Commission des normes du travail c. 9043-5819 Québec inc. |
2013 QCCQ 12264 |
COUR DU QUÉBEC
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE QUÉBEC « Chambre civile »
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N° : |
200-22-058987-116 |
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DATE : |
21 octobre 2013 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L'HONORABLE DOMINIQUE LANGIS, J.C.Q. (JL 4155) |
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COMMISSION DES NORMES DU TRAVAIL |
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Demanderesse
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c.
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9043-5819 QUÉBEC INC. |
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Défenderesse |
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JUGEMENT |
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[1] La Commission des normes du travail (CNT) agit aux droits de Mélanie Guillemette et réclame, à ce titre, à la défenderesse 9043-5819 Québec inc. (Fascination) 1 204,32$ représentant l'indemnité compensatrice équivalente à deux semaines de salaire dû, l'indemnité de congé annuel dû et la pénalité prévue au premier alinéa de l'article 114 de la Loi sur les normes du travail (L.N.T.).[1]
[2] Selon la preuve soumise, Mme Guillemette est embauchée par Fascination le 10 janvier 2009 d'abord à temps partiel et plus tard à temps plein comme agente de voyages. Étant informée, le 4 août 2010, qu'elle démissionne de son emploi en donnant un préavis de quinze jours, Fascination met fin à son contrat de travail à cette même date.
[3] Fascination ne conteste pas les montants réclamés par la CNT mais nie les devoir à Mme Guillemette en raison d'une faute grave commise par cette dernière.
[4] S'appuyant sur l'article 2858 du Code civil du Québec (C.c.Q.), la CNT formule une objection quant à la production de courriels par Fascination, objection prise sous réserve et dont il faut d'abord disposer.
[5] Pour les motifs qui sont exposés plus loin dans le présent jugement, le Tribunal est d'avis que lesdits courriels sont admissibles en preuve et, en conséquence, l'objection formulée est rejetée.
LES FAITS
[6] Fascination opère une agence de voyages à Lévis. Les services de Mme Guillemette sont retenus en janvier 2009 pour agir à titre d'agente de voyages.
[7] L'entente signée entre les parties prévoit entre autres les engagements suivants :
Entendu que la partie de deuxième part est consciente que les clients de l'agence sont la propriété de l'agence et qu'ils ne peuvent, en aucun moment, être sollicités de quelque façon que ce soit par la partie de deuxième part au moment de son départ et/ou à la fin de son engagement avec Voyage Fascination Lévis, soit la partie de première part.
Entendu que la partie de deuxième part est tenue de ne faire aucunes ventes par l'entremise d'une autre agence à moins d'en obtenir la permission de la partie de première part, et ce dans le but d'obtenir de meilleurs taux de commissions.
[8] Au printemps 2010, Mme Guillemette rencontre Mme Labrecque. Celle-ci forme des groupes pour voyager. Elle souhaite former un groupe pour Las Vegas en mars 2011. Mme Guillemette offre de l'organiser et d'être guide accompagnateur même s'il ne s'agit pas d'une opération courante pour Fascination qui n'organise des groupes qu'à l'occasion.
[9] Au début du mois de juillet 2010, Michel Demers, client de l'agence, rencontre Mme Guillemette à son travail, au moment où la représentante de l'entreprise Lauraine Dagenais est en vacances. Il envisage d'ouvrir une agence de voyages à Lévis à la fin du mois d'août 2009 et lui offre un poste beaucoup plus avantageux que celui qu'elle occupe. Elle demande un délai de réflexion.
[10] Le 7 juillet 2010, Mme Guillemette obtient une soumission du grossiste Skylink pour le groupe de Mme Labrecque et le 9 juillet 2010, un contrat est conclu avec elle à la condition qu'un dépôt d'argent soit fourni au plus tard le 23 juillet 2010.
[11] Par la suite et toujours au mois de juillet 2010, Mme Guillemette rencontre à nouveau M. Demers et sa conjointe dans un restaurant pour discuter de la proposition. À cette occasion, elle les informe avoir constitué un groupe de 30 personnes pour un voyage à Las Vegas en mars 2011.
[12] Le ou vers le 23 juillet 2010, Mme Guillemette rencontre Mme Labrecque pour finaliser la transaction. Elle l'informe qu'on lui a offert un poste dans une autre agence.
