Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Bell c. Molson

2015 QCCA 583

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-023136-120

(500-17-036018-078)

 

DATE :

 7 avril 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

PAUL VÉZINA, J.C.A.

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

 

DIANA MARY BELL

DAVID PETER HODGSON

APPELANTS / INTIMÉS INCIDENTS - demandeurs / défendeurs reconventionnels

c.

 

ROBERT IAN MOLSON, P. STUART IVERSEN ET DAVID COTTINGHAM, en leur qualité d’exécuteurs de la succession de David Yuile Hodgson

GEORGE S. HODGSON, MICHAEL ADAMS, ROBERT J. CRAIG ET PAUL R. MARCHAND, en leur qualité d’exécuteurs de la succession de George Harrower Hodgson

ROYAL TRUST CORPORATION OF CANADA

INTIMÉS / APPELANTS INCIDENTS - défendeurs /demandeurs reconventionnels

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           Par l’appel principal, les appelants se pourvoient contre le jugement rendu le 29 octobre 2012 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Pierre Nollet), qui les condamne solidairement à payer à chacun des intimés, à titre de fiduciaire, ses honoraires, frais extrajudiciaires et frais d’experts (soit au total 3,2 M$) plus les intérêts et l’indemnité additionnelle.

[2]           Pour leur part, les appelants-incidents se pourvoient contre ce même jugement qui les condamne à payer aux intimés-incidents la somme de 664 796 $, plus les intérêts et l'indemnité additionnelle en dommages-intérêts pour une faute dans l’administration de la fiducie.

[3]           Pour les motifs du juge Vézina, auxquels souscrivent les juges Bich et Marcotte, LA COUR :

[4]           Accueille l’appel principal, avec dépens, et REMPLACE le dispositif du jugement attaqué par le suivant :

[293]    CONSTATE l'acceptation de la reddition de compte par les demandeurs;

[294]    ACCUEILLE en partie la requête introductive d'instance, avec dépens, incluant 17 921 $ de frais d’expert;

[295]    CONDAMNE les défendeurs solidairement à payer 664 796 $ aux demandeurs avec intérêts ainsi que l'indemnité additionnelle de l'article 1619 C.c.Q. à compter du 30 mars 2007;

[296]    REJETTE chacune des demandes reconventionnelles, avec dépens.

[5]           Rejette l’appel incident, avec dépens.

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 

 

 

PAUL VÉZINA, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

Me James A. Woods

Me Bogdan Catanu

Woods s.e.n.c.r.l.

Pour les appelants/intimés incidents

 

Me Max R. Bernard

LMC Avocats

Pour Robert Ian Molson, P. Stuart Iversen et David Cottingham

 

Me Jacques S. Darche

Me Cristina Birks

Borden Ladner Gervais, s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Pour George S. Hodgson, Michael Adams, Robert J. Craig et Paul R. Marchand

 

Me Louis-Michel Tremblay

Me Antonio Iacovelli

Miller Thomson s.e.n.c.r.l./l.l.p.

Pour Royal Trust Corporation of Canada

 

Date d’audience :

13 novembre 2014


 

 

MOTIFS DU JUGE VÉZINA

 

 

[6]           En 1937, le grand père paternel des Appelants constitue une fiducie testamentaire qui sera administrée par trois fiduciaires et prendra fin en 2004.

[7]           Depuis nombre d’années, son fils, feu David Yuile Hodgson (David Y.) est le bénéficiaire des revenus de la fiducie alors que, lorsqu’elle prend fin, les bénéficiaires du capital sont les Appelants, ses enfants.

[8]           David Y. est l’un des fiduciaires ainsi que son frère, feu George Harrover Hodgson (George H.), alors que le troisième fiduciaire est le Trust Royal. Les intimés sont le Trust et les liquidateurs de la succession de David Y. (Molson, Iversen et Cottingham) et de celle de George H. (Hodgson, Adams, Craig et Marchand).

[9]           À l’ouverture de la fiducie, la valeur nette du capital confié à la gestion des fiduciaires est de 540 000 $[1], soit, en dollars d’aujourd’hui, quelque chose de l’ordre de 12 000 000 $. À sa clôture, le capital destiné aux Appelants bénéficiaires est de 3 300 000 $. Notons au passage que l’acte notarié de 1937 qui dresse l’inventaire des biens du défunt ne sera retrouvé par le Trust qu’en 2009, soit cinq ans après la fin de la fiducie.

[10]        En 2006, les Appelants, toujours en quête d’une reddition de compte définitive de l’administration de la fiducie et insatisfaits de la gestion de l’actif par les Intimés fiduciaires, les poursuivent en justice et leur réclament personnellement plusieurs millions de dollars dont le patrimoine fiduciaire aurait été privé par leur faute. Par demande reconventionnelle, chacun des Intimés réclame ses « frais de défense », soit les honoraires et débours extrajudiciaires de ses avocats ainsi que ceux de ses experts, au motif que ce procès est lié à sa charge de fiduciaire.

[11]        Le juge de première instance (le Juge) donne partiellement raison aux Appelants et condamne solidairement les Intimés à leur payer 665 000 $ avec les intérêts et l’indemnité additionnelle. Il accueille aussi les trois demandes reconventionnelles et condamne solidairement les Appelants à payer à chaque Intimé tous ses frais de défense, soit au total 3 200 000 $, plus les intérêts et l’indemnité additionnelle[2].

[12]        En appel, les Appelants ne réclament pas de dommages-intérêts additionnels aux 665 000 $ adjugés en leur faveur, mais demandent d’infirmer le jugement et de rejeter les demandes reconventionnelles des Intimés, de sorte que chacun de ceux-ci supporte lui-même ses frais de défense.

[13]        Quant aux Intimés, ils demandent, par appel incident, de casser leur condamnation personnelle à payer 665 000 $ et d’ajouter aux frais de défense, ceux  de la continuation du procès en appel.

[14]        Voici quelques extraits du testament du grand-père qui a constitué la fiducie (soulignements ajoutés) :

Article IV

[…]

d)         On the death of the survivor of my wife and myself to pay to our son the said David Yuile Hodgson during his lifetime the net annual income derived from the trust property and on the death of our said son to hold the trust property in trust for his issue

Article VII

I direct that there shall always be three Trustees

[…]

I declare that … the decision of a majority of my Trustees … shall be final … and I relieve a dissenting Trustee and Executor from all responsibility for any action taken upon a decision in which he or she or it did not concur.

I further declare that at any time and from time to time a majority of my Trustees may act

[…]

The Royal Trust Company … alone shall have charge of the administration of my estate and shall account therefor …

The Royal Trust … shall render a summary account of its administration at least once a year

[…]

The Royal Trust Company … shall be entitled to reasonable remuneration for its services and any individual Trustee and Executor who is not a beneficiary under this Will [c’était le cas de George H.] shall also be entitled to reasonable remuneration for his services.

Article VIII

In addition to all other powers … my Trustees … shall have … the following powers :

[…]

h)         To invest all sums of money requiring investment in such securities or other investments as they may think proper without being restricted […] to those mentioned in Article 981-o of the Civil Code of Lower Canada and from time to time to sell alter and vary investments and without responsibility for any loss which may be involved by reason of such investments.

[15]        La grand-mère décède en 1945 et le fils David Y. devient le bénéficiaire des revenus de la fiducie et aussi l’un de ses trois fiduciaires.

[16]        Depuis 1983, les trois fiduciaires sont les Intimés. Aucun d’entre eux n’enregistrera de dissidence lors d’une prise de décision. Le Trust et George H. sont rémunérés alors que David Y. bénéficie des revenus nets de la fiducie.

[17]        En février 2004, David Y. décède après avoir désigné ses enfants, les Appelants, comme bénéficiaires du capital de la fiducie. Celle-ci prend fin avec le décès de sa veuve en décembre de la même année.

[18]        Dès lors, les Appelants s’informent auprès du Trust de l’état de la fiducie et de sa gestion par les Intimés. Le Trust est incapable de répondre à leurs questions. Le Juge note :

[121]    Trust Royal débute sa saisine en 1937 au décès [du grand-père]. [Trust Royal] ne possède aucun document relativement à sa gestion initiale. Trust Royal n'est pas en mesure d'établir le montant exact ni même les actifs exacts dont elle a été saisie.

[…]

[123]    Puisque les rapports annuels d'investissements entre 1952 et 1973 sont inexistants, il est impossible [à l’expert des Appelants] de confirmer que les transactions, telles que rapportées par Trust Royal, sont conformes aux activités qui se sont effectivement déroulées et qu'elles représentent une liste complète de toutes les transactions.

[19]        En 2006, c’est l’action en justice et en 2012, le jugement attaqué.

[20]        Pour trancher les appels, il faut répondre à deux questions. La première : la condamnation des Intimés à payer 665 000 $ en dommages-intérêts est-elle fondée? c’est le cas à mon avis. Et la seconde : les Intimés ont-ils droit, malgré cette condamnation, au remboursement de leurs frais de défense? ils n’y ont pas droit à mon avis.

            La première question : la condamnation des Intimés à payer 665 000 $ en dommages-intérêts est-elle fondée?

Première partie : le jugement attaqué

[21]        Le Juge examine à fond la gestion de l’actif par les fiduciaires et écarte plusieurs prétentions des Appelants, mais il retient une faute causale de dommage durant la période de 1994 à 2004.

[22]        Voici le plan du jugement, limité aux chapitres, sections et sous-sections pertinents :

[…]

Chapitre IV Le droit

Sect. A.     La norme de conduite : l’obligation de rendre compte et d’administrer

Sect. B.     La norme de conduite : l’obligation de gestion des actifs de la fiducie

            S-sect. a)  Avant 1994 (Code civil du Bas-Canada)

            S.-sect. b) Après 1993 (Code civil du Québec)

Chapitre V L’analyse

Sect. A.     Les fiduciaires avaient-ils l’obligation d’accroître le capital?

[…]

Sect. C.     Les cofiduciaires ont-ils commis une faute?

[…]

S.-sect. b) L’administration et la reddition de compte sont-elles fautives?

            S.-sect. c) La gestion des actifs de la fiducie est-elle fautive?

            S.-sect. d) Trust Royal et George H. ont-ils abdiqué leurs rôles de cofiduciaires?

Sect. D.     Les fiduciaires peuvent-ils bénéficier de la clause d’exonération de responsabilité?

Sect. E.     Les demandeurs ont-ils subi un dommage?

[23]        Et voici l’essentiel des considérations du Juge.

- Chapitre IV Le droit

[24]        Dans ce chapitre, le Juge rappelle avec justesse les principes de droit qui vont le guider.

- Sect. A.   La norme de conduite : l’obligation de rendre compte et d’administrer

[25]        Le Juge écrit :

[45]      Le testament est la pierre angulaire de l’administration fiduciaire. Puisqu'il date d'avant 1994, le C.c.B.C. supplée à ce qui n’y est pas énoncé.

[…]

[47]      Les comptes annuels sont assujettis au droit en vigueur au moment où ils ont été rendus.

[48]      Depuis 1994, l’article 1363 C.c.Q. prévoit l’obligation de rendre compte. C’est cet article qui doit s’appliquer dans le cas de la reddition de compte finale. 

