White c. Châteauguay (Ville de) |
2014 QCCA 1121 |
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COUR D’APPEL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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GREFFE DE
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N° : |
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(760-05-005093-107) |
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500-09-023781-131 |
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(760-05-005158-108) |
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500-09-023782-139 |
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(760-05-005093-107) |
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DATE : |
30 mai 2014 |
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No : 500-09-023776-131 |
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CHRISTINA WHITE |
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APPELANTE - Requérante |
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c. |
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VILLE DE CHÂTEAUGUAY |
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INTIMÉE - Intimée |
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ROGERS COMMUNICATIONS INC. |
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MISE EN CAUSE - Intervenante |
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et |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC |
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MIS EN CAUSE - Mis en cause |
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No : 500-09-023781-131 |
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VILLE DE CHÂTEAUGUAY |
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APPELANTE - Intimée |
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c. |
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ROGERS COMMUNICATIONS INC. |
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INTIMÉE - Requérante |
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et |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC (section des affaires immobilières) |
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et |
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BUREAU DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE CHÂTEAUGUAY |
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MIS EN CAUSE - Mis en cause |
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et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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MIS EN CAUSE |
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No : 500-09-023782-139 |
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ROGERS COMMUNICATIONS INC. |
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APPELANTE - Intervenante |
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c. |
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VILLE DE CHÂTEAUGUAY |
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INTIMÉE - Intimée |
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et |
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CHRISTINA WHITE |
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MISE EN CAUSE - Requérante |
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et |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC |
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MIS EN CAUSE - Mis en cause |
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et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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MIS EN CAUSE |
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[2] Pour les motifs de la juge Dutil, auxquels souscrivent les juges Morissette et Léger, LA COUR :
Dans le dossier no : 500-09-023776-131
[3] REJETTE l’appel de Christina White, avec dépens;
Dans le dossier no : 500-09-023781-131
[4] ACCUEILLE l’appel de Ville de Châteauguay, avec dépens;
[5] INFIRME le jugement de première instance dans le dossier 760-05-005158-108;
[6] REJETTE la requête de Rogers Communications inc. en contestation de l’avis de réserve, avec dépens;
Dans le dossier no : 500-09-023782-139
[7] REJETTE l’appel de Rogers Communications inc., avec dépens.
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MOTIFS DE LA JUGE DUTIL |
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[8] Rogers Communications inc. (Rogers), Ville de Châteauguay (Châteauguay) et Christina White se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure qui a rejeté la requête de Mme White en contestation d’un avis d’expropriation de Châteauguay sur un terrain lui appartenant, le 50 Industriel, et accueilli une requête en contestation de Rogers d’un avis d’imposition de réserve foncière pour un autre terrain, le 411 St - Francis, sur lequel cette dernière détient un bail et désire construire une tour de télécommunication pour remédier à des lacunes dans son réseau de téléphonie.
[9] Toute cette affaire a débuté en 2008 et illustre les grandes difficultés que pose parfois l’implantation d’un système d’antennes en milieu urbain. Pour une bonne compréhension du litige, il est utile de reprendre la chronologie des faits qui ont mené les parties devant les tribunaux.
LES FAITS
[10] Rogers est une société canadienne qui œuvre dans le domaine des communications, ce qui inclut la mise en place d’un réseau de télécommunication sans fil.
[11] À l’automne 2007, Rogers constate qu’elle doit implanter un nouveau système d’antennes sur le territoire de Châteauguay, et ce, afin de remédier à des lacunes dans son réseau de téléphonie. Elle établit une aire de recherche dans laquelle il est possible d’identifier un site propice pour l’installation de ce système qui vise à assurer une couverture optimale du réseau.
[12] Dès décembre 2007, Rogers négocie avec le propriétaire du 411 St-Francis, terrain situé dans cette aire de recherche, pour y construire une tour de télécommunication. Un bail est signé entre les parties. Il faut souligner que Rogers ne possède aucun pouvoir d’expropriation et qu’elle doit s’entendre de gré à gré avec le propriétaire d’un terrain pour y installer ses équipements.
[13] L’installation d’un système d’antennes est cependant soumise à un processus de consultation publique que l’on retrouve décrit dans la Circulaire des procédures concernant les clients - Systèmes d’antennes de radiocommunications et de radiodiffusion[1] (Circulaire), laquelle est publiée par Industrie Canada. Tant la population que l’« autorité responsable de l’utilisation des sols » (ARUS) doivent être consultées par l’entreprise de radiocommunication qui désire mener un tel projet. C’est Châteauguay, en l’espèce, qui est désignée comme l’ARUS.
[15] Le 28 avril 2008, Châteauguay informe Rogers qu’elle s’oppose au projet. Elle indique qu’il ne respecte pas le règlement de zonage. Elle mentionne également l’aspect inesthétique des installations et les craintes qu’elle entretient quant aux conséquences sur la santé et la sécurité de la population locale. Châteauguay propose des alternatives à Rogers : aménager une autre antenne sur le site existant, augmenter la puissance du signal sur une antenne existante ou construire la tour projetée au 50 Industriel.
[16] Rogers répond, le 28 août 2008, qu’elle a étudié ces alternatives. Selon elle, les sites existants sont inadéquats et le 50 Industriel n’est pas disponible. Elle assure Châteauguay que ses installations respectent le Code de sécurité 6 édicté par Santé Canada.
[17] En septembre 2008, Châteauguay réitère son désaccord quant à l’implantation d’une tour au 411 St-Francis, mais demande à Rogers d’identifier des mesures d’atténuation et d’améliorer l’esthétique du projet.
[18] En février 2009, Châteauguay délivre un permis à Rogers pour la construction de la tour et d’un abri pour l’équipement au 411 St-Francis. On y retrouve les mesures d’atténuation négociées avec l’entreprise. Le permis est en vigueur jusqu’au 17 août 2009.
[19] En avril et mai 2009, Châteauguay reçoit une pétition signée par plus d’une centaine de citoyens qui s’opposent à la construction de la tour au 411 St-Francis. Ils craignent pour leur santé et l’environnement.
[20] Le 19 mai 2009, le conseil municipal adopte une résolution autorisant Châteauguay à porter plainte auprès de Rogers et d’Industrie Canada ainsi qu’à demander l’interruption du projet de tour sur le 411 St-Francis. Châteauguay désire reprendre le processus de consultation et tenir une assemblée d’information avec les citoyens. Cette résolution est communiquée à Rogers le 28 mai 2009.
[21] Par ailleurs, le 27 mai 2009, la députée de Châteauguay écrit au président de Rogers et au ministre de l’Industrie. Elle demande elle aussi la suspension des travaux et une nouvelle consultation publique. Elle souligne des irrégularités dans le processus de consultation.
[22] Le 4 juin 2009, Industrie Canada confirme à Rogers qu’elle satisfait à toutes les exigences de la Circulaire, ce qui permet à cette dernière, le 9 juin 2009, de répondre à Châteauguay ainsi qu’à la députée qu’elle a respecté et complété le processus de consultation et que le projet satisfait aux exigences du Code de sécurité 6 adopté par Santé Canada. Elle ajoute que les activités de télécommunication sont régies par les lois du Parlement fédéral. Enfin, elle explique que, malgré ses efforts, elle n’a pu trouver un autre site acceptable et disponible.
[23] Santé Canada confirme à Châteauguay, en juillet, que le Code de sécurité 6 protège adéquatement la population.
[24] Toutefois, Industrie Canada constate certaines lacunes dans le processus de consultation publique de Rogers. Elle l’en avise en juillet 2009 et lui demande de reprendre les négociations avec Châteauguay, tout en tenant informé le Conseil de bande de Kahnawake des développements dans ce dossier.
[25] Le 21 septembre 2009, Industrie Canada écrit à Châteauguay et à Rogers qu’elle considère que le processus de consultation publique a été complété à sa satisfaction. Elle entérine le rapport d’évaluation environnemental, lequel confirme que le projet n’a pas d’impact négatif sur l’environnement. Malgré la demande de Rogers pour qu’elle statue sur l’impasse, elle note que Châteauguay entend intervenir auprès des propriétaires de sites de moindre impact et indique qu’elle ne prendra aucune décision dans ce dossier avant d’obtenir les résultats de cette initiative. Elle précise que le ministère favorise la conclusion d’une entente acceptable entre l’ARUS (Châteauguay) et Rogers.
[27] Le propriétaire du 20 Industriel n’est aucunement intéressé à louer un terrain à Rogers. Quant au 50 Industriel, alors propriété de Le 50 boul. Industriel s.e.n.c., un des sociétaires, Pierre-Paul Routhier, informe M. Cyr qu’il a déjà entrepris des négociations pour vendre ce terrain et il se montre peu intéressé à faire affaire avec Rogers. En conséquence, aucun autre terrain que celui du 411 St-Francis n’est disponible à ce moment dans l’aire de recherche pour l’installation du système d’antennes.
[28] Le 17 novembre 2009, Châteauguay révoque le permis de construction accordé à Rogers en février 2009 puisqu’il est échu depuis le 18 août.
