Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

Singh c. Montréal (Ville de)

2015 QCCS 3853

 

JP2049

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

N :

 

500-17-044982-083

 

DATE :

Le 4 septembre 2015                                                               

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

MICHELINE PERRAULT, J.C.S.

 

 

Jaggi Singh

Demandeur

c.

 

Ville de Montréal

et

Paul Rouillard

et

Frédéric Mercier

et

Georges Lamirande

Défendeurs

 

 

CORRECTION D’UN JUGEMENT RENDU LE 25 AOUT 2015

 

 

 

[1]   VU le jugement rendu le 25 août 2015;

[2]       VU la demande en rectification de jugement des défendeurs Ville de Montréal et Me Paul Rouillard ;

[3]       VU que le Tribunal a omis d’inclure des conclusions quant aux défendeurs Ville de Montréal et Me Paul Rouillard;

[4]       VU qu’il est manifeste à la lecture du jugement que le recours du demandeur à l’égard de ces derniers est rejeté;

 

 

[5]       VU qu’il y a lieu de préciser que le recours du demandeur est rejeté à l’égard de la Ville de Montréal ainsi qu’à l’égard de Me Rouillard et que des dépens doivent leur être accordés;

[6]       VU qu’il est dans l’intérêt de la justice que ces précisions soient apportées aux conclusions du jugement;

[7]       VU les articles 475 et 477 du Code de procédure civile;

 

POUR CES MOTIFS LE TRIBUNAL:

[8]       RECTIFIE le jugement daté du 25 août 2015 de façon à ce que la conclusion [129] se lise dorénavant comme suit :

« [129] ACCUEILLE en partie l’action du demandeur à l’encontre des défendeurs Frédéric Mercier et Georges Lamirande;»

[9]       RECTIFIE le jugement daté du 25 août 2015 afin d’y ajouter les conclusions suivantes :

« [132] REJETTE l’action du demandeur à l’encontre des défendeurs Ville de Montréal et Me Paul Rouillard;

[133] LE TOUT avec dépens en faveur de la Ville de Montréal et de Me Paul Rouillard. »

[10]    SANS FRAIS.

 

 

 

 

 

MICHELINE PERRAULT, J.C.S.

 

Monsieur Jaggi Singh

Non représenté

 

Me Pierre-Yves Boisvert

Dagenais, Gagnier, Biron

Procureur des défendeurs

 


Singh c. Montréal (Ville de)

2015 QCCS 3853

 

JP2049

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

N :

 

500-17-044982-083

 

DATE :

Le 25 août 2015                                                                        

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

MICHELINE PERRAULT, J.C.S.

 

 

JAGGI SINGH

Demandeur

c.

 

VILLE DE MONTRÉAL

et

PAUL ROUILLARD

et

FRÉDÉRIC MERCIER

et

GEORGES LAMIRANDE

Défendeurs

 

 

JUGEMENT

 

 

 

I-          Introduction

[1]       Le demandeur Jaggi Singh poursuit les policiers, Frédéric Mercier et Georges Lamirande, pour arrestation et détention abusives, ainsi que Me Paul Rouillard, pour poursuites abusives liées aux accusations de non-respect de conditions et d’entrave à un agent de la paix. La Ville de Montréal (la «Ville») est poursuivie à titre de commettant de tous les défendeurs.

[2]       M. Singh demande au Tribunal de déclarer qu’il y a eu une atteinte à ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés[1] (la «Charte canadienne»), par la Charte des droits et libertés de la personne[2] (la «Charte québécoise») et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le «Pacte international»).

[3]       M. Singh réclame solidairement aux défendeurs les montants suivants : 25 000 $ pour cinq jours de détention illégale, 12 000 $ à titre de dommages moraux et de dommages pour atteinte à ses droits garantis par les Chartes, et 45 000 $ à titre de dommages exemplaires.

 

II-         Contexte Factuel

[4]       M. Singh se décrit comme un activiste pour la justice sociale. Le 8 mars 2007, il participe à une manifestation organisée par le Comité des femmes de diverses origines dans le cadre de la Journée internationale de la femme. Il doit cependant respecter certains engagements souscrits lors d’une arrestation antérieure, dont celui de «ne pas se trouver sur les lieux d’une manifestation qui n’est pas paisible et quitter immédiatement les lieux de toute manifestation qui n’est pas paisible[3]».

[5]       L’agent Mercier, après avoir consulté son supérieur, le sergent Lamirande, a procédé à l’arrestation de M. Singh étant d’avis au moment de cette arrestation, que la manifestation n’était pas paisible et donc que M. Singh ne respectait pas ses conditions de remise en liberté.

[6]       Le 9 mars 2007, M. Singh comparaît en Cour municipale devant le juge Robert Diamond. Me Kim Cloutier, agissant pour la poursuite, s’objecte alors à sa remise en liberté.

[7]       Le 13 mars 2007, M. Singh est remis en liberté à la suite d’une enquête sur cautionnement. Des accusations sont portées contre lui, mais sont ensuite retirées par Me Rouillard le 28 février 2008, soit le matin du procès.

[8]       Le 27 août 2008, M. Singh a intenté son action contre la Ville de Montréal, Me Kim Cloutier, Me Fabienne Léonard, Me Rouillard et l’agent Mercier[4].

[9]       Le 13 avril 2010, M. Singh amende sa requête introductive d’instance pour y ajouter un défendeur, soit le sergent Lamirande.

 

III-       Questions en litige

 

1.         L’action de M. Singh à l’égard des policiers Mercier et Lamirande est-elle prescrite?

2.         Advenant que l’action ne soit pas prescrite, les policiers Mercier et Lamirande ont-ils commis une faute ?

3.         Me Rouillard a-t-il intenté une poursuite criminelle abusive contre M. Singh ?

 

4.         Si la réponse aux questions 2 ou 3 est affirmative, M. Singh en a-t-il subi un préjudice ?

5.         La poursuite de M. Singh est-elle abusive ?

 

IV-         Analyse

1.         L’action de M. Singh à l’égard des policiers Mercier et Lamirande est-elle prescrite?

[10]       Puisque M. Singh a amendé sa requête introductive d’instance afin de retirer sa réclamation pour préjudice corporel, c’est donc le délai de prescription de six mois prévu à l’article 586 Loi sur les cités et villes LCV»)[5] qui s’applique en l’espèce. Cet article se lit comme suit :

«586. Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l’un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d’illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d’action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.»

[11]       Les policiers Mercier et Lamirande plaident que le recours pour arrestation et détention abusives est prescrit n’ayant pas été intenté dans le délai de six mois.

 

1.1. La suspension de la prescription

[12]       L’agent Mercier a déposé une requête en irrecevabilité de la demande suivant l’article 165(4) du Code de procédure civile  («C.p.c.») pour cause de prescription (la «Requête en irrecevabilité»). Son procureur, qui représente aussi le sergent Lamirande, indique au Tribunal que la Requête en irrecevabilité au nom du défendeur Frédéric Mercier vaut également pour le défendeur Georges Lamirande. Ceci n’est pas contesté par la partie demanderesse, de sorte que le Tribunal analysera la Requête en irrecevabilité comme si elle était présentée à la fois par les défendeurs Mercier et Lamirande.

[13]        Le Tribunal doit décider si le délai de prescription de six mois court de la date de l’arrestation de M. Singh, soit le 8 mars 2007, comme le prétendent les policiers Mercier et Lamirande, ou de la date du retrait des procédures, soit le 28 février 2008, comme le soutient M. Singh.

[14]        Les policiers Mercier et Lamirande plaident que dès le 8 mars 2007, M. Singh connaissait tous les faits entourant son arrestation et sa détention, en d’autres mots, tous les éléments nécessaires à l’analyse de l’acte fautif qui leur est reproché. Ainsi, il n’y avait aucune nécessité que soit tranchée d’abord la poursuite criminelle. Cette cause d’action est donc prescrite.