[49]      Le compte doit être suffisamment détaillé pour que l’on puisse en vérifier l’exactitude. Il s’agit de permettre aux bénéficiaires de savoir comment la fiducie s’est rendu du point A (la saisine) au point B (la fin de la fiducie). 

[50]      Quant à la norme applicable en matière d’administration, c’est celle du professionnel en semblable matière. L'administrateur doit pouvoir fournir les pièces justificatives au soutien de son administration. Il doit avoir conservé cette information et pouvoir la rendre disponible. [Renvois omis]

 

- Sect. B.  La norme de conduite : l’obligation de gestion des actifs de la fiducie

- S-sect. a)     Avant 1994 (Code civil du Bas-Canada)

[26]        Le Juge rappelle que, de 1937 à 1993, la norme est moins exigeante, l’objectif est alors de préserver le capital :

[58] À l’égard du capital, l’approche nominaliste, c’est-à-dire celle visant à préserver le capital de la fiducie, était généralement la théorie qui prévalait en 193721.

__________

21    John B. CLAXTON, Studies on the Quebec Law of Trust, 2005,Thomson Carswell Canada Limited, Toronto, par 22.70.

[27]        Notons immédiatement que, pour cette première période, le Juge ne retient pas de faute dans la gestion de l’actif. Par contre, il retient une faute dans l’administration du Trust, à qui il reproche « la mauvaise gestion documentaire ». J’y reviens plus loin en traitant du remboursement des frais de défense des Intimés.

- S.-sect. b)          Après 1993 (Code civil du Québec)

[28]        Puis, le Juge rappelle qu’en 1994 le C.c.Q. édicte une norme plus exigeante pour un objectif plus élevé, soit de préserver le pouvoir d’achat du capital :

[61]      L’article 1278 al.2 C.c.Q. prévoit spécifiquement que le fiduciaire [à titre d’administrateur du bien d’autrui] est chargé de la pleine administration.

[62]      L’auteur Jacques Beaulne résume certaines composantes de la pleine administration quand il écrit que les fiduciaires doivent non seulement voir à la conservation du patrimoine, mais aussi à sa fructification et parfois à l’accroissement du capital par une gestion libre tempérée par l’obligation de prudence22. C’est l’un des changements les plus notables applicables à l’administrateur chargé de la pleine administration23.

[63]      L'auteur John B. Claxton confirme l'obligation des fiduciaires de tenter de préserver le pouvoir d'achat du capital24.

__________

22    Jacques BEAULNE, Droit des fiducies, Wilson et Lafleur, Montréal, 2e édition, 2005, par. 288.

23    Article 1307 C.c.Q.

24        John B. CLAXTON, Studies on the Quebec Law of Trust, 2005,Thomson Carswell Canada Limited, Toronto, par 22.78.

[29]        Le Juge rappelle encore que l’obligation de gestion des fiduciaires en est une « de moyens (la norme de prudence et diligence) » :

[67]      L’article 1309 C.c.Q[[3]]. reprend en des termes différents, l’exigence préalablement prévue au C.c.B.C. à l’effet que le fiduciaire doit agir avec « une habilité convenable » et en « bon père de famille ».

[30]        Il n’y a pas lieu d’élaborer sur ces principes de droit, car ils ne sont pas disputés. C’est leur application aux faits de l’espèce qui est remise en question par les Intimés. Donc, une remarque maintes fois répétée, mais toujours aussi fondamentale, la Cour ne saurait intervenir à moins que les Intimés ne fassent voir une erreur « manifeste et déterminante » dans les constats de fait du Juge.

- Chapitre V L’analyse

- Sect. A.   Les fiduciaires avaient-ils l’obligation d’accroître le capital?

[31]        Conformément aux principes de droit, le Juge conclut que :

[80]      On ne peut conclure du testament, […] qu’il y avait obligation de préserver le pouvoir d’achat du capital ou de le faire croître, du moins pas à compter de 1937. Cette obligation naîtra de l'évolution des normes et usages en vigueur dans l'industrie fiduciaire vers la fin des années 1970 et sera précisée à l'arrivée du Code civil du Québec en 1994.

 

- Sect. C.  Les cofiduciaires ont-ils commis une faute?

   […]

- S.-sect. b) L’administration et la reddition de compte sont-elles fautives?

[32]        Le Juge constate que la reddition de compte finale ne pose plus problème. Le Trust a fourni de nombreux documents, les derniers en 2009, et « à l’ouverture [de l’instruction, en 2012] les demandeurs ont accepté la reddition de compte de Trust Royal ».

[33]        Le Juge souligne toutefois plusieurs lacunes dans l’administration du Trust :

[121]    Trust Royal débute sa saisine en 1937 au décès [du grand-père].  Elle ne possède aucun document relativement à sa gestion initiale. Trust Royal n'est pas en mesure d'établir le montant exact ni même les actifs exacts dont elle a été saisie.

[122]    Lorsque l'information existe, l’expert-comptable judiciaire James A. Forbes [l’expert des Appelants] confirme que le compte rendu semble refléter précisément les transactions effectuées dans la fiducie.

[123]    Puisque les rapports annuels d'investissements entre 1952 et 1973 sont inexistants, il lui est impossible de confirmer que les transactions, telles que rapportées par Trust Royal, sont conformes aux activités qui se sont effectivement déroulées et qu'elles représentent une liste complète de toutes les transactions.

Pour conclure :

[130]    L’administration de Trust Royal est fautive en particulier au niveau de la gestion documentaire. L’omission de faire les recommandations sur les investissements sera examinée dans la section portant sur l’abdication de Trust Royal.

- S.-sect. c)    La gestion des actifs de la fiducie est-elle fautive?

[34]        Pour y répondre, il reprend les reproches allégués par les Appelants :

[131]    Les reproches spécifiques de Peter et Diana aux fiduciaires sont :

131.1.  l’inadéquation des politiques d’investissements de la fin des années 1990 au début des années 2000;

131.2.  le manque de diversification des placements à compter de 1986 et la détention de titres excédant 10 % de la valeur du portefeuille;

131.3.  le défaut de donner suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal à l’égard de la surexposition à certains titres, et

131.4.  l’absence d’évaluation des risques de leurs investissements.

Mais il établit d’abord la norme d’évaluation de la conduite d’un fiduciaire :

[132]    Puisque le Tribunal doit évaluer la conduite des fiduciaires en fonction de la norme de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances, une démonstration de cette norme est nécessaire.  Les parties ont produit plusieurs experts à cette fin.

[35]        Le Juge divise donc son analyse en cinq points :

1er Les expertises

2e   L’inadéquation des politiques d’investissements

3e   Le manque de diversification des placements à compter de 1986

4e   L’absence d’évaluation des risques de leurs investissements

5e   Le défaut de donner suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal à l’égard de la surexposition à certains titres

1er point : Les expertises

[36]        Il évalue les expertises et retient celles des Intimés :

[141]    Le Tribunal ne peut accorder au témoignage et au rapport de l’experte [de la demande] une grande force probante.

[142]    Les experts de la défense sont plus érudits et expérimentés en particulier en ce qui concerne la diversification adéquate d’un portefeuille. Leurs commentaires et opinions sont basés sur des éléments concrets et non sur de simples dictons.

[37]        Dans la sous-section suivante, il citera les experts sur l’importance d’une politique d’investissement détaillée :

[150]    Les experts confirment que les politiques d’investissements sont le point de départ de la gestion du portefeuille. Elles doivent être suffisamment précises pour guider les fiduciaires dans leur gestion.

2e point : L’inadéquation des politiques d’investissements

[38]        Jusqu’en 1993, il ne voit pas de problème dans la politique d’investissement élaborée par le Trust :

[148]    Le Tribunal constate que, jusqu’en 1993, les politiques d’investissements de la fiducie étaient plutôt sommaires, mais il ne peut conclure qu’elles ne correspondaient pas à la norme de l’époque, la preuve n'en ayant pas été faite.

[39]        Mais, tel que déjà mentionné, à compter de 1994, le nouveau Code civil hausse la barre. Le Juge constate que la politique d’investissement ne suit pas, il la qualifie de « déficiente », « inadéquate » et « fautive » :

[149]    À compter de 1994, le Code civil du Québec modifie la situation en ajoutant l'article 1340 C.c.Q.[[4]] Cet article ajoute une dimension importante en référant à des objectifs de rendement et de plus value.

[…]

[152]    Les politiques de 2002 et 2003 sont différentes, un peu plus détaillées, mais loin de ce qui sera suggéré en 2004.

[153]    Toutes les politiques d’investissements d'avant 2004 apparaissent déficientes à plusieurs égards. Elles ne précisent pas adéquatement les objectifs de rendement recherchés, le type d’actions qui peuvent être détenues, les qualités des entreprises recherchées, la détention proportionnelle autorisée en regard du capital total, la répartition des titres parmi les secteurs d'activités économiques, la répartition entre les actions américaines et canadiennes, les modalités de réalisation des gains en capital et de gestion du risque fiscal, les besoins de liquidité, l’horizon de distribution du capital de même que les mesures de contrôles.

[…]

[156]    Le Tribunal n’a pas d’hésitation à conclure que les politiques d’investissements en vigueur entre 1994 et 2004 étaient inadéquates et fautives.

[40]        Cette conclusion du Juge n’est pas remise en question en appel.

3e point : Le manque de diversification des placements à compter de 1986

[41]        Concernant cette période, le Juge conclut à l’absence de faute sur ce point :

[176]    Le Tribunal ne retient donc pas la limite de 10 % d’un seul titre proposée par l’experte [des Appelants] comme une norme dans l’industrie des fiducies testamentaires. Le Tribunal conclut également qu’entre 1993 et 2004, l’affectation de la fiducie a été rencontrée. Par voie de conséquence on ne peut inférer de faute tant à l’égard de la règle du 10 % qu’à celle de la diversification.

[42]        Cette conclusion peut surprendre compte tenu de la limite de « 5 % des actions d’une même société » édictée par l’article 1340 C.c.Q. (ci-dessus cité). Il faut revenir au testament qui dégage les Intimés des contraintes d’investissement « in Article 981-o of the Civil Code of Lower Canada », ce qui à mon avis - sans vider la question - les dégage aussi de cette limite de 5 % qui constitue une contrainte de même nature que celles de l’article 981-o.

[43]        Ici encore, la conclusion du Juge n’est pas remise en question en appel.

4e point : L’absence d’évaluation des risques de leurs investissements

[44]        Le Juge rejette encore ce reproche des Appelants « qu’il n’y avait aucune évaluation des risques ». Il souligne plutôt la témérité des Intimés :

[187]    La faute n’est donc pas le défaut d’avoir procédé à une analyse de risques, mais plutôt d’avoir été téméraire dans celle-ci. Cette faute constitue une seule et même faute avec le défaut de donner suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal que nous verrons ci-après.

5e point : Le défaut de donner suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal à l’égard de la surexposition à certains titres

[45]        Le Juge va conclure que le reproche est fondé :

[204]    Le Tribunal conclut à la négligence et au manque de diligence de la part des fiduciaires pour ne pas avoir donné suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal.

[46]        C’est ce constat de faute que les Intimés attaquent par leur appel incident. J’y reviens donc plus loin.

- S.-sect. D)    Trust Royal et George H. ont-ils abdiqué leurs rôles de cofiduciaires?

