Décision

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COUR D’APPEL

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-008700-999

(500-05-003033-956)

 

DATE :

 27 février 2003

 

 

CORAM:

LES HONORABLES

JEAN-LOUIS BAUDOUIN J.C.A.

MICHEL PROULX J.C.A.

LOUISE OTIS J.C.A.

 

 

RAOUL LACOMBE

et

COMMUNAUTÉ URBAINE DE MONTRÉAL,

APPELANTS - (défendeurs)

c.

 

ALAIN ANDRÉ

et

LORRAINE DROUIN,

INTIMÉS - (demandeurs)

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

et

Me GHISLAINE LARRIVÉE

et

NADINE ANDRÉ,

MISES EN CAUSE - (défenderesses)

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                LA COUR, saisie d'un pourvoi contre un jugement de la Cour supérieure du district de Montréal, rendu le 15 septembre 1999 par l'honorable Luc Lefebvre, accueillant l'action en dommages des intimés ;

[2]                Après étude, audition et délibéré ;

[3]                Pour les motifs ci-annexés des juges Baudouin et Proulx dont copies sont déposées avec les présentes ;

[4]                REJETTE le pourvoi avec dépens.

[5]                Pour sa part, Madame la juge Otis souscrit à ces motifs et conclut à ce que le pourvoi de Raoul Lacombe et de la C.U.M. soit rejeté avec dépens, le tout selon les termes proposés par le juge Baudouin.

 

 

 

 

JEAN-LOUIS BAUDOUIN J.C.A.

 

 

 

 

 

MICHEL PROULX J.C.A.

 

 

 

 

 

LOUISE OTIS J.C.A.

 

Me Pierre Yves Boisvert

(JALBERT, SÉGUIN, CARON)

Avocat des appelants

 

Me Jacques Richard

Me Pierre Gagné

(RICHARD, TROTTIER, GAGNÉ, DUBUC)

Avocats des intimés

 

Me Danielle Allard

(BERNARD, ROY & ASSOCIÉS)

Avocate des mises en cause

 

Date d’audience :

1er octobre 2002



 

MOTIFS DU JUGE BAUDOUIN

 

 

I. LES FAITS

[6]                L'intimé, Alain André, était, en 1994, conseiller municipal de la Ville de Montréal, avocat, professeur de droit et coordonnateur du département de techniques policières et correctionnelles du CÉGEP John Abbott.

[7]                C'était donc un citoyen largement connu à la fois dans le milieu juridique et professionnel, et dans celui de la politique municipale.  Il s'était d'ailleurs présenté en 1990 comme maire de Montréal, mais avait été battu.

[8]                C'est le 29 mars 1994 que sa vie bascula.  Il fut arrêté tôt le matin, chez lui, en présence de sa femme.  Le mandat d'arrestation lui reprochait des agressions sexuelles à l'endroit de sa fille adoptive, Nadine André, commises entre 13 et 15 ans auparavant, ainsi que des voies de fait perpétrées 19 ans plus tôt.  Sa femme, l'intimée Lorraine Drouin,  fut également accusée de ces dernières infractions.

[9]                Mis en liberté en attendant son procès, il fut, le 14 novembre suivant, libéré de toutes les accusations pesant contre lui, avant l'enquête préliminaire, le Ministère public ayant décidé de retirer les plaintes.

[10]           Sa vie professionnelle, sociale et politique ayant été sérieusement compromise, il a intenté aux appelants deux recours en dommages-intérêts, pour l'ensemble du préjudice subi par lui.  Sa femme s'est jointe à ces actions et a réclamé pour ses propres dommages.

[11]           Contre les policiers, en Cour supérieure, il a plaidé que ceux-ci avaient bâclé leur enquête et que, si celle-ci avait été sérieusement menée, les autorités répressives n'auraient pas pu conclure à l'existence de motifs raisonnables et probables de procéder à l'arrestation.

[12]           Il a reproché, par ailleurs, à la substitut du Procureur général d'avoir autorisé les poursuites, pour les retirer à peine 8 mois plus tard ce qui, selon lui, démontre un manque de rigueur et de sérieux dans le processus décisionnel qui a mené à cette initiative.

[13]           Tels sont les principaux faits qui tracent la toile de fond du débat judiciaire.  Pour ce qui est des plus amples détails, je renvoie simplement à l'exposé fait par la Cour supérieure qui est complet.

 

 

 

 

II. LE JUGEMENT ENTREPRIS

[14]           Dans une longue opinion, bien motivée, la Cour supérieure accueille les deux recours et condamne solidairement Raoul Lacombe, la Communauté urbaine de Montréal, Ghislaine Larrivée et le Procureur général du Québec à payer 326 100 $ à l'intimé et  40 700 $ à son épouse.

[15]           La Cour supérieure, dans un premier temps, reproche aux policiers le peu de sérieux de leur enquête.  Ils auraient omis, selon elle,  de vérifier les dires de Nadine André, malgré le fait qu'ils savaient ou auraient dû savoir qu'elle souffrait de certains troubles psychologiques et que sa crédibilité pouvait donc être sujette à caution.  La Cour fait remarquer à ce propos que le seul fait que l'accusation principale porte sur des agressions sexuelles ne dispense pas pour autant la police de faire une enquête sérieuse pour s'assurer, du moins à première vue, que les plaintes ne sont pas frivoles, le fruit d'affabulations ou encore motivées  par un esprit de vengeance.

[16]           La Cour, dans un second temps, est particulièrement critique à l'endroit du travail du bureau du substitut.  À son avis, pour des gestes reprochés qui se sont produits  de nombreuses années auparavant, il n'y avait pas lieu de s'empresser ainsi à porter les accusations en question, sans avoir procédé à des vérifications additionnelles.   En outre, elle blâme la substitut, dans les circonstances de l'espèce, de ne pas avoir montré plus de circonspection à l'endroit des déclarations de Nadine.  Il ne suffisait pas, selon le juge de première instance, qu'elle soit « moralement » convaincue de la réalité des infractions, compte tenu du risque élevé de préjudice sérieux que ces accusations pouvaient engendrer pour l'intimé.

 

III. LE POURVOI

[17]           Avant d'analyser en détail les problèmes juridiques importants que soulève ce pourvoi, quelques remarques préliminaires s'imposent.

[18]           La première est qu'en matière d'infractions sexuelles les autorités répressives sont souvent placées dans une situation que l'on pourrait qualifier de cornélienne.  Comme il s'agit, la plupart du temps, de gestes posés dans l'intimité, elles sont confrontées à deux versions contradictoires, l'une (celle de la victime) positive, l'autre (celle du futur accusé) négative.  L'absence de preuve médicale ou testimoniale, parfois possible lorsque les événements sont contemporains à l'accusation, rend donc leur tâche particulièrement difficile.

[19]           Toutefois, ces mêmes autorités ne doivent pas porter systématiquement des accusations, simplement parce qu'il s'agit d'infractions sexuelles et qu'il existe, sans nul  doute surtout depuis quelques années, une certaine pression de l'opinion publique, lorsque ces accusations ne peuvent raisonnablement courir la chance d'être maintenues par les tribunaux et adopter donc le même sens critique que pour toutes les autres espèces d'infractions.  Elles doivent en outre être particulièrement conscientes que, pour toute personne, le seul fait d'être accusée d'un tel crime emporte, même en cas de retrait de plainte ou d'acquittement, une stigmatisation sociale importante qui risque de détruire des vies familiales, sociales et professionnelles. Certains diront même qu'un individu ne peut pas se permettre d'être acquitté d'une accusation d'agression sexuelle, puisque, pour reprendre une expression populaire, d'aucuns continueront,  même après retrait ou acquittement, à croire, mais surtout à dire, qu'il «n'y a pas de fumée sans feu». Même lavée de toute accusation, la personne risque de demeurer suspecte vis-à-vis de ses proches et d'une partie de l'opinion publique.

[20]           On doit constater d'ailleurs, avec tristesse, qu'il est récemment devenu à la mode, dans certains dossiers matrimoniaux, d'accuser le conjoint de ce type d'infractions pour bonifier les chances d'une garde exclusive.

[21]           En d'autres termes, les autorités policières et répressives d'une part ne doivent pas céder aux pressions populaires et, d'autre part, doivent faire preuve d'une prudence et d'une circonspection particulières et accrues en  matière d'infractions sexuelles.  Je ne veux surtout pas passer pour affirmer qu'elles doivent renoncer à porter plainte, lorsqu'il existe des motifs probables et sérieux, mais simplement, eu égard aux conséquences désastreuses que de fausses accusations peuvent avoir, qu'un degré de précaution supplémentaire s'impose et surtout, puisqu'en l'espèce tout se résume souvent à une question de crédibilité, qu'il est absolument indispensable de procéder à une vérification complète et critique de celle-ci.

[22]           Ma seconde remarque touche l'état du droit.  Lorsque la Cour supérieure a rendu son jugement le 15 septembre 1999, deux arrêts, l'un de common law, l'autre de droit civil, «disaient» le droit en la matière.  Le premier est celui de la Cour suprême dans l'affaire Nelles[1], émanant de l'Ontario, qui a pratiqué une brèche dans l'immunité totale et inconditionnelle des autorités répressives et fixé quatre critères devant servir à retenir leur responsabilité civile. Le second est celui de notre Cour dans l'affaire Proulx[2]À l'automne 1999, notre Cour, par une majorité simple, a rejeté la poursuite en dommages intentée par Benoît Proulx, mon collègue d'alors, le juge Louis LeBel, ayant toutefois enregistré une forte dissidence.  L'affaire fut subséquemment portée devant la Cour suprême qui, le 18 octobre 2001, accueillit le pourvoi et, à la majorité, se rallia à cette opinion dissidente[3]

[23]           On ne peut donc aucunement reprocher au juge de première instance d'avoir suivi l'arrêt majoritaire de notre Cour comme représentant l'état du droit jurisprudentiel de l'époque, puisqu'il n'avait pas le bénéfice de la décision de la Cour suprême.  Le premier juge a d'ailleurs bien analysé ces règles et fait, par rapport à l'affaire Proulx, telle que plaidée devant la Cour d'appel, les distinctions qui s'imposaient d'une manière à la fois claire et exacte.