L’avis d’expropriation
[29] Châteauguay décide alors d’acquérir, de gré à gré ou par expropriation, le 50 Industriel. Le 15 décembre 2009, Rogers accepte de considérer ce site alternatif, mais à la condition que cette acquisition ait lieu dans un délai de 60 jours. Industrie Canada confirme que le processus de consultation mené pour le 411 St-Francis est aussi valable pour le 50 Industriel.
[30] Entretemps, Mme White a signé une promesse d’achat pour le 50 Industriel. Elle en devient propriétaire le 15 janvier 2010, mais ignore que, le 15 décembre 2009, un avis de motion a été déposé au conseil municipal pour permettre à Châteauguay d’acquérir le 50 Industriel, de gré à gré ou par expropriation. Le 18 janvier 2010, une résolution est adoptée en ce sens.
[31] Le 12 février 2010, Rogers fait un suivi du dossier d’expropriation. C’est alors qu’elle constate que rien n’a été publié à cet effet au registre foncier. En fait, l’avis d’expropriation a été émis par Châteauguay le 11 février. Il a été signifié à Mme White le 16 février et inscrit au registre de la publicité des droits le 17 février, après l’expiration du délai de 60 jours imposé par Rogers.
[32] Le 8 mars 2010, Mme White dépose une requête en contestation de l’avis d’expropriation.
[33] Une rencontre tripartite est organisée entre Châteauguay, Rogers et Industrie Canada le 15 avril 2010. Rogers demande à Industrie Canada de statuer sur l’impasse dans ce dossier. Elle affirme ne plus pouvoir attendre pour construire sa tour et elle craint que les procédures d’expropriation ne s’étalent sur des mois ou des années.
[34] Le 21 avril 2010, la mairesse de Châteauguay intervient auprès du ministre de l’Industrie pour qu’il sursoie à toute autorisation visant l’implantation des équipements de télécommunication de Rogers au 411 St-Francis, et ce, tant que la Ville n’aura pas complété le processus d’expropriation du 50 Industriel.
[35] Le 2 juin 2010, Rogers réitère à Industrie Canada sa demande de statuer sur l’impasse. Elle indique au passage qu’elle ne conteste pas le fait que le 50 Industriel est acceptable comme site, d’un point de vue technique.
[36] Le 26 juillet 2010, Industrie Canada confirme de nouveau que Rogers a satisfait à toutes les exigences prévues à la Circulaire et l’autorise à installer sa tour sur le 411 St-Francis.
[37] Rogers décide d’aller de l’avant avec l’installation de son système d’antennes au 411 St-Francis et en informe Châteauguay le 24 août 2010. Elle n’a pas l’intention d’utiliser le 50 Industriel.
[38] Une autre rencontre tripartite est organisée le 29 septembre 2010 entre Châteauguay, Rogers et Industrie Canada. Rogers indique, au cours de celle-ci, qu’elle craint pour la sécurité des futures installations si elle utilise le 50 Industriel puisque la propriétaire de ce terrain est une autochtone. Elle ne veut pas mettre en péril ses relations avec les communautés autochtones.
[39] Le 1er octobre, Châteauguay propose par écrit à Rogers de suspendre le début de ses travaux tant qu’une décision ne sera pas rendue sur la procédure de contestation de l’expropriation du 50 Industriel, laquelle doit être entendue d’urgence au début du mois de novembre. En contrepartie, Châteauguay s’engage à ne pas porter en appel la décision du tribunal si elle perd sa cause et à ne pas s’opposer au projet de Rogers si, au plus tard le 15 mai 2011, elle ne peut toujours pas construire sa tour sur le site alternatif proposé.
[40] Avant que la réponse de Rogers à son offre ne lui parvienne, Châteauguay adopte, le 4 octobre 2010, la résolution no 2010 10 04, Point K5, autorisant l'émission d'un avis de réserve foncière sur le site du 411 St-Francis. Quelques jours plus tard, le 8 octobre, Rogers rejette l’offre de la Ville.
[41] Le 12 octobre, Châteauguay signifie l’avis de réserve à l’égard du 411 St-Francis. Le 27 octobre suivant, Rogers dépose une requête pour le contester. Elle fait également une intervention agressive dans l’instance d’expropriation du 50 Industriel. Le procès dans le litige opposant Châteauguay et Mme White est donc suspendu le 2 novembre 2010.
[42] Le 2 octobre 2012, Châteauguay renouvelle l’avis de réserve sur le 411 St-Francis.
[43] La juge de première instance est saisie des litiges et elle prononce son jugement le 2 juillet 2013.
LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE
[44] La juge est d’avis que Châteauguay pouvait tenir compte des craintes manifestées par ses citoyens en raison de l’installation d’une tour de télécommunication à proximité d’un quartier résidentiel. S’appuyant sur l’arrêt Spraytech[2], de la Cour suprême, elle conclut que Châteauguay a entrepris les procédures d’expropriation du 50 Industriel en vue de protéger le bien-être de ses citoyens. Il n’a pas été démontré que cette expropriation n’est d’aucune utilité publique et qu'elle ne vise qu’à favoriser une entreprise privée.
[45] Par ailleurs, elle est d’avis qu’il n’a pas été établi que le refus de Rogers est définitif quant à l’emplacement du 50 Industriel et que l’expropriation, par conséquent, serait devenue sans objet. Elle estime de plus qu’elle n’a pas à anticiper les difficultés que Châteauguay pourrait rencontrer dans la réalisation de son projet d’expropriation.
[46] La juge conclut que Châteauguay n’a pas exercé son pouvoir d’expropriation à l’égard du 50 Industriel de manière abusive. Il n’y a pas eu, non plus, entrave à la compétence fédérale puisqu’elle n’a fait qu’offrir cet emplacement de moindre impact à Rogers, sans l’obliger à s’y installer.
[47] En ce qui concerne l’avis de réserve, il en va autrement. Elle reconnaît qu’en vertu de l’article 29.4 de la Loi sur les cités et villes[3] (LCV) « une municipalité peut posséder des immeubles à des fins de réserve foncière », mais estime que Châteauguay était de mauvaise foi en imposant cet avis de réserve qui n’avait d’autre but que de bloquer le projet de Rogers sur ce terrain. Durant les deux années qu’ont duré les négociations avec Rogers, jamais elle n’a manifesté son intention d’exproprier le 411 St-Francis. Quatre jours avant l’adoption de l’avis de réserve, Châteauguay proposait d’ailleurs à Rogers de ne pas s’opposer à son installation sur ce terrain si ses procédures d’expropriation devaient échouer.
[48] La juge conclut donc que Châteauguay a fait un usage abusif et déraisonnable de son pouvoir d’expropriation. L’avis de réserve et la résolution à son soutien sont donc nuls.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[49] Les trois parties impliquées dans cette affaire se pourvoient.
[50] Pour trancher ce litige, il me faudra déterminer si Châteauguay pouvait exproprier le 50 Industriel, maintenant propriété de Mme White, et si l’avis de réserve concernant le 411 St-Francis est valide. J’examinerai donc d’abord les questions soulevées par Rogers et Châteauguay pour terminer avec le pourvoi de Mme White.
[51] Rogers pose deux questions dans son pourvoi : 1) L’avis d’expropriation et l’avis de réserve sont-ils inconstitutionnels? 2) La juge a-t-elle erré en admettant l’utilisation par Châteauguay du rapport et du témoignage de Magda Havas pour chercher à justifier le fait d’empêcher Rogers d’implanter une tour de télécommunication au 411 St-Francis?
[52] Châteauguay, pour sa part, demande à la Cour de trancher celle-ci : La juge a-t-elle erré en concluant qu’elle a agi de mauvaise foi et a abusé de son pouvoir, rendant ainsi invalides l’avis de réserve et la résolution municipale qui l’impose?
[53] Enfin, Mme White soulève la question suivante : L’avis d’expropriation du 50 Industriel est-il devenu sans objet puisque Rogers ne désire plus installer sa tour de télécommunication sur ce terrain?
L’ANALYSE
LE POURVOI DE ROGERS
1) L’avis d’expropriation et l’avis de réserve sont-ils inconstitutionnels?
[54] Rogers soutient que l’avis d’expropriation et l’avis de réserve sont inconstitutionnels puisqu’ils ont pour objectif et effet unique de l’empêcher d’implanter un système d’antennes au 411 St-Francis. Ces avis constituent des instruments que Châteauguay a utilisés pour s’arroger des pouvoirs qu’elle ne possède pas. Rogers suggère d’analyser les deux avis de façon combinée pour mettre de l’avant la stratégie de Châteauguay qui chercherait à se substituer aux autorités fédérales. Par leur caractère véritable, ces avis sont ultra vires de ses pouvoirs puisqu’ils visent directement à régir une compétence fédérale, soit les radiocommunications. Il s’agit d’une entrave directe à un pouvoir exclusif du Parlement fédéral. Tout au moins, la doctrine de la prépondérance fédérale devrait s’appliquer pour rendre ces avis inopérants.
