Quelques jours plus tard, le 1er ou le 2 août 2016, la demanderesse rencontre Raymond et Alain au condo de Denis. Les témoignages divergent sur ce qui a fait l’objet de la discussion.
[12] Selon la demanderesse, il lui a été demandé lors de cette rencontre si Denis avait un testament. Tout en indiquant à Raymond et Alain qu’elle ne pensait pas que Denis ait eu un testament, elle dit leur avoir relaté une conversation qu’elle aurait eue avec lui au printemps 2013 à la suite du décès de son père. Ce dernier était décédé à la fin de 2012 sans testament, ce qui avait causé certaines difficultés dans l’administration de sa succession, laquelle toutefois n’était pas très importante. La demanderesse aurait alors eu une discussion avec Denis sur l’opportunité pour lui d’établir un testament puisqu’il disposait d’actifs plus conséquents. Ce dernier était ouvert à l’idée d’établir un testament, mais, de nature économe, il lui aurait dit ne pas vouloir payer pour les frais d’un notaire. La demanderesse lui aurait alors expliqué qu’un testament pouvait être fait sans devoir passer par un notaire, en l’écrivant et le signant de sa propre main, ou préférablement en le signant devant deux témoins.
[13] Raymond et Alain nient catégoriquement qu’il aurait été question de testament lors de cette rencontre du 1er ou du 2 août 2016. Selon eux, la demanderesse leur a simplement demandé de récupérer certains biens de Denis ayant pour elle une valeur sentimentale, ce avec quoi ils étaient d’accord.
[14] Une cérémonie funéraire a lieu un peu plus tard (7 ou 8 août) et les choses ne se passent pas très bien entre la demanderesse et Mme Nathalie Boudart (avec qui Denis entretenait une relation amoureuse depuis février 2016, ce que la demanderesse n’a appris qu’au moment de son décès). En effet, la demanderesse n’a pas apprécié la notice nécrologique que la famille avait publiée pour annoncer le décès de Denis puisqu’on y avait décrit Mme Boudart comme étant sa « conjointe » alors qu’elle n’habitait pas avec lui et que, par ailleurs, sa propre relation de 22 années avec Denis avait été passée sous silence. La demanderesse décide alors unilatéralement de faire publier sa propre notice nécrologique où elle se décrit comme ayant été la conjointe de Denis avec une mention de Mme Boudart comme étant son amie de cœur. On comprend que cette situation a contribué à causer des moments de friction entre la demanderesse et Mme Boudart lorsqu’elles se sont finalement rencontrées le jour du service funéraire de Denis[8].
[15] Selon la demanderesse, quelque temps après le service funéraire de Denis, elle se souvient que ce dernier lui aurait dit, au moment de partir de sa résidence, de s’assurer de bien vider le classeur de métal si jamais elle s’en débarrassait, ce qui l’amène à penser qu’il pourrait peut-être contenir quelque chose d’important. Elle fait alors des recherches plus approfondies pour récupérer la clé et finit par la retrouver dans le tiroir de sa table de chevet le 21 août 2016, cachée sous un autre objet. Elle effectue alors une fouille minutieuse du contenu du classeur et y découvre le testament en cause dans la dernière chemise suspendue du tiroir du bas qui ne contenait rien d’autre que cette seule feuille de papier.
[16] Ce document, entièrement manuscrit, se lit comme suit (il est ici reproduit tel quel) :
Moi Denis Levasseur lège tous mes biens à Johanne Savoie à l’exeption d’une somme de cinq mille dollars pour mon filleul Gabriel Levasseur. Elle agira comme exécutrice testamentaire avec l’aide de mon père au besoin ainsi que pour mes funérailles.
Denis L
Signé à Montréal le 6 avril 2013
[17] La demanderesse transmet alors des messages à Alain en lui demandant de la rappeler sans cependant lui faire part de sa découverte d’un testament olographe. Ce dernier, qui ne sait pas trop pourquoi la demanderesse veut lui parler, ne retourne pas ses appels.