[13] Les échanges entre Mme Labrecque et Mme Guillemette ne se déroulent pas bien. Il y a une prise de bec entre les deux personnes, qui amène Mme Guillemette à mettre Mme Labrecque à la porte de l'agence, tel qu'elle le reconnaît.
[14] Mme Dagenais attribue l'incident à l'annonce que Mme Guillemette quitte Fascination et possiblement à la proposition qu'elle fait à Mme Labrecque de transférer son groupe chez son nouvel employeur. Mme Guillemette nie cette affirmation et attribue la prise de bec plutôt au caractère déplaisant de Mme Labrecque.
[15] Mme Dagenais témoigne que Mme Labrecque revient à l'agence le lundi suivant pour se plaindre du comportement de Mme Guillemette et l'informe que cette dernière a reçu une offre pour travailler ailleurs. Mme Guillemette est présente lors de cette rencontre.
[16] Confrontée à cette information, Mme Guillemette nie d'abord vouloir quitter l'agence et finalement, le lendemain, déclare à Mme Dagenais qu'elle est en réflexion à la suite d'une offre qu'elle a reçue de M. Demers.
[17] À partir de ce moment, Mme Dagenais tente de convaincre Mme Guillemette de rester à son emploi et prend sous sa responsabilité le dossier de Mme Labrecque afin de lui donner satisfaction même s'il n'est pas coutume pour Fascination d'accepter des groupes. Mme Guillemette affirme que sa décision de quitter Fascination est prise depuis au moins le 21 juillet 2010.
[18] Le 28 juillet 2010, lorsque Mme Dagenais tente d'avoir une prolongation du contrat de Mme Labrecque, elle se fait répondre que le contrat a été prolongé jusqu'au 13 août 2010 pour le même groupe mais sous un autre numéro. La prolongation a été effectuée par Mme Guillemette. Finalement, Fascination perd le contrat de Mme Labrecque, perte que Mme Dagenais estime à 45 000,00$, non pas par transfert mais par le quiproquo causé par Mme Guillemette.
[19] Mme Labrecque n'a pas témoigné dans le présent dossier.
[20] Comme Mme Guillemette prend quelques jours de vacances à partir du 30 juillet 2010, Mme Dagenais lui demande de profiter de l'occasion pour compléter sa réflexion afin d'obtenir une réponse définitive à son retour le 4 août 2010.
[21] Le 4 août 2010, Mme Guillemette lui remet sa démission avec un préavis de quinze jours, son départ étant fixé au 19 août 2010. En raison de la concurrence appréhendée, Mme Dagenais met fin immédiatement à son contrat de travail en lui permettant de finir sa journée, mais Mme Guillemette décide de partir sur-le-champ.
[22] À l'invitation de Mme Dagenais formulée le 4 août 2010, Mme Guillemette revient la semaine suivante pour recevoir son indemnité de départ mais Mme Dagenais refuse de la verser. Il appert que Mme Dagenais a découvert, après le départ de Mme Guillemette, que cette dernière a sollicité des clients de Fascination, alors qu'elle était toujours à son emploi.
[23] Mme Guillemette travaille avec l'ordinateur que Fascination met à sa disposition. Elle a deux boîtes de courriels, l'une pour Fascination et l'autre qui est privée.
[24] Mme Dagenais déclare avoir voulu vérifier, le lendemain du départ de Mme Guillemette, sur son ordinateur, s'il y avait des courriels pour Fascination. En cliquant sur l'icône « courriels » est apparue une liste de courriels dont certains ont attiré son attention dont un ayant pour objet « re : transfert groupe ».
[25] Ainsi, le 21 juillet 2010, Carole Brûlé transmet à Mme Guillemette le courriel suivant :
Bonjour Mélanie,
Linda m'a donner tes coordonnées pour qu'ont discutent de la procédure à suivre pour transférer ton groupe. Avec quel grossiste est ton groupe ???
Merci.
Carole.
(Texte reproduit intégralement)
[26] Il appert que Linda est en charge du marketing pour Vasco, bannière sous laquelle M. Demers, le futur employeur de Mme Guillemette, entend opérer et Mme Brûlé est directrice chez le grossiste Premium Tours.