[24]           La troisième est une remarque d'intendance.  Même s'il existe deux instances séparées, l'une contre le policier Raoul Lacombe et son commettant, la Communauté urbaine de Montréal, l'autre contre la substitut, Me Ghislaine Larrivée, et le Procureur général du Québec, j'ai cru préférable, vu l'intime connexité des deux recours et le caractère commun de la preuve, de traiter des deux dans une seule et même opinion.

 

 

A. La responsabilité de la substitut et du procureur général

[25]           Mon collègue le juge Louis LeBel, alors à la Cour d'appel, a tracé dans l'affaire Proulx un historique complet du rôle du substitut dans le cadre du droit pénal canadien.  Les substituts du Procureur général, selon l'article 4 a) de la Loi sur les substituts du procureur général[4], examinent les procédures relatives aux infractions prévues au Code criminel et, le cas échéant, autorisent les poursuites.  Ils assument une lourde responsabilité. Il est clair que la loi et la tradition leur donnent une marge de discrétion et se fient à leur évaluation de l'enquête policière et à leur bon jugement professionnel.  Ainsi, ils éviteront, bien évidemment, de porter des accusations lorsque la preuve s'avère insuffisante pour les soutenir, même s'ils soupçonnent fortement l'éventuelle culpabilité du suspect, mais que les moyens de la démontrer sont insuffisants ou sujets à caution.  Le substitut doit donc filtrer les renseignements et utiliser son bon jugement à la lumière de son expérience et de son expertise.  L'erreur étant humaine, il a toutefois le droit de se tromper.

[26]           Je ne reviendrai donc pas sur l'examen de ce rôle et renvoie le lecteur aux remarques et à l'analyse du juge Louis LeBel dans l'affaire Proulx.

[27]           Quant au régime de responsabilité civile du substitut, une première règle à observer est que, même s'il est un avocat, sa responsabilité professionnelle ne s'évalue pas à l'aide des mêmes critères que ceux applicables au professionnel de pratique privée.  Le substitut exerce, en effet, une fonction publique et quasi judiciaire.

[28]           La plaignante n'est pas la cliente du substitut du procureur qui n'a d'autre commettant que la Justice.  Il ne peut donc agir, comme le ferait un avocat de pratique privée avec sa cliente, et prendre simplement fait et cause pour elle.  Se comporter de cette façon, sans exercer son sens critique, sans remplir son rôle de vérification des faits susceptibles de soutenir une plainte pénale, est une dénaturation de la fonction.  Je suis loin d'être sûr ( mais dans les circonstances de l'espèce il ne m'est pas indispensable de me prononcer sur la question ) que, dans un tel cas, on ne se retrouve pas devant l'hypothèse condamnée par la Cour suprême dans l'affaire Proulx où le but poursuivi est illégitime et a pour effet de ……..« de dénaturer [le rôle] dans le cadre du système de justice pénale[5]. »

[29]           Une seconde règle est que la personne acquittée à la suite d'un procès ou  qui, comme dans le présent cas, a vu les plaintes retirées tôt dans le processus pénal, ne peut, sur ces seules bases, soutenir ipso facto un recours pour compenser le préjudice subi.  Il s'agit d'un prix à payer pour le respect et la mise en œuvre du contrat social.  Ce n'est donc que dans des cas exceptionnels qu'un tel  recours se justifie.

[30]           Le droit privé québécois, comme la common law, reconnaît donc au substitut une certaine immunité.  L'affaire Nelles[6], précitée, a rompu avec la tradition d'immunité absolue, héritée de la tradition britannique, et posé quatre conditions au caractère relatif de celle-ci à savoir:

 

1]  que les procédures aient été engagées par le défendeur;

2]  que le tribunal ait rendu une décision favorable au demandeur;

3] qu'il y ait absence de motif raisonnable et probable de porter les accusations;

4] qu'il y ait eu intention malveillante ou poursuite d'un objectif principal autre que celui de l'application de la loi.

[31]           Par la suite, dans l'arrêt Proulx, la Cour suprême, sous la plume des juges Iacobucci  et Binnie, a précisé davantage le périmètre qui devait entourer l'immunité du substitut du procureur général.

[32]           Ces deux hauts magistrats, tout d'abord, ont clairement indiqué que les tribunaux devaient se montrer très réticents à mettre en doute, de façon rétrospective, la sagesse de la décision de poursuivre.  Après une longue analyse de l'arrêt Nelles, ils s'expriment ainsi:

   Pour qu'une action reprochant des poursuites abusives soit accueillie, il faut démontrer non seulement l'absence de motif raisonnable et probable, mais aussi la malveillance ou un but illégitime.  Le juge Lamer a analysé ce critère dans l'arrêt Nelles, précité.  S'exprimant au nom de la majorité de notre Cour, le juge Lamer a souligné que les cas de poursuites abusives comportaient des allégations graves ayant trait à l'abus du processus criminel et des pouvoirs du procureur de la Couronne.  Il a affirmé ce qui suit (aux p. 193-194 et 196-197):

Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l'absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d'un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de «représentant de la justice».

Il ne s'agit pas d'une simple évaluation rétrospective de la sagesse de la décision du procureur de la Couronne d'engager des pourparlers; mais plutôt l'exercice délibéré et malveillant de ses pouvoirs pour des fins illégitimes et incompatibles avec le rôle traditionnel du poursuivant.

Par conséquent, une action pour poursuites abusives doit reposer sur plus que l'insouciance ou la négligence graveUne telle action exige plutôt des éléments de preuve révélant un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale.  En droit civil québécois, un tel comportement est inclus dans la notion de «faute intentionnelle».  L'élément clé de la poursuite abusive est la malveillance, mais la notion de malveillance dans ce contexte inclut la conduite du poursuivant qui est motivée par un «but illégitime» ou, pour reprendre les propos du juge Lamer dans l'arrêt Nelles, précité, par un but «incompatible avec sa qualité de «représentant de la justice» (p. 194)[7].

( Je souligne )

[33]           Il me semble, sauf erreur de ma part, que la Cour suprême  a donc entendu limiter la responsabilité du substitut à l'hypothèse de faute intentionnelle, c'est-à-dire au comportement qui révèle de la mauvaise foi, une mens rea, la volonté d'utiliser le système dans un but illégitime ou de dénaturer la justice, comme c'était le cas dans l'affaire Proulx et comme ce fut le cas dans le dossier Allard  que notre Cour a récemment entendu[8].

[34]           Je suis loin d'être certain, toutefois, que l'on puisse interpréter les propos rapportés ci-haut  comme excluant pour autant l'hypothèse d'une incurie complète ou, pour reprendre un concept de common law, une insouciance déréglée ou téméraire, puisque l'arrêt Proulx, reprenant les propos du juge Lamer dans Nelles, l'applique effectivement à la poursuite d'un but incompatible avec la qualité de représentant de la justice.  En bref, ce que la Cour suprême me paraît avoir voulu éviter est que l'immunité couvre l'abus de pouvoir, l'équivalent d'une faute intentionnelle. Comme l'a bien signalé le juge Louis LeBel dans sa dissidence, puisque les concepts de faute et de «négligence», et les diverses classifications de ces deux concepts diffèrent en common law et en droit civil, il y a lieu d'être prudent.  À cet égard, il n'est probablement pas inutile de rappeler qu'en droit civil la faute lourde est équivalente à la faute intentionnelle.

[35]           Je n'ai cependant pas à me prononcer sur le sujet, eu égard aux faits spécifiques de la présente cause.

[36]           Il ne fait pas de doute, dans mon esprit, que la substitut a effectivement commis une faute.  Son témoignage, par ailleurs sincère, montre que sa décision a été prise sur sa seule conviction morale ( intime conviction, diraient les juristes européens ) de la crédibilité de Nadine André.  On peut s'étonner que cette dernière ait été jugée crédible, avant le dépôt des accusations et, par ailleurs, non crédible seulement quelques mois plus tard et ce, à un point tel qu'on n'ait même pas jugé utile de tenir une enquête préliminaire.  J'ajouterai que même si l'on tient pour acquis qu'elle était suffisamment crédible pour permettre de déposer les plaintes, la raison suggérée dans le dossier pour le retrait de celles-ci, soit qu'elle n'aurait pas pu faire un bon témoin, devait alors, sans aucun doute et de toute façon, être prise en considération avant le dépôt de celles-ci.

[37]           Le passé psychologique fragile de la présumée victime, la gravité des accusations portées, le long espace de temps entre les actes reprochés et les plaintes de Nadine, le caractère pour le moins douteux des accusations de voies de fait portées non seulement contre Alain André, mais aussi contre son épouse,  auraient dû mettre la puce à l'oreille de la substitut et l'inciter à plus de prudence, et ce d'autant plus que le temps n'était vraiment pas, en l'espèce, une considération essentielle.  Une vérification ( comme d'ailleurs elle a été subséquemment faite ) aurait permis d'éviter le grave préjudice subi par l'intimé.

[38]           Toutefois, malheureusement pour ce dernier, je ne puis me convaincre que ces fautes, résultant principalement de la négligence, d'un manque de prudence, constituent, pour autant, des fautes intentionnelles «….révélant un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou [de] le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale », pour reprendre les propres termes de l'opinion majoritaire de la Cour suprême dans l'affaire Proulx, précitée.

[39]           Je suis donc d'avis que l'immunité relative absout le comportement fautif de la substitut et que le pourvoi dirigé contre elle et contre le Procureur général dans ce cas doit, en conséquence, être rejeté.