[55] Je suis d’accord avec Rogers qu’il faut examiner ensemble l’avis d’expropriation et l’avis de réserve pour déterminer quel est leur caractère véritable, étape essentielle dans l’analyse constitutionnelle requise en l’espèce pour trancher si Châteauguay pouvait agir comme elle l’a fait. C’est d’ailleurs ce que préconisent également Châteauguay et le Procureur général du Québec (PGQ).
[56] La question qui se pose plus particulièrement, en l’espèce, est de déterminer qui peut décider de l’emplacement d’un système d’antennes à l’intérieur d’une aire de recherche déterminée par une entreprise de radiocommunication? En effet, Châteauguay ne conteste nullement la compétence fédérale en cette matière en vertu du paragraphe 92(10)a) de la Loi constitutionnelle de 1867[4]. Dans les arrêts Toronto Corporation v. Bell Telephone Co. of Canada[5] et In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada[6], le Conseil privé a reconnu le caractère interprovincial de la radiocommunication. Châteauguay soutient toutefois, avec l’appui du PGQ, que la finalité des avis est une fin municipale légitime et qu’il n’y a pas d’entrave à la compétence fédérale en désignant un lieu, situé à l’intérieur de l’aire de recherche préalablement établie par l’entreprise de radiocommunication.
[57] L’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta[7] a marqué un tournant dans la façon d’appliquer les doctrines constitutionnelles en matière de partage des compétences. La Cour suprême y souligne qu’il nous faut maintenant favoriser une application souple du fédéralisme en privilégiant les doctrines du caractère véritable, du double aspect et de la prépondérance fédérale, plutôt que d’accorder trop d’importance à la doctrine de l’exclusivité des compétences qui peut engendrer une grande incertitude. Elle mentionne que les conceptions modernes du fédéralisme reconnaissent les inévitables chevauchements de compétences. Les tribunaux ont « observé l’importance que présente la coopération des acteurs gouvernementaux pour la souplesse du fonctionnement du fédéralisme »[8].
[58] Les juges Binnie et LeBel expliquent l’ordre d’application des doctrines constitutionnelles. Il faut d’abord recourir à l’analyse du « caractère véritable » des lois sous examen. Cela permet de vérifier la validité de la législation en cause. Ils sont d’avis que la doctrine de l’exclusivité des compétences est d’une application restreinte et devrait, en général, être limitée aux situations déjà identifiées par la jurisprudence. Ils s’expriment ainsi :
[78] En définitive, si en théorie l’examen de l’exclusivité des compétences peut être entrepris une fois achevée l’analyse du caractère véritable, en pratique, l’absence de décisions antérieures préconisant son application à l’objet du litige justifiera en général le tribunal de passer directement à l’examen de la prépondérance fédérale.[9]
[59] En 2011, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society[10], la Cour suprême résume l’approche que les tribunaux doivent emprunter lorsqu’ils ont à trancher une question relative au partage des compétences. Elle souligne de nouveau la tendance actuelle au fédéralisme coopératif qui est caractérisée par la coordination des régimes législatifs, particulièrement lorsqu’il s’agit de favoriser l’intérêt public :
[61] La jurisprudence récente tend à limiter la portée de la doctrine de l’exclusivité des compétences. Dans Banque canadienne de l’Ouest, les juges majoritaires précisent que « bien que la doctrine de l’exclusivité des compétences joue un rôle légitime dans les cas indiqués, nous tenons à préciser maintenant que notre Cour ne préconise pas une utilisation intensive de cette doctrine, et nous déclinons l’invitation des appelantes d’en faire la première doctrine examinée dans le cadre d’un différend sur le partage des compétences » (par. 47). Dans COPA, un arrêt plus récent, les juges majoritaires déclarent que la doctrine « n’a pas été écartée de l’analyse du fédéralisme canadien », mais « est encadrée par des considérations de principe et des précédents » (par. 58).
[62] Cette précision met en lumière trois problèmes connexes. Premièrement, la doctrine de l’exclusivité des compétences va à l’encontre de l’approche dominante, qui permet l’application parallèle de lois fédérale et provinciale dans un même champ, à condition qu’elles visent un aspect légitimement fédéral ou provincial, selon le cas. Ce modèle de fédéralisme admet un important chevauchement des compétences fédérales et provinciales dans les faits et permet aux deux ordres de gouvernement de légiférer relativement à des objectifs légitimes dans les matières où il y a chevauchement.
[63] Deuxièmement, cette doctrine cadre mal avec la tendance actuelle au fédéralisme coopératif, caractérisé de plus en plus par la coordination des régimes législatifs fédéral et provincial. Dans un esprit de fédéralisme coopératif, les tribunaux « devrai[ent] éviter d’empêcher l’application de mesures considérées comme ayant été adoptées en vue de favoriser l’intérêt public » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 37. Dans la mesure du possible, ils devraient permettre aux deux ordres de gouvernement de légiférer de concert dans les matières qui relèvent de leur compétence : Banque canadienne de l’Ouest, par. 37.
[64] Troisièmement, la doctrine de l’exclusivité des compétences risque d’attribuer une portée excessive au pouvoir fédéral ou provincial auquel elle se rattache et de créer des zones intouchables que les législateurs fédéral et provincial n’occuperont ni l’un ni l’autre. Puisque l’ordre de gouvernement en faveur duquel joue l’exclusivité n’est pas tenu d’exercer sa compétence en la matière, l’application extensive de cette doctrine risque de créer des « vides juridiques » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 44.[11]
[60] En cas de chevauchement des compétences, la Cour suprême réitère que la tendance moderne est de trouver un juste équilibre entre les deux ordres de gouvernement. La juge en chef McLachlin s’exprime ainsi :
[65] […] Toutefois, en cas de chevauchement, la tendance moderne consiste à trouver le juste équilibre entre les deux ordres de gouvernement, par l’analyse du caractère véritable des mesures prises et par l’application restreinte de la doctrine de la prépondérance fédérale. Par conséquent, avant d’appliquer la doctrine de l’exclusivité des compétences dans un nouveau domaine, les tribunaux doivent se demander s’il est possible de trancher la question constitutionnelle sur un autre fondement.[12]
L’avis d’expropriation et l’avis de réserve sont-ils ultra vires des pouvoirs de Châteauguay? Quel est leur caractère véritable?
[61] C’est sur Rogers que repose le fardeau d’établir que les avis sont ultra vires des pouvoirs de Châteauguay[13].
[62] La LCV, adoptée par la législature provinciale, accorde aux municipalités le pouvoir de posséder des immeubles à des fins foncières (art. 29.4) et d’exproprier (art. 570) :
29.4. Une municipalité peut posséder des immeubles à des fins de réserve foncière.
[…]
570. Le conseil peut, en se conformant aux dispositions des articles 571 et 572 et aux procédures d’expropriation prévues par la loi,
a) […]
b) […]
c) s’approprier tout immeuble ou partie d’immeuble ou servitude dont il a besoin pour toutes fins municipales, y compris le stationnement des voitures automobiles.
Les dispositions ci-dessus du présent article ne doivent pas être interprétées comme restreignant le droit que le conseil peut posséder par ailleurs d’acquérir de gré à gré des immeubles pour les mêmes fins.
[63] Cette compétence d’une province est prévue à l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867[14]. Il faut d’ailleurs souligner qu’il appert de l’avis de question constitutionnelle que Rogers a fait parvenir au PGQ qu’elle ne conteste pas la validité constitutionnelle des lois habilitantes en matière d’expropriation et de réserve foncière. Ce qu’elle soutient, c’est que Châteauguay en a fait une application qui dépassait ses pouvoirs.
[64] C’est donc en analysant le caractère véritable des avis d’expropriation et de réserve foncière que l’on peut déterminer s’ils sont ultra vires des pouvoirs de Châteauguay. S’ils ont été émis pour des fins municipales, ils ne sont pas invalides.
[65] La juge explique dans quel contexte Châteauguay cherche à faire l’acquisition par expropriation d’un terrain pour l’offrir à Rogers :
[70] La Ville cherche à faire l’acquisition d’un site de moindre impact pour l’implantation de la tour de télécommunication de Rogers dans l’intérêt de la population et la nécessité de voir à l’organisation harmonieuse de son territoire. Elle soutient que la protection du bien-être des citoyens, comme l’organisation harmonieuse du territoire, sont des fins municipales découlant des pouvoirs investis aux municipalités en vertu des articles 2 et 85 LCM.[15]
[référence omise]
[66] Il est reconnu que l’organisation harmonieuse du territoire est une fin municipale valide[16]. Le législateur québécois accorde d’ailleurs à toute municipalité locale le pouvoir de réglementer à cette fin. Il en est de même de la protection et du bien-être de la population. L’article 85 de la Loi sur les compétences municipales prévoit ceci :
85. En outre des pouvoirs réglementaires prévus à la présente loi, toute municipalité locale peut adopter tout règlement pour assurer la paix, l'ordre, le bon gouvernement et le bien-être général de sa population. [17]
[67] Dans l’arrêt Spraytech, la Cour suprême a reconnu la validité d’un règlement municipal qui avait pour objectif de limiter, sur son territoire, les pesticides non essentiels en raison des risques qu’ils pourraient présenter pour la santé[18]. Dans cette affaire, les appelantes détenaient des permis, en vertu de la Loi sur les pesticides[19] du Québec et utilisaient des pesticides conformes aux prescriptions de la Loi sur les produits antiparasitaires[20] adoptée par le Parlement fédéral.