[15]       M. Singh répond que s’il avait été trouvé coupable des accusations portées contre lui, il n’aurait pas eu de cause d’action au civil, car le fondement du recours contre les policiers est que ces derniers n’avaient aucun motif raisonnable de procéder à son arrestation puisque la manifestation était paisible.

[16]       Les principes applicables à cette question ont été énoncés par la Cour d’appel dans l’arrêt Popovic c. Montréal (Ville de)[6]. La Cour d’appel y rappelle les fondements de la règle de la suspension de la prescription du recours civil jusqu’au jour du prononcé du jugement final en matière de poursuites abusives, mais souligne toutefois qu’il faut éviter d’assimiler «poursuite abusive» et «arrestation abusive».

[17]       Elle y précise que cette suspension s’applique aussi dans le cas d’un recours en dommages-intérêts fondé sur une arrestation abusive, mais « uniquement dans la mesure où l’accusé démontre la nécessité d’un jugement sur les accusations portées à la suite de «l’arrestation abusive» pour précisément trancher de l’abus[7].» Cela pourrait être le cas lorsqu’il existe un lien de droit ou de fait entre l’arrestation abusive et l’issue des procédures criminelles[8].

[18]       Or, ce lien existe, à tout le moins pour une des causes d’action invoquée par M. Singh. C’est le cas lorsque M. Singh reproche aux policiers d’avoir procédé à son arrestation sans motifs raisonnables et probables puisque la manifestation à laquelle il participait était paisible. Il soutient que les policiers ont arbitrairement qualifié la manifestation de non paisible de manière à pouvoir justifier son arrestation.

[19]       Cependant, ces reproches disparaissent si le jugement final le reconnait coupable de non-respect de conditions pour avoir participé à une manifestation non paisible[9]. En effet, comment prétendre que les policiers ont commis une faute et qu’ils n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de procéder à son arrestation pour avoir participer à une manifestation non paisible, s’il est trouvé coupable de non-respect de conditions pour ce motif?

[20]       L’issue de la poursuite criminelle allait manifestement influencer le résultat de la poursuite au civil puisque dans un cas comme dans l’autre, la question de savoir si la manifestation était paisible ou non est au cœur du litige.

[21]       Ainsi, le Tribunal donne raison à M. Singh. Ce dernier ne pouvait pas obtenir gain de cause au civil tant que les accusations criminelles pour non-respect de conditions étaient pendantes. Le point de départ de la prescription pour arrestation abusive court donc du jour où les accusations contre M. Singh ont été retirées, mettant ainsi fin au processus criminel, de sorte que cette cause d’action n’est pas prescrite.

[22]        Par contre, il en est autrement lorsqu’il reproche aux policiers de l’avoir détenu pour une période abusivement longue. À l’égard de cette autre cause d’action, M. Singh connaissait dès le moment de sa remise en liberté, soit le 13 mars 2007, tous les éléments nécessaires à l’analyse de l’acte fautif reproché aux policiers en vertu de l’article 1457 du Code civil du Québec C.c.Q.»). L’issue de la poursuite criminelle n’y changeait rien. Ainsi, cette cause d’action est prescrite à l’égard des policiers.

[23]       M. Singh soutient également qu’il craignait de mettre en péril les chances que la Ville et ses procureurs retirent les accusations portées contre lui s’il intentait une poursuite civile. Le Tribunal ne retient pas ce dernier argument qui ne constitue pas un motif de suspension de la prescription.

[24]       Comme il s’agit de causes d’action dissociables l’une de l’autre, il est possible de rejeter l’action pour détention abusive malgré la prohibition de l’irrecevabilité partielle[10].

 

1.2. La prescription à l’égard du sergent Lamirande

[25]       Le sergent Lamirande plaide que le recours de M. Singh est prescrit à son égard car il a été poursuivi en avril 2010, donc bien après l’expiration du délai de six mois prévu à l’article 596 LCV.

[26]        Il convient de rappeler les faits suivants : (1) M. Singh a été arrêté le 8 mars 2007; (2) les accusations portées contre lui ont été retirées le 28 février 2008; (3) il a intenté son recours le 27 août 2008; (4) le ou vers le 2 février 2010, l’agent Mercier a fait signifié sa défense; et (5) le ou vers le 13 avril 2010, M. Singh a amendé sa requête introductive d’instance pour y ajouter le sergent Lamirande à titre de défendeur. Il n’y a pas eu d’opposition à l‘amendement et le sergent Lamirande a comparu le 21 avril 2010, mais n’a pas fait déposé de défense.

[27]       M. Singh allègue qu’il lui était impossible de poursuivre le sergent Lamirande avant le 2 février 2010, car il ne connaissait pas le rôle qu’avait joué ce dernier dans son arrestation avant de recevoir la défense de l’agent Mercier.

[28]        En cas de responsabilité extracontractuelle, la solidarité est la règle entre co-auteurs d’un préjudice[11]. L’action contre l’un des débiteurs solidaires interrompt la prescription contre tous : «L’interruption à l’égard de l’un des créanciers ou des débiteurs d’une obligation solidaire ou indivisible produit ses effets à l’égard des autres[12].». D’ailleurs, la solidarité entre les policiers Mercier et Lamirande n’est pas contestée.

[29]        Ainsi, non seulement l’action intentée par M. Singh a interrompu la prescription à l’égard des policiers Mercier et Lamirande à compter de son introduction, mais de plus, cette interruption est toujours tenante et le demeurera jusqu’au jugement au fond dans le présent dossier[13].  L’action contre le sergent Lamirande n’est donc pas prescrite.

 

2.         Advenant que l’action ne soit pas prescrite, les policiers Mercier et Lamirande ont-ils commis une faute ?  

[30]        Rappelons tout d’abord quelques principes.

[31]        Les principes de responsabilité civile extracontractuelle s’appliquent à l’ensemble des justiciables. Les policiers ne bénéficient d’aucune immunité particulière dans l’exercice de leurs fonctions[14]. Il appartient donc à celui qui soutient avoir subi des dommages en raison de la faute du policier de prouver par prépondérance des probabilités les trois éléments générateurs de responsabilité civile : la faute du policier, ses dommages et le lien de causalité entre les deux.

[32]       C’est en comparant la conduite du policier au modèle du policier normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances, qu’on doit rechercher si, oui ou non, il a commis une faute[15].

[33]       Les policiers qui procèdent à une arrestation doivent avoir des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise. Dans l’arrêt R. c. Storrey[16], le juge Cory a analysé cette question et a précisé que les motifs doivent être à la fois subjectivement et objectivement raisonnables, de sorte qu’une personne raisonnable conclurait de la même façon :

« En résumé donc, le Code criminel exige que l’agent de police qui effectue une arrestation ait subjectivement des motifs raisonnables et probables d’y procéder. Ces motifs doivent en outre être objectivement justifiables, c’est-à-dire une personne raisonnable se trouvant à la place de l’agent de police doit pouvoir conclure qu’il y avait effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation.»

[34]        M. Singh reproche à l’agent Mercier d’avoir procédé à son arrestation sans motifs raisonnables et probables lui permettant de croire qu’il commettait une infraction, en d’autres mots, qu’il participait à une manifestation non paisible. Quant au sergent Lamirande, il lui reproche d’avoir appuyé l’agent Mercier dans sa décision de procéder à son arrestation. En effet, l’agent Mercier allègue que les instructions et les conclusions de son supérieur, le sergent Lamirande, ont joué un rôle dans sa décision de procéder à l’arrestation de M. Singh.

 

2.1. La preuve en demande

[35]       M. Singh participe régulièrement à des manifestations et autres activités afin d’exprimer ses opinions politiques et manifester son appui à diverses causes humanitaires. M. Singh a été arrêté à plusieurs reprises et il est donc bien connu des policiers du Service de police de la Ville de Montréal.