 

B. La responsabilité des policiers

 

                        1] La faute

[40]           Les policiers, pour leur part, et tous en conviennent, ne bénéficient pas d'une quelconque immunité législative ou jurisprudentielle.  Ils sont, comme tout citoyen, responsables civilement des fautes simples qu'ils commettent dans l'exécution de leurs fonctions (art. 1457 C.c.)[9].

[41]           Les policiers ont, sans doute, et peut-être plus particulièrement en matière d'agressions sexuelles, un travail difficile à accomplir.  Ce sont, cependant, des professionnels de l'enquête et c'est donc en comparant leur conduite au modèle du policier normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances, qu'on doit rechercher si, oui ou non, ils ont commis une faute[10].

[42]           L'enquête policière doit, bien évidemment, être faite de bonne foi. Elle doit aussi être sérieuse.  Les policiers doivent évaluer tant les éléments inculpatoires que disculpatoires, les pondérer et rester objectifs quant aux conclusions de leur enquête pour identifier l'existence de motifs raisonnables et probables.

[43]           Dans R. c. Storey[11], le juge Corey s'exprimait ainsi:

Section 450(1) makes it clear that the police were required to have reasonable and probable grounds that the appellant had committed the offence… before they could arrest him.  Without such an important protection, even the most democratic society could all too easily fall prey to the abuses and excesses of a police state. […]  In the case of an arrest made without a warrant, it is even more important for the police to demonstrate that they have those same reasonable and probable grounds upon which they base the arrest. […]  On the other hand, the police need not demonstrate anything more than reasonable and probable grounds.  Specifically they are not required to establish a prima facie case for conviction before making the arrest.

[44]           En matière d'agressions sexuelles, comme je le notais plus haut, dans la plupart des cas, l'absence de témoins leur impose une obligation plus étroite, plus particularisée et plus intense dans la vérification de la crédibilité des personnes en cause, celle-ci étant au cœur même de l'enquête.  C'est très souvent, comme dans ce cas-ci, sur cette seule base, qu'une décision de porter des accusations peut être prise.

[45]           Je suis d'avis que la Cour supérieure n'a pas commis d'erreur en retenant la responsabilité du policier Raoul Lacombe et de son commettant, la Communauté urbaine de Montréal.  Je m'explique.

[46]           La faute résulte d'abord du comportement tenu entre le 28 février et le 29 mars 1994, c'est-à-dire dans la période précédant le dépôt des plaintes et l'arrestation de l'intimé.  L'analyse qui touche cette période a été produite comme pièce P-13A.  Sa lecture montre que les éléments d'enquête recueillis sont essentiellement une déclaration du 28 février de Nadine André touchant des agressions sexuelles de la part de son père et des voies de fait de la part de sa mère et de son père, un rapport du C.L.S.C. d'Ahuntsic qui contient les allégations d'agressions sexuelles, de voies de fait, une autre déclaration du 10 mars et le compte rendu d'une rencontre avec la substitut le 17 mars.

[47]           Nulle part, ce rapport ne révèle-t-il une quelconque vérification auprès des personnes mentionnées dans les déclarations de Nadine André, qui, par ailleurs, donne dans celles-ci une série précise et impressionnante de détails.  Il m'apparaît donc que le policier Lacombe a tout simplement cru les affirmations de la plaignante, mais n'a pas jugé utile d'aller plus loin et de tenter de vérifier à la fois leur exactitude et la crédibilité à leur accorder.

[48]           Somme toute, la preuve révèle clairement que l'enquête entre le 28 février et le 29 mars est restée complètement superficielle.  Elle a été bâclée.  Le caractère sérieux des plaintes exigeait davantage.  Le policier savait que les actes reprochés remontaient à plus d'une décennie, que la plaignante n'avait pas eu de contact avec sa famille depuis plusieurs années et qu'elle était psychologiquement fragile. Également ( le témoin Marcel Lemay de la Communauté urbaine de Montréal l'affirme éloquemment ), il ne pouvait ignorer qu'une enquête de ce type devait être complète et faite avec doigté, vu la délicatesse de la situation.

[49]           Un examen plus attentif et approfondi de la situation aurait, comme l'a démontré d'ailleurs la suite des événements, au moins permis de jeter un doute sur le sérieux des plaintes.  Enfin, comme le note longuement le premier juge, les déclarations de Nadine André contenaient de nombreuses contradictions qui auraient  dû justifier un esprit plus critique.

[50]           Cette faute devient encore plus apparente à l'examen de la période postérieure au dépôt des dénonciations et à l'arrestation de l'intimé.  C'est, en effet, seulement à partir de ce moment que la police a enfin cru utile d'interroger certains témoins: M.J.B, I.R., M.M., J.A.P., J.M., S.P. et C.M. pour tenter de confirmer ou d'infirmer les soupçons.  Pourquoi ne pas l'avoir fait auparavant?  Tous ces témoins ont d'ailleurs été interrogés, durant cette période précisément,  à la seule fin de vérifier certaines parties des déclarations de Nadine André !

[51]           On notera, de surplus, que le procureur de la défense, lui, dans ce même laps de temps, a réussi, grâce aux services d'un enquêteur privé, à réunir pas moins de 40 dépositions qui, toutes, contiennent de sérieuses remises en question des affirmations de Nadine André.

[52]           Dans ces circonstances, je dois conclure que l'enquête, devant la gravité des accusations portées, et l'éventail de l'investigation policière qui était alors ouvert, n'a pas été menée de façon systématique et sérieuse.  Elle n'a pas pris en considération, dans un cas où la crédibilité de la plaignante était au cœur même du processus décisionnel devant mener au dépôt éventuel de plaintes, toute l'information qui pourtant, était alors parfaitement disponible.

[53]           L'arrestation d'un individu ne peut être fondée sur de simples soupçons, mais doit l'être sur des motifs raisonnables et probables.  Je partage donc l'opinion du premier juge que la véritable enquête n'a commencé qu'après le dépôt des plaintes et l'arrestation, époque où, bien évidemment, le dommage qui aurait pu être évité, avait déjà été causé.

[54]           Je suis donc d'avis qu'il y a eu de la part du policier enquêteur une faute civile.  Les circonstances entourant les plaintes étaient telles qu'elles requerraient une plus grande prudence, une enquête plus poussée, même, si bien évidemment, il ne s'agissait pas d'obtenir, en droit, une corroboration au sens juridique du terme[12]. Une enquête mieux ciblée aurait conduit à jeter un doute sérieux sur l'authenticité des plaintes et aurait donc permis à la substitut de prendre une décision avec un éclairage plus complet.

[55]           Je suis donc d'avis de retenir en l'espèce la responsabilité civile de Raoul Lacombe et de la Communauté urbaine de Montréal.

 

 

 

2] La causalité

[56]           Le problème n'est cependant pas résolu pour autant.  Ces derniers plaident que, puisque la Couronne a, en fin de compte, pris seule la décision de poursuivre, qu'il y a eu rupture du lien de causalité, même dans l'hypothèse où l'on retient qu'ils ont commis une faute.

[57]           Avec égards, je ne puis partager ce point de vue pour les raisons suivantes.

[58]           En premier lieu, nous ne sommes pas ici dans une authentique hypothèse de rupture du lien causal.  Il existe, depuis longtemps et surtout en matière de responsabilité professionnelle ( médecins, notaires, avocats ), une tendance de certaines décisions jurisprudentielles à avaliser une fausse application du principe connu sous le vocable latin du novus actus interveniens.

[59]           En droit, pour qu'il y ait véritable rupture du lien causal, justifiant donc de décharger le premier auteur de la faute et de ne retenir que la responsabilité du second, une condition essentielle doit être respectée.  Il faut, dans un premier temps, constater l'existence d'arrêt complet du lien entre la faute initiale et le préjudice, et, dans un second temps, la relance ou le redémarrage de celui-ci en raison de la survenance d'un acte sans rapport direct avec la faute initiale.  Il ne peut en effet, en toute logique, y avoir de rupture lorsqu'il y a continuité dans le temps et donc rattachement causal des fautes l'une à l'autre.

[60]           Dans le présent dossier, il me semble évident qu'on ne peut parler de rupture.  Nous sommes, bien au contraire, en présence de deux fautes contributoires qui ( et c'est là d'où vient la confusion ) ne sont pas cependant simultanées mais étalées dans le temps.  Chacune d'elles a pourtant contribué causalement au résultat.

[61]           D'abondant, et de toute façon, eussions-nous été dans l'hypothèse d'une rupture du lien causal que le policier Lacombe et la Communauté urbaine de Montréal n'auraient pas pu, de toute façon, être exonérés pour les raisons suivantes.

[62]           Si l'on tient alors comme hypothèse qu'il s'agit de deux fautes successives indépendantes et étalées dans le temps, mais ayant contribué au préjudice, il aurait fallu selon la jurisprudence que le juge se prononce sur la gravité respective de celles-ci pour déterminer qui était responsable[13].  Dans cette hypothèse en effet, si la seconde faute est plus sérieuse, plus grave que la première ou, dans certains cas, égale à celle-ci, elle vient oblitérer les effets de la première et doit être retenue comme ayant seule causé la totalité du préjudice.  Il y a alors une authentique rupture du lien de causalité,  la cause efficiente et seule retenue du préjudice étant la dernière dans le temps[14].

[63]           Je ferai deux observations à cet égard.  La première est qu'en l'espèce la relecture de la preuve déposée au dossier me convainc que la faute des instances policières était, de toute façon,  plus grave que celle de la substitut.  Je crois en effet, si celle-ci avait eu en sa possession une enquête sérieuse et bien faite, qu'il y aurait eu de grandes chances qu'une décision de ne pas porter les plaintes eût été prise.  Bien évidemment, nous ne sommes pas dans le domaine de la certitude ( qui, de toute façon, n'existe que rarement ou jamais en droit ), mais dans celui des simples probabilités et cela suffit.  En d'autres termes, correctement guidée par une enquête bien faite, la substitut aurait, à mon avis, fait un autre choix ou, au moins, attendu un complément d'enquête avant de se commettre.