[47]        Quant à George H., le Juge rejette ce reproche général, mais il le retient dans le cas particulier de son « défaut de donner suite aux avertissements des employés de Trust Royal » :

[215]    Le fait que George H. déférait à David aux fins de décider quels titres vendre, échanger ou acquérir n’équivaut pas à abdiquer ses responsabilités. Abdiquer n’implique l’exercice d’aucun jugement. Au contraire, la déférence est un acte que l'on fait par respect, par égards. Il ne s’agit pas d‘un acte de soumission complète. La déférence requiert l'exercice d'un certain jugement à tout le moins pour s’assurer de l’aspect raisonnable de la position.

[216]    Toutefois, l’acceptation d’une opinion tellement déraisonnable, comme une opinion qui n'est basée sur aucun fait vérifiable, peut constituer une abdication ou une faute de la part de George H. Nous discuterons de ce point lors de l’analyse du défaut de donner suite aux avertissements des employés de Trust Royal.

[48]        Quant au Trust, le Juge considère le reproche bien mérité :

[230]    Le Tribunal est convaincu que Trust Royal a abdiqué en partie sa responsabilité de fiduciaire, en particulier au niveau des recommandations, mais aussi à l'égard de la prise de décision quant aux investissements. Cette preuve est particulièrement tangible depuis les années 1994 et suivantes.

[…]     

[232]    Trust Royal est fautive pour avoir abdiqué ses responsabilités de gestionnaire du bien d’autrui au moins depuis 1994.

[49]        Le Juge exclut aussi la prétention du Trust - non reprise en appel - fondée sur l’article VII du testament : « I relieve a dissenting Trustee and Executor from all responsibility for any action taken upon a decision in which he or she or it did not concur. » :

[235]    Même si Trust Royal est celle qui a sonné l'alarme, elle ne peut se dégager de sa responsabilité en faisant valoir qu’elle doit être vue comme dissidente en vertu de la règle de la majorité contenue au testament. En effet, Trust Royal n'a rien tenté afin de redresser la situation, hormis l'envoi de lettres. Une politique de Trust Royal prévoit que dans le cas où une règle de la majorité existe, si leur décision est contraire à celle de la majorité, ils doivent exercer leur jugement et noter cette dissidence dans les procès-verbaux de la fiducie. Cela n'a même pas été fait ici, aucune réunion des fiduciaires n'ayant été convoquée. Des recours judiciaires étaient également possibles, mais Trust Royal ne les a pas tentés.

[50]        En conclusion de cette section de son analyse - les cofiduciaires ont-ils commis une faute? - le Juge retient trois fautes relatives à la gestion de l’actif de la fiducie :

[234]    Les fiduciaires sont donc fautifs

[1] pour ne pas avoir eu une politique d'investissement adéquate dès 1994,

[2] pour avoir été téméraires dans l’analyse du risque que constituait le poids de Nortel, GE et IBM dans le portefeuille fiduciaire et

[3] pour avoir fait défaut de donner suite aux sérieux avertissements de Trust Royal de se départir de certains titres en février 2000.

[51]        L’analyse des moyens d’appel des Intimés m’amènera à traiter des deux sections suivantes du jugement :

D.  Les fiduciaires peuvent-ils bénéficier de la clause d’exonération de responsabilité?

E.   Les demandeurs ont-ils subi un dommage?

Deuxième partie : les moyens d’appel

[52]        Voici les moyens d’appel des Intimés pour casser leur condamnation à payer 665 000 $ :

a)   le moyen principal : l’absence de faute :

The Trustees submit that their decision not to sell the Trust’s holdings in IBM, GE and Nortel in early 2000 was perfectly justified in the circumstances.

b)   un premier moyen subsidiaire, s’il y a eu faute : l’absence d’effet dommageable :

The Trustees submit that there was no evidence that the decision not to sell caused any prejudice […]

c)   un deuxième, s’il y a eu faute et dommage : l’évaluation des dommages-intérêts est tout à fait erronée :

The trial judge’s calculation of damages was contrary to the principles of natural justice and ultra petita […] and is erroneous […]

d)   un troisième, s’il y a eu faute : les fiduciaires bénéficient de l’exonération de responsabilité prévue au testament :

Was the fault of the Trustees of such gravity as to deprive them of the protection provided by the exoneration clause in the Will?

[53]        Les Intimés centrent donc leurs moyens d’appel sur les deuxième et troisième fautes retenues par le Juge, lesquelles ont toutes deux trait aux titres boursiers de Nortel, GE et IBM.

a)         Le moyen principal : l’absence de faute. 

[54]        À la section E du jugement : « Les demandeurs ont-ils subi un dommage? Le lien de causalité est-il présent? », le Juge analyse le dommage en rapport avec ces titres :

[245]    Reste le défaut de donner suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal et l’analyse de risque téméraire. Ces fautes ne donnent lieu qu’à un seul et même dommage.

[…]

[253]    Le défaut d’avoir agi suivant les sérieux avertissements de Trust  Royal et de ne pas avoir vendu une importante proportion des titres de GE, IBM et Nortel se produit en février 2000. Sans cette faute, quelle aurait été la valeur du portefeuille fiduciaire?

[…]

[256]    Puisque les avertissements de Trust Royal en février 2000 portaient spécifiquement sur les titres de Nortel, IBM et GE, le dommage devrait être examiné sous l’angle de la perte de valeur de ces titres entre les deux dates [février 2000 et janvier, mars ou juin 2004] […]

[55]        Que se passe-t-il en 2000 en rapport avec ces titres? Voici le récit d’un effondrement annoncé.

[56]        Au 31 décembre 1999, l’actif de la fiducie vaut près de 4,5 M$ dont 3,3 M$ en actions de sociétés. À eux seuls, trois titres valent 2,4 M$, soit 71 % de la valeur du portefeuille : Nortel, 35 %; GE, 27 %; IBM, 9 %.

[57]        Déjà deux ans auparavant, cette situation inquiète George H. et le Trust qui souhaitent en vendre au moins une partie. Mais David Y. refuse et les autres « abdiquent », selon le mot du Juge :

[190]    Dans une note manuscrite du 23 septembre 1997, George H. recommande la vente partielle de plusieurs titres. George H. anticipe alors un gain en capital de 90 000 $. Sa conclusion, après discussion avec David s’il faut en croire la note, est que pour justifier une telle vente, il faudrait anticiper que les titres baisseront de 40 %. Les fiduciaires conviennent de vendre seulement une partie des titres de GE et une partie des titres de IBM en plus d’autres titres. David refuse de vendre ne serait-ce qu'une partie des titres de Nortel. [Renvoi omis]

[58]        En 2000, les préposés du Trust sonnent l’alarme, leurs mises en garde sont percutantes et pressantes.

[59]        En janvier, un employé du Trust avise l’ « officier » responsable de la fiducie d’un risque inacceptable :

…These three stocks make up over half the portfolio! Even if they are the greatest stocks in the world it is simply not prudent to expose the portfolio to such a heavy weighting in them. Such risk is clearly inappropriate for a trust. I question the logic of holding 70 % of the Canadian Equities in a stock that is trading at over 100 times forward earnings…

[60]        En février, l’officier en avise les deux autres Intimés :

…The larger risk is having over one-half the value of the portfolio tied up in three stocks, being Nortel, GE, and IBM. Nortel in particular had a spectacular increase and now makes up 70 % of the Canadian equity portfolio…

[61]        En avril, l’employé revient à la charge et dénonce un risque démesuré :

…The portfolio continues to be poorly diversified with far too much exposure to select stocks. (Nortel 28.2% of the portfolio, GE 18.9 of the portfolio.) The investment policy statement states “medium market risk is appropriate given the return objective and time horizon”. I would argue that the current portfolio has significant risks to it and could not reasonably be thought of as being exposed to only “medium market risk”…

[62]        En mai, l’officier transmet ce second avertissement à David Y. :

…We would very much like your reaction to our concerns: overexposure to select stocks (Nortel, GE), … While we realize that sales of some of these equities will produce some capital gains and tax, we think it far more beneficial to all interested parties to being an orderly reduction of the risks inherent in the present situation…

[63]        En août, l’employé constate que la situation ne s’améliore pas et il s’inquiète du risque encore accru :

Nortel now makes up 35.5% of the entire portfolio and GE makes up 18%. In total there are only 10 equity holdings covering both the Canadian and US markets. There is a large level of unnecessary risk in such a highly concentrated portfolio. I can’t think of any reasonable justification for this… I am concerned about this portfolio and worry that the trustees could be exposed to criticism if the market turns. There is an imprudent level of risk to this portfolio…

[64]        Le même mois, l’officier avise de nouveau David Y. de son appréhension :

I again mentioned our concern at the concentration in Nortel and GE, but he does not want to sell any at this time, feeling that either stock would have to drop by $40.00 per share to equate to the capital gains tax the trust would have to pay.

[65]        L’Intimé David Y. refuse d’écouter ces judicieux conseils et les deux autres « abdiquent » et laissent porter. Les Intimés ont mis en garde le Juge de ne pas juger leur absence de réaction en rétrospective, avec le bénéfice du temps écoulé. Il leur répond avec à-propos :

[200]    En janvier 2000, au moment où [l’employé] écrit sa note, les fiduciaires ont accès aux mêmes informations que celles notées par [celui-ci] dans son courriel, en particulier le ratio cours/bénéfice de Nortel et l’importance démesurée du titre dans le portefeuille. L’opinion de [celui-ci] n’est pas basée sur la rétrospective. Aucun expert des experts de la défense n’a pu dire que [son] opinion était déraisonnable. La déférence de George H. à l'égard de l'opinion de David devient déraisonnable et inexplicable.

[201]    Selon le Tribunal, les avis de [l’officier et de l’employé] sont donnés avec la perspective de la protection du bénéficiaire et sur la base de faits qui apparaissent difficilement contestables.

[66]        Malheureusement, le risque appréhendé devient vite réalité.

[67]        À partir du dernier trimestre de l’an 2000, la « bulle technologique » éclate et la valeur du portefeuille s’effondre. La valeur des actions de IBM passe de 311 000 $ à 241 000 $ (-23 %); celle de GE, de 893 000 $ à 320 000 $ (-64 %); celle de Nortel, de 1 167 000 $ à 123 000 $ (-89 %), et le portefeuille d’actions est réduit de 3 337 000 $ à 2 042 000 $ (-39 %), une perte de 1 300 000 $. Notons au passage que l’indemnité adjugée par le Juge, de 665 000 $, est de l’ordre de 50 % de cette perte.

[68]        Malgré tout, les Intimés soutiennent avoir bien géré l’actif sauf peut-être « the Trustees one decision not to reduce the holdings in the stocks of three solid, established companies that, until the unexpected technology burst in the year 2000, were performing very well. » Il est réducteur de leur part de présenter cette décision comme une parmi tant d’autres alors qu’ici, ils ont ignoré des avertissements pressants de réduire le risque et de vendre.

[69]        Certes David Y. était le bénéficiaire des revenus de la fiducie, mais le capital investi n’était pas le sien. Et se butant dans son refus de vendre, il n’a pas géré avec prudence le bien d’autrui. Mais il n’était pas seul, le Trust et George H. devaient faire diligence et intervenir. Ils pouvaient décider à deux contre un - le testament le prévoit - et ils auraient dû le faire. Le Juge écrit avec raison :

[188]    L’article 1309 C.c.Q. prévoit que le fiduciaire doit agir non seulement avec prudence, mais aussi avec diligence.