[36]       Le 8 mars 2007, M. Singh participe à la manifestation annuelle organisée par le Comité des femmes de diverses origines. À cette date, il est dans l’obligation de respecter des conditions de remise en liberté imposées par la Cour municipale de Montréal, à savoir :

« 1. garder la paix et avoir une bonne conduite;

2.  ne pas se trouver sur les lieux d’une manifestation qui n’est pas paisible et quitter immédiatement les lieux de toute manifestation qui n’est pas paisible;

3.  ne pas manifester sur tous terrains privés sauf avec l’autorisation écrite du propriétaire[17]. »

[37]       La manifestation a débuté à la station de métro Berri-UQÀM à l’angle des rues Berri et Sainte-Catherine, vers 18h30, pour se diriger en direction ouest sur la rue Sainte-Catherine, à destination du Carré Phillips, situé à l’angle des rues Union et Sainte-Catherine.

[38]       Arrivés au Carré Phillips, les manifestants se sont arrêtés pour écouter quelques discours. Une fois les discours terminés, certains manifestants, y compris M. Singh, sont retournés vers la station de métro Berri-UQÀM en marchant vers l’est sur la rue Sainte-Catherine. M. Singh marchait avec une amie, Geneviève Lambert-Pilotte, qui se rendait au Métropolis sur la rue Sainte-Catherine pour assister à un spectacle. À un certain moment, les policiers ont demandé aux manifestants de marcher sur le trottoir et non au milieu de la chaussée, et M. Singh a obéi immédiatement. Peu de temps après avoir dépassé le Métropolis, M. Singh est arrêté au motif qu’il participe à une manifestation. Il a alors demandé aux policiers de vérifier ses conditions de remise en liberté et leur a indiqué qu’il avait le droit de participer à une manifestation qui était paisible, ce qui était, à son avis, le cas en l’espèce.

[39]       M. Singh est persuadé que les policiers ont décidé de qualifier la manifestation de non paisible après avoir constaté quelles étaient ses conditions de remise en liberté et uniquement dans le but de pouvoir justifier son arrestation. Il est d’avis qu’il a été arrêté non pas à cause de ce qu’il a fait, mais plutôt à cause de qui il est.

[40]       M. Singh a déposé la transcription des témoignages rendus lors de son enquête sur cautionnement dont voici quelques extraits :

 

-        il faisait très froid et l’atmoshère était énergique (Interrogatoires d’Emma Stople et de Samir Hussein);

-        il s’agit d’un événement annuel qui est reconnu pour être paisible et sans violence. (Interrogatoire de Frida Guttman);

-        l’atmosphère de la marche était joyeuse et tout était paisible. (Interrogatoires de Charzad Arsladi, d’Emma Stople et de Samir Hussein);

-        Mme Stople et M. Hussein n’ont observé aucun grabuge, violence ou activité illégale (Interrogatoires d’Emma Stople et de Samir Hussein);

-        Mme Stople n’a pas vu M. Singh donné des ordres ou directives à qui que ce soit (Interrogatoire d’Emma Stople);

-        ils n’ont entendu aucun slogan contre la police (Interrogatoires de Charzad Arsladi et d’Emma Stople).  

[41]        Le Tribunal résume ci-dessous l’essentiel des témoignages rendus à l’audience par d’autres personnes ayant participé à la manifestation.

[42]        Mme Anna Kruzinski témoigne que l’atmosphère de la marche était joyeuse, que les gens scandaient divers slogans sur les droits des femmes et qu’elle n’a observé aucun grabuge ou activité illégale. Elle reconnaît qu’il y a eu des slogans contre la police, mais ajoute que cela n’a rien d’inhabituel et n’a duré que quelques minutes.

[43]        Mme Geneviève Lambert-Pilotte témoigne que la marche s’est déroulée paisiblement et calmement et que les participants marchaient très rapidement à cause du froid qu’il faisait ce jour-là. Elle n’a vu aucun grabuge ou activité illégale. Elle confirme que M. Singh a marché sur le trottoir dès que les policiers en ont donné l’ordre. Elle n’a jamais vu M. Singh donné des ordres ou des directives à qui que ce soit, alors qu’elle l’aperçoit en route vers le Carré Phillips; parle avec lui au Carré Phillips; et ensuite, marche avec lui après les discours jusqu’au Metropolis. Elle témoigne que quelques individus ont scandé des slogans contre les policiers lorsque ceux-ci ont empêché certains manifestants de continuer sur la rue Ste-Catherine au delà du Carré Phillips. Elle témoigne que le fait de marcher dans la rue est symbolique pour les manifestants. C’est leur façon d’attirer l’attention sur leur cause.

[44]       Mme Dolores Chew témoigne qu’elle assiste à cette marche tous les ans avec ses enfants. Elle décrit l’atmosphère comme étant joyeuse. Elle marchait au côté de M. Singh en route vers le Carré Phillips. Elle n’a vu aucun grabuge ou activité illégale et ajoute qu’elle se sentait en sécurité.

[45]       Bref, tous s’entendent pour invoquer l’atmosphère festive et non violente de la manifestation.

 

2.2. La preuve en défense

[46]       Les policiers Mercier et Lamirande n’ont pas témoigné à l’audience, mais la transcription du témoignage de l’agent Mercier lors de l’enquête sur cautionnement de M. Singh, celle de son interrogatoire après défense du 21 avril 2010 et son rapport d’évènement, de même que les rapports d’événement des sergents Lamirande et Doyon, ont tous été déposés au dossier de la cour.

[47]       Selon l’agent Mercier, la manifestation a débuté vers 18h30 lorsque les manifestants ont quitté l’édicule du métro Berri-UQAM. Il faisait -30°C ce jour-là. L’agent Mercier estime qu’il y avait plus ou moins 50 manifestants.

[48]       Le sergent Lamirande, qui est en charge de la manifestation afin de s’assurer qu’elle se déroule de façon sécuritaire, a invité les manifestants à emprunter le boulevard de Maisonneuve. Les manifestants ont ignoré la recommandation du sergent Lamirande et ont plutôt emprunté la rue Sainte-Catherine vers l’ouest, en sens inverse de la circulation. Les policiers ont néanmoins réussi à dégager la rue Sainte-Catherine.

[49]       L’agent Mercier affirme que dès le début il sent la foule hostile à l’égard des policiers car certaines manifestantes lui mentionnent qu’elles n’aiment pas la présence des policiers et qu’ils ne servent à rien[18]. L’agent Mercier remarque M. Singh, qui est une figure connue des manifestations, à la hauteur de la rue Jeanne-Mance. Il reconnaît que lorsqu’il aperçoit M. Singh, la rue Sainte-Catherine a déjà été bloquée et qu’il n’y a plus de voitures circulant dans la rue[19].

[50]       L’agent Mercier téléphone au poste de quartier afin de vérifier si M. Singh a des conditions à respecter. Il est alors informé qu’il est interdit à M. Singh de se trouver dans une manifestation qui n’est pas paisible. Il demande qu’on imprime cette information «en cas d’usage futur»[20].

[51]       Entre temps, la manifestation est arrivée au Carré Phillips. Selon l’agent Mercier, certains manifestants veulent continuer sur la rue Sainte-Catherine et dépasser la rue Union, mais les policiers leur bloquent la route, ce qui déplaît à un groupe de personnes qui accompagnent M. Singh et celles-ci les insultent. L’agent Mercier informe le sergent Lamirande et le sergent Doyon de la présence de M. Singh et des conditions qu’il doit respecter. Le sergent Lamirande lui répond qu’à son avis la manifestation n’est pas paisible et ils conviennent alors de procéder à l’arrestation de M. Singh [21].