 

 

[64]           D'autre part, j'ajouterai que, même si j'étais venu à la conclusion que la situation en est une où les deux fautes sont de la même gravité, j'aurais quand même retenu la responsabilité des autorités policières pour la raison suivante.

[65]           Dans un tel cas, en effet, la rupture du lien causal ne serait aucunement reliée à la nature des fautes, mais à un phénomène indépendant de la volonté de tous, une sorte d'acte du Prince qui, pour des raisons de politique sociale, décide de fermer volontairement les yeux sur des conduites pourtant contraires à la norme générale d'évaluation d'un comportement fautif et qui seraient normalement sanctionnées par une responsabilité civile.

[66]           Si rupture du lien causal il y avait, celle-ci serait donc totalement artificielle. L'analyse de la responsabilité devrait être faite en se plaçant dans une situation normale et non dans une situation exceptionnelle d'amnistie partielle.  L'immunité est extérieure et étrangère à la recherche de la responsabilité.  Il faut donc, dans l'identification de la rupture du lien causal, se convaincre que celui-ci aurait été rompu de toute façon, en dehors de la présence de cette situation immunitaire.  C'est d'ailleurs, me semble-t-il, la solution proposée par l'article 1481 C.c.Q. qui se lit ainsi :

  Lorsque le préjudice est causé par plusieurs personnes et qu'une disposition expresse d'une loi particulière exonère l'une d'elles de toute responsabilité, la part de responsabilité qui lui aurait été attribuée est assumée de façon égale par les autres responsables du préjudice.

[67]           Décider au contraire aboutirait, à mon avis, à un résultat absurde et socialement inacceptable, soit de conférer artificiellement et par ricochet aux policiers la même immunité que la Couronne, ce qui est contraire à toute la tradition tant en droit civil qu'en common law. 

[68]           On peut facilement imaginer les conséquences d'un tel résultat.  Une enquête policière est faite abusivement ou même  de mauvaise foi.  Sur cette base, le substitut du procureur porte plainte.  On argumenterait alors, uniquement parce que le dernier geste fautif posé est celui qui est, dans le temps, directement relié au préjudice, que la faute policière bénéficierait de l'immunité de la Couronne et que la victime devrait rester sans recours.  Ce résultat me paraît absurde.

[69]           Pour prendre un exemple, qui, il est vrai, ne reste valable que par analogie, ce n'est pas parce qu'un juge qui bénéficie, lui, d'une immunité complète décide sur la base d'un rapport d'expert frauduleux de faire perdre son procès à un justiciable que ce dernier pourrait, le pot aux roses découvert, être privé d'exercer un recours contre l'expert.

[70]             Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi de Raoul Lacombe et de la Communauté urbaine de Montréal, et de les condamner à acquitter avec intérêts et indemnité supplémentaire le chiffre des dommages retenu par le premier juge et d'accueillir avec dépens le pourvoi de Ghislaine Larrivée et du Procureur général.  Quant à Nadine André, sa condamnation solidaire avec Raoul Lacombe et la Communauté urbaine de Montréal demeure, même si elle reste bien évidemment illusoire dans les circonstances.

 

 

 

JEAN-LOUIS BAUDOUIN J.C.A.


 

 

MOTIFS DU JUGE PROULX

 

 

SOMMAIRE

 

Introduction

I -

La responsabilité de la substitut du Procureur général

 

a)

L'arrêt Proulx

 

b)

Absence de motifs raisonnables et probables

 

c)

L'intention malicieuse

 

d)

Le rapport entre l'absence de motifs raisonnables et l'intention malicieuse

 

e)

Les diverses composantes de la responsabilité du substitut ou son aspect multidimensionnel dans le contexte pénal

 

 

(i)

Le rôle du substitut: considérations de principe

 

 

(ii)

Le rôle du substitut à l'égard de la décision de porter plainte et ses rapports avec la police

 

 

(iii)

L'encadrement du substitut: le «Manuel de directives aux substituts du procureur général» et le «Guide du poursuivant» pour les «crimes à caractère sexuel»

 

 

(iv)

L'indépendance du substitut à l'égard de la décision de poursuivre et de son pouvoir discrétionnaire

 

 

(v)

Conséquences civile, déontologique, administrative et pénale d'un manquement dans la décision de poursuivre

 

f)

Application des principes à l'espèce

 

 

(i)

L'erreur dans le jugement de première instance

 

 

(ii)

Absence d'intention malicieuse mais absence de motifs raisonnables et probables

 

g)

Conclusions

II -

La responsabilité du policier Lacombe et de la CUM

 

(a)

Le jugement de première instance

 

(b)

La norme: la faute simple

 

(c)

La conclusion du premier juge quant à la faute simple est bien fondée

 

(d)

Rupture du lien de causalité?

 

Conclusion

Introduction

[71]           Ce pourvoi ne remet pas en cause le préjudice considérable subi par les intimés en conséquence du dépôt d'une plainte criminelle subséquemment retirée avant même que l'enquête préliminaire ne soit tenue.  Plutôt, il s'agit de déterminer si le premier juge a erré ou non en imputant une faute aux policiers et à la substitut du Procureur général à l'égard de cette poursuite.

[72]           Depuis le jugement de première instance, l'état du droit a changé en ce qui a trait à la responsabilité civile extracontractuelle du Procureur général du Québec et de ses substituts en raison de poursuites criminelles abusives: R. c. Proulx, [2001] 3 R.C.S. 9 .

[73]           À mon avis, les faits retenus par le premier juge, maintenant examinés sous le prisme de l'arrêt Proulx, ne peuvent plus justifier une conclusion de responsabilité contre la substitut.  Par ailleurs, je propose de ne pas intervenir quant à celle du policier Lacombe et de la CUM: je traiterai de ces questions en deux temps.

[74]           Quant aux faits saillants de ce dossier, je m'en remets à l'exposé du juge Baudouin.

I -         La responsabilité de la substitut du Procureur général

a)                 L'arrêt Proulx

[75]           Trois principes majeurs se dégagent de l'arrêt Proulx.

[76]           En premier lieu, la responsabilité civile extracontractuelle du Procureur général du Québec et de ses substituts pour poursuites criminelles abusives est régie intégralement au Québec par les principes qui se dégagent de l'arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170 et appliqués dans l'arrêt Proulx.

[77]           En second lieu, le Procureur général et les substituts ne jouissent plus d'une immunité absolue mais relative contre une action pour poursuites criminelles abusives.

[78]           En troisième lieu, la levée de l'immunité relative justifiant une conclusion de responsabilité d'un substitut pour une poursuite abusive est assujettie à la preuve de quatre éléments: (1) le poursuite a été engagée par le substitut, (2) cette poursuite s'est terminée en faveur de l'inculpé, (3) l'absence de motifs raisonnables et probables et (4) une intention malicieuse.  Les deux premiers ne soulèvent pas de débat en l'espèce.

b)         Absence de motifs raisonnables et probables

[79]           À ce sujet, les opinions des juges majoritaires et dissidents dans Proulx divergent d'avis[15] sur le critère fondamental qui délimite le pouvoir discrétionnaire du poursuivant dans sa décision de poursuivre.  Bien que tous conviennent que des motifs raisonnables et probables comportent des éléments objectifs et subjectifs (il ne suffit pas de croire en la culpabilité mais de s'appuyer sur des motifs raisonnables qui s'apprécient objectivement), encore doit-on, pour la majorité, avoir une preuve (par. [44]) légale disponible pour établir la culpabilité[16]: pour les juges minoritaires, il suffit que le substitut puisse raisonnablement croire qu'il a des motifs raisonnables et probables suffisants pour l'inculper (par. [169] et[ 249]).

[80]           La condition ici posée se résume comme suit: le poursuivant n'a pas à être convaincu de la culpabilité hors de tout doute raisonnable pour déposer une accusation mais[17] «the Crown must have sufficient evidence to believe that guilt could properly be proved beyond a reasonable doubt» (par. [31]): il ne suffit pas d'être convaincu et d'avoir cette croyance subjective mais de pouvoir s'appuyer sur une preuve légale et fiable pour croire que la culpabilité[18] «could properly be proved beyond a reasonable doubt».  Il ne suffit pas d'être persuadé de la culpabilité quand on doit savoir qu'on ne dispose pas d'une preuve légale et fiable pour l'étayer, ce qui requiert une évaluation objective du dossier (par. [44]).

c)         L'intention malicieuse

[81]           La majorité des juges dans Proulx a adopté l'opinion dissidente du juge LeBel en Cour d'Appel (1999) R.J.Q. 398 , p. 425, qui a distingué la conduite téméraire et insouciante associée à une faute qualifiée («négligence grossière») et la norme ici applicable soit une conduite «malicieuse ou malveillante ou dans laquelle se révèle un état d'esprit répréhensible».  Pour leur part, les juges de la majorité ont précisé cette norme en affirmant, comme le juge LeBel, qu'elle se situe au-delà de la «recklessness or gross negligence»[19]: elle requiert la preuve «willful and intentional effort on the Crown's part to abuse or distort its proper role within the criminal justice system», les juges référant ici au concept de la faute «intentionnelle» en droit québécois.  L'élément déterminant, toujours selon la majorité, demeure la «malice» qui, dans ce contexte, est animée par «an improper purpose» (par. [35], Proulx): «… deliberate and malicious use of the office for ends that are improper and inconsistent with the traditional prosecutorial function», pour reprendre ici les mots du juge Lamer dans Nelles, (p. 196-197).

[82]           Comme on peut ici le constater, tout en écartant le principe de l'immunité absolue, la Cour suprême a néanmoins assujetti la levée de l'immunité à une norme de preuve très «lourde et stricte» (Nelles, p. 197).