[68] La juge reconnaît que le pouvoir d’expropriation d’une municipalité peut être exercé pour le bien-être des citoyens. Je partage son point de vue :
[91] Dans les circonstances du cas présent, le Tribunal n’a pas à décider qui du Dr Havas ou de M. McNamee a raison. En effet, la question en litige n’est pas de déterminer si le Code de sécurité 6 protège adéquatement la santé du public canadien. L’abondante littérature scientifique déposée par ces deux témoins démontre, d’une part, que la communauté scientifique internationale s’intéresse à cette question depuis près de vingt ans et, d’autre part, qu’il n’y a toujours pas unanimité quant aux effets possibles sur la santé d’une exposition au champ électromagnétique, incluant les radiofréquences émises par les antennes de télécommunications.
[92] On peut certes comprendre que la Ville, qui tente de se renseigner à ce sujet, n’a pas trouvé de réponse définitive quant aux risques que l’antenne de télécommunications de Rogers peut présenter pour la santé de ses citoyens.
[93] La Cour suprême dans l’arrêt Spraytech, énonce que l’article 410 LCV est une disposition générale de bien-être qui s’ajoute aux pouvoirs spécifiques déjà conférés afin «de relever rapidement les nouveaux défis auxquels font face les collectivités locales sans qu’il soit nécessaire de modifier la loi provinciale habilitante». Selon la Cour suprême, il faut donner à la loi octroyant des pouvoirs aux municipalités en des termes généraux une interprétation large, en fonction de ses buts et de ses objets, plutôt que de sa lettre.
[94] Dans ce même arrêt, la Cour suprême a interprété généreusement la notion de «bien-être général» de l’article 410 LCV et a reconnu la validité d’un règlement de la Ville de Hudson («Hudson») limitant l’utilisation des pesticides sur son territoire sur la base de cette notion, alors qu’aucune disposition spécifique de la LCV ne permettait à Hudson d’adopter une réglementation en la matière. Elle reconnaît que le règlement en question est valide puisque Hudson «…répondait aux craintes de ses résidants au sujet des risques que pourrait présenter pour la santé l’usage non essentiel de pesticides dans les limites de la Ville.» (Notre soulignement) [accentué et soulignement dans l’original]
[95] Ainsi, une preuve concluante des effets nocifs sur la santé n’est pas nécessaire :
«2 Peu importe que les pesticides constituent ou non en fait une menace pour l’environnement, la Cour est appelée à trancher la question de droit consistant à savoir si la Ville de Hudson (Québec) a agi dans le cadre de ses pouvoirs en adoptant un règlement régissant et restreignant l’utilisation de pesticides.»
[96] De plus, la Cour suprême, citant la Déclaration ministérielle de Bergen sur le développement durable (1990), admet l’application du «principe de précaution» du droit international :
« Un développement durable implique des politiques fondées sur le principe de précaution. Les mesures adoptées doivent anticiper, prévenir et combattre les causes de la détérioration de l’environnement. Lorsque des dommages graves ou irréversibles risquent d’être infligés, l’absence d’une totale certitude scientifique ne devrait pas servir de prétexte pour ajourner l’adoption de mesures destinées à prévenir la détérioration de l’environnement. »
[97] La preuve révèle que la question des ondes radios demeure controversée et la science continue de progresser. On ne peut donc reprocher à la Ville de vouloir répondre aux craintes de ses résidants concernant les risques pour la santé d’une exposition aux radiofréquences, tel que celles émises par la tour de télécommunication de Rogers. Il est raisonnable et rationnel dans ce contexte que la Ville se préoccupe d’éloigner, autant que possible, les tours de télécommunication des résidences.
[98] Ainsi, le Tribunal est d’avis que la Ville ne pouvait ignorer les craintes manifestées par ces citoyens, que celles-ci soient fondées ou non, et qu’elle était en droit de vouloir mettre fin à une controverse qui crée un climat malsain, apaiser les craintes des citoyens et favoriser la paix sociale. Les procédures d’expropriation du 50 Industriel ont donc été entreprises par la Ville afin de protéger le bien-être de ses citoyens, tel qu’indiqué à l’Avis d’expropriation.[21]
[JE SOULIGNE] [références omises]
[69] La juge n’avait pas à trancher la controverse scientifique au sujet du danger réel que peut représenter l’installation d’une tour de télécommunication près d’une zone résidentielle. En appliquant le principe de précaution, accepté par la Cour suprême dans l’arrêt Spraytech[22], elle était justifiée de conclure que les procédures d’expropriation ont été entreprises afin de protéger le bien-être de ses citoyens, tel que Châteauguay l’a indiqué à son avis.
[70] Quant à l’avis de réserve, le pouvoir de l’imposer vient de l’article 75 de la Loi sur l’expropriation[23]. Il peut être exercé par « quiconque est autorisé par la loi à exproprier ce bien, dans la même mesure, aux mêmes fins et avec les mêmes autorisations ».
[71] En l’espèce, la juge a reconnu que Châteauguay a imposé un avis de réserve afin de protéger le bien-être des citoyens. Elle mentionne ceci :
[152] L’Avis de réserve indique que la Ville impose un avis de réserve afin d’assurer le développement harmonieux de son territoire. Quant à la résolution autorisant l’Avis de réserve, la Ville décrit les démarches de Rogers afin de trouver un terrain pour y ériger sa tour de télécommunication, lesquelles ont mené à l’expropriation du 50 Industriel, et conclut à l’émission d’un avis de réserve sur le 411 Saint-Francis, vu «la nécessité de voir à l’intérêt et au bien-être de la population de la Ville de Châteauguay et à l’organisation harmonieuse du territoire».
[153] Tel que mentionné précédemment dans le cadre de l’analyse de l’expropriation du 50 Industriel, le Tribunal est d’avis que la Ville, dans les circonstances du cas présent, a agi afin de protéger le bien-être de ses citoyens.[24]
[référence omise]
[72] Elle a toutefois conclu que Châteauguay avait abusé de son pouvoir et qu’elle avait agi de mauvaise foi pour les raisons suivantes :
[162] Le Tribunal est d’avis que la mauvaise foi de la Ville est mise en évidence par le fait que :
a) en aucun temps pendant les deux ans et demi que durent les négociations avec Rogers, la Ville n’a manifesté son intention d’exproprier le 411 Saint-Francis, notamment pour fin de réserve foncière;
b) depuis mars 2008, la Ville sait que Rogers désire implanter ses équipements sur le 411 Saint-Francis. Cependant, elle n’émet l’Avis de réserve qu’en octobre 2010, après que Rogers lui ait signifié qu’elle n’attendra pas l’issue des procédures d’expropriation du 50 Industriel;
c) le 4 octobre 2010, quatre jours avant l’adoption de la résolution autorisant l’Avis de réserve, la Ville propose à Rogers de la laisser installer sa tour d’antennes au 411 Saint-Francis, advenant que ses procédures d’expropriation à l’égard du 50 Industriel échouent;
d) le contenu de la résolution autorisant l’Avis de réserve est sans équivoque, l’objectif de la Ville est de bloquer le projet de Rogers. Il y est fait mention de l’opposition des citoyens au projet de Rogers d’implanter une antenne de télécommunications au 411 Saint-Francis; des démarches entreprises par la Ville pour trouver un site de moindre impact; de l’identification du 50 Industriel comme étant un site de moindre impact; des procédures d’expropriation entreprises par la Ville à l’égard du 50 Industriel; et du fait que Rogers n’entend pas attendre l’issue des procédures d’expropriation avant de débuter la construction de son antenne de télécommunications au 411 Saint-Francis.
[163] Manifestement, en imposant l’Avis de réserve sur le 411 Saint-Francis, le but premier de la Ville est de faire obstacle au projet de Rogers, soit l'installation d'un système d'antennes sur ce terrain. Dans les faits, hormis la décision de Rogers d’implanter sa tour de télécommunication au 411 Saint-Francis sans attendre l’issue des procédures d’expropriation du 50 Industriel, la Ville n’aurait pas émis l’Avis de réserve.
[164] Il s’agit, dans les circonstances du cas présent, d’un usage abusif et déraisonnable du pouvoir d’expropriation. La Ville, après que toutes ses manœuvres eurent échoué, a décidé d’avoir raison de Rogers en imposant un avis de réserve sur le terrain qu’elle a choisi. En l’espèce, l’imposition de l’Avis de réserve est un acte délibérément accompli dans l’intention de nuire à Rogers ou, à tout le moins, qui se démarque tellement du contexte législatif dans lequel il est posé que le Tribunal ne peut conclure qu’il l’a été de bonne foi. Le comportement de la Ville est empreint de mauvaise foi, ce qui vicie les actes qu’elle a posés et entraîne leur nullité, abstraction faite des intentions qu’elle a pu former pour atteindre ses fins.