[189]    Tel que l'auteur Claude Pratte l'écrivait82, la diligence implique d'agir suffisamment rapidement pour obtenir un bénéfice ou éviter une perte. Claxton ajoute que diligence signifie aussi " with industry, application and all experience82 ".

_____________

82    Claude PRATTE, Essai sur le rapport entre la société par actions et ses dirigeants dans le cadre du Code Civil du Québec, (1994), 39 McGill L.J. 1 à 26.

83    John B. CLAXTON, Studies on the Quebec Law of Trust, 2005,Thomson Carswell Canada Limited, Toronto, par.  18.41.

[70]        Et il conclut, sans surprise à une négligence fautive :

[204]    Le Tribunal conclut à la négligence et au manque de diligence de la part des fiduciaires pour ne pas avoir donné suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal.

[71]        De plus, la première faute retenue par le Juge, non contestée, soit l’absence d’une politique d’investissement, a contribué à la perte subie. La mise en place en 1994 d’une politique adéquate aurait contribué à infléchir David Y. à plus de prudence et à affermir les deux autres pour plus de diligence.

[72]        La preuve étaye les constats de fait du Juge. Ce moyen d’appel est mal fondé.

b)         Un premier moyen subsidiaire, s’il y a eu faute : l’absence d’effet dommageable. 

[73]        Les Intimés nient tout dommage malgré l’effondrement des trois stocks. Voilà qui est surprenant.

[74]        Les chiffres contredisent cette prétention. La perte de valeur de 1 300 000 $ suffit pour conclure à l’existence d’un dommage important.

[75]        Les Intimés font grand état que la vente des titres aurait généré un profit de nature capitale entraînant un impôt à payer.

[76]        Le Juge prend en compte l’aspect fiscal dans l’évaluation de la situation :

[181]    Un risque est clairement apparu à la fin des années 1990 ou au début de l’an 2000. Il s’agit de la détention trop importante de certains titres. Trust Royal a exprimé l’avis que le risque relié à la détention d’une aussi grande quantité d’actions d'IBM, GE et Nortel nécessitait qu’une partie soit vendue.

[182]    David est celui qui résiste en estimant que seule une baisse anticipée des titres d’au moins 40 % justifierait d’en considérer la vente. Tous les défendeurs ont fait valoir que la vente de ces titres aurait occasionné un gain en capital considérable, entraînant des impôts importants et diminuant d’autant le capital disponible pour appréciation, ce qui aurait été au détriment des bénéficiaires. Voilà certainement l’une des composantes de l’analyse de risques. Les avocats de la défense ont cité plusieurs autorités qui admettent les considérations fiscales comme des éléments clés à examiner dans la gestion du portefeuille. [Renvois omis]

[77]        Mais il écarte la prétention des Intimés que la considération fiscale justifiait de ne pas donner suite aux avertissements pour plus d’une raison,

parce que cette considération est hypothétique :

[183]    La difficulté avec cette approche, c'est qu'elle est aléatoire et spéculative en ce qu'elle considère le gain sur papier comme acquis.

parce que d’autres hypothèses sont possibles :

[184]    Elle est aussi inconséquente avec les gestes posés plus tôt par David, lequel a refusé d'utiliser certains choix fiscaux qui auraient réduit le gain en capital, mais qui exigeaient la participation de ses enfants.

parce que cette considération fait oublier la prudence :

[185]    L'impact fiscal ne peut constituer la seule mesure de gestion du risque. La personne qui administre ses propres biens peut fort bien choisir la composante fiscale comme son critère décisionnel ultime, mais celui-ci ne peut constituer le critère décisionnel déterminant de l'administration des biens d'autrui. Dans le contexte d’une fiducie testamentaire comme celle qui nous occupe, la prudence dicte qu'il y ait une prise de profits régulière et une gestion active de la responsabilité fiscale. [Renvois omis]

[78]        Le Juge, avec raison, a constaté un dommage. Ce moyen d’appel est mal fondé.

c)         Un deuxième moyen subsidiaire, s’il y a eu faute et dommage : l’évaluation des dommages-intérêts est tout à fait erronée.

[79]        Non seulement les Intimés critiquent la méthode de calcul adoptée par le Juge, mais ils ajoutent que, bien appliquée, elle démontrerait l’absence de perte :

Had the trial judge done his calculations correctly taking that essential element of evidence into account, he would not have found that a loss resulted at all. Indeed, a correct calculation would show that the portfolio’s performance in light of the Trustees’ decision not to sell these stocks was indeed better than it would have been had these stocks been sold and the after-tax proceeds reinvested.

[80]        La tâche du Juge d’estimer le dommage subi n’était pas facile. Il lui fallait nécessairement faire des hypothèses pour comparer la perte réelle et le profit éventuel si il y avait eu vente. Malgré cette difficulté, il devait chiffrer les dommages-intérêts, quitte à les arbitrer, comme l’indiquent les auteurs Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers[5] :

[…] Les tribunaux sont conscients du fait qu’une précision mathématique est difficile à atteindre. Leur objectif est donc, selon les normes jurisprudentielles maintenant bien acceptées concernant les méthodes de calcul, de parvenir à une indemnité juste et raisonnable, eu égard à toutes les circonstances.

[81]        Il a choisi une méthode comparative qui, à première vue, est pertinente. Les Intimés ne suggèrent aucune méthode alternative. Leur argument est plutôt que toute méthode de calcul conclut à une perte inexistante, ce qui revient à nier tout dommage.

[82]        Ainsi, pour les Intimés, il n’y a pas de dommage puisqu’il y a eu récupération de la perte de valeur des stocks, de sorte qu’en mars 2004 l’actif avait retrouvé sa valeur d’avant l’effondrement de 2000 :

…the portfolio lost $5,508 less than it would have lost had the shares been sold and the net proceeds after tax been invested according to the rates of return of the indices over the period in question.

[…]

When deducting the actual amount of capital gains taxes that would have been paid on the sale of these three stocks, namely $716,419, the calculation shows that the portfolio actually lost $128,591 less than it would have lost if the shares had been sold.

[83]        J’y vois un sophisme.

[84]        Il est vrai qu’après l’éclatement de la bulle technologique, il y a eu remontée des titres boursiers et plusieurs investisseurs ont pu récupérer leur perte dans les années suivantes.

[85]         Toutefois, la remontée des titres a profité à ceux qui ont subi une perte tout comme à ceux qui n’en ont pas subi. Reprenons les chiffres. Après l’effondrement, l’actif de la fiducie est réduit à 2 M$ et la récupération le rétablit en 2004 à sa valeur antérieure de 3,3 M$. Si les titres sont vendus en 2000 et l’impôt de 0,7 M$ - estimé par les Intimés - est payé, l’actif n’est réduit qu’à 2,6 M$ et la remontée des titres le porte - par une règle de trois - à 4,36 M$, pour un surplus de valeur en 2004 de 1,36 M$.

[86]        J’en conclus que la récupération ne fait pas disparaître la perte. Aussi je partage l’avis du Juge (soulignement ajouté) :

[203]    Il faut ajouter que le fait que l'affectation de la fiducie ait été rencontrée entre 1993 et 2004 n'est pas déterminant sur la faute reprochée ici. Cette faute est distincte de celle alléguée et relative au manque de diversification et découle d'un manque de diligence. En ce sens, elle empêche qu'un profit ou bénéfice soit réalisé.

[87]        Le calcul du Juge établit le dommage à 665 000 $, soit, grosso modo, à 50 % de la perte de 1 300 000 $. Les Intimés ne me font pas voir d’erreur manifeste dans ce résultat in medio. Ce moyen d’appel est mal fondé.

d)         Un troisième moyen subsidiaire, s’il y a eu faute : les fiduciaires bénéficient de l’exonération de responsabilité prévue au testament. 

[88]        Le Juge répond à cet argument à la section D de son jugement : « Les fiduciaires peuvent-ils bénéficier de la clause d’exonération de responsabilité? »

[89]        Il cite de nouveau la disposition testamentaire en y soulignant un passage :

[236]    Les fiduciaires peuvent-ils alors invoquer la clause qui limite leur responsabilité en matière d’investissements? Cette clause VIII h) se lit comme suit :

To invest all sums of money requiring investment in such securities or other investments as they may think proper without being restricted to Trustees’ securities or to those mentioned in Article 981-O of the Civil Code of Lower Canada and from time to time to sell alter and vary investments and without any responsibility for any loss which may be involved by reasons of such investments.

[soulignements du Juge]

[90]        Puis, il rappelle que l’obligation d’une gestion prudente et diligente, d’ordre public, n’est pas écartée par la clause d’exonération :

[237]    Parce que le fiduciaire a une obligation de prudence que l’auteur Claxton qualifie d’ordre public, les clauses qui limitent la responsabilité doivent recevoir une interprétation restrictive106.

[238]    Le professeur Beaulne ajoute ceci107 :

Constatant d’ailleurs que l’insertion de ces clauses d’exonération de responsabilité du fiduciaire dans les actes constitutifs est devenue pratique courante, une auteure s’interroge sur leur portée et leur efficacité réelles; elle remet surtout en question leur supposé effet de retenir la responsabilité de l’administrateur seulement en cas de fraude ou de mauvaise foi de sa part et de l’exonérer en conséquence de fautes d’autre nature: « Il ne semble pas en effet possible de s’engager à servir l’intérêt d’autrui ou une fin particulière sans s’obliger du même coup à s’en acquitter avec prudence et diligence. »

___________

106   John B. CLAXTON, Studies on the Quebec Law of Trust, 2005,Thomson Carswell Canada Limited, Toronto,  par. 23.60.

107   Jacques BEAULNE, Droit des fiducies, La collection bleue, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, par. 305.

[91]        Je partage l’avis du Juge.

[92]        Le Code civil du Bas-Canada édictait une règle générale de prudence dans la gestion du bien d’autrui, soit : « d’employer… une habilité convenable et d’agir en bon père de famille » (art. 981-k). Et aussi une règle particulière, soit d’investir dans certains titres, considérés sûrs, dont la liste était donnée à l’article 981-o.

[93]        En 1994, le C.c.Q. reprend cette dualité de règles, générale et particulière.

[94]        La règle générale demeure : « d’agir avec prudence et diligence », « avec honnêteté  et loyauté [envers le bénéficiaire] ». La règle particulière se retrouve à la section « Des placements présumés sûrs » (art. 1339 et 1340).

[95]        L’article VIII (h) du testament dégage les Intimés de la règle particulière d’investir uniquement dans des placements sûrs, mais, à mon avis, on ne peut en étendre la portée jusqu’à les dégager de celle, générale, de prudence et de diligence. Encore une fois, c’est l’argent d’autrui qu’ils investissent, non le leur.

[96]        Aux avis cités par le Juge, on peut ajouter celui de l’auteur Troy McEachren[6] qui abonde dans le même sens :

[…] À la suite de la violation d’une obligation essentielle de l’administrateur découlant de l’obligation générale d’agir avec prudence, diligence, honnêteté et loyauté, les clauses exonératoires de responsabilité ne pourront cependant pas être invoquées. Ces obligations sont essentielles et inhérentes à tout régime d’administration. En d’autres termes, aucune administration n’a été créée s’il en résulte que l’administrateur peut faire ce qu’il veut du bien au mépris total des droits du bénéficiaire.