[18] La demanderesse contacte alors une notaire, puis une autre, et cette dernière effectue des recherches auprès de la Chambre des notaires et du Barreau pour vérifier s’il y a une entrée testamentaire au nom de Denis. Le 6 octobre 2016, la demanderesse apprend qu’il n’y en a pas. La notaire lui mentionne qu’il faut procéder à la vérification du testament olographe en faisant reconnaître l’écriture et la signature par des proches. La demanderesse s’adresse alors au patron de Denis (à l’ÉTS) mais ce dernier refuse de s’impliquer, disant ne pas bien connaître l’écriture de Denis.
[19] Le 2 novembre 2016, la demanderesse signifie aux défendeurs une demande en vérification du testament P-1 par l’entremise de la notaire Emmanuelle Rodrigue.
[20] Les défendeurs contestent[9], disant ne reconnaître ni l’écriture, ni le style, ni la signature de Denis sur l’écrit P-1.
[21] La demande étant contestée, Me Rodrigue se retire du dossier et les parties retiennent les services d’avocats pour la suite des choses.
2. Les expertises
[22] Les parties appuient leurs prétentions respectives sur des expertises en comparaison d’écriture. Les défendeurs ont déposé un premier rapport, celui de Mme Graziella Pettinati, et la demanderesse a présenté une contre-expertise de M. Doris Gauthier. Ces experts ont ensuite produit des rapports complémentaires.
[23] Soulignons que chacun des experts a eu accès au document original aux fins de ses analyses, ainsi qu’aux originaux des écrits de comparaison. Le Tribunal disposait également des documents originaux et était donc en mesure de faire ses propres constatations à partir de cette preuve matérielle[10].
i) Rapports de Mme Graziella Pettinati
[24] Mme Graziella Pettinati est membre de la National Association of Document Examiners depuis 1999[11]. Elle a souvent été reconnue comme experte en comparaison d’écriture par les tribunaux.
[25] À partir de documents signés ou écrits de la main de Denis Levasseur (contrats, permis de conduire, lettres, etc.[12]), Mme Pettinati relève de nombreuses différences avec l’écriture et la signature se trouvant sur le testament litigieux.
[26] Lors de son témoignage, elle insiste particulièrement sur les éléments suivants, en distinguant le cas de l’écriture de celui de la signature[13].
[27] Au niveau de l’écriture, elle remarque que les « m » et les « n » des écrits de comparaison débutent toujours par un mouvement descendant, alors que les « m » et les « n » contenus au testament s’amorcent par la base, et donc selon un mouvement ascendant. Elle note également que dans les écrits de comparaison, Denis Levasseur joint très souvent certaines lettres entre elles, alors que le testament ne montre aucune liaison de lettres, hormis un seul endroit (les lettres « g » et « e » du mot « lège » de la première ligne étant liées). Selon Mme Pettinati, il s’agit là d’une différence très significative. Les nombreuses liaisons de lettres que l’on peut constater dans les écrits de comparaison montrent une écriture rapide et fluide, alors que les lettres non liées du testament font plutôt état d’une écriture beaucoup plus lente, qui ne cadre pas avec le caractère dynamique de l’écriture des écrits de comparaison.
[28] Au niveau de la signature, Mme Pettinati insiste sur le fait que celle qui se trouve sur le testament ne correspond à aucune se trouvant sur les documents de comparaison. Ceux-ci montrent que Denis Levasseur utilisait généralement une signature très stylisée lorsqu’il signait au long pour des documents plus officiels. On retrouve alors un gros « D » aux formes arrondies suivi d’une boucle représentant le « L » lui-même continué par une simple ligne quasi horizontale[14]. Par ailleurs, dans des documents de nature plus intimes (lettres, carte de vœux), il signe simplement « Denis ». En ce cas, la forme du « s » final est assez variable, ressemblant tantôt à un « s » allongé, tantôt à un « Z » ou même à un « L » dont la base serait légèrement recourbée (qu’on pourrait également décrire comme un « h » dont la base serait allongée et peu arrondie). Or, sur le testament en litige, on retrouve à la fois le « s » et le « L », alors que cette combinaison ne se trouve sur aucune des signatures apposées sur les écrits de comparaison. Bref, on ne retrouve au testament ni la signature stylisée au long que Denis Lavasseur utilisait pour des documents plus officiels, ni celle qui se trouve sur les écrits de nature plus intime.