[165] Ainsi, le Tribunal est d’avis que l’Avis de réserve, la résolution à son soutien et son renouvellement sont nuls.
[166] Vu la conclusion à laquelle le Tribunal en arrive quant à la validité de l’Avis de réserve, il ne se prononcera pas sur la question constitutionnelle.[25]
[73] Châteauguay plaide que la juge a erré sur cette question. Elle pouvait imposer un avis de réserve pour s’assurer du développement harmonieux de son territoire de même que protéger la santé et le bien-être de ses citoyens. Elle soutient que la juge a appliqué de manière erronée la norme légale pour déterminer la mauvaise foi.
[74] En examinant les avis d’expropriation et de réserve comme un tout, comme le suggèrent d’ailleurs les parties, je suis d’avis que la juge a erré en concluant que Châteauguay était de mauvaise foi en imposant l’avis de réserve.
[75] La Cour suprême, dans l’arrêt Leiriao c. Val-Bélair (Ville), a reconnu le principe qu’une municipalité peut exproprier aux fins de réserve foncière, sans qu’il soit nécessaire d’établir au moment de l’expropriation à quoi serviront les terrains après celle-ci. Le juge Gonthier mentionne ceci :
La réserve foncière est un ajout relativement récent au droit québécois. Elle n'a pas été définie par le législateur, mais la jurisprudence s'entend pour reconnaître que la réserve foncière est "une banque de terrains dont l'objet est, par définition, indéterminé au moment où elle est créée", pour reprendre les termes du juge Gendreau à la p. 2673 du jugement entrepris. J'adopte cette définition.
[…]
Je me range à l'avis du juge Mailhot en Cour d'appel, selon qui, dès lors que la constitution d'une réserve foncière est une fin municipale, il s'ensuit que la mention « pour des fins de réserve foncière » est suffisamment précise. Dans Bédard c. Québec (Ville) (1988), 21 Q.A.C. 189, la Cour d'appel en était d'ailleurs venue à la même conclusion, relativement aux dispositions de la Charte de la Ville de Québec équivalentes à l'art. 29.4 L.C.V. Par définition, la réserve foncière est créée sans que l'usage ultime des immeubles qui la composent soit connu. L'énoncé des fins de l'expropriation ne peut pas être plus précis qu'il ne l'était en l'espèce, sous peine de priver les réserves foncières de cet élément d'indétermination qui fait leur spécificité. [26]
[76] Par ailleurs, dans l’arrêt Entreprises Sibeca inc. c. Frelighsburg (Municipalité), elle a analysé la notion de mauvaise foi administrative. La juge Deschamps souligne qu’une telle notion n’existe pas dans ce contexte puisqu’une personne morale ne peut agir que par ses agents et ne peut avoir d’intention distincte de ces derniers[27].
[77] En l’espèce, la juge reconnaît, au paragraphe [153] de sa décision, que Châteauguay a imposé un avis de réserve afin de protéger le bien-être de ses citoyens, ce qui est une fin municipale. Dès lors, pouvait-elle conclure, quelques paragraphes plus loin, que Châteauguay était de mauvaise foi? La preuve indique plutôt que les évènements se précipitaient. Châteauguay était engagée depuis plusieurs mois dans le processus d’expropriation afin d’offrir à Rogers, qui ne dispose pas d’un tel pouvoir, un site de moindre impact. Cette dernière considérait elle-même le site adéquat pour l’installation de sa tour d’antennes. Industrie Canada a d’ailleurs, à plusieurs reprises, favorisé la discussion entre Rogers et Châteauguay pour qu’une entente intervienne entre les parties à ce sujet. Cependant, Châteauguay a réalisé que, sans l’imposition d’un avis de réserve, tous ses efforts pour offrir le 50 Industriel à Rogers allaient être perdus. Elle a agi dans l’intérêt de ses citoyens, pour des fins municipales. On ne peut donc pas conclure qu’elle ou ses agents étaient de mauvaise foi.
[78] Les avis d’expropriation et de réserve, examinés ensemble, ont une fin municipale valide puisqu’ils ont pour but de répondre aux inquiétudes des citoyens de Châteauguay concernant les répercussions possibles des ondes radio sur leur santé et pour assurer un développement harmonieux de son territoire. Leur caractère véritable n’était pas d’entraver une compétence fédérale. Châteauguay voulait en faciliter l’exercice en évitant que le projet se réalise sur le 411 St-Francis alors que les citoyens s’y opposent.
LA DOCTRINE DE L’EXCLUSIVITÉ DES COMPÉTENCES
[79] Je ne crois pas qu’on puisse retenir, comme le plaide Rogers, que le Parlement fédéral possède une compétence exclusive en matière de télécommunication.
[80] La présente affaire se distingue des arrêts Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association[28] [COPA] et Québec (Procureur général) c. Lacombe[29]. Dans ces derniers, la Cour suprême a rappelé que la détermination de l’emplacement d’un aérodrome est au cœur de la compétence fédérale et elle en est un élément indivisible. Cette conclusion repose sur la base des précédents[30] qui doivent exister pour que s’applique la doctrine de l’exclusivité des compétences. Dans l’arrêt COPA, la juge en chef McLachlin s’exprime ainsi :
[40] J’arrive à la conclusion que la détermination de l’emplacement des aérodromes se trouve au cœur de la compétence fédérale en matière d’aéronautique. La jurisprudence a établi depuis longtemps que l’endroit où un avion peut décoller et se poser est une matière que protège la doctrine de l’exclusivité des compétences. Comme l’article 26 de la LPTAA a pour effet de limiter les endroits où des aérodromes peuvent être construits, il empiète sur le cœur de la compétence fédérale en matière d’aéronautique.[31]
[81] En matière de radiocommunication, contrairement à ce que soutient Rogers, il n’y a aucun précédent jurisprudentiel sur le caractère indivisible de la compétence quant à l’emplacement des systèmes de radiocommunication. Les arrêts In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada[32], Capital Cities Comm. c. C.R.T.C.[33] et Régie des services publics et autres c. Dionne et autres[34], cités par Rogers, ne sont pas des précédents qui appliquent la doctrine de l’exclusivité des compétences à la détermination de l’emplacement des antennes de radiocommunication à l’intérieur des aires de recherche. Au contraire, dès 1905, dans l’arrêt Bell du Conseil privé, on constate qu’il est reconnu à une ville une certaine compétence pour déterminer l’emplacement précis des poteaux ou si les fils doivent ou non être enfouis :
[…] Their Lordships, however, do not think the words introduced by the amendment can have the effect of enabling the council to refuse the company access to streets through which it may propose to carry its line or lines. They may give the council a voice in determining the position of the poles in streets selected by the company, and possibly in determining whether the line in any particular street is to be carried overhead or underground.[35]
[je souligne]
[82] En l’espèce, puisque l’objet du présent litige est la détermination de l’emplacement des antennes de radiocommunication à l’intérieur d’une aire de recherche préétablie par l’entreprise fédérale et qu’aucun précédent ne préconise l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences dans ce cas, je conclus qu’elle ne s’applique pas.
LA DOCTRINE DE LA PRÉPONDÉRANCE FÉDÉRALE
[83] Puisqu’il n’y a pas d’exclusivité de compétence en cette matière, il me faut déterminer si la doctrine de la prépondérance fédérale trouve application. Y a-t-il une incompatibilité entre, d’une part, les effets produits par les avis d’expropriation et de réserve qui ont pour but de protéger le bien-être des citoyens et le développement harmonieux du territoire de Châteauguay et, d’autre part, la norme fédérale qui permet à une entreprise de déterminer une aire de recherche pour l’installation des tours d’antennes? Dans l’affirmative, la norme fédérale doit prévaloir[36].
[84] La doctrine de la prépondérance fédérale se rapporte non pas à la portée de la compétence fédérale, comme c’est le cas pour la doctrine de l’exclusivité des compétences, mais plutôt à la façon dont elle est exercée[37].
[85] L’incompatibilité peut résulter d’un conflit d’application entre les normes provinciale et fédérale ou encore d’un conflit d’objet. Ce dernier survient lorsque la norme provinciale entrave la réalisation de l’objectif de la loi fédérale :
[68] La validité des deux textes de loi en cause dans le présent pourvoi n’est pas contestée. La question en litige est de savoir si ces textes sont incompatibles. L’incompatibilité entre une loi fédérale et une loi provinciale peut résulter de deux formes différentes de conflit : COPA, par. 64. La première a été décrite ainsi par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Multiple Access Ltd., à la p. 191 :
En principe, il ne semble y avoir aucune raison valable de parler de prépondérance et d’exclusion sauf lorsqu’il y a un conflit véritable, comme lorsqu’une loi dit « oui » et que l’autre dit « non »; « on demande aux mêmes citoyens d’accomplir des actes incompatibles »; l’observance de l’une entraîne l’inobservance de l’autre.
Lorsque la loi fédérale dit « oui » et que la loi provinciale dit « non », ou vice versa, l’observation d’une loi entraîne la violation de l’autre. C’est l’archétype du conflit d’application.