[52]       Voici ce que dit l’agent Mercier lors de l’enquête sur cautionnement :

 

« Donc les policiers ont dû débarquer à pied et former une ligne pour empêcher que des manifestants continuent parce qu’il semblait avoir un groupe qui voulait continuer. J’informe mon sergent de la situation, que l’individu présent et des conditions de ne pas être dans une manifestation si elle n’est pas paisible, et j’en conviens que la manifestation n’est pas paisible du fait qu’ils ont emprunté Sainte-Catherine à sens inverse. Et puis dès le, - dès le début de la manifestation, quand je me suis informé auprès de la personne sur les lieux, j’ai senti que notre présence n’était pas la bienvenue et les regards hostiles et des commentaires hostiles venant des gens, comme de quoi qu’on n’avait pas d’affaire là, même si je leur informais qu’on était là pour leur sécurité. En fait, c’est ce qui est arrivé. On a bloqué les rues. Tout s’est bien déroulé[22]. (…) »

 

[53]       Il témoigne avoir ensuite remarqué un groupe de 5 ou 6 personnes autour de M. Singh à qui ce dernier semblait donner des directives ou des informations. Par la suite, deux personnes de ce groupe se sont approchées des policiers pour les narguer en leur demandant leur nom et leur matricule[23].

[54]       L’agent Mercier indique que les manifestants tenaient des propos qu’il qualifie de «haineux et injurieux» à l’égard des policiers, tels que :

« La police au service des riches et des fascistes[24]»

« Vous avez pas d’affaires ici … toi c’est quoi ton matricule[25].» ou « Je veux voir ton matricule. Je veux voir ton nom[26]

« Les cochons, restez pas là. On veut pas vous voir. C’est un avant-goût de la manifestation du 15 mars prochain contre la brutalité policière. Là on va se revoir. C’est juste un avant-goût[27]

 

[55]       Les policiers Mercier et Lamirande entreprennent donc de procéder à l’arrestation de M. Singh. L’agent Mercier prend son véhicule et se rend sur la rue Sanguinet pour attendre M. Singh. Il craint un affrontement car les manifestants qui ont emprunté le chemin du retour sont plus nombreux que les policiers. Il est informé par le sergent Lamirande, avec lequel il est en contact radio, que M. Singh approche de la rue Sanguinet et qu’il y a d’autres policiers dans le secteur pour l’assister, si nécessaire.

[56]        Au moment de son arrestation, M. Singh est seul, isolé du groupe.

 

2.3. Les motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise

[57]        Les policiers Mercier et Lamirande avaient-ils des motifs raisonnables et probables de croire que M. Singh avait commis une infraction, c’est-à-dire que ce dernier participait à une manifestation qui n’était pas paisible, contrevenant par le fait même à ses conditions de remise en liberté?

[58]        L’agent Mercier est d’avis que la manifestation n’est pas paisible car les manifestants marchent en sens inverse de la circulation et qu’ils tiennent des propos hostiles à l’égard des policiers[28].

[59]       Le rapport d’événement du sergent Lamirande n’offre aucune explication sur les motifs l’ayant mené à considérer que la manifestation est non paisible ni à quel moment il aurait fait ce constat.

[60]       Quant au sergent Doyon, son rapport d’événement est également silencieux à ce sujet. Il mentionne avoir été informé par un policier que M. Singh ne respecte pas ses conditions en prenant part à la manifestation et va donc prêter assistance à son arrestation.

2.3.1. Les manifestants marchent en sens inverse de la circulation

[61]        Il ressort de la preuve que dès leur arrivée sur la rue Sainte-Catherine, les manifestants marchaient en sens inverse de la circulation, et ce, jusqu’au Carré Phillips à l’angle de la rue Union. Les policiers qui avaient prévu cette situation avaient déjà bloqué les rues de façon à assurer la sécurité des manifestants, des autres piétons et des automobilistes. Cette situation est donc connue dès le début de la manifestation et tolérée par les policiers. D’ailleurs, l’agent Mercier reconnaît que les rues étaient bloquées et que tout s’est bien déroulé[29]. Les policiers Mercier et Lamirande soutiennent également qu’à l’arrivée des manifestants au Carré Phillips, certains d’entre eux ont semblé vouloir poursuivre leur route et qu’ils ont dû former un cordon pour bloquer la rue.

[62]        Le Tribunal est d’avis que c’est aux policiers qu’il revient de s’adapter à la situation et de modifier leur stratégie lorsque nécessaire, comme ils l’ont fait dans les circonstances du cas présent. La manifestation n’en devient pas non paisible pour autant.

2.3.2. Les propos hostiles à l’égard des policiers

[63]       Quant aux propos que l’agent Mercier qualifie de «haineux et injurieux», il s’agit de propos qui ne sont certes pas agréables à entendre, mais aucune menace n’est proférée comme telle. De plus, la preuve révèle que les propos en question sont proférés par quelques individus isolés.

[64]       Quant aux slogans scandés par les manifestants, les policiers Mercier et Lamirande les ont entendus bien avant l’arrivée des manifestants au Carré Phillips[30] et, à juste titre, ils n’ont pas jugé que cela était suffisant pour déclarer que la manifestation était non paisible. 

[65]       Quant au fait que M. Singh aurait incité certains individus à s’approcher des policiers pour leur demander leur nom et leur matricule, M. Singh nie avoir donné des directives ou instructions à qui que ce soit. Le témoignage de M. Singh est confirmé par Geneviève Lambert-Pilotte et Dolores Chew. Par ailleurs, l’agent Mercier n’est pas catégorique à ce sujet. Ainsi, la preuve à cet effet n’est pas prépondérante.

[66]       C’est l’objectif de toute manifestation de déranger un peu pour attirer l’attention. On veut être vu et entendu. La preuve, dans le cas présent, démontre qu’il n’y a pas eu de violence, pas de débordement, pas de dommages matériels, pas de grabuge, pas de projectiles lancés aux policiers et pas d’arrestation, autre que celle de M. Singh. La manifestation n’a pas été déclarée non paisible et il n’y a pas eu d’ordre de se disperser à l’aide d’un porte-voix.

[67]       Dans les faits, on ne reproche pas à M. Singh d’avoir insulté les policiers et dès que les policiers ont demandé aux manifestants de marcher sur le trottoir, ce dernier s’est empressé d’obtempérer.

[68]       M. Singh témoigne qu’au moment de son arrestation il ne cesse de répéter aux policiers de vérifier ses conditions de remise en liberté, étant convaincu qu’il s’agit d’une manifestation paisible.

[69]       Après avoir entendu les témoignages et pris connaissance de la preuve au dossier, le Tribunal croit M. Singh lorsqu’il affirme que la manifestation était paisible.

[70]       Au surplus, même si, par hypothèse, la manifestation n’était pas paisible, rien n’indique que M. Singh se trouvait dans la partie non paisible de la manifestation ou qu’il avait connaissance que la manifestation n’était pas paisible. Finalement, puisque les policiers n’ont pas pris les moyens nécessaires pour aviser les manifestants que la manifestation n’était pas paisible, M. Singh était bien fondé de croire qu’il participait à une manifestation paisible, en décider autrement constituerait un fardeau insurmontable pour lui.

2.3.3. La manifestation est terminée

[71]       Selon le rapport de l’agent Mercier, la marche est terminée à 19h10 et l’arrestation de M. Singh est effectuée à 19h26.

[72]       L’agent Mercier reconnaît qu’à partir du moment où les discours ont pris fins, la manifestation était terminée :

« Il y a certaines personnes, étant donné que la manifestation, suite à cinq (5) à dix (10) minutes, un coup que les propos étaient finis, la manifestation était finie, il y a un groupe qui s’est dispersé et qu’un restant de groupe d’une cinquantaine, trente (30) à quarante (40) personnes, peut-être cinquante (50) qui ont repris Sainte-Catherine en sens, dans le bon sens de la circulation pour revenir sur leurs pas[31].» 

[73]        L’agent Mercier a alors demandé aux manifestants qui revenaient sur la rue Sainte-Catherine, en direction est, de retourner sur le trottoir puisque la manifestation était terminée[32]. Dans les faits, au moment de son arrestation, M. Singh quittait les lieux de la manifestation et marchait sur le trottoir de la rue Sainte-Catherine, en direction est, pour rejoindre la station de métro Berri-UQÀM.