[83]           Ce sera donc, comme les juges de la majorité dans Proulx l'ont souligné, dans des circonstances les plus exceptionnelles que la responsabilité du Procureur général pourra être retenue (par. [4], Proulx).  La raison en est que les poursuivants jouissent d'un vaste pouvoir discrétionnaire et d'un grand pouvoir décisionnel dans l'exercice de leurs fonctions (voir ci-après ma discussion sur les diverses composantes de la responsabilité du substitut) et qu'il est dans l'intérêt public que le seuil de cette responsabilité soit très élevé, de manière à décourager les poursuites, sauf les plus sérieuses, et que cette responsabilité ne puisse être entraînée que dans des circonstances exceptionnelles (Proulx, supra, par. [4]).

[84]           Ces considérations permettent de distinguer ce champ de responsabilité de celui qui s'applique au policier, comme nous le verrons plus loin.

d)        Le rapport entre l'absence de motifs raisonnables et probables et l'intention malicieuse

[85]           Exiger que ces deux éléments soient réunis pour obtenir la levée de l'immunité démontre à quel point le fardeau de preuve de la faute du substitut est difficile à rencontrer.

[86]           Certes, il est permis de considérer l'absence de motifs raisonnables et probables comme un indice de l'intention malicieuse[20] mais on acceptera que le substitut peut errer gravement dans son évaluation du dossier sans pour autant être animé d'une intention malveillante.  On peut être inspiré des meilleures intentions dans l'exercice de sa discrétion mais par ailleurs, manquer de jugement.

[87]           Ainsi, dans un jugement où il retenait la responsabilité des policiers tout en excluant celle des substituts, en appliquant le critère de la malice, le juge Guthrie, de la Cour supérieure, écrivait à propos des substituts, «Although their hearts were in the right place, their heads were not».

In the Court's opinion, the actions of the Crown prosecutors in authorizing the laying of the criminal complaint by officer L… and in opposing Plaintiff's request for bail were not a misuse or abuse of the criminal process nor were they taken in fraud of their duties as Crown prosecutors.  However, based upon the almost  complete absence of valid legal evidence against Plaintiff on April 21, 1988, these actions by the Crown prosecutors were certainly errors in professional judgment and discretion (almost approaching professional negligence).  Although their hearts were in the right place, their heads were not!  Their professional assessment of the situation was probably clouded by sympathy for the plight of the child, by public sentiment and by the wish «to do something» in a file that seemed to have bogged down at the office of the Director of Youth Protection.[21]

[88]           Par ailleurs, cette Cour, dans Québec (Procureur Général) c. Allard, (1999) R.J.Q. 2245 , sous la plume du juge Biron, avec l'accord des juges LeBel et Baudouin, a rejeté l'action contre les policiers tout en maintenant celle intentée contre le Procureur général en raison de l'abus de pouvoir et de la malveillance de la substitut.  Cette affaire, très semblable à celle de l'affaire Proulx, met en cause la conduite outrancière de la substitut qui avisa les policiers de procéder à l'arrestation d'une personne sans motifs suffisants, après avoir refusé de considérer les suggestions de l'avocat de cette personne, en s'assurant que cette dernière passe la fin de semaine en prison avant sa comparution.

e)       Les diverses composantes de la responsabilité du substitut ou son aspect multidimensionnel dans le contexte pénal

[89]           Compte tenu de la confusion qui me paraît régner dans la preuve entre les standards de faute professionnelle, civile et celui qui s'applique dans le procès pénal, j'estime essentiel de traiter de ces diverses composantes de la responsabilité du substitut.

(i)         Le rôle du substitut: considérations de principe

[90]           Le substitut représente le Procureur général à qui appartient le pouvoir de surveillance des poursuites criminelles (Dowson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 144 , 155).  Cette responsabilité se caractérise par l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire indispensable à l'application de la «rule of law», discrétion sans doute préférable à une application systématique des lois où l'on ne pondérerait pas les intérêts de la société et ceux des individus.  Dans notre système de droit, ce pouvoir s'exerce à l'égard des décisions fondamentales, à partir de la décision de poursuivre jusqu'aux représentations relatives à la détermination de la peine.  Ces choix reviennent au poursuivant qui les exerce «au meilleur de son jugement et en son âme et conscience».

[91]           Le poursuivant n'est pas qu'une partie dans le débat judiciaire.  Il doit aussi agir de façon «quasi judiciaire» ou comme un «ministre de la justice» (R. c. Boucher, [1955] R.C.S. 16; Proulx, supra), c'est-à-dire remplir sa charge avec objectivité et impartialité: cela illustre bien la dualité de sa fonction.  C'est en ce sens que repose sur le ministère public le devoir de veiller à ce que tout inculpé soit traité avec équité (R. c. Curragh Inc., [1997] 1 R.C.S. 537 , 588) tout en s'assurant que les coupables  seront traduits en justice (R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113 , 1124): le poursuivant demeure un serviteur de la justice.  L'on doit conclure, notamment dans la prise de décision de poursuivre, que le substitut doit faire preuve d'«high degree of neutrality, fairness and consistency»[22].

(ii)        Le rôle du substitut à l'égard de la décision de porter plainte et ses rapports avec la police

[92]           Le droit de déposer une dénonciation pour la commission d'un crime appartient à toute personne (art. 504 du Code criminel): la norme est bien connue, le dénonciateur doit s'appuyer sur des «motifs raisonnables».  On ne peut déroger à ce droit: R. c. Lechasseur, [1981] 2 R.C.S. 253 .  En pratique, c'est le policier qui, après enquête, met en branle le processus judiciaire en se portant dénonciateur.  Dans l'exercice de cette fonction, il jouit d'une indépendance face à l'exécutif[23] et certains auteurs considèrent l'indépendance du policier comme une convention constitutionnelle[24]: en définitive, c'est au policier que revient la décision de porter plainte ou non[25].  Cela n'empêche pas par ailleurs le policier de consulter le substitut dans ce processus décisionnel ou encore, comme c'est le cas au Québec, qu'il soit requis que le substitut «autorise» la dénonciation: dans un cas comme dans l'autre, le policier conserve son pouvoir d'agir comme «dénonciateur».

[93]           Je dois revenir ici sur cette «autorisation» du substitut qui est prévue par la «Loi sur les substituts du procureur général» (c. S-35) car elle explique la démarche du dénonciateur Lacombe auprès de la substitut, appelante dans ce dossier.  À l'article 4 de cette loi, on expose que le substitut «autorise les poursuites contre les contrevenants, …» [par. b)] et, au par. i), «conseille les agents de la paix … sur toute matière qui relève de l'application du Code criminel…».

[94]           Dans l'arrêt R. c. Regan (2002) C.S.C. 12 , où, dans le contexte d'une requête en arrêt des procédures pour un abus de procédure, la Cour suprême s'est penchée sur les rapports entre la police et le ministère public en Nouvelle-Écosse à cette étape de l'inculpation, le juge LeBel, rédacteur de l'opinion majoritaire, a discuté de la situation qui prévaut au Québec.  Rappelant que la séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public constitue un principe bien établi dans notre système de justice pénal, le juge LeBel a vu dans ce système de filtrage préinculpation au Québec un moyen de mieux servir les intérêts de la justice: ce système protège tout aussi bien la réputation du système de justice, les intérêts personnels de l'inculpé, que ceux du plaignant.

[95]           D'autres avantages, présentant énormément de pertinence en l'espèce, ont été soulignés en Cour suprême: l'appréciation de la crédibilité, de l'attitude et de la détermination des témoins, «tout particulièrement dans les affaires d'agression sexuelle» et surtout «lorsque les faits reprochés remontent à très longtemps…» (par. [84] de l'opinion du juge LeBel).

[96]           À cette étape, le substitut ne remplace pas le policier: son rôle de représentant de la justice lui demande de considérer de nombreux facteurs que le policier le plus consciencieux et le plus responsable n'est pas tenu d'examiner (Report of Attorney General's Advisory Committee on Charge screening, disclosure and resolution discussions, (1993), Ontario, présidé par l'hon. G.A. Martin, ci-après le «Rapport Martin»).  Ce rapport précise que la séparation des pouvoirs d'enquête et de poursuite de l'État constitue une importante garantie contre l'abus de l'un et de l'autre: en établissant un niveau de contrôle indépendant entre l'enquête et la poursuite cette séparation des pouvoirs permet que les enquêtes comme les poursuites soient effectuées de façon plus complète et, partant, plus équitable:

… separating the investigative and prosecutorial powers of the state is an important safeguard against the misuse of both.  Such separation of power, by inserting a level of independent review between the investigation and any prosecution that may ensue, also helps to ensure that both investigations and prosecutions are conducted more thoroughly, and thus more fairly.

[97]           Pour le juge Binnie, dissident dans l'affaire Regan, le substitut fournit les premiers freins et contrepoids au pouvoir de la police: il sert de tampon entre la police et le citoyen.

(iii)       L'encadrement du substitut: le «Manuel de directives aux substituts du procureur général» et le «Guide du poursuivant» pour les «crimes à caractère sexuel».

[98]           Selon une pratique répandue au pays, les substituts sont régis par des directives émises par l'autorité compétente.  Au Québec, dans le «Manuel de directives aux substituts du procureur général» préparé par la Direction générale des affaires criminelles et pénales du ministère de la Justice, des directives spécifiques viennent encadrer la décision du substitut d'«autoriser» une dénonciation aux termes de la loi, précitée [art. 4 par. b)].  Deux «catégories de critères» s'appliquent: ceux relatifs à la «suffisance de la preuve» et les autres quant à l'«opportunité de poursuites».

[99]           J'insisterai, pour les fins de ce pourvoi, sur l'un des critères relatifs à la suffisance de la preuve, soit «la conviction de la culpabilité du prévenu»:

Le substitut doit, après avoir examiné toute la preuve, y compris celle qui pourrait soutenir certains moyens de défense, être moralement convaincu qu'une infraction a été commise et que c'est le prévenu qui l'a commise et être raisonnablement convaincu de pouvoir établir la culpabilité du prévenu.