[27] Le 23 juillet 2010, Mme Brûlé transmet un second courriel à Mme Guillemette :
Voici ta feuille de codes pour les grossistes.
Bonne fin de journée.
Carole.
(Texte reproduit intégralement)
[28] La même journée, elle lui transmet aussi la feuille de travail qu'il faut remplir pour faire une réservation.
[29] Le 4 août 2010, Mme Guillemette adresse un courriel à une cliente de Fascination :
Salut Ma Belle
Je suis revenue de vacances hier et je suis rentrée au bureau quelques heures.
Pour tes questions des pourboires
Calcule environ 3 pesos par jours pour la femme de chambre et 5 pesos pour chaque souper a la carte, le buffet environ 2 pesos le matin au 2 jours, 2 pesos le midi au 2 jours et de meme pour les buffet d u soir.
Pas d'argent americain je reviens de cuba et l'argent americain yen veullent plus
Argent canadien seulement le taux de change est moins a la perte
Aussi Ma boss ma dit que tu veux passer au bureau mais ya de grosse chance que je ny soit plus alors si tu veux on peut se voir a Lévis et je te les remetterrais personnellement.
Jai accepter un poste de directrice d'agence a Levis qi va ouvrir prochainement et disons que ma boss la tres mal pris….je te conterai ca personnellement tu peux m'appeler ce soir si tui veux…418 […]
Alors je lui envois ma lettre de demission et je e sais pas si je vais travailler mes 2 semaines ou si je lai travillerai pas….mais bref je te compterai ca au telephone.
Je tembrasse Mel.
(Texte reproduit intégralement)
[30] Mme Guillemette soutient que cette cliente est devenue une amie comme d'autres clients de Fascination et s'ils la suivent dans une autre agence, c'est en tant qu'amis.
[31] À la vue de ces courriels, Mme Dagenais fait des recoupements avec les événements des dernières semaines : Mme Guillemette a sollicité des clients de Fascination. Elle décide de ne pas lui payer son indemnité de départ.
[32] Il appert que ces courriels sont dans la boîte personnelle de Mme Guillemette.
[33] Mme Dagenais témoigne connaître très peu l'informatique et ignorer le mot de passe de Mme Guillemette pour sa boîte de courriels personnelle. Elle précise que l'ordinateur est ouvert au moment de sa vérification car il reste régulièrement ouvert.
[34] Mme Guillemette prétend au contraire que son ordinateur est fermé à son départ. Elle mentionne au cours de son témoignage qu'elle utilise autant sa boîte courriels personnelle que celle de Fascination pour son travail. Sa boîte courriels personnelle est un outil de travail essentiel précise-t-elle.
[35] Mme Guillemette nie avoir sollicité la clientèle de Fascination et avoir voulu la détourner vers la nouvelle agence. Elle avance comme motifs que celle-ci n'a ouvert ses portes qu'en novembre 2010 et non en août tel que prévu et qu'en plus, elle n'a pas répondu aux courriels de Mme Brûlé.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[36] Fascination peut-elle utiliser les courriels adressés à Mme Guillemette obtenus dans les circonstances décrites et y référer en preuve pour confronter Mme Guillemette relativement aux faits qui y sont représentés ?
[37] Mme Guillemette a-t-elle droit à l'indemnité et aux vacances y afférentes réclamées en l'instance ?
L'ANALYSE ET LA DÉCISION
[38] Le recours de la CNT contre Fascination repose sur les articles 82 et 83 L.N.T.[2] :
82. Un employeur doit donner un avis écrit à un salarié avant de mettre fin à son contrat de travail ou de le mettre à pied pour six mois ou plus.
Cet avis est d'une semaine si le salarié justifie de moins d'un an de service continu, de deux semaines s'il justifie d'un an à cinq ans de service continu, de quatre semaines s'il justifie de cinq à dix ans de service continu et de huit semaines s'il justifie de dix ans ou plus de service continu.
L'avis de cessation d'emploi donné à un salarié pendant la période où il a été mis à pied est nul de nullité absolue, sauf dans le cas d'un emploi dont la durée n'excède habituellement pas six mois à chaque année en raison de l'influence des saisons.