[97]        Et aussi celui des auteures Madeleine Cantin Cumyn et Michelle Cumyn[7] qui sont du même avis :

288. La clause qui écarte ou restreint une obligation légale de l’administrateur. L’obligation d’agir avec prudence et diligence et l’obligation de loyauté sont inhérentes à la charge d’administrateur du bien d’autrui. Il s’agit d’obligations fondamentales ou essentielles. La doctrine et la jurisprudence leur reconnaissent un caractère impératif. Par conséquent, la clause qui écarte l’une ou l’autre de ces obligations est sans effet.

Il est toutefois possible de varier dans l’acte constitutif de l’administration le contenu et l’intensité de plusieurs obligations et prohibitions d’origine légale qui n’ont pas un caractère impératif. Rappelons que si l’acte constitutif peut écarter ou restreindre certaines des obligations de l’administrateur, ce dernier ne saurait être dispensé de son obligation générale d’agir avec la prudence et la diligence d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. [Références omises]

[98]        Le Juge fait sien cet enseignement doctrinal pour limiter la portée de l’article VIII (h) :

[239]    Pour interpréter la clause du testament, il est bon de se rappeler que [le grand-père] confiait la fiducie à trois fiduciaires qu'il connaissait et dont il avait toutes les raisons de croire qu'ils agiraient de façon prudente et diligente. Le testateur a voulu mettre les fiduciaires à l’abri des poursuites éventuelles, particulièrement dans le cas où ils seraient malchanceux dans leurs investissements. La clause d’exonération de responsabilité ne peut s’appliquer si les fiduciaires ne s'acquittent pas de leur devoir et s'ils sont négligents, manquent de prudence ou n’agissent pas avec la diligence attendue.

[99]        Et, appliquant cette norme aux faits, il refuse d’exonérer les Intimés :

[240]    Les fiduciaires ne pouvaient ignorer que leur inaction en février 2000 risquait d'occasionner un préjudice aux bénéficiaires. Les employés de Trust Royal l'ont même noté dans leur correspondance et courriels internes.

[241]    Dans le présent contexte, le comportement des fiduciaires démontre de la témérité. La clause d’exonération de responsabilité ne peut recevoir application pour la faute liée au défaut de donner suite aux sérieux avertissements des employés de Trust Royal.

[100]     Non seulement les employés du Trust ont servi de sérieux avertissements aux Intimés, mais, en outre, la majorité de ces derniers (le Trust et George H.) partageaient leur avis. On est loin d’un simple placement qui se révèle malheureux.

[101]     Certes, le grand-père a donné plus de marge de manœuvre aux fiduciaires que celle du C.c.B.-C., mais il ne leur a tout de même pas donné carte blanche et il ne les a pas dispensés d’agir avec « prudence et diligence » au bénéfice de ses petits-enfants.

[102]     Il n’y a pas là d’ « erreur manifeste » dans le jugement. Ce moyen d’appel est mal fondé.

[103]     En conclusion sur cette première question, je suis d’avis que la condamnation des Intimés à payer aux Appelants 665 000 $, plus les intérêts et l’indemnité additionnelle  est bien fondée. En conséquence, je rejetterais l’appel incident, avec dépens suivant la règle générale.

            La seconde question : les Intimés avaient-ils droit, malgré cette condamnation, au remboursement de leurs frais de défense?

 

[104]     Cette question est l'objet de l'appel principal où les Appelants demandent à la Cour d'annuler les conclusions du jugement qui les condamnent à payer à chaque Intimé tous ses frais de défense « honoraires et frais extrajudiciaires, et frais d'experts », soit au total 3,2 M$, plus les intérêts et l'indemnité additionnelle.

[105]     En première instance, chaque Intimé se porte demandeur reconventionnel et réclame le remboursement de ses frais de défense au motif que le procès est lié à sa fonction de fiduciaire, conformément au principe général du Code civil :

1367. Les dépenses de l'administration, y compris les frais de la reddition de compte et de remise, sont à la charge du bénéficiaire ou du patrimoine fiduciaire.

 

[…]

1367. The expenses of the administration, including the cost of rendering account and handing over the property, are borne by the beneficiary or the trust patrimony.

 

[…]

[106]     Les Intimés David Y. et le Trust l’affirment expressément dans leur défense :

-       défense de David Y.:

As a result of the proceedings both in Alberta and in Quebec, the Defendants have incurred substantial legal fees and costs, all of which are related to the Defendants’ actions as Trustees of the Trust, which they are entitled to be reimbursed from Trust assets;

-     défense du Trust:

The abovementioned fees and disbursements constitute administration expenses that shall be borne by the capital beneficiaries of the Trust patrimony according to the provisions of the law;

[107]     L’Intimé George G. va plus loin et ajoute un argument d’équité. L’administration ne doit pas subir un appauvrissement injustifié dû à une poursuite mal fondée et déraisonnable, donc abusive. Il écrit :

-     défense de George H.:

The administrator of the property of others such as a trustee should not impoverish himself in the process of administering a trust or defending himself against unfounded or unsubstantiated claims filed by beneficiaries;

[108]     Le Juge accueille les trois demandes reconventionnelles en se fondant sur l’article 1367 C.c.Q.

[109]     Voici comment il expose le droit applicable :

[268]    Le principe de base régissant l’admissibilité des dépenses de l’administrateur du bien d’autrui est prévu à l’article 1367 C.c.Q. 

1367. Les dépenses de l’administration, y compris les frais de la reddition de compte et de remise, sont à la charge du bénéficiaire ou du patrimoine fiduciaire[…]

[269]    À ce sujet, Madeleine Cantin-Cumyn écrit :

[…] Bien que l’article 1367 al. 1 C.c.Q. ne mentionne expressément que les frais de reddition de compte et de remise de biens, la même règle s’applique aux contestations qui surviennent pendant l’administration relativement à l’exercice des pouvoirs, à l’interprétation de l’acte constitutif, voire à la requête en destitution. Les frais de justice et honoraires d’avocats admissibles sont ceux de l’administrateur, mais peuvent aussi inclure ceux du bénéficiaire qui assigne l’administrateur .

[270]    En vertu des articles 59 et 61 du C.p.c., les fiduciaires doivent se faire représenter par avocat devant les tribunaux.

[271]    Dans l’affaire d’Ahern-Tisseyre c. Tisseyre  la Cour d’appel confirme un jugement de la Cour supérieure visant à faire payer par la succession les dépens et frais extrajudiciaires encourus par le liquidateur. La Cour d’appel rappelle que c’est uniquement en présence de procédures mal fondées que l’on peut s’opposer au remboursement des frais encourus .

[…]

[273]    Il faut comprendre de l’affaire Perras Pilote, que la charge de fiduciaire ne doit pas causer préjudice à l’administrateur qui agit de bonne foi et n’abuse pas des procédures judiciaires. Il n’a pas à en supporter le coût même si sa prétention n’est pas retenue.

[110]     Puis il conclut :

[281]    Les fiduciaires ont droit au remboursement des honoraires et frais extrajudiciaires occasionnés par la contestation de leur administration même si leur administration est fautive. Ils n'ont pas agi de mauvaise foi ni de façon abusive.

[111]     Soit dit avec égards, je ne partage pas cet avis car j'y vois une erreur de droit.

[112]     Mon analyse comportera deux grandes sections, correspondant aux deux fondements du droit au remboursement invoqué par les Intimés, soit l’article 1367 C.c.Q. et l’appauvrissement injustifié.

Première section:      l’article 1367 C.c.Q.

[113]     Quant à l’article 1367 C.c.Q., je discute des questions de droit en quatre points puis des faits dans un cinquième :

1er        Un préambule : les conclusions du jugement sont paradoxales.

2e        Le critère d’admissibilité : les frais judiciaires d’un administrateur sont des « dépenses d’administration » s’ils sont « objectivement encourus dans l’intérêt du bénéficiaire ».

3e        Un indice significatif : si l’administrateur est poursuivi à titre personnel plutôt qu’ès qualités.

4e        La jurisprudence citée par le Juge ne peut servir de fondement à sa conclusion.

5e        Selon le critère d’admissibilité, les frais de défense des Intimés ne sont pas des dépenses d’administration.

1er        Un préambule : les conclusions du jugement sont paradoxales.

[114]     Dès la première lecture, les conclusions du jugement m'ont paru paradoxales. Le patrimoine fiduciaire y gagne une indemnité de 665 000 $ dans la première, pour compenser la gestion fautive des Intimés, mais il y perd 3 M$ dans la seconde pour les défenses de ces mêmes Intimés qui soutenaient, à tort, n'avoir commis aucune faute dans leur gestion. Une victoire à la Pyrrhus!

[115]     Une arrêtiste s'en étonne elle aussi[8] :

Dans cette décision, les montants reçus de la fiducie et à titre de dommages par les bénéficiaires auront presque exclusivement servi à couvrir les frais extrajudiciaires des fiduciaires. Ainsi, bien que la faute des fiduciaires nous semble relativement grave, qu’ils ont agi avec témérité et qu’au surplus le fiduciaire corporatif n’a même pas su présenter le bilan d’ouverture de la fiducie pour laquelle il a été fiduciaire pendant 67 années et que la preuve documentaire a été déficiente, pour ne pas dire inexistante ou indisponible pour plusieurs années, ils ne s’en sortent aucunement appauvris, ce qui n’est pas le cas des bénéficiaires qui ont tenté de faire valoir leurs droits.

[116]     Il va de soi que le fiduciaire doit être remboursé des dépenses de son administration; c'est la règle de l'article 1367 C.c.Q. Il n'a pas à « s'appauvrir » en payant de sa poche des dépenses engagées au bénéfice du patrimoine fiduciaire, comme le rappelle George H. dans sa défense.

[117]     Par ailleurs, celui qui accepte cette charge doit s'en acquitter avec soin et prudence, et ce, même s'il le fait gratuitement. S'il manque à ses obligations et cause un dommage à l'administré, il devra l'indemniser. Le Code civil prévoit expressément l’adjudication de dommages-intérêts :

1334. Les administrateurs sont solidairement responsables de leur administration.

[…]

1318. Lorsqu'il apprécie l'étendue de la responsabilité d'un administrateur et fixe les dommages-intérêts en résultant, le tribunal peut les réduire, en tenant compte des circonstances dans lesquelles l'administration est assumée ou du fait que l'administrateur agit gratuitement, ou […]

1334. Joint administrators are solidarily liable for their administration.

[…]

1318. The court, in appreciating the extent of the liability of an administrator and fixing the resulting damages, may reduce them in view of the circumstances in which the administration is assumed or of the fact that the administrator acts gratuitously or […]

 

[118]     On comprend aisément que l'administrateur coupable de prévarication ne puisse réclamer ses frais de défense à une action en dommages-intérêts dirigée contre lui, ni prétendre que les frais de ses manœuvres pour effectuer et dissimuler ses détournements de fonds constituent des « dépenses d'administration », et ce, même s'il existe un lien entre ces dépenses et son administration… malhonnête.