[100]        En me référant aux motifs raisonnables et probables qui, nous l'avons vu, doivent comporter un élément subjectif et objectif, on peut ici constater que cette directive contient ces deux éléments.

[101]       Par ailleurs, dans le «Guide du poursuivant» pour les crimes à caractère sexuel, remis aux substituts par le ministère de la Justice, on retrouve un protocole très détaillé applicable aux cas de plaintes pour des crimes sexuels portées par les enfants ou survenus en milieu institutionnel ou scolaire.  Au chapitre 6, on énonce un nombre de «facteurs à considérer lorsque l'infraction alléguée remonte à plusieurs années»:

a)                 Gravité objective de l'infraction alléguée

b)                 Gravité subjective

c)                  Fréquence de la commission de l'infraction

d)                 Âge des victimes au moment de la commission de l'infraction

e)                 Séquelles physiques et psychologiques chez la ou les victimes

f)                    Situation d'autorité ou abus de confiance

g)                 Motivation de la ou des victimes

h)                  Nombre de victimes alléguées

i)                    Qualité de la preuve

j)                    Intérêt de la société à ce que le crime soit dénoncé

k)                  Protection de la société (possibilité de récidive)

l)                    Conséquences possibles d'une poursuite pour le suspect

m)               Peine susceptible d'être imposée

n)                  Âge, état et antécédents du suspect.

 

(iv)      L'indépendance du substitut à l'égard de la décision de poursuivre et de son pouvoir discrétionnaire

[102]       Dans Krieger c. Law Society of Alberta, [2002] C.S.C. 65 , la Cour suprême du Canada rappelait que la reconnaissance de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites selon R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601 , repose avant tout sur le principe fondamental de la primauté du droit («rule of law») consacré par notre Constitution.  La Cour ajoutait que la fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l'objet d'une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l'origine de la décision de poursuivre.  Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l'intégrité de notre système de poursuites.  Il faut établir des lignes de démarcation constitutionnelles claires dans des domaines où un conflit aussi grave risque de survenir.

[103]       Toujours dans Krieger, la Cour précise que «lorsqu'ils prennent des décisions indépendantes en matière de poursuites, le procureur général et ses mandataires exercent ce qu'on appelle un pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Ce pouvoir est généralement exercé directement par des mandataires, soit les procureurs du ministère public, car il est rare que des poursuites retiennent l'attention personnelle du procureur général.  L'expression 'pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites' est une expression technique.  Elle ne désigne pas simplement la décision discrétionnaire d'un procureur du ministère public, mais vise l'exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l'indépendance protège contre l'influence de considérations politiques inappropriées et d'autres vices» (par. [42] et [43]).

(v)     Conséquences civile, déontologique, administrative et pénale d'un manquement dans la décision de poursuivre

[104]       Comme la faute civile d'un substitut pour une poursuite abusive requiert, depuis l'arrêt Proulx, non seulement la preuve de l'absence de motifs raisonnables et probables mais celle d'une intention malicieuse, il s'ensuit que la seule preuve que le substitut a autorisé une plainte en ne s'appuyant pas sur des motifs raisonnables et probables peut l'exempter d'une responsabilité civile sans pour autant lui permettre d'échapper à des sanctions administratives et déontologiques.  Comme la Cour suprême l'a souligné dans Krieger, certains aspects de la conduite du substitut peuvent donner lieu à un examen par le Procureur général qui peut imposer des sanctions, tandis que d'autres aspects, généralement des considérations d'ordre éthique, peuvent être soumis à l'examen du Barreau (Krieger, par. [58]).

[105]       Par ailleurs, un manquement à une obligation légale et constitutionnelle ne constitue pas nécessairement une faute d'ordre éthique, bien qu'il puisse avoir des répercussions fatales pour l'équité du procès pénal.  En revanche, un manquement inacceptable à la déontologie peut, dans certains cas, n'avoir aucun effet appréciable pour l'équité du procès dans le cas où des réparations appropriées sont susceptibles de remédier au préjudice subi par l'accusé (Krieger, par. [59] et Canada. c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391 ).

f)          Application des principes à l'espèce

(i)         L'erreur dans le jugement de première instance

[106]       Tout en retenant le critère de la malveillance, le premier juge qui, comme je l'ai souligné d'entrée de jeu, n'avait pas en main l'arrêt Proulx, a conclu à la faute de la substitut sur la base de la proposition suivante: en se contentant d'un critère subjectif, sur la foi d'une «simple conviction que la plaignante disait vrai», la substitut a fait preuve d'«insouciance et de témérité» et doit ainsi être tenue responsable[26].  Il s'agit là d'une erreur de droit: dans Proulx, la Cour a pris le soin de préciser que l'insouciance ou la témérité ne suffisent pas, (par. [35] et [41]), encore doit-on démontrer l'intention malicieuse qui doit révéler un exercice délibéré et malveillant de ses pouvoirs pour des fins illégitimes et incompatibles avec le rôle du poursuivant.

(ii)        Absence d'intention malicieuse mais absence de motifs raisonnables et probables

[107]       Malgré l'erreur de droit du premier juge, sa conclusion quant à la responsabilité du substitut pourrait valoir si par ailleurs les faits qui se dégagent de son appréciation de la preuve pouvaient appuyer celle d'une intention malicieuse.  Or, il n'en est rien.  Je ne décèle aucune preuve de mauvaise foi, d'abus de pouvoir ou d'une malice qui témoigne de l'exercice illégitime et inacceptable de la fonction d'un substitut: il y a donc lieu d'accueillir le pourvoi et de rejeter cette action contre la substitut et le Procureur général.

[108]       Le véritable reproche fait à la substitut tient (1) à son empressement d'autoriser une plainte qui pourtant exigeait des vérifications, compte tenu de la nature des crimes reprochés, du délai à porter plainte, de l'état mental de la plaignante et des incohérences évidentes dans la déclaration, et (2) à sa croyance purement subjective en la crédibilité de la plaignante au mépris d'une évaluation objective du dossier.  Je souscris à cette analyse: on ne saurait entériner cette façon de faire dans un cas de cette nature.

[109]       Chacune de mes lectures des déclarations de la plaignante reçues par le policier et remises à la substitut m'a toujours laissé sur la conviction que ce fut une grave erreur de donner suite à cette plainte de façon si urgente et sans vérifier: trop d'indices devaient alerter autant la substitut que le policier.

[110]       Voici une plainte portée le 24 février 1994.  La plaignante est alors âgée de 25 ans.  Elle reproche à son père adoptif des agressions sexuelles commises entre 1978 et 1981 alors qu'elle vivait avec sa mère et son père adoptif.  De plus, elle allègue avoir été victime de voies de fait en 1985, 1987 et 1990, qui auraient été commises par sa mère et son père adoptif.  Pour ce qui est des voies de fait de 1985, la plaignante réfère à sa voisine Jeanne-D'Arc qui a «vu ses marques et l'a soignée».  En 1987, elle se dit «perdue» après avoir été battue par ses parents et décide de s'enfuir avec des amies qu'elle nomme.  Enfin, en 1990, après les voies de fait qu'elle dénonce, elle aurait communiqué avec une copine, Josée, en Californie, pour s'en plaindre.

[111]       On convient que la prudence s'imposait avant d'écarter du revers de la main des déclarations pour des infractions qui remontaient à une période lointaine, davantage dans le cas de crimes sexuels.  Mais ici, des éléments troublants de la déclaration devaient mettre en garde toute personne qui s'interrogeait sur sa fiabilité, notamment (1) qu'à l'âge de 18 ans, elle quitte son foyer pour une durée de trois ans sans se plaindre ni des agressions sexuelles ni des voies de fait, (2) qu'elle décide d'elle-même d'y revenir à l'âge de 21 ans pour une durée de deux ans, alléguant à nouveau des voies de fait, (3) qu'elle reparte en 1992, pour finalement porter plainte deux ans plus tard, (4) qu'elle réfère à sa détresse psychologique et sa prise en charge thérapeutique qui finalement lui donnent confiance et mènent à sa décision de porter plainte.  Encore là, je ne dis pas que ces incohérences dans sa version et le questionnement des plus légitimes eurent justifié de ne pas traiter cette plainte avec respect et de la renvoyer; je ne dis pas non plus qu'il était déraisonnable de croire la plaignante (croyance subjective), je dis que le citoyen visé méritait mieux.

[112]       Il méritait une évaluation objective, une considération de tous les éléments, les plus cohérents avec une plainte de cette nature comme les plus incohérents; il me paraît inexcusable qu'on ait cru ici à l'urgence d'autoriser la plainte, compte tenu des délais que j'ai relevés ci-haut, au lieu de faire certaines vérifications à distance de la personne visée pour ne pas compromettre la marche de l'enquête.  La preuve ne démontre pas que la substitut non plus que le policier se soient penchés sur les incohérences et ce pour la raison bien simple, comme l'a compris le premier juge, que pour la substitut la victime «lui semblait crédible» et cela suffisait.  Or, l'on sait qu'une croyance objective requiert que son auteur se pose la question suivante: la déclaration est-elle à ce point fiable pour croire «que la culpabilité peut être établie hors de tout doute raisonnable» (Proulx, par. [31]).  Il ne suffit donc pas que la plaignante «semble crédible».

[113]       Je reconnais qu'il est très facile de juger après coup d'une décision prise à une autre époque mais en l'espèce, est arrivé ce qui devait arriver.  Dès que la plainte fut portée et l'inculpé traduit en justice, les avocats de ce dernier ont tôt fait de recueillir quarante déclarations signées par des témoins qui jetaient un doute sérieux sur les allégations de la plaignante.  Cette preuve fut remise à la substitut qui confronta la plaignante; la plaignante ne pouvant expliquer les contradictions, la substitut décida de mettre fin aux procédures avant même la tenue de l'enquête préliminaire.

g)                   Conclusions

[114]       En résumé, malgré l'absence de motifs raisonnables et probables, la substitut ne peut cependant être tenue responsable: il n'y a aucune preuve de malice ou de conduite malveillante.