Le présent article n'a pas pour effet de priver un salarié d'un droit qui lui est conféré par une autre loi.
83. L'employeur qui ne donne pas l'avis prévu à l'article 82 ou qui donne un avis d'une durée insuffisante doit verser au salarié une indemnité compensatrice équivalente à son salaire habituel, sans tenir compte des heures supplémentaires, pour une période égale à celle de la durée ou de la durée résiduaire de l'avis auquel il avait droit.
Cette indemnité doit être versée au moment de la cessation d'emploi ou de la mise à pied prévue pour plus de six mois ou à l'expiration d'un délai de six mois d'une mise à pied pour une durée indéterminée ou prévue pour une durée inférieure à six mois mais qui excède ce délai.
L'indemnité du salarié en tout ou en partie rémunéré à commission est établie à partir de la moyenne hebdomadaire de son salaire durant les périodes complètes de paie comprises dans les trois mois précédant sa cessation d'emploi ou sa mise à pied.
[39] La décision Commission des normes du travail c. Asphalte Desjardins inc.[3] soumise par la CNT à l'appui de ses prétentions a été portée en appel et a été renversée récemment par la Cour d'appel du Québec[4].
[40] Celle-ci s'est prononcée sur l'obligation pour un employeur de payer le salaire qui serait payable pendant la durée du préavis de cessation d'emploi que lui donne son employé, s'il renonce à l'exécution du travail de ce dernier pendant cette même période.
[41] Autrement dit, la question soumise à la Cour d'appel visait à savoir si la renonciation de l'employeur au préavis que lui donne le salarié peut être considérée comme mettant fin au contrat de travail au sens de l'article 82 de la L.N.T.
[42] Le jugement majoritaire de la Cour d'appel conclut que l'employeur est en droit de recevoir le préavis que lui donne le salarié qui annonce son départ. Comme ce préavis est à son bénéfice, l'employeur peut y renoncer sans pour autant que cette renonciation entraîne l'application de l'article 82 de la L.N.T. Selon la juge Bich[5] :
[75] Cette vision des choses ne me paraît pas contrarier l'intention qu'avait le législateur en adoptant cette disposition, qui vise à protéger le salarié contre la résiliation imposée par l'employeur, et ce, en fixant le seuil minimum du préavis ou de l'indemnité qui en tient lieu, évitant ainsi bien des débats. Cette disposition, cependant, ne régit aucunement la démission du salarié ni n'a vocation à le faire et ne peut, il me semble, s'appliquer en pareil cas, quelle que soit la façon dont l'employeur réagit à cette démission (sous réserve évidemment d'une conduite fautive ou abusive de sa part).
[…]
[77] La disposition vise le seul cas où l'employeur est celui qui met fin au contrat de travail (ou qui procède à une mise à pied de plus de six mois), c'est-à-dire celui qui prend l'initiative - et la décision - de rompre le contrat de travail à durée indéterminée. Lorsque c'est le salarié qui démissionne, les obligations liées à cet acte juridique et à ses conséquences ne se trouvent pas dans le champ d'application de l'article 82 de la Loi.
(Le Tribunal souligne, référence omise)
[43] Le juge Pelletier, dissident, conclut pour sa part que l'employeur est débiteur de la sanction prévue à l'article 83 L.N.T. s'il met fin immédiatement au contrat de l'employé qui démissionne avec préavis[6] :
[37] Ayant unilatéralement empêché M. Guay d'exécuter sa prestation et cessé d'exécuter la sienne, Desjardins a mis fin au lien d'emploi la liant à M. Guay à la date du 19 février 2008 au sens de l'article 82 de la Loi, entraînant ainsi les conséquences décrites à l'article 83.
[…]
[40] […] Le respect par l'employé de l'obligation de donner un préavis de fin d'emploi conformément à l'article 2091 C.c.Q. ne peut, à mon avis, emporter pour lui la perte de cette protection que lui accorde une loi d'ordre public à vocation sociale, laquelle doit recevoir une interprétation large et libérale. J'accepte, sous ce rapport, l'argument proposé par la Commission selon lequel les articles 82 et 83 de la Loi s’appliquent lorsque le moment de terminaison du contrat de travail est fixé unilatéralement par l'employeur, indépendamment du fait que l'on puisse ou non qualifier son geste de congédiement.