[69] La deuxième forme de conflit survient lorsque la loi provinciale entrave la réalisation de l’objectif de la loi fédérale : Banque de Montréal; Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113; Rothmans, Benson & Hedges Inc.; Banque canadienne de l’Ouest, par. 73. Le « fait que le législateur fédéral ait légiféré sur une matière n’entraîne pas la présomption qu’il a voulu, par là, exclure toute possibilité d’intervention provinciale sur le sujet » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 74. Les tribunaux ne doivent pas perdre de vue la règle d’interprétation constitutionnelle fondamentale selon laquelle « [c]haque fois qu’on peut légitimement interpréter une loi fédérale de manière qu’elle n’entre pas en conflit avec une loi provinciale, il faut appliquer cette interprétation de préférence à toute autre qui entraînerait un conflit » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 75, citant Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, p. 356. La « norme d’invalidation d’une loi provinciale au motif qu’elle entrave la réalisation de l’objet fédéral est élevée; une loi fédérale permissive, sans plus, ne permettra pas d’établir l’entrave de son objet par une loi provinciale qui restreint la portée de la permissivité de la loi fédérale » : COPA, par. 66. [38]
[86] L’effet réel recherché par Châteauguay, avec les avis d’expropriation et de réserve, est de fournir à Rogers un emplacement de moindre impact pour la santé de sa population. Elle ne désire nullement l’empêcher d’installer une nouvelle tour sur son territoire.
[87] À mon avis, il n’y a pas de conflit d’application en l’espèce. Le paragraphe 5(1)f) de la Loi sur la radiocommunication[39] prévoit quels sont les pouvoirs du ministre en ce qui concerne l’emplacement des systèmes d’antennes. Il peut en approuver l’emplacement :
5. (1) Sous réserve de tout règlement pris en application de l’article 6, le ministre peut, compte tenu des questions qu’il juge pertinentes afin d’assurer la constitution ou les modifications ordonnées de stations de radiocommunication ainsi que le développement ordonné et l’exploitation efficace de la radiocommunication au Canada :
a) […]
f) approuver l’emplacement d’appareils radio, y compris de systèmes d’antennes, ainsi que la construction de pylônes, tours et autres structures porteuses d’antennes;
[88] C’est en vertu de ce pouvoir que la Circulaire et le Code de sécurité 6 de Santé Canada ont été adoptés.
[89] Dans ce cadre, Rogers est autorisée à construire sa tour au 411 St-Francis, mais peut également le faire au 50 Industriel. Industrie Canada a d’ailleurs confirmé, le 18 décembre 2009, que Rogers avait également rempli ses obligations de consultation si elle décidait de construire à cet endroit :
Boulanger, Jocelyn
De : Alain.Cote@ic.gc.ca
Envoyé : 18 décembre, 2009 09:45
À : Pierre.Plourde@rci.rogers.com; Brunet, Paul_g
Cc : Boulanger, Jocelyn; Roger.Thuot@ic.gc.ca; Ichicoin@rci.rogers.com; Sebastien.Bouchard@rci.rogers.com; Odette.Coleman@rci.rogers.com; Alain.Cote@ic.gc.ca
Objet : RE : Place Laurier/Boul. Saint-Jean-Baptiste E1416
Bonjour Monsieur Plourde,
Lors de notre entretien téléphonique du 15 décembre, nous avons discuté de l’item 3 de votre courriel ci-dessous traitant de la consultation publique dans l’éventualité de plus en plus probable que la Ville puisse vous donner accès à un fond de terrain à un emplacement de moindre impact.
Par conséquent, si ce qui précède se concrétise et que vous y déplacez votre structure, Industrie est d’avis que Rogers a rempli ses obligations en matière de consultation dans le cadre de ce projet, considérant que :
• La communauté de Châteauguay est bien au fait de ce projet de par votre consultation initiale et de la médiatisation qui s’en est suivi;
• Les citoyens ont milité en faveur d’un déplacement vers la zone visée;
• Le nouveau site est plus éloigné des résidences;
• Aucune résidence ne se trouvera dans le « nouveau » périmètre de 3 fois la hauteur de la structure;
• Les voisins du site sont commerciaux ou industriels déjà au fait du projet;
• Le changement d’emplacement est en réponse directe aux préoccupations de la Ville et des citoyens de Châteauguay.
Salutations!
Alain Côté
Directeur des opérations | Director, Operations Management
Direction Générale des Opérations de la Gestion du Spectre (DGOGS-QUE)
Spectrum Management Operations Branch (DGSO-QUE)
Spectre, Technologies de l’Information et Télécommunications (STIT) /
Spectrum, Information Technologies and Telecommunications (SITT)
Industrie Canada / Industry Canada
5, Place Ville Marie, Bureau 8071, Montréal QC H3B 2G2 | 5 Place Ville Marie, Room 8071, Montreal QC H3B 2G2
[…]
[reproduction textuelle]
[90] Il est donc possible, pour Rogers, de se conformer à l’autorisation fédérale transmise par Industrie Canada, qui est de nature permissive, et de respecter les exigences de Châteauguay quant à l’emplacement de la tour à l’intérieur de l’aire de recherche. En effet, tel que déjà mentionné, elle ne conteste pas que le 50 Industriel est acceptable comme site, d’un point de vue technique.
[91] Il n’y a pas, non plus, de conflit d’objet. En effet, l’objet de la Loi sur la radiocommunication, de la Circulaire des procédures concernant les clients - Systèmes d’antennes de radiocommunications et de radiodiffusion, du Guide destiné aux autorités responsables du sol pour la rédaction des protocoles visant les emplacements d’antennes et de la Politique de délivrance de licence de spectre applicable aux titulaires de licence de systèmes cellulaires et du service de communications personnelles (SPC) en place[40], est de permettre le déploiement des réseaux de radiocommunication, tout en respectant les populations locales.
[92] Quant aux objets des avis d’expropriation et de réserve, ce sont le bien-être des citoyens de Châteauguay et le développement harmonieux de son territoire. En l’espèce, ces objectifs peuvent être atteints sans qu’il y ait entrave à la réalisation de la norme fédérale[41].
[93] Le Guide destiné aux autorités responsables du sol pour la rédaction des protocoles visant les emplacements d’antennes illustre d’ailleurs que les compétences municipales, en matière environnementale et à l’égard de l’utilisation des sols, sont reconnues par l’autorité fédérale :
Les ARUS sont encouragées à définir des protocoles clairs, dans les limites de leurs compétences, sans toutefois alourdir les restrictions des processus et responsabilités établis dans la CPC-2-0-03. Ces protocoles pourront, par exemple, promouvoir l’installation des antennes dans des emplacements optimaux du point de vue de l’utilisation du sol, ou exclure certains terrains ou constructions des exigences du protocole. Ils permettront aux ARUS de faire valoir les connaissances et compétences locales touchant les particularités des emplacements, notamment en ce qui concerne les aspects environnementaux et culturels à l’échelle locale, ainsi que la compatibilité avec l’utilisation du sol. […].[42]
[94] Tel que je l’ai mentionné plus haut, la Cour suprême a insisté à plusieurs reprises, au cours des dernières années, qu’il fallait favoriser une approche souple et moderne du fédéralisme. Il me semble qu’il s’agit ici d’un bel exemple permettant de mettre en pratique pareille approche d’un fédéralisme coopératif. D’ailleurs, il est clair qu’Industrie Canada, dans sa Circulaire, favorise cette façon de faire. On constate effectivement qu’un processus de consultation avec la population et l’ARUS, qui est ici Châteauguay, est mis en place et doit être respecté. Il en ressort qu’Industrie Canada favorise la coopération entre les parties plutôt que l’imposition d’une décision unilatérale sur le site approprié à l’intérieur d’une aire de recherche. Les faits de l’espèce démontrent d’ailleurs que Rogers et Châteauguay ont longtemps travaillé ensemble dans un même but, c’est-à-dire que la tour d’antennes soit installée au meilleur endroit possible tout en respectant les droits de chacun.
[95] Comme le souligne la Cour suprême, dans Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta[43], en faisant un parallèle avec l’arrêt Spraytech, une disposition permissive indique que le Parlement n’avait pas l’intention de réglementer complètement l’utilisation des pesticides :
103 En l’espèce, comme dans l’affaire Rothmans, la disposition législative fédérale est permissive. Selon le par. 416(1), « [i]l est interdit à la banque de se livrer au commerce de l’assurance, sauf dans la mesure permise par la présente loi ou les règlements ». Cette formulation présente une certaine similitude avec la loi examinée dans l’arrêt Spraytech, où la Cour a conclu que la loi fédérale sur le contrôle des pesticides était « permissive, et non pas exhaustive » (par. 35). Le Parlement n’avait pas l’intention de réglementer complètement l’utilisation des pesticides et n’avait pas non plus pour objectif d’autoriser leur utilisation. La loi fédérale sur les pesticides elle-même envisageait l’existence de règlements municipaux complémentaires; voir par. 40 et 42. De la même façon, la loi fédérale en cause en l’espèce, bien qu’elle permette aux banques de faire la promotion d’assurance autorisée, contient des mentions qui laissent entendre que le droit provincial pertinent est applicable. Le paragraphe 7(2) du RCA prévoit ce qui suit :
7. . . .