II -        La responsabilité du policier Lacombe et de la CUM

(a)                                                   Le jugement de première instance

[115]       Sur la base de la faute simple, le premier juge conclut à la responsabilité du policier Lacombe pour les motifs très élaborés et fort convaincants qui peuvent se résumer ainsi.  Compte tenu de l'état perturbé de la plaignante, des incohérences et des contradictions contenues dans  sa déclaration, de même que des délais entre les actes reprochés et la dénonciation, Lacombe n'a pas procédé à une enquête sérieuse et raisonnable afin de vérifier un certain nombre d'éléments: une enquête «bien faite» exigeait cette vérification, dans les circonstances, avant d'arrêter l'intimé.  Toujours selon le premier juge, les allégations d'agression sexuelle, dans le contexte de cette déclaration, exigeaient un minimum d'enquête qui aurait à tout le moins consisté à vérifier auprès de la plaignante si elle s'en était plainte auprès des gens de son entourage; davantage, les voies de fait alléguées nécessitaient un minimum de vérification auprès de témoins non reliés au suspect et mentionnés par la plaignante.

[116]       En outre, le premier juge a relevé que les règles de l'art, pourtant bien définies dans ce dossier par un officier supérieur, («la qualité d'une enquête… c'est de s'assurer de l'ensemble des allégations et de faire preuve de prudence.»), n'avaient pas été suivies:

Il se souvient bien de ce dossier.  Dans cette affaire, deux faits avaient retenu son attention.  Premièrement, le fait que les événements en cause remontaient à environ 15 ans: cela commandait de la prudence et pour Lemay, la prudence c'est «la rigueur dans la recherche ou l'établissement des faits reliés à la cause».  Deuxièmement, le suspect était Alain André, un homme politique très connu.  Comme ce dernier était conseiller municipal, il le rencontrait au moins une fois par mois.  Il le considérait même comme un collaborateur de la police.

 

 

 

(b)              La norme: la faute simple

[117]       Le premier juge a appliqué, à bon droit, la norme de la faute simple à la détermination de la responsabilité du policier Lacombe.  Cela est conforme à l'état de la jurisprudence: Bertrand c. Racicot, [1985] R.D.J. 418 (C.A.) et D. (R.) c. L.(D.), [1992] R.J.Q. 2287 , 2295-96[27].  Alors que pour le substitut, dans le cas d'une poursuite abusive, c'est la faute intentionnelle caractérisée par l'intention malicieuse qui va bien au-delà de la seule négligence ou de la témérité qui suffit pour démontrer la faute simple, la question est maintenant de savoir si la conduite du policier est celle d'une «personne avisée et soucieuse des intérêts d'autrui» (le juge Pratte dans Chartier c. Proc. Gén. (Qué.), [1979] 2 R.C.S. 474 , p. 512 et 515.

[118]       Lorsqu'un policier reçoit une plainte, il fait enquête et il lui revient ultimement de décider si une dénonciation doit être déposée contre une personne pour la commission d'un acte criminel.  Dans l'exercice de cette fonction, on considère le policier comme un professionnel dont la formation et l'expérience lui permettent d'enquêter objectivement et avec habileté pour bien évaluer la situation dont il est saisi, de conserver un œil critique et de décider si le processus final doit être enclenché par suite de la réception de la plainte: mieux que tout autre, il est en mesure de «critically weigh and test the reliability of complainants and information provided by them which might be affected by the self-interest or ill will of the complainant» [Oniel v. Metropolitan Toronto Police Force, (2001) 195 D.L.R. (4th) 59, par. [62], C.A. Ontario].

[119]       De façon plus spécifique, quand un policier décide de donner suite à une plainte et de signer une dénonciation, il doit s'appuyer sur des motifs raisonnables (art. 504 du Code criminel).  Il s'agit d'un standard qui constitue une mesure de protection contre l'arbitraire: l'agent de la paix, comme cela se dégage d'une jurisprudence constante, doit non seulement avoir une croyance subjective mais aussi objective qu'une infraction a été commise par la personne inculpée (R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241 , 249-50).

[120]       À propos de la croyance objective, nous avons vu précédemment qu'il n'est pas requis que le policier ait en main tous les éléments nécessaires pour qu'un verdict de culpabilité soit rendu: par contre, il doit avoir une preuve suffisante qui lui permet de croire que la culpabilité peut être démontrée hors de tout doute raisonnable.

[121]       De là, il y a lieu de conclure que la faute du policier peut découler du défaut de se renseigner suffisamment et sur de simples soupçons en faisant arrêter une personne (Ampleman c. Paradis (1934) 56 B.R. 358) ou encore, du fait d'écarter des éléments de preuve favorables à l'inculpé dans sa décision de se porter dénonciateur (Chartier c. Proc. Gén. (Qué.), [1979] 2 R.C.S. 474 : le défaut de procéder à une enquête adéquate avant de continuer les procédures après que de nouveaux éléments ont été soumis à l'enquêteur constitue aussi une faute (Oniel, supra, par. [68]).  «Pour que l'agent de la paix ait des motifs raisonnables et probables de croire à la culpabilité, il faut qu'il le croie en tenant compte de tous les éléments à sa disposition» [Chartier, supra, p. 499, (le juge Pigeon)].

[122]       Dans D. (R.), supra, le juge Guthrie avait conclu à la faute du policier pour ne pas avoir pris en compte tous les renseignements disponibles qui lui auraient permis rapidement de découvrir qu'il s'engageait sur une mauvaise piste: sa croyance subjective et donc ses bonnes intentions n'étaient pas en cause, mais sa négligence pour avoir omis de faire une enquête adéquate ne suscitait aucun doute.

(c)               La conclusion du premier juge quant à la faute simple est bien fondée

[123]       Dans mon examen de la responsabilité de la substitut, j'ai exposé les motifs qui, à mon avis, justifiaient de conclure que la dénonciation du policier contre l'intimé André ne reposait pas sur des motifs raisonnables.  Notamment, j'ai fait ressortir les éléments de la déclaration  de la plaignante qui devaient alerter tout professionnel responsable avant d'y donner suite: par. [40], [41].  À ce sujet, les intimés précisent:

Si Nadine craignait tellement son beau-père, pourquoi est-elle retournée vivre chez lui à l'âge de 22 ans et pourquoi ensuite, lors des accusations, demeurait-elle et travaillait-elle à moins de 1 kilomètre de chez ses agresseurs, son père adoptif et sa mère?  Si Nadine était battue au sang, portait des marques et avait des bleus, pourquoi personne ne l'avait-elle vue?  Si Nadine se réfugiait chez sa tante après avoir été battue, pourquoi la tante n'a pas été contactée?

[124]       Je ne veux pas ici reprendre à nouveau tous les éléments qui, à mon avis, exigeaient une vérification de l'enquêteur, sauf pour préciser qu'ils s'ajoutent aux motifs du premier juge et qu'à cet égard, les appelants Lacombe et la CUM n'ont démontré aucune erreur manifeste dans l'appréciation de la preuve, ni aucune erreur de droit qui pourraient justifier la réformation de cette partie du jugement disposant de la faute.

[125]       Reste la question du lien de causalité que les appelants considèrent non prouvé.

(d)       Rupture du lien de causalité?

[126]       Les appelants Lacombe et la CUM soutiennent que même si la faute est établie, les actes ou omissions reprochés ne constituent pas la causa causans des dommages subis par les intimés mais tout au plus l'occasion.  Ce lien, s'il en était un, aurait été «rompu par la faute ultérieure beaucoup plus lourde de la Couronne» et de la juge de paix qui a émis le mandat d'arrestation.  Ils ajoutent que ce peut être aussi la plaignante qui véritablement serait la causa causans.

[127]       Pour les appelants, le policier soumet à la Couronne, de bonne foi et honnêtement, l'ensemble de ce dossier et à compter du moment où la Couronne juge que ce dossier est complet et suffisant pour autoriser la plainte, la faute du policier, s'il en est une, n'est que l'occasion et non la cause directe du dommage.

[128]       Cette proposition des policiers m'étonne, car elle fait abstraction tant de la véritable fonction du policier dans le processus pénal que de sa responsabilité et de ses droits; c'est aussi se méprendre sur la nature des rapports entre les policiers et les substituts.  Il est d'ailleurs assez éloquent de lire qu'en désespoir de cause, les appelants proposent l'hypothèse où les policiers n'auraient fait aucune enquête et présenteraient un dossier vide à la Couronne qui néanmoins autoriserait la plainte: alors, de plaider les appelants, «qui va soutenir raisonnablement que la faute de la police est la cause du dommage, plutôt que la simple occasion du dommage»?

[129]       On ne saurait oublier au départ un certain nombre de propositions de base que j'ai évoquées précédemment, à la lumière des arrêts Chartier, Campbell et Regan., en traitant de la séparation des pouvoirs et des rôles du substitut et du policier.  Dans notre système de droit, la police procède à des enquêtes.  Ses membres ont pour tâche de recueillir la preuve, en l'évaluant le plus impartialement possible, et de déterminer si, selon eux, elle fournit des motifs raisonnables de porter des accusations.  Dans l'exercice de cette tâche, le policier demeure un professionnel qui, en raison de sa formation et de son expérience, est le mieux avisé pour prendre cette décision.  À cet égard, il jouit d'une indépendance dans le déroulement de son enquête et dans le processus décisionnel.  C'est, en définitive, le policier qui se porte dénonciateur au sens de l'art. 504 C.cr., et qui doit  assumer la responsabilité de sa décision.