[74]        Ainsi, même avec le plus grand égard pour le travail difficile des policiers en cause, de même qu’avec toute la prudence nécessaire lors de l’analyse a postiori d’une situation de fait, le Tribunal est d’avis que, dans les circonstances du cas présent, les policiers Mercier et Lamirande n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire que la manifestation n’était pas paisible et donc de procéder à l’arrestation de M. Singh, le 8 mars 2007. Le comportement des policiers Mercier et Lamirande et leur décision de procéder à l’arrestation de M. Singh constitue donc une faute civile.

 

3.         Me Rouillard a-t-il intenté une poursuite criminelle abusive contre M. Singh?  

[75]        M. Singh allègue que Me Rouillard n’avait pas de motifs raisonnables et probables de porter des accusations contre lui et de maintenir ces accusations jusqu’au 28 février 2008[33]. Ce dernier répond que le recours de M. Singh est irrecevable vu l’immunité relative dont jouit la Couronne dans l’exercice de ses fonctions.

[76]        Il convient de rappeler certains faits. Dans un premier temps, c’est Me Kim Cloutier, et non Me Rouillard, qui s’oppose à la remise en liberté de M. Singh le vendredi 9 mars 2007. Ensuite, c’est Me Fabienne Léonard, et non Me Rouillard, qui est présente lors de l’enquête sur cautionnement et qui s’oppose à sa remise en liberté. Ce n’est pas Me Rouillard non plus qui a déposé les accusations contre M. Singh. Dans les faits, Me Rouillard est le troisième procureur au dossier et celui qui, ultimement, a laissé tomber les accusations criminelles contre M. Singh.

[77]        Me Jared Will, procureur de M. Singh à l’époque des faits reprochés, a décrit la séquence des évènements comme suit :

1)     Le 8 mars 2007, M. Singh est arrêté.

2)     Le 9 mars 2007, M. Singh n’est pas représenté. Il comparaît et l’enquête caution est fixée au lundi 12 mars 2007. Me Kim Cloutier, procureur de la Poursuite, s’oppose à sa remise en liberté.

3)      Le 12 mars 2007, M. Singh est représenté par Me Will. L’enquête caution débute, mais se poursuit le lendemain vu le nombre important de témoins que M. Singh veut faire entendre. Il convient de noter que Me Will demande à présenter une requête pour arrêt des procédures («Motion for Stay of Proceedings»), mais que le juge qui préside l’enquête caution lui indique que cette requête doit être présentée au juge du fond.

4)     Le 13 mars 2007 : l’enquête caution se poursuit et M. Singh est libéré. Me Rouillard n’est pas présent pour ce volet du dossier.

5)     En juin 2007 : Me Will se présente à la cour pour fixer une date d’audition. Me Rouillard est présent étant le procureur assigné à cette salle ce jour-là. Le dossier est reporté au mois de septembre 2007.

6)     En septembre 2007, le dossier est fixé pour trois jours, soit le 28 février 2008 et deux autres jours en avril 2008. Me Rouillard est impliqué dans le choix des dates de procès.

7)     Le 15 janvier 2008, Me Will écrit à Me Rouillard afin de s’assurer que la divulgation de la preuve est complète. Sa lettre demeure sans réponse.

8)     Le 22 février 2008, Me Will dépose une version amendée de sa requête pour arrêt des procédures laquelle est  présentable le jour du procès, soit le 28 février 2008, Cette requête soulève plusieurs questions liées à la Charte canadienne.

9)     Le 28 février 2008, Me Will se présente à la cour avec M. Singh. Me Rouillard demande à lui parler. Il offre à Me Will de retirer les accusations contre M. Singh si ce dernier accepte de plaider coupable à une infraction à un règlement municipal (la «Première Offre»). Me Will présente l’offre à M. Singh qui la refuse. Me Will en informe Me Rouillard qui lui aurait alors répondu «O.K. tu as callé mon bluff».

10)  Me Rouillard offre ensuite de laisser tomber les accusations si M. Singh accepte de signer une renonciation de poursuivre le policier (la «Deuxième Offre»)[34]. M. Singh accepte de signer une renonciation, mais seulement à condition que la Ville lui présente une lettre d’excuse. Me Rouillard répond à Me Will qu’il doit consulter son supérieur, Me Jacques Rivest, puisqu’il n’a pas le pouvoir de prendre cet engagement pour la Ville.

11)  Après un certain temps, Me Rouillard revient et annonce à Me Will qu’il va retirer les accusations contre M. Singh sans rien exiger en retour.

12)  Me Rouillard informe le juge du procès qu’après discussion avec le procureur-chef, Me Rivest, «…La Poursuite considère qu’elle ne serait pas en mesure d’établir sa preuve hors de tout doute raisonnable dans le dossier[35] En quittant la salle, Me Rouillard aurait dit à Me Will  «Je voulais juste protéger mon policier» en faisant un signe de tête vers l’agent Mercier.

[78]       Me Rouillard reconnaît avoir dit à Me Will : «O.K. tu as callé mon bluff». Il s’agissait d’une blague peut-être maladroite, dit-il, dans le cadre de négociations qui étaient cordiales. Il nie toutefois avoir dit à Me Will qu’il cherchait à protéger l’agent Mercier.

[79]       Me Rouillard indique au Tribunal que ce n’est que la veille du procès qu’il étudie le dossier à fond. Cette façon de faire n’est pas inhabituelle compte tenu du nombre élevé de dossiers assignés à chaque procureur de la Couronne municipale. De plus, le dossier de M. Singh lui avait été confié une première fois, puis retiré, puis confié de nouveau.

[80]       La Poursuite ayant autorisé les accusations au départ, Me Rouillard témoigne qu’il n’a pas à réévaluer l’opportunité de maintenir les accusations contre M. Singh, à moins de recevoir de nouvelles informations, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

[81]        Après avoir pris connaissance du dossier de M. Singh et de la requête amendée pour arrêt des procédures déposée par Me Will, Me Rouillard consulte le procureur-chef, Me Jacques Rivest, sur le déroulement du dossier. Il convient de rappeler qu’en mars 2008, Me Rouillard avait environ deux ans d’expérience à la Couronne municipale.

[82]        Me Rivest lui suggère de rencontrer le policier, ce qu’il fait le lendemain matin. Après avoir rencontré le policier Mercier, Me Rouillard consulte de nouveau Me Rivest qui lui conseille de présenter la Première Offre à Me Will, soit de remplacer les accusations criminelles par un constat d’infraction à un règlement municipal. Me Rivest lui demande aussi de le tenir au courant des développements. Une fois la Première Offre refusée, Me Rouillard en informe Me Rivest qui lui suggère alors d’obtenir une renonciation pour le policier. Me Rouillard affirme que pendant ces discussions il n’est pas question de retirer les accusations qui pèsent contre M. Singh.  M. Singh accepte la Deuxième Offre, mais insiste pour obtenir une lettre d’excuse. Me Rouillard retourne voir Me Rivest qui lui conseille alors de retirer les accusations, ce qu’il a fait.

[83]        Me Rouillard affirme qu’à partir du moment où Me Rivest lui conseille de faire la Première offre, c’est ce dernier qui gère le dossier. D’ailleurs dès l’ouverture de la séance, Me Rouillard informe le juge du procès qu’il y a des discussions entre lui et Me Will et qu’il est en contact avec le procureur-chef.

[84]        Quant à la lettre de Me Will du 15 janvier 2008, Me Rouillard ne se rappelle pas en avoir pris connaissance ou avoir transmis une réponse. Il ajoute qu’étant d’avis que la divulgation de la preuve était complète, il n’avait pas à y répondre.