[44] Mme Guillemette a donné sa démission avec préavis de quinze jours et Mme Dagenais a renoncé au bénéfice de ce préavis en mettant fin immédiatement au contrat de travail.
[45] Le Tribunal est lié par les conclusions du jugement majoritaire de la Cour d'appel sur cette question et doit conclure ici que les articles 82 et 83 L.N.T. ne trouvent pas application, ce qui entraîne le rejet de la réclamation.
[46] La faute lourde alléguée par Fascination, tout comme d'ailleurs le débat sur l'article 2858 C.c.Q., deviennent dans les circonstances académiques.
[47] Toutefois, comme la Cour suprême du Canada a autorisé la CNT d'en appeler de la décision de la Cour d'appel, le 5 septembre 2013[7], le Tribunal entend se prononcer ci-après sur le moyen de défense de Fascination.
1. L'objection en vertu de l'article 2858 C.c.Q.
[48] On comprend l'importance des courriels que Fascination souhaite produire. Ils ont des conséquences importantes au regard des agissements de Mme Guillemette et de sa crédibilité.
[49] L'article 2858 C.c.Q., qu'invoque la CNT, prévoit :
2858. Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
Il n'est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu'il s'agit d'une violation du droit au respect du secret professionnel.
[50] Le deuxième alinéa de cet article ne trouve pas application dans le présent cas. Par ailleurs, pour qu'il y ait exclusion de la preuve en vertu du premier alinéa, il faut que l'élément de preuve soit obtenu en violation des droits et libertés fondamentaux de Mme Guillemette et que son utilisation soit susceptible de déconsidérer le système judiciaire.
[51] Il s'agirait ici d'une atteinte possible au droit à la vie privée de Mme Guillemette.
[52] L'article 2858 C.c.Q. doit aussi s'apprécier en fonction de l'article 2857 C.c.Q. qui édicte que la preuve de tout fait pertinent au litige est recevable et peut être faite par tous moyens.
[53] La preuve est constituée de copies de courriels provenant d'une boîte de courriels personnelle, lesquels, à un certain moment, sont accessibles à Mme Dagenais pour les opérations de Fascination.
[54] Il ne s'agit pas d'un cas d'interception de message, d'une conversation par écoute électronique ou encore de la fouille d'un ordinateur après avoir subtilisé un mot de passe. Il s'agit de l'obtention de courriels qui existent bel et bien avant toute intervention prétendument illégale de la part de Mme Dagenais.
[55] Mme Dagenais les obtient en accédant à la boîte de courriels de Mme Guillemette, certes sans son autorisation, mais de façon fortuite. Le Tribunal considère le témoignage de Mme Dagenais tout à fait crédible sur la façon dont elle obtient ces courriels. Il ne retient pas celui de Mme Guillemette quant à la fermeture de l'ordinateur ou de sa boîte courriels personnelle. L'ordinateur est ouvert et en toute bonne foi Mme Dagenais peut accéder aux courriels de Mme Guillemette, sans chercher quoi que ce soit.
[56] Comme nous l'enseigne Jean-Claude Royer[8] :
1020. […] le plaideur qui s'oppose à l'admissibilité d'une preuve doit établir ces faits et convaincre le tribunal, selon la norme de la balance des probabilités, que les conditions d'exclusion de la preuve sont remplies.
(Référence omise)
[57] Le Tribunal est d'avis que la CNT n'a pas établi que les courriels en question ont été obtenus en violation des droits fondamentaux de Mme Guillemette.[9]
[58] Les atteintes au droit à la vie privée peuvent être multiples et les tribunaux affirment plus facilement qu'il y a eu violation lorsque le document est gardé dans un lieu personnel, difficilement accessible ou encore que les circonstances reflètent le fait que son propriétaire ait, par son comportement, voulu manifester qu'il voulait en faire un document confidentiel, ce qui n'est pas le cas ici.
[59] L'ordinateur appartient à Fascination et sert pour les fins du travail. Mme Guillemette reconnaît qu'elle utilise sa boîte de courriels personnelle pour les fins de son travail et ses courriels personnels sont facilement accessibles. Elle n'a pris aucune disposition pour les rendre inaccessibles en quittant l'agence.