[119]     On peut comprendre aussi, à l’opposé, qu’une décision prudente puisse tout de même résulter en une perte. Un placement peut perdre de la valeur, l’administrateur n’est pas à l’abri des aléas de la Bourse. Ce serait excessif de lui nier le droit au remboursement d’une décision réfléchie du seul fait d’un résultat décevant.

[120]     Mais on comprend mal qu’un patrimoine fiduciaire, diminué par la faute du fiduciaire, le soit encore davantage par le remboursement à celui-ci des dépenses liées à sa faute.

2e        Le critère d’admissibilité : les frais judiciaires d’un administrateur sont des « dépenses d’administration » s’ils sont « objectivement encourus dans l’intérêt du bénéficiaire ».

[121]     Le critère est bien établi : les frais de justice d'un fiduciaire, comme toute autre dépense, lui sont remboursables à condition d'avoir été « objectivement encourus dans l'intérêt du bénéficiaire ou pour la réalisation du but de l'administration ».

[122]     Ici, « la réalisation du but de l’administration », se confond avec « l’intérêt du bénéficiaire » puisque le but du grand-père, le constituant de la fiducie, était que le capital parvienne à ses petits-enfants, ses bénéficiaires.

[123]     Le Juge cite un extrait de L'administration du bien d'autrui[9] qu’il importe de compléter, car on trouve la formulation du critère d’admissibilité dans le complément (soulignement ajouté) :

Les frais judiciaires et les autres frais légaux. Il découle du pouvoir de l'administrateur d'agir en justice, en demande ou en défense, pour tout ce qui touche à son administration et d'intervenir dans une action qui concerne les biens administrés, que les frais occasionnés par ces poursuites soient à la charge du bénéficiaire ou du patrimoine administré. Bien que l'article 1367 al. 1 C. civ. ne mentionne expressément que les frais de reddition de compte et de remise des biens, la même règle s'applique aux contestations qui surviennent pendant l'administration relativement à l'exercice des pouvoirs, à l'interprétation de l'acte constitutif, voire à la requête en destitution. Les frais de justice et honoraires d'avocats admissibles sont ceux de l'administrateur, mais peuvent aussi inclure ceux du bénéficiaire qui assigne l'administrateur.

L'admissibilité des frais de justice, comme de toutes les dépenses faites par l'administrateur, repose sur la constatation que ces frais sont objectivement encourus dans l'intérêt du bénéficiaire ou pour la réalisation du but de l'administration. Si cette justification fait défaut, les frais sont assumés personnellement par celui qui les a faits. Ainsi l'article 478 C.p.c. prévoit que l'administrateur du bien d'autrui qui fait des actes de procédure manifestement mal fondés peut être condamné personnellement aux dépens, sans droit de répétition. À ce cas, s'ajoutent ceux de l'action en reddition de compte rendu nécessaire par le refus injustifié de l'administrateur d'y procéder volontairement à la fin de ses fonctions et ceux de la requête en destitution accueillie par le tribunal. La condamnation personnelle est décidée par le tribunal à la lumière des circonstances de chaque espèce.

[124]     L’avis de ces auteures correspond bien à la jurisprudence. En voici quelques extraits.

[125]     En 1945, la Cour suprême, dans Thompson et al. c. Lamport et al. [1945] SCR 343, établit que ses frais de défense ne sont pas remboursables au fiduciaire « defending… his own interest » :

Where the trustee is resisting the assertion of a right by a third person against the trust estate, obviously his action is for its benefit. But a new element is introduced when the complaint is by the beneficiary for a breach of duty, such as fraud or negligence. In that case the trustee is in fact defending both his administrative act and his own interest. In the latter aspect, he has no special privilege in costs over an ordinary litigant: he is in the same position as any other person improperly accused of a wrong, and any outlay over the costs allowed by law must be borne by himself as the price of his own vindication. […]

[126]     En 1991, la Cour suprême, dans Geffen c. Succession Goodman, [1991] 2 RCS 353 (p. 390) réitère que le fiduciaire n’a droit au remboursement de ses frais que s’il œuvre au bénéfice de la fiducie  et non à son propre bénéfice :

Costs

[…]

The courts have long held that trustees are entitled to be indemnified for all costs, including legal costs, which they have reasonably incurred. Reasonable expenses include the costs of an action reasonably defended: see Re Dingman (1915), 35 O.R.L. 51. In Re Dallaway, [1982] 3 All E.R. 118, Sir Robert Megarry V.C. stated the rule thus at p. 122:

In so far as such person [trustee] does not recover his costs from any other person, he is entitled to take his costs out of the fund held by him unless the court otherwise orders; and the court can otherwise order only on the ground that he has acted unreasonably, or in substance for his own benefit, rather than for the benefit of the fund.

[…]

Nor can there be any serious question that the appellants in defending the action were acting, not for their own benefit, but for the good of the trust. […]

[127]     En 2002, dans Ahern Tisseyre c. Tisseyre, JE 2002-1252 (CA), le liquidateur demandait le remboursement de ses frais par la succession. La Cour le permet, même s'il n'a gain de cause qu’en partie, au motif que « les conclusions de ce jugement déclaratoire seront utiles à tous les héritiers de la succession ».

[128]     En 1999, dans la décision Perras c. Poirier, [1999] RJQ 1770 (CS), citée par le Juge, un litige naît entre deux liquidateurs relativement à l'interprétation de testament et le juge Dalphond (alors à la Cour supérieure) conclut que les deux ont droit au remboursement de leurs frais par la succession. Il écrit :

Si la difficulté persiste, le recours à la Cour supérieure peut s'avérer nécessaire, comme par requête en jugement déclaratoire en vertu de l'article 453 C.P. Afin que toutes les positions qui s'affrontent soient exposées devant le tribunal, il est normal que les exécuteurs retiennent les services d'avocats et que, à la fin, indépendamment de l'issue, que les honoraires professionnels et déboursés des deux thèses soient supportés par la succession.

[129]     En somme, si le fiduciaire plaide dans l'intérêt du bénéficiaire, c'est ce dernier qui paye et si, au contraire, il plaide dans son propre intérêt, c'est lui-même qui doit payer. Voilà qui a du sens.

3e        Un indice significatif : si l’administrateur est poursuivi à titre personnel plutôt qu’ès qualités.

[130]     Rappelons d’abord l’énoncé du Juge relatif à deux articles du Code de procédure civile :

59. Nul ne peut plaider sous le nom d'autrui,…

 

[…]

 

…Il en est de même de l'administrateur du bien d'autrui pour tout ce qui touche à son administration,…

 

61. Nul n'est tenu de se faire représenter par procureur devant les tribunaux, hormis:

[…]

 

 f) les personnes qui agissent pour le compte d'autrui en vertu de l'article 59.

 

[…]

59. A person cannot use the name of another to plead,…

 

[…]

 

...This also applies to an administrator of the property of others in respect of anything connected with his administration

 

61. No one is required to be represented by attorney before the courts, except:

[…]

 

 (f) persons acting on behalf of others under article 59.

 

[…]

[131]     Suivant ces dispositions, la personne physique qui agit comme fiduciaire a  l'obligation d'être représentée par avocat. Toutefois, elle n'y est pas obligée lorsqu'elle est poursuivie personnellement, elle se trouve alors dans la même situation que tout autre plaideur.

[132]     Cette distinction entre une poursuite personnelle et celle ès qualités constitue un indice significatif pour l’application du critère d’admissibilité des frais de justice. La poursuite ès qualités fait présumer que les frais de défense sont encourus au bénéfice du patrimoine fiduciaire alors que la poursuite personnelle fait présumer du contraire.

[133]     Il ne faudrait toutefois pas conclure automatiquement que le fiduciaire poursuivi ès qualités a droit à ses frais de défense alors que s'il l'est à titre personnel, il n'y a pas droit. Il faut analyser toute la situation pour trancher si les frais de défense sont « objectivement encourus dans l'intérêt du bénéficiaire ou pour la réalisation du but de l'administration ».

[134]     Par exemple dans l’affaire Sulitzer[10], un fiduciaire poursuivi ès qualités se voit tout de même refuser le remboursement de ses frais de défense parce qu’il n’a pas agi dans l’intérêt des bénéficiaires. La juge Bich écrit pour la Cour :

[86]      Selon [le fiduciaire],... Dans la mesure où c'est sa seule qualité de fiduciaire qui lui a valu d'être impliqué dans l'affaire, aucun reproche particulier ne lui étant adressé par ailleurs, il estime que les honoraires en question font partie des frais d'administration au paiement desquels il a droit, à même les fonds de la fiducie, conformément à l'article 1367 C.c.Q. et au paragraphe 6.2 de l'acte de fiducie.

[87]      J'estime que le Trust ne peut, dans les circonstances très particulières de l'espèce, obtenir de la fiducie le remboursement ou le paiement qu'il réclame.

[88]      Dans son ouvrage sur l'administration du bien d'autrui, Madeleine Cantin Cumyn écrit ce qui suit : [L’extrait cité est celui-là même que j’ai cité ci-dessus.]

[89]      En l'espèce, il ressort clairement des actes de procédure produit par le Trust ainsi que de l'ensemble du dossier d'appel, que le Trust n'a ici défendu que ses propres intérêts, soucieux seulement de s'assurer qu'il ne serait pas condamné à verser à l'appelant, le cas échéant, un montant supérieur aux sommes qu'il administre pour le compte de la fiducie et qu'il ne serait pas non plus condamné à quelque paiement que ce soit solidairement avec les deux autres fiduciaires ou avec Delphine Jacobson personnellement. Pour le reste, estimant être totalement étranger au débat, il a adopté une position de neutralité complète et n'a pas défendu les intérêts des bénéficiaires (comme l'envisagent par exemple les articles 1346, paragr. 4, et 1347 C.c.Q.). Vu le contexte singulier de l'affaire, on ne peut pas dire non plus que les honoraires extrajudiciaires qu'il a déboursés l'aient été dans la réalisation du but de l'administration ou soient de quelque façon des dépenses liées à l'administration du patrimoine fiduciaire ou se rapportant aux biens administrés (au sens des articles 1316 et 1367 C.c.Q.).

[135]     Les Intimés s’inquiètent de la situation contraire. Par exemple, si un bénéficiaire chicanier ou tatillon poursuit un administrateur au motif d’une faute dans sa gestion et si cette poursuite est rejetée, l’administrateur devra-t-il supporter personnellement ses frais de défense? Ils écrivent :

Appellants’ premise implies that a trustee or a liquidator being sued for acts committed in such capacity must bear the expenses incurred to defend himself, even if he is ultimately exonerated and proven to have acted within the limits of the powers conferred upon him by the Civil Code of Québec and the constituting act.

[136]     En pareil cas, le juge pourrait déclarer la poursuite abusive (C.p.c., art. 54.1). Ou peut-être considérera-t-il que la défense constituait une suite nécessaire ou un complément de la reddition de compte, les frais devenant une dépense remboursable (C.c.Q., art. 1367). Le juge devra évaluer toutes les circonstances.

[137]     En somme, les articles 59 et 61 C.c.Q. sont invoqués inutilement. Qu’un fiduciaire poursuivi ès qualités doive être représenté par avocat importe peu; l’important est de distinguer si la poursuite est dirigée contre ce fiduciaire à titre personnel ou ès qualités.