[85]        La responsabilité extracontractuelle des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et des substituts en cas de poursuites criminelles abusives est régie par les principes énoncés par la Cour suprême à l’occasion de l’arrêt Nelles c. Ontario[36] suivis ensuite dans l’arrêt Proulx c. Québec (Procureur général)[37], et réaffirmés dans l’arrêt Miazga c. Kvello (Succession de)[38]. La Cour suprême invite les tribunaux à agir avec prudence lorsqu’il s’agit d’évaluer a postiori la sagesse des décisions prises par le ministère public :

«Dans notre système de justice pénale, les poursuivants jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire et d’un grand pouvoir décisionnel dans l’exercice de leurs fonctions. Compte tenu de l’importance de ce rôle pour l’administration de la justice, les tribunaux doivent se montrer vraiment très réticents à mettre en doute rétrospectivement la sagesse des décisions du poursuivant, lorsqu’ils évaluent la responsabilité du ministère public pour la conduite répréhensible du poursuivant. L’arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, EYB 1989-67463, a confirmé sans équivoque qu’il était dans l’intérêt public que le seuil de cette responsabilité soit très élevé, de manière à décourager les demandes, sauf les plus sérieuses, contre les autorités chargées des poursuites et à garantir que seules les circonstances les plus exceptionnelles entraînent la responsabilité du ministère public[39]

[86]        Cependant, ce principe général de non-immixtion judiciaire n’est pas absolu et peut être écarté en cas d’abus de procédure :

«En contrepartie de ces considérations essentielles, il existe un principe selon lequel le ministère du Procureur général et les substituts du procureur général ne sont pas au-dessus de la loi et doivent rendre compte de leurs actes. Toute personne prise dans l’engrenage du système de justice doit être protégée contre les abus de pouvoir. Cette obligation de rendre compte se concrétise notamment par la possibilité d’une action civile pour poursuites abusives[40]

[87]        La responsabilité des substituts est donc limitée à la faute intentionnelle, c’est-à-dire aux comportements qui révèlent une mauvaise foi, une intention de nuire, une volonté d’utiliser le système judiciaire dans un but illégitime ou de dénaturer la justice[41].

[88]        Les décisions prises par un procureur de la Couronne dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire échappent donc en général au contrôle judiciaire, sous réserve de l’application stricte de la règle de l’abus de procédure[42]. En contrôlant judiciairement la conduite d’un procureur de la Couronne, les tribunaux n’interviendront que dans des cas exceptionnels que la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt R. c. Power décrit comme suit :

« […] un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l’administration régulière de la justice au point qu’il justifie une intervention des tribunaux.

Pour conclure que la situation est «à ce point viciée» et qu’elle constitue l’un des «cas les plus manifestes», tel que l’abus a été qualifié par la jurisprudence, il doit y avoir une preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice. […] Si la preuve démontre clairement l’existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu’il serait vraiment injuste et indécent de continuer, alors, et alors seulement, les tribunaux devraient intervenir pour empêcher un abus de procédure susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Les cas de cette nature sont toutefois extrêmement rares[43].» (Les soulignements sont dans le texte.)

[89]        Ainsi, Me Rouillard, lorsqu’il agit comme procureur à la Cour municipale, bénéficie de l’immunité relative du poursuivant, tel que défini à l’article 785 C.cr. Pour outrepasser cette immunité, M. Singh doit alléguer et éventuellement prouver qu’il y avait absence de motifs raisonnables et probables d’engager la poursuite, ou que la poursuite était viciée par un but illégitime[44].

[90]        Il n’y a aucune allégation dans le cas présent à l’effet que le contenu de la Première Offre ou de la Deuxième Offre démontre une conduite répréhensible. C’est plutôt le fait que Me Rouillard ait tenté de régler le dossier en proposant la Première

 

Offre et la Deuxième Offre qui amènent M. Singh à faire valoir que Me Rouillard n’avait pas de motif de le poursuivre et que les offres ont été formulées dans un but illégitime, à savoir éviter une poursuite en dommages contre la Ville et ses policiers.

[91]        M. Singh soutient que Me Rouillard, au moment de faire ces propositions, avait déjà pris la décision de laisser tomber les accusations criminelles contre lui, ce qui est nié par Me Rouillard. Quant aux motifs qui sous-tendent cette décision, Me Rouillard indique au Tribunal qu’à la suite de son analyse du dossier, il est d’avis que la question de savoir si la manifestation était paisible ou non peut donner lieu à interprétation. Il prend aussi en considération la requête de M. Singh pour arrêt des procédures qui soulève l’application de la Charte canadienne.

[92]        Ainsi, M. Singh n’a pas démontré par prépondérance «l’existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité». Le Tribunal ne fera donc pas droit à son recours contre Me Rouillard.

[93]        Il convient de noter que malgré le fait que M. Singh se soit engagé à plaider par écrit en ce qui concerne son recours contre Me Rouillard et qu’une extension de délai lui ait été accordée pour ce faire, le Tribunal n’a reçu aucune plaidoirie de la part de M. Singh.

 

4.         Si la réponse aux questions 2 ou 3 est affirmative, M. Singh en a-t-il subi un préjudice ?

4.1. Les dommages

[94]        M. Singh réclame les dommages suivants :

a) 25 000 $, soit 5 000 $ pour chacun des cinq jours de détention,

b) 12 000 $ pour dommages moraux et pour atteinte aux droits garantis par les Chartes,

c) 45 000 $ pour dommages exemplaires.

 

4.1.1. La réclamation de 25 000 $, soit 5 000 $ pour chacun des cinq jours de détention

[95]       Le Tribunal ayant conclu que le recours en dommages pour les cinq jours de détention est prescrit, il n’y a donc pas lieu d’analyser ce poste de réclamation.

 

 

4.1.2- La réclamation de 12 000 $ pour dommages moraux et pour atteinte aux droits garantis par les Chartes

4.1.2.1- Les dommages moraux

[96]       M. Singh allègue avoir subi des dommages moraux qu’il évalue à 12 000 $, soit 1 000 $ pour chaque mois à compter de son arrestation jusqu’à ce que les accusations portées contre lui soient retirées. M. Singh soutient que la détention et les accusations portées contre lui sont une conséquence directe du rapport de l’agent Mercier.

[97]        Malgré la conclusion du Tribunal quant à la prescription du recours pour les cinq jours de détention, les remarques suivantes s’imposent. Dans un premier temps, M. Singh ayant comparu devant un juge dès le lendemain de son arrestation, sa détention subséquente et la décision de porter des accusations contre lui n’étaient plus du ressort des policiers. En effet, le policier a le devoir d’enquêter et de prévenir un crime. Il ne possède pas le pouvoir d’ordonner la détention à la suite de la comparution ni de déposer des accusations, décisions qui reviennent à d’autres intervenants du système judiciaire.

[98]       La preuve démontre, en outre, que ce qui a causé les journées de détention additionnelles est le nombre important de témoins que M. Singh désirait faire entendre à son enquête sur cautionnement.

[99]       Deuxièmement, il n’y a aucune preuve en l’espèce que M. Singh ait subi un préjudice moral découlant du délai entre son arrestation et la date du procès, et le Tribunal ne peut présumer de son existence. Ensuite, rappelons qu’au moment de son arrestation, M. Singh a aussi d’autres causes pendantes devant les tribunaux[45]. Cependant, la preuve est muette quant à savoir pourquoi l’attente du procès dans ce dossier en particulier lui causait un préjudice moral. Il convient aussi de souligner que M. Singh est une personne habituée de revendiquer ses droits publiquement. Ce que le Tribunal ne lui reproche pas. Cependant, le stress d’avoir été détenu et d’avoir eu des accusations portés contre lui paraît, dans son cas et dans les circonstances mises en preuve, négligeable.

[100]     Finalement, M. Singh allègue avoir été frappé à l’estomac par l’agent Mercier. Tout d’abord, la preuve est contradictoire quant à savoir si M. Singh a été frappé volontairement ou si l’agent Mercier a tout simplement placé sa main sur lui pour le retenir alors qu’il se trouvait assis à l’arrière du véhicule de patrouille, sans sa ceinture de sécurité. Ensuite, même si le Tribunal devait retenir la version de M. Singh, tout comme pour le préjudice moral résultant des douze mois où il est en attente de son procès, M. Singh n’a pas fait la preuve de l’existence du préjudice moral subi à la suite du geste de l’agent Mercier.