[29] Au surplus, Mme Pettinatti note que, dans les signatures de comparaison, la boucle qui forme la base du « D » se termine à la gauche du trait vertical, alors que sur le testament elle se termine au trait vertical sans le traverser[15]. Enfin, elle remarque que tous les cas de figure où M. Lavasseur a signé « Denis », le « n » et le « i » sont liés, alors que ces lettres ne le sont pas dans le « Denis » se trouvant à la signature du testament.
[30] C’est donc sans hésitation que Mme Pettinati conclut que le testament « n’a pas été écrit ni signé de la main de Denis Levasseur »[16].
ii) Rapports de M. Doris A. Gauthier
[31] De son côté, la demanderesse a déposé des rapports de M. Doris Gauthier qui fait de la comparaison d’écriture depuis 1976 et qui a effectué des recherches approfondies sur le sujet[17]. À l’instar de Mme Pettinati, il a été reconnu comme expert en la matière à plusieurs reprises par les tribunaux.
[32] Dans ses rapports, M. Gauthier minimise les différences relevées par Mme Pettinati. Il insiste sur le fait que Denis Levasseur est un scripteur polymorphe (la forme des lettres étant souvent variable dans les écrits de comparaison). Il s’attache donc à trouver des éléments de similitude entre le testament et les écrits de comparaison, estimant qu’il lui suffit de trouver une seule similitude avec les écrits de comparaison pour être en mesure de ne pas qualifier de « signalétiques » les différences relevées par Mme Pettinati. Il se dit d’avis qu’il a réussi à trouver de telles similitudes pour « la plupart des points mentionnés [par Mme Pettinatti] », ce qui les exclut à titre de différences significatives, s’agissant plutôt de variances « qui entrent dans une fourchette de variation plus ou moins grande ». À son avis, les similitudes qu’il constate entre le testament et les écrits de comparaison, notamment quant à la forme et la grosseur ou hauteur relative des lettres, sont telles qu’il en conclut qu’il « est fort probable que le texte et la signature du testament olographe » soient de Denis Levasseur.
3. Analyse
[33] Un testament olographe ou établi devant témoins doit être vérifié[18]. Cette procédure consiste essentiellement à s’assurer que les formalités nécessaires à sa validité sont satisfaites.
[34] Lorsqu’il s’agit d’un testament olographe, comme en l’espèce, la personne qui requiert la vérification doit établir, par prépondérance des probabilités, que le document a été entièrement écrit par le testateur et signé par lui, autrement que par un moyen technique[19].
[35] Ainsi, contrairement à ce qu’a affirmé la demanderesse dans sa plaidoirie, ce n’est pas sur les défendeurs que repose le fardeau de prouver que le testament n’est pas écrit ou signé par Denis Levasseur, c’est plutôt à elle de prouver que le testament olographe dont elle requiert la vérification a été écrit et signé par ce dernier.
[36] Or, le Tribunal est d’avis que la demanderesse ne s’est pas déchargée de ce fardeau.
[37] Tout d’abord, l’opinion de Mme Pettinati que l’écrit en litige n’a pas été écrit ni signé par Denis Levasseur est mieux articulée et paraît plus solide que l’opinion contraire de M. Gauthier.