[138]     Les auteures Cantin-Cumyn et Cumyn expliquent qu'un administrateur doit être poursuivi personnellement si on lui réclame des dommages-intérêts pour une faute dans son administration[11] (soulignement ajouté) :

333. L’action dirigée contre l’administrateur personnellement. Il arrive qu’un bénéficiaire ou qu’un tiers puisse faire valoir une prétention contre l’administrateur personnellement, en lien avec son administration. C’est notamment le cas si l’administrateur a violé son obligation de prudence et de diligence ou de loyauté, ou s’il a excédé ses pouvoirs, engageant ainsi sa responsabilité civile. Puisque l’objet du recours est d’obtenir la condamnation personnelle de l’administrateur, il faut le poursuivre en son nom personnel et non ès qualités. Le jugement est exécuté sur les biens de l’administrateur. […]

4e        La jurisprudence citée par le Juge ne peut servir de fondement à sa conclusion.

[139]     Je reprends les deux paragraphes où le Juge discute de « procédures mal fondées, de bonne foi et d'absence d'abus » pour conclure dans un troisième en reprenant ces notions :

[271]    Dans l’affaire d’Ahern-Tisseyre c. Tisseyre la Cour d’appel confirme un jugement de la Cour supérieure visant à faire payer par la succession les dépens et frais extrajudiciaires encourus par le liquidateur. La Cour d’appel rappelle que c’est uniquement en présence de procédures mal fondées que l’on peut s’opposer au remboursement des frais encourus.

[…]

[273]    Il faut comprendre de l’affaire Perras Pilote, que la charge de fiduciaire ne doit pas causer préjudice à l’administrateur qui agit de bonne foi et n’abuse pas des procédures judiciaires. Il n’a pas à en supporter le coût même si sa prétention n’est pas retenue.

[…]

[281]    Les fiduciaires ont droit au remboursement des honoraires et frais extrajudiciaires occasionnés par la contestation de leur administration même si leur administration est fautive. Ils n'ont pas agi de mauvaise foi ni de façon abusive.

[140]     Si je comprends bien la conclusion du Juge, les Intimés ont droit à leurs frais de défense « même si leur administration est fautive » parce que leur « contestation » de l’action des Appelants a été conduite « sans mauvaise foi ni de façon abusive ».

[141]     Il est vrai que, dans les affaires Perras et Ahern Tisseyre, on retrouve 1) le constat d’une procédure judiciaire conduite sans mauvaise foi ni de façon abusive, 2) celui d’un insuccès judiciaire, c’est-à-dire que le fiduciaire voit ses prétentions rejetées en tout ou en partie par le tribunal et 3) la conclusion que le fiduciaire a droit à ses frais de défense.

[142]     Notons au passage que perdre un procès n'équivaut pas à faute. Dans la plupart des cas, le point de vue du perdant est raisonnable même s'il n'est pas retenu par le tribunal. C'est souvent une question d'opinion. Il peut même arriver que le perdant voie son avis partagé par quatre juges de la Cour suprême; sa position était donc loin d’être sans mérite.

[143]     Il me semble que le Juge assimile la situation des fiduciaires dans ces deux affaires et la situation des Intimés dans la présente. Il retient 1) que ces derniers ont fait valoir leurs contestations « sans mauvaise foi ni de façon abusive » et 2) qu’ils ont connu un insuccès judiciaire en ce que leurs défenses sont rejetées, donc conclut-il, ils ont droit à leurs frais de défense.

[144]     À mon avis, la bonne foi n’est qu’un préalable et non le critère d’octroi des frais dans les affaires Perras et Ahern Tisseyre. Les fiduciaires y ont droit parce que d’abord ils n’ont pas commis de faute dans l’accomplissement de leur tâche et surtout parce que leurs décisions sont jugées bénéfiques pour le patrimoine administré.

[145]     Certes, pour conclure à l’absence de faute des fiduciaires dans les deux affaires, leur bonne foi est soulignée ; il est difficile d’imaginer qu’il en serait de même s’ils avaient plaidé de mauvaise foi. Mais non seulement ces deux décisions excluent  toute faute de la part des fiduciaires, mais elles vont plus loin et concluent que leurs contestations judiciaires « sont objectivement encourues dans l’intérêt du bénéficiaire », conformément au critère d’admissibilité.

[146]     Dans l’affaire Perras, le juge retient que la démarche des liquidateurs est « appropriée » pour résoudre la « difficulté qui persiste » et donc les deux, perdant et gagnant, ont travaillé au bénéfice des héritiers et chacun a droit « à la fin, indépendamment de l’issue, que les honoraires professionnels et déboursés des deux thèses soient supportés par la succession ».

[147]     Dans l’affaire Ahern Tisseyre, la Cour retient « que les conclusions du jugement sur cette requête seront utiles à tous les héritiers ».

[148]     Les Intimés citent deux autres décisions où l’administrateur du bien d’autrui est remboursé, malgré une décision judiciaire en partie défavorable. Dans ce cas-là aussi le tribunal conclut à une procédure utile à la bonne administration du patrimoine d’autrui.

[149]     Dans Brassard c. Brassard, 2009 QCCA 898, le fiduciaire a gain de cause en appel; en effet, la Cour rejette la demande des bénéficiaires de le destituer et, sans surprise, elle lui reconnaît le droit d’être remboursé de ses frais à même le patrimoine administré. Encore ici, la bonne foi est un préalable non le critère d’adjudication des frais :

[153]    Force est de constater qu’on ne saurait reprocher à l’appelant d’avoir agi de mauvaise foi; il s’est retrouvé, malgré lui, dans une affaire visant à obtenir sa destitution.

[154]    Je suis donc d’avis que l’appelant a droit au remboursement des frais qu’il a encourus pour sa défense.

[150]     Dans l’affaire Follows c. Follows, 2012 QCCA 1128, la liquidatrice a gain de cause sur la question principale. La Cour estime correcte sa décision de donner quittance sans passer chez le notaire :

[63]      Peut-on d'ailleurs s'imaginer qu'il faille se rendre chez un notaire chaque fois qu'un créancier donne, à titre gratuit, quittance de ce qui lui est dû? Peut-on penser qu'il faille dans les mêmes conditions forcer la publication des quittances? À l'évidence, la réponse est non.

[…]

[65]      L'article 789 C.c.Q. prévoit que le liquidateur a droit aux dépenses faites dans l'accomplissement de sa charge. Les frais judiciaires et extrajudiciaires entrent dans cette catégorie5.

[66]      Aussi dans Tisseyre c. Tisseyre6, notre Cour décidait que ce n'est que lorsque les procédures sont mal fondées ou que le liquidateur est de mauvaise foi que l'on pourra s'opposer au remboursement des frais encourus par le liquidateur.

[67]      Comme je rejette les prétentions de l'appelante sur la question principale, je peux difficilement concevoir qu'en se défendant l'intimée a agi de mauvaise foi. Il en découle que les honoraires encourus sont à la charge de la succession.

________

5          Centre hospitalier Baie des Chaleurs c. Garry Hayes, J.E. 2006- 1734, 2006 QCCS 4697 confirmé sur cette question par Beemer - Almond c. Centre hospitalier Baie des Chaleurs, B.E. 2008BE-585, 2008 QCCA 763.

6          Ahern-Tisseyre c. Tisseyre, J.E. 2002-1252 (C.A.).

[151]     Ainsi, dans toutes les décisions citées de part et d’autre, on conclut à l’absence de faute administrative malgré un insuccès judiciaire et surtout, à une démarche utile et bénéfique au patrimoine administré, d’où l’admissibilité des frais judiciaires comme une dépense d’administration au sens de l’article 1367 C.c.Q.

[152]     Ces décisions ne peuvent fonder un droit au remboursement s’il y a une faute administrative qui démontre que l’administrateur n’a pas agi au bénéfice du patrimoine administré.

[153]     Le principe de droit énoncé au paragraphe [281] du jugement ne tient pas.

5e        Selon le critère d’admissibilité, les frais de défense des Intimés ne sont pas des dépenses d’administration.

[154]     Le principe établi, analysons maintenant la preuve pour déterminer si les Intimés ont droit au remboursement de leurs frais de défense en répondant à deux questions :

a)         Les Intimés étaient-ils poursuivis à titre personnel ou ès qualités?

b)         Les frais de défense des Intimés ont-ils « été objectivement encourus dans l’intérêt des bénéficiaires »?

a)         Première question : les Intimés étaient-ils poursuivis à titre personnel ou ès qualités?

[155]     En décembre 2004, la fiducie prend fin ainsi que sa gestion par les Intimés ès qualités. Dès lors s’ouvre l’étape de la reddition de compte.

[156]     En avril 2006, les Appelants, toujours en attente du compte, intentent une action en justice dont la première conclusion est d’ordonner aux Intimés de le produire et la seconde, de les condamner à des dommages-intérêts pour une gestion fautive.

[157]     Un fiduciaire doit rendre compte pour terminer sa tâche. En ce sens, la première conclusion des Appelants visait donc les Intimés ès qualités. Peut-on envisager que, de ce fait, ils auraient droit à une portion de leurs frais de défense?

[158]     Notons que le Code de procédure civile exclut expressément « les frais de jugement » des dépenses de reddition de compte remboursables :

534. […]

 

[…] Sont notamment portées au chapitre… des dépenses, les frais de préparation et de vérification du compte et des copies requises, mais non les frais de jugement ordonnant la reddition de compte,...

534. […]

 

[…] and the cost of preparing and verifying the account and required copies is entered under expenditure, but not so the costs of the judgment ordering the accounting,...

 

[159]     Ici, il n’y a pas eu de jugement, car le compte, rendu trois ans après l’assignation en justice, l’a été avant l’instruction au fond de l’affaire. En quelque sorte, les Intimés ont acquiescé à la demande.

[160]     La portion des frais de défense des Intimés en contestation de cette première conclusion - portion indéterminée - ne saurait leur être remboursée même si cette demande les visait ès qualités. D’ailleurs, on ne saurait objectivement soutenir qu’ils ont agi au bénéfice des Appelants en retardant si longtemps à produire le compte.

[161]     Malgré la reddition de compte tardive, les Appelants ont poursuivi la procédure pour obtenir des dommages-intérêts. C’était d’ailleurs leur objectif d’obtenir en bout de course une indemnité des Intimés pour leur mauvaise gestion que le défaut de rendre compte leur faisait tout naturellement présumer.

[162]     La seconde conclusion, en dommages-intérêts était donc dirigée contre les Intimés personnellement et non ès qualités, tel qu’il appert des actes de procédure et du jugement qui les condamne personnellement à payer l’indemnité, à même leurs propres patrimoines.

[163]     On peut noter aussi que chaque Intimé était représenté par un cabinet différent, peut-être parce que leur implication dans la gestion n’était pas la même et leurs moyens de défense différents. Chose certaine, ils ont plaidé individuellement et non collectivement.

[164]     Le fait que les Intimés sont poursuivis personnellement constitue un indice significatif que les frais du procès ne constituent pas une dépense d’administration.

b)         Seconde question : les frais de défense des Intimés ont-ils « été objectivement encourus dans l’intérêt des bénéficiaires »?

[165]     Aussi décisif est ce critère, aussi simple est son application ici. Les Intimés défendaient leur propre intérêt. La condamnation les appauvrit et c’est précisément ce qu’ils voulaient éviter. Ils plaidaient contre les Appelants et non à leur bénéfice.