 

[101]     Le Tribunal ne fera donc pas droit à la réclamation de M. Singh pour dommages moraux.

4.1.2.2- Les dommages pour atteinte aux droits garantis par les Chartes

[102]     M. Singh ne réclame pas de dommages corporels ou matériels. Quant aux dommages moraux, le Tribunal en a disposé ci-dessus. Il ne reste donc que les dommages exemplaires dont le Tribunal va traiter ci-dessous.

 

4.1.3- La réclamation de 45 000 $ pour dommages exemplaires

[103]     M. Singh allègue une violation aux droits protégés par les articles 2b), 2c), 7 et 9 la Charte canadienne qui se lisent comme suit :

« 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

[…]

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

c) liberté de réunion pacifique;

[…]

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[…]

9. Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraire. »

[104]    M. Singh demande des dommages exemplaires en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne qui se lit comme suit :

« 24 (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.»

[105]    M. Singh allègue aussi une violation aux articles suivants de la Charte québécoise et du Pacte international :

Charte québécoise

« 3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.»

Pacte international

« Article 19. 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

2. Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui;

b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

[106]    Puisque M. Singh cherche à être indemnisé en vertu de la Charte canadienne, ce sont les droits protégés par la Charte canadienne que le Tribunal va analyser.

[107]    En ce qui concerne les articles 2b) et 2c) de la Charte canadienne, M. Singh fut arrêté non pas parce qu’il exprimait sa pensée, croyance ou opinion, ou participait à une manifestation, mais parce qu’il participait à une manifestation que les policiers Mercier et Lamirande estimaient non paisible, et ce, en contravention d’engagements qu’il avait souscrits. Il n’y a donc pas de violation aux droits garantis par les articles 2b) et 2c).

[108]    Quant à l’article 7, une arrestation sans motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise est une atteinte aux droits protégés par cet article de la Charte canadienne. Tel qu’indiqué ci-dessus, le Tribunal a conclu que les policiers Mercier et Lamirande n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire que la manifestation n’était pas paisible et, en conséquence, que M. Singh contrevenait à ses conditions de remise en liberté. Il y a donc eu violation aux droits protégés par l’article 7 de la Charte canadienne.

[109]     Le recours en dommages pour les cinq jours de détention étant prescrit, il n’y a pas lieu de procéder à l’analyse d’une violation à l’article 9 de la Charte canadienne.

[110]    Ayant déterminé qu’il y a eu violations aux droits protégés par l’article 7 de la Charte canadienne, qu’en est-il des dommages exemplaires?

[111]     Les défendeurs soutiennent que les policiers ont toujours l’intention d’arrêter la personne. Il faut démontrer davantage, soit la malice, la mauvaise foi. Cependant, selon la Cour d’appel dans l’arrêt P. G. du Québec c. Boisclair, le demandeur n’a pas à se soucier de l’intention de nuire que pouvait avoir la personne fautive : «…il n’est pas nécessaire de prouver une intention de nuire pour octroyer des dommages punitifs, il faut cependant que soit démontrée une violation évidente, connue, volontaire et délibérée, en somme une action dont les caractéristiques sont telles que la société exige qu’elle soit dénoncée et désapprouvée[46]

[112]     Le Tribunal est d’avis, devant les faits mis en preuve dans ce dossier, qu’à partir du moment où l’agent Mercier a constaté la présence de M. Singh, il a pris la décision de procéder à son arrestation. La seule façon de pouvoir légitimer son geste était de déclarer la manifestation non paisible. C’est donc de façon volontaire et délibérée, et uniquement dans le but de justifier l’arrestation de M. Singh, que les policiers Mercier et Lamirande ont déclaré la manifestation non paisible. M. Singh a indéniablement été arrêté sans motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction avait été commise et la conduite des policiers est telle « que la société exige qu’elle soit dénoncée et désapprouvée».

[113]     Par conséquent, les policiers Mercier et Lamirande sont passibles de dommages exemplaires envers M. Singh. Cependant, l’octroi de dommages exemplaires n’a pas une mission compensatoire. Ceux-ci sont attribués dans un but punitif et pour établir un effet dissuasif. À ce sujet, la Cour suprême énonce dans Hill c. Église de scientologie de Toronto[47] :

«196 On peut accorder des dommages-intérêts punitifs lorsque la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu’elle choque le sens de dignité de la cour. Les dommages-intérêts punitifs n’ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir au titre d’une compensation. Ils visent non pas à compenser le demandeur, mais à punir le défendeur. C’est le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l’égard du comportement inacceptable du défendeur. Ils revêtent le caractère d’une amende destinée à dissuader le défendeur et les autres d’agir ainsi. Il importe de souligner que les dommages-intérêts punitifs ne devraient être accordés que dans les situations où les dommages-intérêts généraux et majorés réunis ne permettent pas d’atteindre l’objectif qui consiste à punir et à dissuader.»

[114]    Dans l’arrêt Whiten c. Pilot Insurance Co., la Cour suprême réitère le principe que les dommages-intérêts punitifs visent « la punition (…), la dissuasion de l’auteur de la faute et d’autrui ainsi que la dénonciation (…)[48].»

[115]    Il convient d’examiner maintenant les critères dont le Tribunal doit tenir compte dans la détermination de la quotité des dommages-intérêts exemplaires. L’article 1621 C.c.Q. nous enseigne que le montant de ces dommages s’apprécie « en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu … ». Aucune preuve n‘étant faite de la situation patrimoniale des policiers Mercier et Lamirande, un élément important aux fins du but préventif recherché, le Tribunal se doit d’arbitrer un montant qui puisse avoir l’effet voulu.

[116]     La réparation accordée à la victime d’une atteinte illicite aux droits et libertés garantis par la Charte canadienne doit, selon les termes de l’article 24, être «convenable et juste eu égard aux circonstances». C’est le seul guide que la Charte canadienne fournit aux tribunaux. Puisque les circonstances varient d’une affaire à l’autre, ce qui est convenable et juste dépendra des faits et des circonstances de chaque situation.

[117]    Vu la discrétion dont jouit le Tribunal en pareille matière[49], le montant des dommages exemplaires est fixé à 15 000 $.

[118]    Par ailleurs, la solidarité entre commettant et employé n’est pas automatique en ce qui concerne les dommages exemplaires. Pour que l’employeur soit condamné solidairement pour de tels dommages, il faut démontrer qu’il a également commis une faute méritant une telle condamnation[50]. Puisque le Tribunal n’a pas une telle preuve en l’espèce, seuls les policiers Mercier et Lamirande seront condamnés au paiement des dommages exemplaires.

 

4.2. Les intérêts et l’indemnité additionnelle

[119]     Il convient de rappeler qu’à l’audience, M. Singh a renoncé à demander les intérêts et l’indemnité additionnelle pour la période du 14 novembre 2008 au 7 avril 2009.

 

4.3. La déclaration à l’effet que les droits de M. Singh ont été violés

[120]     M. Singh demande au Tribunal de déclarer que ses droits en vertu de la Charte canadienne, la Charte québécoise et le Pacte international ont été violés. Sa conclusion se lit comme suit :

«DECLARE that the Plaintiff’s rights of freedom of expression, freedom of peaceful assembly, his right not to be deprived of liberty except in accordance with the principles of fundamental justice, and his right not to be arbitrarily detained, protected by articles 2(b), 2(c), 7 and 9 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, article 3 of the Québec Charter and article 19 of the International Covenant on Civil and Political Rights were violated by the Defendants by his arrest on March 8 2007, five (5) day detention thereafter and subsequent conduct of R v Singh 107 067 878 & 107 062 852:»

[121]     Ce que M. Singh cherche à obtenir est la confirmation par le Tribunal que ces droits ont été violés par la faute des défendeurs. M. Singh allègue qu’il fait cette demande afin de décourager de telles violations à l’avenir. Cependant, M. Singh réclame également des dommages exemplaires dont l’objectif est non seulement de punir, mais aussi de dissuader l’auteur des dommages et de prévenir la répétition des comportements à proscrire.