[130]       Par ailleurs quand, dans la tradition québécoise, le substitut est consulté pour autoriser la dénonciation, on doit ici se rappeler que le substitut ne poursuit pas l'enquête: on lui confie un mandat distinct qui reflète la dualité de sa fonction, en établissant un niveau de contrôle indépendant entre l'enquête et la poursuite (Regan, en référence au rapport Martin, supra).  Nous avons vu que dans les lignes directrices émises par le ministère de la Justice, on demande aux substituts de considérer un certain nombre de facteurs que le policier n'est pas tenu de prendre en compte.

[131]       Si on accepte ce partage de responsabilités, cette séparation nécessaire des pouvoirs d'enquête et de poursuite de l'État qui permet un niveau de contrôle indépendant, comment pourrait-on permettre au policier enquêteur de se retrancher derrière l'intervention du substitut et de décliner toute responsabilité?  Il m'apparaîtrait assez paradoxal que le policier à qui on accorde ces pouvoirs d'enquête qui lui permettent d'agir en toute indépendance (il n'est le «serviteur de personne[28]»), puisse refiler le blâme à la Couronne et soudainement afficher une position de subalterne dans le processus.

[132]       Quand le policier présente son dossier à la substitut, c'est qu'il estime déjà avoir des motifs raisonnables et la substitut a raison de se fier à l'enquêteur[29]: il ne s'agit pas d'une demande d'aide du policier pour poursuivre l'enquête mais d'une demande d'un avis juridique.  C'est une procédure d'examen («screening») préalable à l'inculpation[30].  On n'inverse pas ici les rôles, d'autant plus que si la plainte est autorisée, c'est cet enquêteur qui décide de procéder et de signer la dénonciation: c'est lui qui, après avoir été assermenté, déclare avoir des motifs raisonnables de croire que le crime a été commis par l'inculpé.  C'est là que se cristallise le lien de causalité car, chose certaine, et là il faut revenir à la faute, le dommage résulte du fait de la dénonciation qui porte la signature de l'enquêteur qui a manqué à son devoir.  Contrairement à la tradition de certains états américains où le policier s'en remet au substitut qui reprend l'enquête, chez nous, le policier ne délègue pas sa fonction.  D'ailleurs, il est prévu que le substitut peut demander un complément d'enquête: c'est le policier qui s'en chargera.  Et pourquoi a-t-on prévu dans le «Manuel de directives» des substituts que si un substitut n'autorise pas la plainte le policier peut s'adresser au substitut en chef?  Chose certaine, comme je l'ai précisé auparavant, le policier peut toujours déposer une dénonciation, en l'absence d'une autorisation: la décision subséquente de mettre fin aux procédures relève par ailleurs du Procureur général, comme ce fut le cas en l'espèce.

[133]       Dans D.(R.) c. L.(D.), supra, le juge Guthrie écrivait que l'erreur de la Couronne, en autorisant la plainte, ne peut pas absoudre l'enquêteur pour sa négligence («cannot expiate officer L… from his negligence in failing to conduct a proper investigation» p. 2297-98).

[134]       Je rappelle également l'arrêt Québec (Procureur Général) c. Allard, supra, qui démontre bien cette séparation des rôles et des responsabilités en condamnant la substitut pour un acte de malveillance et en exculpant les policiers de toute faute.

[135]       Dans Bertrand c. Racicot, supra, des plaintes de conspiration et fraude avaient été portées par suite d'une préenquête et les défendeurs à l'action en dommages pour poursuite abusive soutenaient que cela les mettait à l'abri d'une condamnation.  Cette Cour, sous la plume du juge Tyndale, a rejeté cette prétention.  Le même argument a été rejeté dans un arrêt inédit de cette Cour qui a confirmé une condamnation contre des policiers en raison de l'insuffisance des moyens d'enquête et de l'omission de considérer des éléments probants: Québec (Procureur Général) c. Houle, CAM no 500-09-000978-858, 13 mai 1988, les juges Bisson, Nichols et Philippon, ad hoc).  Qu'une dénonciation d'un policier soit filtrée par le substitut, qu'elle soit soumise à un juge de paix qui tient une préenquête pour en vérifier le bien-fondé, cela ne permet pas au dénonciateur de s'en laver les mains et d'être excusé si, par ailleurs, il ne s'est pas acquitté de sa tâche en négligeant de faire une enquête adéquate: il constitue la causa causans.

[136]       Le lien de causalité est démontré lorsque le tribunal est satisfait que le dommage est la «conséquence logique, directe et immédiate de la faute» (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, «La responsabilité civile», 5e éd., (1998), Éditions Yvon Blais Inc., p. 349): on réfère aux événements qui «ont rendu objectivement possible la réalisation du préjudice» (supra, p. 353).

[137]       La rupture du lien de causalité peut survenir en raison d'un événement nouveau, «indépendant de la volonté de l'auteur de la faute» (Baudouin et Deslauriers, supra, p. 355): ce peut être, par exemple, le cas où la faute d'un tiers s'interpose entre le premier acte fautif et le dommage, mais la décharge de l'auteur de la première faute dans le temps ne se produit que «si la gravité de la seconde est supérieure ou au moins égale à la première» (Baudouin et Deslauriers, p. 357, citant une jurisprudence abondante à l'appui de cette dernière proposition).

[138]       En l'espèce, et ce pour les motifs qui précèdent, aucune de ces conditions pour invoquer la rupture du lien de causalité ne se retrouve: la poursuite origine de la recommandation du policier de porter plainte faite à la substitut et de la décision autonome et indépendante du policier de déposer et de signer la dénonciation.

Conclusion

[139]       Pour tous ces motifs, je suis d'avis de disposer du pourvoi comme le propose mon collègue le juge Baudouin.

 

 

 

MICHEL PROULX J.C.A.

 



[1] [1989] 2 R.C.S. 170

[2] Québec (Procureur général) c. Proulx, [1999] R.J.Q. 398 (C.A.).

[3] Proulx c. Québec, [2001] 3 R.C.S. 9 .

[4] L.R.Q., c. S-35.

[5] Proulx c. Québec, [2001] 3 R.C.S. 9 p. 31, parag. 35.

[6] [1989] 2 R.C.S. 170 p. 192 et s. (juge Lamer)

[7] Proulx c. Québec, [2001] 3 R.C.S. 9   p. 30 et 31.

[8] Allard c. Biron, [1999] R.J.Q. 2245 .

[9] Ampleman c. Paradis, (1934) 56 B.R. 358; Chartier c. Procureur général du Québec, [1979] 2 R.C.S. 479; Bertrand c. Racicot, (1985) R.D.J. 418 (C.A.); Entretien Chevalier ltée c. Comité paritaire de l'entretien d'édifices publics, [1988] R.R.A. 491 (C.A.); Procureur général du Québec c. Allard, [1999] R.J.Q. 245 (C.A.).

[10] Voir à cet égard: D. c. L., [1992] R.J.Q. 2287 (C.S.), confirmé par C.A. no 500-09-001677-201, du 9 mai 1996.

[11] [1990] 1 R.C.S. 241 .

[12] Voir: W. SCHABAS, Les infractions d'ordre sexuel, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1999, p. 179 et s.

[13] Hydro Québec c Girard, [1984] R.R.A. 80 (C.A.); Pourvoirie de l'Ours Brun c. Tremblay, [1999] R.R.A. 692 (C.A.).

[14] Dallaire c. Martel, [1986] R.R.A. 542 (C.A.); [1989] 2 R.C.S. 419 ; Tabah cv. Liberman, [1990] R.J.Q. 1230 (C.A.); Co. Cadillac Fairview c. Zurich Insurance Co., [1990] R.J.Q. 2031 (C.A.); Parenteau c. Drolet, [1994] R.J.Q. 689 (C.A.); Mowrey c. Johnson et Johnson, [1997] R.R.A. 17 (C.A.).

[15]    Analyse de John Pearson «Proulx and reasonable and probable cause to prosecute» (2001) 46 C.R. (5th) 156.

[16]    Si on ne dispose pas d'une preuve fiable ou si des éléments de preuve ne sont pas accessibles, la croyance subjective en la culpabilité ne justifierait pas le dépôt d'une plainte.

[17]    [Traduction] «…le ministère public doit avoir suffisamment d'éléments de preuve pour croire que la culpabilité pourrait être démontrée hors de tout doute raisonnable».

[18]    [Traduction] «… pourrait être démontrée hors de tout doute raisonnable».

[19]    Par. [35] et [41].

[20]    R. c. Proulx, supra, par. [38].

[21]    D.(R.) c. L.(D.), [1992] R.J.Q., p. 2287, confirmé en Cour d'Appel, Montréal, no 500-09-001677-971, 9 mai 1996, les juges Beauregard, Delisle et Forget.

[22]    David Layton, «The prosecutorial charging decision» (2002) 46 Crim.L.Q., 447.

[23]    R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565 .

[24]   Marc Rosenberg «The Ethical Prosecutor in the Canadian Context» (1991) Federal Prosecutors' Conference.

[25]   L'on pourrait aller jusqu'à affirmer que si cette Loi retirait au policier le droit de se porter dénonciateur pour y substituer le substitut, ce serait ultra vires du pouvoir du Parlement fédéral: Québec (Procureur Général) c. Lechasseur, précité.

[26]   Sa lecture de l'arrêt de la Cour d'Appel dans Proulx lui a fait croire que la seule preuve de l'absence de motifs raisonnables et probables constituait une faute.

[27]   Confirmé en appel: voir note 7.

[28]   R. c. Metropolitan Police Commission, Ex parte Blackburn (1968), 1 All. E.R. 763 (C.A.) cité dans R. c. Campbell, supra, p. 591.

[29]   Oniel, supra, par. [67].

[30]   J'ai référé antérieurement aux propos du juge LeBel dans l'arrêt Regan, quant au «système de filtrage préinculpation».

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