[166]     De fait, le litige sur la reddition de compte est évacué du débat au premier jour de l’instruction au fond de l’affaire. La reddition de compte produite est acceptée. Le Trust est payé de ses dépenses pour la produire et il n’en est plus question en appel.

[167]     La question qui demeure en litige est, tant en première instance qu’en appel, de savoir si les Intimés doivent supporter personnellement les 3,2 M$ de frais de défense ou si le patrimoine fiduciaire (maintenant entre les mains des Appelants) doit les leur rembourser.

[168]     Dans ce débat, les parties sont dans des camps opposés et chacune lutte pour elle-même. D’aucune façon les Intimés ne recherchent l’intérêt des Appelants et vice versa. C’est de bonne guerre. Et les frais de défense des Intimés ne peuvent être vus comme « objectivement encourus dans l’intérêt des bénéficiaires ».

[169]     En conclusion sur cette section relative à l’article 1367 C.c.Q., je suis d’avis que cette disposition ne donne pas droit aux Intimés d’être remboursés de leurs frais de défense.

[170]     Avant de passer à l’autre section de mon analyse, j’ajoute deux remarques.

[171]     Le Juge a accordé aux fiduciaires le remboursement de leurs frais de défense sans faire l’exercice que commande l’arrêt Hébert (Succession de)[12] de notre Cour d’examiner leur caractère raisonnable. Il appartenait aux Intimés de démontrer que les trois millions de dollars de frais pour leurs défenses étaient justifiés.

[172]     Le Juge accorde aussi les frais pour la première partie du procès qui s’est tenue en Alberta sans discuter de la portée, selon la loi albertaine, du dispositif du jugement de première instance qui adjugeait « A single act of costs, in the total amount or $ 3000.00, shall be paid by the [Appelants] to the [Intimés] » et du désistement en appel « without costs to any party pursuant to an agreement among the parties ». Les Intimés n’ont pas fait preuve de retenue en réclamant la totalité de leurs triples frais malgré ces réserves au dossier albertain.

Deuxième section : l’appauvrissement injustifié

[173]     Les Intimés insistent que le Juge ne retient qu’une faute durant leur 67 années de gestion de la fiducie, et encore une faute beaucoup moins dommageable que le prétendaient les Appelants dans leur action. Ils écrivent :

72. Thus, to recapitulate, upon presiding a hearing that challenged an administration spanning 67 years, the trial judge found a single fault occurring in early 2000 which, he estimated, caused a single damage representing a mere 4.7% of the $14.1 million that Appellants claimed at trial, which the trial judge did not see fit to maintain. […]

[174]     Ils ajoutent qu’on découragerait toute personne d’agir comme fiduciaire si on lui refuse ses frais pour une seule erreur :

73. It is consequently wrong for Appellants to contend that the Judgment will have nefarious consequences on all trusts and beneficiaries simply because it allows for the reimbursement of Respondents’ defence fees. On the contrary, anyone considering becoming a trustee would be dissuaded from doing so if he was exposed to the risk of supporting all the fees and costs involved in demonstrating that he had acted properly.

[175]     Pour la période de 1994 à 2004, ce moyen ne tient pas, car le Juge retient trois fautes dans la gestion de la fiducie, sans compter la mauvaise administration documentaire du Trust. Mais, quid pour la période antérieure où le Juge ne retient pas la faute?

[176]     Le Juge aurait-il dû envisager de ventiler les frais de défense des Intimés - si la preuve le permettait - et de leur en adjuger une partie s’il considérait « abusive » la remise en question par les Appelants de leur gestion pour cette période?

[177]     À mon avis, la réponse à cette question est négative, car la poursuite des bénéficiaires n’était pas abusive, ou pour reprendre les mots de la défense de George H., ce n’était pas un « unfounded or unsubstantiated claim ». Dans les circonstances, leur appauvrissement n’est pas injustifié.

[178]     Il faut se replacer en 2006 lorsque les Appelants intentent leur action en justice.

[179]     Un fiduciaire doit rendre compte à la fin de son administration (C.c.Q., art. 1363). Ici, la fiducie prend fin en décembre 2004 et, en avril 2006, les Appelants n’ont pas encore reçu le compte. Le Trust tardera jusqu’en 2009. Et encore, les pièces justificatives ne sont pas entièrement satisfaisantes. Le Juge écrit :

[118]    La reddition de compte consiste en la somme des pièces D-17 datée du 21 mars 2007, D-17A datée du 15 juillet 2009, D-17 B et D-17 C datées du 20 juillet 2009, D-17 D, l’inventaire de la succession de Charles Hodgson, datée du 12 octobre 1938 ainsi que la pièce D-17 E datée du 16 octobre 2009 réconciliant la première valeur notée sur un document de Trust Royal datant du 16 août 1939 avec celle au décès le 16 juillet 1937. À ces documents, il faut ajouter les milliers de pages de documents auxquels les demandeurs ont eu accès et qui constituent une certaine justification des conclusions de la reddition de compte pièce D-17A.

[180]     Un peu plus loin, il note des lacunes toujours existantes lors de l’instruction :

[124]    L’expert-comptable […], pour la défense, émet l'opinion que les rapports produits par Trust Royal pour la période de 1952 à 2006 sont fiables. Même si l’expert dit être du même avis pour les documents de 1939 à 1952, le Tribunal note qu’il n'a pas vérifié la véracité des montants rapportés dans les archives de Trust Royal.

[125]    Par exemple, sur le document de recommandation d'investissements du 12 octobre 1948, la valeur approximative de la fiducie est notée à 676 482 $. Or, ce montant est raturé et remplacé par celui de 555 000 $. Il n'existe aucune explication pour cette correction. [Cet expert] n'a pas vérifié l'exactitude du montant indiqué comme valeur approximative et l'a tenu pour acquis.

[126]    De la même façon, [cet expert] n'a pas vérifié l'exactitude de l'inventaire de départ dans son rapport.

[127]    Les témoignages [des deux employés du Trust] sur la reconstitution de la documentation à laquelle ils ont procédé sont éloquents. Ils démontrent que la gestion documentaire de la fiducie [du grand-père] est fautive. La responsabilité de la gestion documentaire incombait à Trust Royal.

[181]     Et il conclut :

[128]    Plusieurs des relevés fournis aux demandeurs ont fait l’objet d’une reconstitution complète. Trust Royal n’a pas ménagé les efforts afin de satisfaire les demandeurs, mais la faute était déjà commise. Les dossiers n’ont pas été tenus de façon satisfaisante.

[182]     Après avoir constaté cette faute du Trust, le Juge conclut à l’absence de preuve que cette faute ait causé un dommage. Il écrit :

[243]    La mauvaise gestion documentaire de Trust Royal [et] le délai à rendre compte […] n’ont pas fait l’objet d’une preuve spécifique quant aux dommages. Le lien de causalité entre ces fautes et la perte de valeur alléguée n’a pas été établi.

[183]     À mon avis, ce constat du Juge signifie que le patrimoine fiduciaire n’a pas été affecté par ces fautes, ce qui est vrai. Par contre, ces fautes du Trust ont provoqué, de façon directe, la réaction des Appelants et leur recours aux tribunaux.

[184]     À titre de bénéficiaires, ils savent que leur grand-père était fortuné et que le capital de cette fortune leur revient. Malgré des démarches pressantes, ils ne peuvent obtenir d’information fiable sur l’état de la fiducie. De plus, en 2006, leur réclamation en justice d’une reddition de compte est vivement contestée par une batterie d’avocats. Ces circonstances les convainquent de se battre pour percevoir tout ce qui leur est dû. Cette réaction n’est pas excessive.

[185]     On ignore combien leur a coûté la bataille pour obtenir 665 000 $, mais on sait que leurs adversaires ont dépensé plus de 3,2 M$ pour la mener.

[186]     À mon avis, l’action en justice des Appelants et leur conduite du procès ne peuvent être qualifiées d’abusives. Ce moyen ne peut servir de fondement pour les condamner à payer une partie des frais des Intimés.

[187]     En conclusion, les Intimés n’ont pas plus droit au remboursement de leurs frais de défense pour cause d’appauvrissement injustifié.

[188]     Pour ces motifs, je suis d’avis que la Cour :

·               Accueille l’appel principal, avec dépens, et remplace le dispositif du jugement attaqué par le suivant :

[293]       CONSTATE l'acceptation de la reddition de compte par les demandeurs;

[294]       ACCUEILLE en partie la requête introductive d'instance, avec dépens, incluant 17 921 $ de frais d’expert;

[295]       CONDAMNE les défendeurs solidairement à payer 664 796 $ aux demandeurs avec intérêts ainsi que l'indemnité additionnelle de l'article 1619 C.c.Q. à compter du 30 mars 2007;

[296]       REJETTE chacune des demandes reconventionnelles, avec dépens.

·               Rejette l’appel incident, avec dépens;

 

 

 

PAUL VÉZINA, J.C.A.

 



[1]     Les chiffres sont arrondis pour alléger l’exposé.

[2]     2012 QCCS 5498.

[3]           1309. L'administrateur doit agir avec prudence et diligence.

 

            Il doit aussi agir avec honnêteté et loyauté, dans le meilleur intérêt du bénéficiaire ou de la fin poursuivie.

1309. An administrator shall act with prudence and diligence.

 

He shall also act honestly and faithfully in the best interest of the beneficiary or of the object pursued.

 

[4]           1340. L'administrateur décide des placements à faire en fonction du rendement et de la plus-value espérée; dans la mesure du possible, il tend à composer un portefeuille diversifié, assurant, dans une proportion établie en fonction de la conjoncture, des revenus fixes et des revenus variables.

Il ne peut, cependant, acquérir plus de 5% des actions d'une même société, […]

 

1340. The administrator decides on the investments to make according to the yield and the anticipated capital gain; so far as possible, he works toward a diversified portfolio producing fixed income and variable revenues in the proportion suggested by the prevailing economic conditions.

He may not, however, acquire more than five per cent of the shares of the same company, […]

 

[5]     Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, vol. 1, 7e éd., Cowansville, Yvon Blais 2007, no 1-390, p. 418-19.

[6]     Troy McEachren, « L’administration du  bien d’autrui », dans JurisClasseur Québec- Collection Théma, coll. « Droit civil », Biens et publicité des droits, fasc. 1, Montréal, LexisNexis Canada, 2013, p. 1/54, paragr. 60.

[7]     Madeleine Cantin-Cumyn et Michelle Cumyn, L’administration du bien d’autrui, 2e éd., Canada, Éditions Yvon Blais, 2014, n° 288, p. 269 et 270.

[8]     Nancy Bélanger, « Commentaire sur la décision Bell c. Molson - Est-ce que les fiduciaires ont mal administré le capital d’une fiducie qui a existé pendant 67 ans et n’ont ainsi pas suffisamment fait croître le capital? », Repères, Avril 2013, EYB2013REP1336.

[9]    Madeleine CANTIN-CUMYN et Michelle Cumyn, « L’administration du bien d’autrui », Cowansville, Éditions Yvon Blais inc., 2014, p. 387.

[10]    Sulitzer c. Banque Nationale du Canada, 2007 QCCA 1774.

[11]    Supra, note 9, no 333.

[12]    2011 QCCA 1170 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2012-02-23), 34374), paragr. 119 et s., notamment paragr. 128 à 131.

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