[60] De toute façon, l'utilisation de ces courriels en preuve ne déconsidère pas l'administration de la justice.
[61] Le fait d’admettre en preuve un élément qui violerait un droit fondamental n’est pas suffisant pour exclure la preuve, encore faut-il que l’utilisation de cette preuve déconsidère l’administration de la justice. Tel que le souligne la Cour d’appel dans Ville de Mascouche c. Houle[10] :
Le juge du procès civil est convié à un exercice de proportionnalité entre deux valeurs : le respect des droits fondamentaux d'une part et la recherche de la vérité d'autre part. Il lui faudra donc répondre à la question suivante : La gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l'intérêt juridique de l'auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu'il serait inacceptable qu'une cour de justice autorise la partie qui l'a obtenue de s'en servir pour faire valoir ses intérêts privés? Exercice difficile s'il en est, qui doit prendre appui sur les faits du dossier. Chaque cas doit donc être envisagé individuellement. Mais, en dernière analyse, si le juge se convainc que la preuve obtenue en contravention aux droits fondamentaux constitue un abus du système de justice parce que sans justification juridique véritable et suffisante, il devrait rejeter la preuve.
(Le Tribunal souligne)
[62] Le Tribunal considère que l'exclusion des courriels de la preuve, si elle était permise, aurait plutôt ici un effet négatif sur l'image de la justice et la fonction des tribunaux dans leur mandat premier de rechercher la vérité.
[63] Jean-Claude Royer écrit à ce sujet[11] :
1035. […] Dans certaines circonstances, c'est l'exclusion d'un élément de preuve, et non son admissibilité qui est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. […]
En droit civil, le critère de l'effet de l'exclusion d'une preuve sur l'image de la justice est aussi utilisé par les tribunaux lorsqu'ils décident d'admettre ou d'écarter un élément de preuve obtenu par la violation d'un droit fondamental. Comme dans le cas de la gravité de la violation, la jurisprudence est plus encline à admettre la preuve. Le juge doit décider dans chaque cas s'il doit faire primer la recherche de la vérité ou la protection des droits fondamentaux. Pour ce faire, il tient compte notamment de la gravité de la violation, de la nature du litige, de la bonne foi des parties et de l'importance de l'élément de preuve. […].
(Références omises)
[64] La règle de l'article 2858 C.c.Q. ne doit pas permettre l'exclusion d'une preuve dont la non-admissibilité serait de donner à un contrevenant contractuel un avantage indu.
[65] Pour l'ensemble de ces raisons et dans la mesure où il pourrait y avoir atteinte à ses droits, le Tribunal est d'avis que la justice n'est pas déconsidérée si les courriels de Mme Guillemette sont utilisés en preuve par Fascination.
[66] Une personne raisonnable, bien informée des faits, ne conclura pas que l'utilisation des courriels visant à tenter de démontrer que Mme Guillemette a violé ou tenté de violer des engagements contractuels de non-sollicitation porte atteinte à l'intégrité du processus judiciaire et en déconsidère l'administration et cela vaut pour l'ensemble des courriels déposés en défense.
2. La réclamation de la CNT
[67] Fascination soutient qu'en sollicitant sa clientèle pour un futur employeur, Mme Guillemette a contrevenu à son contrat de travail et commis à son égard une faute grave au sens du troisième alinéa de l'article 82.1 L.N.T.[12], ce qui entraîne l'inapplicabilité de l'article 82 L.N.T. :
82.1. L'article 82 ne s'applique pas à l'égard d'un salarié:
[…]
3° qui a commis une faute grave;
[…].
[68] La CNT prétend qu'il n'y a pas faute grave mais, si c'est le cas, Fascination ne peut l'invoquer pour refuser le versement de l'indemnité de départ au motif qu'elle ne connaît pas cette faute au moment de mettre fin au contrat de travail.
[69] Il appartient à l'employeur, Fascination, d'établir de manière prépondérante la commission d'une faute grave justifiant le refus de verser l'indemnité compensatrice.