(2) Malgré le paragraphe (1) et l’article 6, la banque peut exclure de la promotion visée aux alinéas (1)e) ou 6b) toute personne, selon le cas :
a) dont il serait contraire à une loi fédérale ou provinciale qu’une telle promotion s’adresse à elle . . .
[soulignements dans l’original]
[96] En conclusion, la doctrine de la prépondérance fédérale ne s’applique pas puisqu’il n’y a aucun conflit d’application ou d’objet. Une tour d’antennes pourra être installée dans l’aire de recherche déterminée par Rogers. Industrie Canada a même confirmé, dès décembre 2009, que Rogers avait déjà rempli ses obligations en matière de consultation si elle choisit de construire sa tour au 50 Industriel. Rogers peut ainsi se conformer tant à l’autorisation fédérale d’installer sa tour qu’à la décision de Châteauguay de désigner plus précisément son emplacement à l’intérieur de l’aire de recherche déterminée par Rogers. Châteauguay ne pourrait pas empêcher Rogers d’installer une tour dans l’aire de recherche, mais elle peut en préciser l’emplacement à des fins municipales.
[97] En conséquence, les avis d’expropriation et de réserve ne sont pas inconstitutionnels.
2) La juge a-t-elle erré en admettant l’utilisation par Châteauguay du rapport et du témoignage de Magda Havas pour chercher à justifier le fait d’empêcher Rogers d’implanter une tour de télécommunication au 411 St-Francis?
[98] La juge rejette l’objection formulée par Rogers quant à l’admissibilité en preuve du rapport et du témoignage de Mme Havas. Selon elle, la valeur probante de ceux-ci est d’une importance relative, puisqu’elle n’a pas à départager les opinions de Mme Havas et M. McNamee quant aux effets sur la santé d’une exposition aux ondes[44].
[99] Reconnaissant qu’il est manifeste que Mme Havas est une activiste engagée qui défend des causes controversées, la juge est d’avis que l’effet de son rapport et de son témoignage n’est pas disproportionné par rapport à sa fiabilité[45]. Elle précise que le rapport et le témoignage de cette experte sont utiles en ce qu’ils mettent en évidence « l’existence » d’études scientifiques qui indiquent que les normes de Santé Canada sont insuffisantes et ne protègent pas le public canadien.
[100] L’abondante littérature scientifique déposée par les experts Havas et McNamee démontre par ailleurs que la communauté scientifique s’intéresse depuis près de vingt ans aux effets d’une exposition aux champs électromagnétiques et qu’il n’y a toujours pas unanimité[46]. La juge retient que la question demeure controversée et que la science continue de progresser[47].
[101] Ainsi, elle est d’avis que Mme Havas aide le Tribunal à comprendre le contexte social et la nature des préoccupations de Châteauguay lorsqu’elle a adopté les résolutions autorisant l’expropriation du 50 Industriel et l’imposition d’une réserve sur le 411 St-Francis[48]. On ne peut reprocher à Châteauguay, selon la juge, de vouloir répondre aux craintes des citoyens concernant les risques pour la santé[49]. Elle conclut qu’il est « raisonnable et rationnel » qu’elle se préoccupe d’éloigner, autant que possible, les tours de télécommunication des résidences[50].
[102] Rogers soutient que la juge n’aurait pas dû accepter le dépôt du rapport et le témoignage de Mme Havas. Châteauguay a demandé ce rapport pour justifier, a posteriori, les avis d’expropriation et de réserve. Mme Havas est partiale et mène une lutte personnelle contre Santé Canada et les sociétés de télécommunication. Son rapport et son témoignage étaient dépourvus de pertinence et n’étaient pas admissibles.
[103] Rogers conteste aussi la décision de la juge de rejeter sa requête en réouverture d’enquête. Elle désirait déposer en preuve des articles publiés par Mme Havas dans lesquels elle a commenté le procès sur son site Web pendant le délibéré, ce qui démontrait sa partialité.
[104] Comme le plaide Rogers, il est exact que la partialité d’un expert peut entraîner le rejet de son témoignage. Cela n’est toutefois pas toujours le cas. Comme le soulignent les auteurs Ducharme et Panaccio, un tribunal peut juger admissible un tel témoignage, mais la partialité peut affecter la valeur probante de celui-ci. Ils écrivent :
590. Même si un expert doit exprimer son avis avec impartialité, l’existence de facteurs susceptibles d’affecter son objectivité ne le rend pas inhabile à témoigner en cette qualité. S’il en est ainsi, c’est que son rôle n’est pas de rendre une décision, mais d’aider le juge à comprendre la preuve et à en tirer des conclusions appropriées. Il a été jugé, notamment, qu’un expert ne peut pas être déclaré inhabile à témoigner pour une partie parce que c’est lui qui a préparé pour elle la réclamation ou parce qu’il existe entre eux des relations d’affaires ou d’amitié, une relation employeur-employé ou une relation professionnel-client. Ces facteurs, s’ils ne rendent pas un expert inapte à témoigner, sont toutefois susceptibles d’affecter sa crédibilité. De plus, si un expert manque à son devoir d’impartialité et que cela le mène à porter une opinion de nature diffamatoire sur la conduite de la partie adverse, il s’expose à être poursuivi et condamné à des dommages-intérêts pour atteinte à la réputation de cette partie.[51]
[références omises][[je souligne]
[105] Rogers ne conteste pas les qualifications de Mme Havas. En l’espèce, son opinion a consisté à établir l’existence de plusieurs études scientifiques qui supportent sa position selon laquelle les ondes des tours de télécommunication peuvent affecter la santé des populations qui habitent à proximité. Elle a tenté de démontrer que le Code de sécurité 6 ne prend pas en considération les effets non thermiques des ondes et ne protège pas suffisamment la santé de la population à cet égard.
[106] Par ailleurs, M. McNamee, l’expert de Rogers, est un employé de Santé Canada depuis 1998. Il a reconnu que des études indiquent l’existence d’effets non thermiques, mais a précisé qu’un plus grand nombre d’études expliquent que de tels effets n’existent pas. Il a soutenu que celles qui nient les effets nocifs ont été réalisées à l’aide d’une meilleure méthodologie alors que Mme Havas était d’avis qu’il existe toujours une certaine incertitude scientifique.
[107] Il ressort du jugement de première instance que la juge a simplement retenu de cette preuve qu’il y a une controverse dans la littérature scientifique quant aux effets non thermiques des ondes. Je ne crois pas que, dans ce contexte, elle a erré en rejetant l’objection de Rogers de la façon suivante :
[113] Dans l’arrêt Saguenay (Ville de) c. Mouvement laïque québécois, la Cour d’appel analyse la valeur probante du témoignage d’un expert et lui reproche son manque d’impartialité qui l’empêche de prendre une certaine distance vis-à-vis son client et la cause qu’il défend. Dans cette affaire, le témoignage de cet expert avait joué un rôle déterminant sur l’issue du litige, alors que dans le cas présent, la valeur probante du rapport et du témoignage du Dr Havas ont une importance relative dans la mesure où le Tribunal n’a pas à décider qui, du Dr Havas ou de M. McNamee, a raison, ou si le Code de sécurité 6 protège adéquatement le public canadien. De plus, la possibilité que le témoignage du Dr Havas ou son rapport puisse induire en erreur le Tribunal n’est pas un facteur à considérer en l’espèce puisqu’ils ne portent pas sur une question en litige en tant que tel.[52]
[référence omise]
[108] Quant à la requête pour preuve nouvelle, la juge n’a pas commis d’erreur non plus en la rejetant. La juge a conclu que Rogers voulait déposer des articles écrits par Mme Havas sur son site Web pour démontrer son militantisme, son activisme, sa partialité et son manque d’objectivité. Or, comme le souligne avec raison la juge, puisqu’elle a déterminé que la seule utilité des rapports et des témoignages d’experts était d’établir la controverse scientifique, les articles supplémentaires que voulait déposer Rogers n’auraient rien changé à sa décision concernant le rejet de l’objection.
LE POURVOI DE CHÂTEAUGUAY
La juge a-t-elle erré en concluant qu’elle a agi de mauvaise foi et a abusé de son pouvoir, rendant ainsi invalides l’avis de réserve et la résolution municipale qui l’impose?
[109] L’analyse faite dans le cadre du pourvoi de Rogers répond à cette question. La juge a erré en concluant à la mauvaise foi de Châteauguay.
LE POURVOI DE CHRISTINA WHITE
L’avis d’expropriation du 50 Industriel est-il devenu sans objet puisque Rogers ne désire plus installer sa tour de télécommunication sur ce terrain?
[110] Christina White plaide que Châteauguay reconnaît qu’elle ne peut forcer Rogers à installer sa tour au 50 Industriel et que la réglementation municipale n’est pas opposable à l’entreprise de compétence fédérale. De plus, dans sa défense réamendée, Châteauguay admet qu’elle a appris le 29 septembre 2010 que Rogers refusait désormais de considérer bâtir sa tour au 50 Industriel, car elle craignait pour la sécurité de ses équipements et pour ses relations avec les autochtones.