[122]     Compte tenu de l’octroi de dommages exemplaires ainsi que l’effet déclaratoire du présent jugement, le Tribunal est d’avis que l’objectif recherché a été atteint.

 

5.         La poursuite de M. Singh est-elle abusive ?

[123]    À l’audience, les défendeurs ont amendé leur défense afin d’y alléguer abus de procédure au sens de l’article 54.1 C.p.c. et en conséquence, réclamer à M. Singh une somme de 5 000 $.

[124]    Le pouvoir de sanctionner les abus de procédure est prévu à l'article 54.1 C.p.c. qui se lit comme suit :

54.1 Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive. L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics. 

 

[125]     Le législateur en appelle donc à la discrétion du Tribunal, qui décide à la lumière des procédures, des pièces et des faits de chaque cas d'espèce. En l’espèce, les défendeurs n’ont pas démontré que la demande était abusive au sens de l’article 54.1 C.p.c., surtout que le Tribunal a partiellement accueilli la demande de M. Singh.

[126]    Qu’en est-il de la poursuite contre Me Rouillard?

[127]    Le fait qu'une action ne soit pas fondée en faits et en droit n'en fait pas automatiquement une demande en justice abusive au sens de l'article 54.1 C.p.c. Pour qu'il y ait abus d'ester en justice, le Tribunal doit être convaincu par la preuve présentée devant lui, que la partie à qui l'on fait ce reproche agit de mauvaise foi ou avec une témérité blâmable.[51]

[128]    Comme le rappelait la Cour d'appel dans l’arrêt Simard Vincent, il n'y a pas d'automatisme et il faut éviter de conclure à l'abus dès que la thèse mise de l'avant est quelque peu fragile:

« […] Il faut se garder des automatismes et conclure à l'abus parce que la position qu'elle avance est fragile et qu'elle exerce un recours que la loi met à sa disposition dans un but strictement et exclusivement égoïste. Selon les mots du juge Morissette: «Une stratégie cauteleuse au procès et les lacunes évidentes d'une preuve en défense peuvent contribuer à sceller le sort du litige mais ne satisfont pas, en tant que telles, au critère posé par l'arrêt Viel. »[52] [Références omises]

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[129]        ACCUEILLE en partie l’action du demandeur;

[130]        CONDAMNE les défendeurs Frédéric Mercier et Georges Lamirande solidairement à payer au demandeur la somme de 15 000 $ à titre de dommages exemplaires, avec intérêt et l’indemnité additionnelle depuis le 7 avril 2009;

[131]        LE TOUT avec dépens contre les défendeurs Frédéric Mercier et Georges Lamirande.

 

 

 

 

 

 

MICHELINE PERRAULT, J.C.S.

 

Monsieur Jaggi Singh

Représenté par Me Geeta Narang les 6, 7, 8, 9, 10 et 14 mai 2013, mais non représenté à l’audience du 12 mai 2015

 

Me Pierre-Yves Boisvert

Dagenais, Gagnier, Biron

Procureur des défendeurs

 

Dates d’audience :

Les 6, 7, 8, 9, 10, 14 mai 2013 et le 12 mai 2015.

 



[1]     Charte canadienne des droits et libertés, L.R.C. 1985, app. II, no.44.

[2]     Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chapitre C-12.

[3] Conditions de remise en liberté de M. Singh, Pièce P-1.

[4] M. Singh s’est subséquemment désisté de sa poursuite à l’égard de Me Kim Cloutier et de Me Fabienne Léonard.

[5] L.R.Q. c. C-19.

[6] 2008 QCCA 2371.

[7] Ibid., par. 80.

[8] Ibid., par. 78 à 83.

[9] Bourassa c. Del Rio-Abarca, 2005 QCCA 389, par. 6 à 8.

[10] Cheftechi c. Esposito, J.E. 92-133(C.A.); Banque Nationale du Canada c. Société Rodaber ltée, J.E. 98-1765 (C.A.); Leblanc c. Laval (Ville de), 2012 QCCS 2746.

[11] Art. 1480 et 1526 C.c.Q.

[12] Art. 2900 C.c.Q.

[13] Collège des médecins c. Arsenault, 2009 QCCA 465; Julie McCANN, Prescriptions extinctives et fins de non-recevoir. Wilson & Lafleur, 2011.

[14] Lacombe c. André, [2003) R.J.Q. 720 (C.A.), par. 40 et 117.

[15] Ibid., par. 41.

[16] [1990] 1 S.C.R. 241, p. 250 et 251.

[17] Précité note 3.

[18] Rapport d’événement de l’agent Mercier, Pièce DM-2 ou D-2. Il convient de noter que parfois la même pièce se retrouve au dossier sous différentes cotes.

[19] Témoignage de l’agent Mercier à l’enquête sur cautionnement de M. Singh, le 12 mars 2007, Pièce P-2, p. 9 et ss.

[20] Ibid., p.9-10.

[21] Interrogatoire de l’agent Mercier du 21 avril 2010, pp. 64 ss.

[22] Précité note 19, p. 11.

[23] Précité note 19, p. 11, 12 et 24.

[24] Précité note 18, p.3 et note 19, p.13.

[25] Précité note 18, p.3.

[26] Précité note 19, p.12-13

[27] Précité note 19, p.13.

[28] Précité note 18, p.2 et note 19, p.11.

[29] Précité note 19 voir p.9, 33 et ss.

[30] Précité note 18, p.1.

[31] Précité note 19, p. 13.

[32] Précité note 19, p.13 - 14.

[33] Voir par. 65 de la «Re-Re-Amended and Translated Motion to institute proceedings».

[34] Il convient de noter que Me Will n’est pas certain si la renonciation visait la Ville, les policiers ou les deux, alors que Me Rouillard témoigne qu’elle ne visait que le policier.

[35] Transcription de l’audition du 28 février 2008, p. 4, pièce D-4 (Cette pièce porte aussi les cotes DP-4 et DP-10).

[36] Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, EYB 1989-67463 (ci-après «Nelles»).

[37] Proulx c. P.G. du Québec, [2001] 3 R.C.S. 9, REJB 2001-26159 (ci-après «Proulx»).

[38] [2009] 3 R.C.S. 339, EYB 2009-155418, ci-après «Miazga».

[39] Proulx, par. 4; Miazga, par. 5 et 7.

[40] Ibid.

[41] Filion c. Québec (Procureur général), [2006] R.R.A. 275 (C.A.) (appel rejeté sur requête).

[42] Miazga, par. 5, 6, p.347-348.

[43] R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616. Voir aussi Miazga, par. 48, p. 364-365.

[44] Proulx, par. 9.

[45] Transcription de l’audition de l’enquête caution du 13 mars 2007, p. 103. Pièce DP-9). Voir aussi les paragraphes 9 et 81 de la « Re-Re-Amended and Translated Motion to institute proceedings».

[46] P.G. du Québec c. Boisclair, [2001] R.J.Q. 2449 (C.A.), par. 28; Voir aussi Hinse c. Québec (Procureur général), 2011 QCCS 1780, par. 212 ss.

[47] [1995] 2 R.C.S. 1130.

[48] [2002] 1 R.C.S. 595, par.68.

[49] Hill c. Église de scientologie de Toronto, précité, note 47, par. 196 ss; P.G. du Québec c. Boisclair, précité note 46, par. 10.

[50] Gauthier c. Corporation municipale de ville de Lac Brôme, [1998] 2 R.C.S. 3, aux pages 65 et 66.

[51]    Cosoltec inc. c. Structure Laferté inc., 2010 QCCA 1600; Bilodeau c. Chouik, 2010 QCCA 1062; Royal Lepage Commercial inc. c. 109650 Canada Ltd., 2007 QCCA 915.

[52]    Simard Vincent c. Conseil de la Nation huronne-wendat, 2010 QCCA 178, par. 63.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.