[38] Les explications de Mme Pettinati étaient claires et convaincantes, alors que celles de M. Gauthier étaient souvent alambiquées et difficiles à comprendre. En outre, alors que les constatations de Mme Pettinati sont toujours appuyées par des exemples concrets tirés des écrits de comparaison, ce n’est pas toujours le cas des explications de M. Gauthier, ce qui fait en sorte que le tribunal se voit dans l’obligation de lui faire confiance, sans pouvoir vérifier par lui-même les constatations qu’il dit avoir faites[20]. Enfin, les explications de M. Gauthier font bien peu de cas de la fréquence avec laquelle le défunt pouvait utiliser telle forme de lettre ou tel type de signature. Il lui suffit, dit-il, de trouver une seule lettre ou groupe de lettres similaire dans les écrits de comparaison pour que la différence ne soit plus significative. Un manuscrit pourrait donc être pratiquement entièrement formé d’une série d’exceptions par rapport à l’écriture normale du défunt et lui être quand même attribué, ce qui semble contraire à la nature des choses.
[39] Le Tribunal a pu constater par lui-même que, d’un point de vue global, l’écriture du testament est nettement moins fluide, clairement moins dynamique que dans les écrits émanant de la main de Denis Levasseur. Par ailleurs, il est effectivement remarquable que les « n » et les « m » de ce dernier dans les écrits de comparaison débutent par le haut et non par le bas comme dans le testament. Ce sont là des éléments de distinction qui sont significatifs et pour lesquels il n’y a pas véritablement de polymorphisme dans l’écriture de M. Levasseur dans les écrits de comparaison.
[40] Au surplus, à sa face même, la signature du testament ne ressemble à aucune des signatures des écrits de comparaison. Le « D » du « Denis » ne ressemble pas du tout aux autres « D » des signatures des écrits de comparaison. À aucun endroit des écrits de comparaison ne retrouve-t-on une signature « Denis L » comme dans le testament, ce qui paraît significatif. À aucun endroit ne trouve-t-on dans les écrits de comparaison une base de « D » qui ne dépasse pas le trait vertical par la gauche. Compte tenu du caractère très stable de cet élément dans les signatures de comparaison, et de la nature quasi-automatique d’une signature, il s’agit là d’une différence importante.
[41] Il semble par ailleurs plutôt étonnant que M. Levasseur n’ait pas signé son testament avec son nom au long. Un écrit de cette nature a une portée solennelle et on s’étonne que M. Levasseur n’ait pas utilisé sa signature stylisée comme dans les autres situations de signature de document ayant un caractère plus officiel. Aussi, pourquoi signer « Denis L », alors qu’il ne l’a jamais fait dans les écrits de comparaison ? Et pourquoi signer un écrit aussi important qu’un testament d’une manière à tout le moins très exceptionnelle si on se fie aux écrits de comparaison, lesquels sont ici particulièrement nombreux selon les experts ?[21]
[42] Un autre élément mérite aussi d’être souligné. Le testament contient en effet une faute plutôt grossière puisque le mot « exception » est mal orthographié, le « c » étant manquant (« exeption »). Or, M. Levasseur détenait deux maîtrises et travaillait comme bibliothécaire à l’ÉTS depuis plusieurs années. Ses écrits contemporains dénotent une très bonne maîtrise de la langue française et un style clairement supérieur à la moyenne[22]. Même si certains écrits de jeunesse peuvent comporter quelques erreurs de grammaire, notamment avec la conjugaison des participes passés ou des verbes, on reste étonné que le mot « exception » —qui n’a justement rien de bien exceptionnel— soit mal orthographié par une personne aussi éduquée et maîtrisant aussi bien la langue française.
[43] L’explication de M. Gauthier voulant que le « c » du mot « exception » ait été escamoté parce que le testament aurait été écrit de manière précipitée n’est pas très satisfaisante. D’une part, comme l’a noté Mme Pettinati, l’écriture du testament montre plutôt une écriture moins rapide que le style usuel de M. Levasseur parce que les lettres habituellement liées ne le sont pas. D’autre part, pour quelles raisons M. Levasseur aurait-il écrit son testament olographe de manière précipitée ? Enfin, il importe de souligner ici que dans une carte de vœux adressée à la demanderesse, M. Levasseur lui a écrit « Tu es exceptionnelle »[23] en orthographiant correctement ce dernier mot. La réponse de M. Gauthier voulant que le mot correctement orthographié de cette carte soit le mot « exceptionnel » et non pas le mot « exception » ne convainc guère[24].