[111] Selon Mme White, cette admission démontre l’erreur de la juge lorsqu’elle affirme que Rogers n’a jamais opposé un refus définitif au 50 Industriel et que le seul motif invoqué par l’entreprise pour procéder au 411 St-Francis était le délai lié au processus.
[112] Mme White plaide que, en matière d’expropriation, le Tribunal doit tenir compte de l’absence d’objet ou de l’impossibilité de le réaliser. Elle soutient que l’objet pour lequel l’avis d’expropriation lui a été signifié est irréalisable et, qu’en conséquence, il doit être déclaré nul.
[113] À mon avis, il s’agit ici d’une pure question de fait. La juge s’exprime ainsi :
[130] La preuve révèle que le 15 décembre 2009, Rogers accepte le 50 Industriel à certaines conditions, dont celle que la Ville en devienne propriétaire dans les 60 jours, ce qui ne s’est pas réalisé, en raison, notamment, de la contestation de Mme White. Rogers est d’avis que la Ville n’a pas d’expectative de devenir propriétaire du 50 Industriel à brève échéance et elle décide donc d’aller de l’avant avec son projet au 411 Saint-Francis. Ainsi, le 24 août 2010, Rogers informe la Ville qu’elle n’entend pas utiliser le 50 Industriel.
[131] Cependant, malgré la position prise par Rogers, celle-ci continue ses discussions avec la Ville. Le 29 septembre 2010, une rencontre a lieu entre M. Plourde, certains représentants de la Ville et M. Côté. À la suite de cette rencontre, la Ville propose à Rogers de lui accorder jusqu’au 15 mai 2011 pour devenir propriétaire du 50 Industriel.
[132] Le 8 octobre 2010, Rogers informe la Ville qu’elle ne voit pas de motif valable de retarder son projet. Elle est d’avis que ce délai «ne ferait que retarder l’inévitable».
[133] Ainsi, il est incontestable que Rogers favorise le 411 Saint-Francis pour son projet. Cependant, en aucun temps ni Rogers ni Industrie Canada n’a opposé un refus définitif du 50 industriel.[53]
[114] Comme la juge le constate, bien que Rogers ait mentionné, en août 2010, ne plus vouloir utiliser le 50 Industriel, elle a tout de même poursuivi les discussions avec Châteauguay. Dans l'arrêt Beauceville (Ville de) c. Mathieu, la Cour rappelle que l'expropriant n'est pas tenu de démontrer dès l'expropriation qu'il a franchi toutes les étapes nécessaires à la réalisation du projet[54]. En l’espèce, je suis d’avis que nous ne sommes pas devant un cas où le projet est devenu « irréalisable », ce qui pourrait survenir, par exemple, en raison d’un refus d’un tribunal de l’autoriser[55].
[115] Mme White n’a pas établi que la juge aurait commis une erreur révisable en décidant que Rogers n’a pas opposé un refus définitif à installer sa tour au 50 Industriel.
[116] Pour ces motifs, je propose de rejeter les pourvois de Rogers et de Christina White, mais d’accueillir celui de Châteauguay, d’infirmer le jugement de première instance dans le dossier 760-05-005158-108 afin de rejeter la requête de Rogers en contestation de l’avis de réserve, avec dépens contre Rogers.
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JULIE DUTIL, J.C.A. |
[1] Circulaire des procédures concernant les clients - Systèmes d’antennes de radiocommunications et de radiodiffusion, CPC-2-0-03, 4e éd., publication juin 2007, entrée en vigueur le 1er janvier 2008.
[2] 114957 Canada ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40 [Spraytech].
[3] Loi sur les cités et villes, RLRQ, c. C-19.
[4] Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.) 30 & 31 Vict., c. 3, paragr. 92(10)a).
[5] Toronto Corporation v. Bell Telephone Co. of Canada, [1905] A.C. 52 (C.P.) [Bell].
[6] In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada, [1932] A.C. 304 (C.P.).
[7] Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, 2007 CSC 22 [Banque canadienne de l’Ouest].
[8] Banque canadienne de l’Ouest, ibid., paragr. 42 et 43.
[9] Banque canadienne de l’Ouest, ibid., paragr. 78.
[10] Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, [2011] 3 R.C.S. 134, 2011 CSC 44 [PHS Community Services Society].
[11] PHS Community Services Society, ibid., paragr. 61-64.
[12] PHS Community Services Society, ibid., paragr. 65.
[13] Spraytech, supra, note 2, paragr. 21.
[14] Loi constitutionnelle de 1867, supra, note 4.
[15] Jugement de première instance, paragr. 70.
[16] Loi sur l’expropriation, RLRQ, c. E-24; Loi sur les cités et villes, supra, note 3; Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, c. A-19.1.
[17] Loi sur les compétences municipales, RLRQ, c. C-47.1, art. 85.
[18] Spraytech, supra, note 2, paragr. 27.
[19] Loi sur les pesticides, RLRQ, c. P-9.3.
[20] Loi sur les produits antiparasitaires, L.R.C. (1985), c. P-9, remplacée par L.C. 2002, c. 28.
[21] Jugement de première instance, paragr. 91-98.
[22] Spraytech, supra, note 2.
[23] Loi sur l’expropriation, supra, note 16, art. 75.
[24] Jugement de première instance, paragr. 152 et 153.
[25] Jugement de première instance, paragr. 162-166.
[26] Leiriao c. Val-Bélair (Ville de), [1991] 3 R.C.S. 349, 371 et 379.
[27] Entreprises Sibeca inc. c. Frelighsburg (Municipalité), [2004] 3 R.C.S. 304, 2004 CSC 61, paragr. 35.
[28] Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, [2010] 2 R.C.S. 536, 2010 CSC 39 [COPA].
[29] Québec (Procureur général) c. Lacombe, [2010] 2 R.C.S. 453, 2010 CSC 38.
[30] Johannesson v. Rural Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S., 292; Construction Montcalm inc. c. Com. Sal. Min., [1979] 1 R.C.S. 754.
[31] COPA, supra, note 28, paragr. 40.
[32] In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada, supra, note 6.
[33] Capital Cities Comm. c. C.R.T.C., [1978] 2 R.C.S. 141.
[34] Régie des services publics et autres c. Dionne et autres, [1978] 2 R.C.S. 191.
[35] Bell, supra, note 5, 60 et 61.
[36] Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, paragr. 65 [Marine]; Banque canadienne de l’Ouest, supra, note 7, paragr. 69.
[37] COPA, supra, note 28, paragr. 62.
[38] Marine, supra, note 36, paragr. 68 et 69.
[39] Loi sur la radiocommunication, L.R.C. (1985), c. R-2.
[40] Loi sur la radiocommunication, supra, note 39; Circulaire des procédures concernant les clients -Systèmes d’antennes de radiocommunications et de radiodiffusion, supra, note 1; du Guide destiné aux autorités responsables du sol pour la rédaction des protocoles visant les emplacements d’antennes, Industrie Canada; éd. 1, janvier 2008; Politique de délivrance de licence de spectre applicable aux titulaires de licence de systèmes cellulaires et du service de communications personnelles (SPC) en place, Industrie Canada, décembre 2003.
[41] Marine, supra, note 36, paragr. 69.
[42] Guide destiné aux autorités responsables du sol pour la rédaction des protocoles visant les emplacements d’antennes, Industrie Canada, supra, note 40, page 3.
[43] Banque canadienne de l’Ouest, supra, note 7, paragr. 103.
[44] Jugement de première instance, paragr. 113.
[45] Ibid., paragr. 102 et 109.
[46] Ibid., paragr. 90.
[47] Ibid., paragr. 97.
[48] Ibid., paragr. 108.
[49] Ibid., paragr. 97.
[50] Ibid., paragr. 97.
[51] Léo Ducharme et Charles-Maxime Panaccio, L'administration de la preuve, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, paragr. 590. Voir également : Preuve et prescription, JurisClasseur Québec - Collection Droit civil, édition sur feuilles mobiles, Montréal, LexisNexis, 2008, Fascicule 6, paragr. 56 et 57.
[52] Jugement de première instance, paragr. 113.
[53] Jugement de première instance, paragr. 130-133.
[54] Beauceville (Ville de) c. Mathieu, [2004] R.D.I. 538, J.E. 2004-1233 (C.A.), Voir également Gignac c. St-Zénon (Municipalité de), 2006 QCCS 5111, paragr. 73; Bouchard c. Notre-Dame-du-Portage (Municipalité de), [2005] R.D.I. 802, J.E. 2005-1895 (C.S.), paragr. 38; 3563308 Canada inc. c. Québec (Procureur général), 2011 QCCS 6768, paragr. 52; Lemieux c. Rivière Bleue (Municipalité de), 2011 QCCS 5837, paragr. 14.
[55] À titre d’exemple voir Corporation municipale de la municipalité de Saint-Jean-des-Piles c. Quesnel, 1996 CanLII 5965 (QCCA).
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