[70] Dans l'affaire Liberty Mutual[13], la Cour d'appel définit la faute grave ainsi :
Le législateur n'a pas défini l'expression "faute grave du salarié" que l'on retrouve à l'article 83. L'expression doit être interprétée selon le sens ordinaire et usuel. Dans un article récent: La notion de faute grave en matière de congédiement sans préavis, (1989) R. du B., 375, les auteurs Arguin Brissette et Rivest, référant aux définitions doctrinales en droit civil et à la définition de Gérard Dion dans le Dictionnaire canadien des relations de travail, constatent que les expressions faute lourde et faute grave sont employées indistinctement. Ainsi monsieur Dion traduit l'expression anglaise "grave fault" que l'on retrouve à l'article 83 de la Loi sur les normes du travail comme suit :
Faute lourde - serious offence; major offence; grave error; grave fault; gross negligence; gross misconduct. Inexécution par le salarié de l'une de ses obligations lorsque cette inexécution a apporté ou était susceptible d'apporter une perturbation grave dans la marche de l'entreprise. C'est une faute d'une gravité particulière qui ne peut être excusée par les circonstances. La faute lourde justifie généralement la suspension voire le congédiement; malversations, abandon d'un poste de sécurité, injures à l'employeur etc. Dans plusieurs législations, la faute lourde dispense l'employeur de donner un préavis de fin d'emploi. On dit aussi faute majeure par opposition à faute mineure.
(Référence omise)
[71] Sur le devoir de loyauté du salarié selon l'article 2088 C.c.Q., la Cour d'appel mentionne ceci[14] :
[39] En cours de contrat de travail, le premier alinéa de cette disposition impose au salarié une obligation assez lourde, particulièrement dans le cas d'un salarié-clef ou dans le cas d'un salarié jouissant d'une grande latitude professionnelle, la loyauté étant à la mesure de la confiance de l'employeur. On pourrait résumer comme suit les grandes lignes de ce devoir de loyauté : puisqu'il ne travaille pas à son compte mais pour celui de l'employeur, qui seul dispose des fruits du travail, le salarié ne doit pas nuire à l'entreprise à laquelle il participe ou l'entraver; il doit faire primer (dans le cadre du travail) les intérêts de l'employeur sur les siens propres; il ne doit pas se placer en situation de conflit d'intérêts (ce qui pourrait l'amener à privilégier l'intérêt de tiers ou le sien propre plutôt que celui de l'employeur); il doit se conduire à tout moment avec la plus grande honnêteté envers l'employeur, ne peut s'approprier les biens matériels ou intellectuels de celui-ci ou les utiliser indûment à son avantage. Il ne peut évidemment pas détourner à son profit ou à celui de tiers la clientèle de l'employeur ni usurper les occasions d'affaires qui se présentent à ce dernier, etc. Dans certains contextes, même en l'absence d'une clause à cet effet, l'obligation de loyauté peut obliger le salarié à une exclusivité de services, quoique ce ne soit généralement pas le cas.
(Le Tribunal souligne, référence omise)
[72] En l'espèce, la preuve ne révèle pas que Mme Guillemette a un dossier disciplinaire existant au moment de sa démission, même si Mme Dagenais lui fait plusieurs reproches à l'audience notamment quant à ses absences.
[73] La preuve ne permet pas non plus d'établir que des clients ont quitté Fascination pour suivre Mme Guillemette chez son nouvel employeur, au mois de novembre 2010, à la suite d'une sollicitation de sa part alors qu'elle était à l'emploi de Fascination.
[74] Toutefois, le Tribunal considère qu'il y a une preuve prépondérante de faute grave de la part de Mme Guillemette : il y a ici une tentative de transférer le groupe de Mme Labrecque, composé d'une trentaine de personnes, chez son nouvel employeur.
[75] Le projet de Mme Guillemette n'a pas eu de suite mais elle a tout mis en oeuvre pour qu'il puisse se concrétiser au mois d'août 2010, avec la collaboration de M. Demers, Mme Linda et Mme Brûlé.
[76] Mme Guillemette nie avoir agi ainsi. Toutefois, son témoignage n'est pas crédible. Son attitude devant le Tribunal est révélatrice. Elle répond aux questions en utilisant des faux-fuyants et trouve toujours à se justifier.