[44] De ces éléments tenant à l’écriture, à la signature, et au style habituel de M. Levasseur, le Tribunal conclut qu’il n’est pas probable que le testament en cause ait été écrit et signé par ce dernier. Certes, il y a des éléments de similitude, notamment quant à la forme et à la grosseur de certaines lettres, mais il y a ici trop de différences, et sur des éléments importants (notamment la signature), pour conclure qu’en toutes probabilités l’auteur du document soit Denis Levasseur.
[45] Le Tribunal ajoute que le témoignage de la demanderesse quant aux circonstances ayant entouré la découverte du testament en question ne paraît pas des plus fiables. En effet, il y a des divergences assez importantes entre la version de la demanderesse relatée dans son interrogatoire au préalable et celle présentée au procès.
[46] Tout d’abord, dans son interrogatoire au préalable, elle indique qu’elle avait verrouillé le classeur à partir du moment où elle a hébergé son frère pour éviter que celui-ci ne fouille dans ses documents à elle. Or, au procès, elle indique plutôt que les documents qu’elle a déposés dans le classeur seraient ceux de son frère.
[47] En second lieu, dans son interrogatoire au préalable, elle dit qu’elle ne se souvenait plus de l’endroit où elle avait mis la clé du classeur, alors qu’au procès elle indique qu’elle avait l’habitude de mettre la clé dans sa table de chevet, où la clé a d’ailleurs été retrouvée.
[48] Enfin, au procès, la demanderesse indique qu’au moment de déménager, Denis Levasseur lui aurait mentionné de bien vider le classeur si jamais elle voulait s’en débarrasser, ce qu’elle interprète comme un message de sa part voulant que le classeur eût contenu quelque chose d’important. Cependant, elle n’a jamais mentionné l’existence de ce « message » lors de son interrogatoire au préalable, ce qui paraît curieux. En outre, si Denis lui avait livré un tel message au moment de son départ, on s’étonne que la demanderesse n’ait pas cru bon d’examiner en détail le contenu du classeur dès ce moment.
[49] Mis ensemble, ces éléments viennent affecter la crédibilité du témoignage de la demanderesse sur les circonstances de la découverte du testament, tout comme le fait qu’elle n’a avisé les défendeurs de sa découverte qu’après s’être assurée qu’il n’y avait pas de testament au nom de Denis dans les registres de la Chambre des notaires et du Barreau et qu’elle a alors cherché à faire reconnaître l’écriture sur le testament, non pas par la famille immédiate, mais plutôt par le patron de M. Levasseur[25].
[50] Au surplus, la demanderesse indique avoir pensé à examiner le contenu du classeur à la suite de la rencontre avec Alain et Raymond au condo de Denis, le 1er ou le 2 août 2016, où il aurait été question de testament. Or, on l’a vu, tant Alain que Raymond nient qu’il ait été question de testament lors de cette rencontre.
[51] Enfin, dans son témoignage, Mme Boudart a mentionné qu’au moment du décès de Denis, ils projetaient d’emménager ensemble et avaient eu des discussions de nature financière. Or, dans le cadre de ces discussions, la question de l’opportunité d’établir un testament a été évoquée et Denis lui a alors indiqué ne jamais avoir fait de testament auparavant. La demanderesse admet d’ailleurs que Denis Levasseur ne lui a jamais dit avoir fait un testament pendant leur vie commune.
[52] De tout ce qui précède, le Tribunal conclut que la demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau de prouver que le testament en cause a été écrit et signé par Denis Levasseur. Il y a ici trop d’éléments qui font douter de l’authenticité du manuscrit.
0-0-0
[53] La
demanderesse a demandé à la Cour, advenant que le Tribunal rejette sa demande
en vérification, d’être exemptée des frais de justice. Le Tribunal ne voit
cependant aucune raison en l’espèce de déroger à la règle générale de l’article
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[54] REJETTE la demande en vérification du testament olographe produit par la demanderesse comme pièce P-1 dans le présent dossier ;
[55] LE TOUT AVEC LES FRAIS DE JUSTICE en faveur des défendeurs.