[77] Le 9 juillet 2010, Mme Labrecque signe son contrat avec Fascination. Par la suite, Mme Guillemette informe M. Demers de l'existence du groupe de Mme Labrecque et du contrat qu'elle a signé.
[78] Des liens se font sûrement avec Vasco, soit par l'entremise de M. Demers ou de Mme Guillemette, puisque Mme Guillemette reçoit, le 21 juillet 2010, un courriel de Mme Brûlé qui l'invite à discuter de la procédure à suivre pour transférer «son» groupe. Il ne peut s'agir, selon la preuve, que du groupe de Mme Labrecque. Aussi, le contrat de Mme Labrecque est prolongé jusqu'au 13 août 2010 par Mme Guillemette, sous un nouveau numéro.
[79] Celle-ci soutient que les courriels de Mme Brûlé ne veulent rien dire et affirme ne pas avoir répondu. Ceci s'explique par le fait que le projet de transférer le groupe ne fonctionne pas dû à la réaction inattendue de Mme Labrecque.
[80] Le ou vers le 23 juillet 2010, lors de la rencontre avec Mme Labrecque, Mme Guillemette l'informe qu'elle quitte Fascination et qu'elle ne pourra accompagner le groupe à Las Vegas en mars 2011. Le Tribunal a du mal à croire que Mme Guillemette n'ait pas offert alors un transfert d'agence à Mme Labrecque, situation qui explique la prise de bec entre les deux femmes et la venue de Mme Labrecque chez Fascination, le lundi suivant, pour se plaindre de son comportement.
[81] De l'avis du Tribunal, cette situation n'est pas attribuable au caractère déplaisant de Mme Labrecque. Il faut replacer le tout dans son contexte, au mois de juillet 2010, au moment où Mme Guillemette s'attend à l'ouverture de l'agence au mois d'août 2010. Elle n'a tout simplement pas prévu la réaction de Mme Labrecque ni que le dossier se terminerait ainsi.
[82] Il s'agit pour le Tribunal d'une tentative de détourner à son profit la clientèle de Fascination, ce qui constitue un manque de loyauté et une faute grave.
[83] Le Tribunal considère que la connaissance a posteriori de la faute n'est pas de nature à empêcher Fascination de l'invoquer. L'indemnité compensatoire n'est pas encore versée et la découverte de cette faute est, à toutes fins utiles, concomitante avec la démission de Mme Guillemette. Il y a tout lieu de croire que si Mme Guillemette n'avait pas démissionné et que Fascination avait découvert ses agissements, elle aurait été congédiée.
[84] Le Tribunal est donc d'avis que, dans la mesure où les articles 82 et 83 L.N.T. auraient trouvé application, Fascination est justifiée de ne pas avoir versé l'indemnité compensatrice pour cause de faute grave.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
REJETTE la requête introductive d'instance.
LE TOUT, avec dépens.
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________________________________ DOMINIQUE LANGIS, J.C.Q. |
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M. Félix Brassard-Gélinas, stagiaire |
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Rivest Tellier Paradis - casier 90 |
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Procureurs de la demanderesse |
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Me Suzie Guylaine Gagnon |
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Armijo & Webster - casier 103 |
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Procureurs de la défenderesse |
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Date d’audience : 5 décembre 2012 |
[1] RLRQ, c. N-1.1.
[2] Précitée, note 1.
[3] 2010 QCCQ 7473.
[4] Asphalte Desjardins inc. c. Commission des normes du travail, 2013 QCCA 484.
[5] Précitée, note 4.
[6] Précitée, note 4.
[7] Commission des normes du Travail c. Asphalte Desjardins, 2013 CanLII 55907 (CSC).
[8] Jean-Claude ROYER et Sophie LAVALLÉE, La preuve civile, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais ltée, 2008, par. 1020.
[9] J.D. c. R.B., 2009 QCCS 665; 9116-8609 Québec inc. c. Sénécal., 2010 QCCS 3308.
[10] 1999 CanLII 13256 (QC C.A.).
[11] Précitée, note 8, par. 1035.
[12] Précitée, note 1.
[13] Liberty Mutual Insurance Co. c. Québec (Commission des normes du travail), 1990 CanLII 3700 (QC C.A.).
[14] Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc., 2007 CanLII 676 (QC C.A.).
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