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__________________________________ Serge Gaudet, j.c.s. |
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Mme Johanne Savoie |
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Demanderesse |
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Me Claire Martin |
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Besner Diallo Avocats inc. |
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Avocate des défendeurs |
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Dates d’audience : |
2, 3, et 4 mars 2020 |
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[1] L’original du document a été déposé comme pièce P-1. On retrouve une photocopie du testament à la pièce D-3.
[2] La valeur nette de la succession de Denis Levasseur dépasse les 400 000 $.
[3] Raymond Levasseur.
[4] Alain Levasseur.
[5] Gabriel Levasseur.
[6] Le procureur qui a agi pour la demanderesse pendant l’instance (Me Charles Derome) a été autorisé à cesser d’occuper le 24 janvier 2020 par le juge Lukasz Granosik, qui a alors spécifié que tout avocat le remplaçant devait prendre le dossier en l’état, le procès étant alors prévu pour débuter le 2 mars 2020.
[7] Pour alléger le texte, et éviter toute confusion, Denis, Raymond, Alain et Gabriel Levasseur seront parfois identifiés par leur seul prénom. Prière de n’y voir aucun manque de respect à leur égard.
[8] Les témoignages de la demanderesse et de Mme Boudart quant à la manière dont se serait déroulé cette rencontre divergent à bien des égards, chacune accusant l’autre d’avoir eu à son égard un comportement inapproprié, mais il n’est pas nécessaire d’en discuter davantage aux fins de la présente affaire.
[9] Avis de contestation de la validité et de l’authenticité d’un testament olographe, en date du 8 novembre 2016.
[10]
Art.
[11] Mme Pettinati a déposé un premier rapport le 8 décembre 2016 (pièce D-8), lequel a été suivi d’un rapport complémentaire le 8 mai 2017 (pièce D-13) et d’un autre le 30 août 2019 (pièce D-15), faisant état de nouveaux écrits de comparaison examinés par l’expert de la demanderesse.
[12] Les originaux des documents de comparaison examinés par les experts ont été remis au Tribunal au moment de l’audience. Chacun est identifié par une cote alphanumérique utilisée par les experts dans leurs rapports.
[13] Mme Pettinati explique que l’écriture requiert plus de concentration que la signature qui est un automatisme, et qu’on peut donc signer sans réfléchir, ce qui n’est pas le cas pour l’écriture.
[14] Dans un cas (C-10), la signature de M. Levasseur est écrite au long mais de manière lisible. Il semble s’agir d’un cas exceptionnel.
[15] Comparer la signature du testament avec les signatures des écrits de comparaison, Addendum 2 du rapport de Mme Pettinati, p. 1 et 2.
[16] Rapport du 8 décembre 2016, p. 10.
[17] Il y a deux rapports, respectivement en date du 31 mars et du 5 septembre 2017.
[18]
Art.
[19]
Art.
[20] Voir, par exemple, son analyse quant à la question de la liaison des lettres, au no 21 de son rapport du 31 mars 2017, p. 9.
[21]
Les parties n’ont pas abordé la question de savoir si l’utilisation d’une
initiale en guise de nom de famille satisfait au critère de la signature, prévu
à l’article
[22] Voir pièce D-19.
[23] Document de comparaison C-19.2, Addendum 2 du rapport de Mme Pettinati, p. 40.
[24] Le testament contient également une faute pour le mot « lègue », qui est orthographié « lège ». Cette faute semble moins significative que celle se trouvant dans le mot « exception », puisque le verbe « léguer » n’est pas d’un usage aussi courant que le mot « exception ». Il s’agirait néanmoins d’une autre faute dans un document de six lignes écrit par une personne très éduquée.
[25] Soulignons que la demanderesse a appelé comme témoin une collègue de travail de M. Levasseur, Mme Edith Healy, mais que celle-ci a indiqué ne pas être en mesure de dire quoi que ce soit d’utile sur le sujet, disant ne pas connaître suffisamment l’écriture de son ancien collègue.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.