Décision

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Charron c. Lalmec inc.

2011 QCCS 2771

 

J.T. 0864

 
COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

 TERREBONNE

N° :

700-17-004388-079                       

DATE :

1 juin 2011

______________________________________________________________________

 

L’HONORABLE PIERRE TESSIER, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

JOHANNE CHARRON

Demanderesse

c.

LALMEC INC.

et

RENÉ MARSEILLE

Défendeurs

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]           Ce fut une belle réception estivale à la campagne, à une seule exception près :  la demanderesse Johanne Charron fait une chute qui lui cause une fracture du poignet droit.  Elle réclame des défendeurs une indemnité de 728 106,79 $.  Examinons les faits à l'origine de ce recours.

Les faits

[2]           Esthéticienne depuis 1976 et technicienne en laser depuis 2002, la demanderesse entre à l'emploi du Centre Électro-Forme inc. à Saint-Jérôme en mars 2004, dont est propriétaire Jeannie Beaudry, alors conjointe du défendeur René Marseille, où elle continue de fournir des soins esthétiques et des traitements d'épilation au laser.  Au moment de l'accident, elle est âgée de 45 ans.

[3]           Le Centre Électro-Forme est intégré au salon de beauté Solaris qui offre à cette époque des services de coiffure, de bronzage, d'électrolyse, en plus de traitements esthétiques, où oeuvrent une vingtaine de personnes.  La demanderesse y travaille à son compte comme locataire depuis 2002, jusqu'à ce début d'emploi.

[4]           René Marseille loue depuis 1999 pour la durée de la saison estivale un terrain au camping Paradis du Campeur en bordure du lac Simon, près de Chénéville, sur lequel est installée sa roulotte.  La défenderesse Lalmec inc. est propriétaire de ce site de camping.

1.         Invitation

[5]           Jeannie Beaudry, de concert avec René Marseille, invite les membres du personnel du salon de beauté Solaris ainsi que leur conjoint et conjointe à une fête champêtre à ce terrain de camping.  Suivant la consigne, chaque participant apporte sa nourriture, sa boisson et un sac de couchage.  René Marseille a loué une roulotte sur un lot avoisinant où les invités pourront se changer et dormir avant leur départ le lendemain.

[6]           En ce beau samedi, 17 juillet 2004, environ 18 personnes participent à cette rencontre sociale chez René Marseille, qui arrivent en après-midi.  Le programme d'activités comporte une balade en bateau sur le lac Simon avec escale à la baie des Pères où les invités pourront se baigner et jouer au ballon, puis un souper à l'extérieur sur le patio en bois (deck) rattaché à la roulotte, suivi en fin de soirée de musique, danse et retrouvailles.

2.         Configuration

[7]           Ce site de camping est situé à flanc de colline, en pente descendante vers le lac.  Cependant, le terrain de chaque lot loué est plat et non en déclin.  C'est un camping en étages ou paliers, à l'instar d'un escalier où chaque marche représenterait un lot occupé par un locataire.  Au moins 80 terrains sur le site ont cette configuration, précise René Marseille, de sorte que chaque lot procure une vue sur le lac.  Celui-ci occupe le troisième lot depuis le lac, lequel est borné par un chemin en dénivellation qui y mène.  À cause de cette configuration en paliers, le terrain du lot voisin, soit le second depuis le lac, est plus bas que celui de René Marseille.  Un muret de pierres les sépare, près duquel est installé un cabanon à l'extrémité de ce terrain avoisinant.

[8]           Le site occupé par René Marseille a une dimension d'environ 50 pieds x 50 pieds.  La roulotte d'une longueur de 32 pieds s'accompagne en façade d'un vaste patio ou deck qui donne accès au terrain en gazon.  Trois rangées de fleurs entretenues par Jeannie Beaudry bornent la limite du terrain en direction du lac, à proximité du cabanon voisin.  Cette plate-bande de fleurs, d'une longueur de 12 pieds selon l'évaluation de René Marseille, a une largeur de 18 à 24 pouces et une hauteur de 18 à 24 pouces, témoigne ce dernier.  Suivant le témoignage de Jeannie Beaudry, cette largeur est plutôt de deux pieds et demi à trois pieds et la hauteur des fleurs progresse d'une rangée à l'autre d'un pied et demi à deux pieds et demi ou trois pieds.  Un foyer à vocation de barbecue est érigé au fond de l'espace en gazon, non loin de cette plate-bande de fleurs qui délimite l'extrémité de ce lot en élévation.

[9]           Selon le croquis à l'échelle et les mesures prises par Richard Edwards, un ingénieur mandaté par la demanderesse, qui effectue une visite des lieux le 5 août 2008, une distance d'une vingtaine de pieds sépare l'extrémité du deck et cette plate-bande de fleurs ainsi que le foyer.  Le terrain voisin sur lequel est érigé le cabanon près de la limite des deux lots est situé à environ neuf pieds plus bas que celui de René Marseille.  Une distance de deux pieds et demi sépare le muret de pierres qui supporte le remblai de terrain et le cabanon à son extrémité gauche - soit l'endroit où la demanderesse y fera une chute en fin de soirée - qui s'élargit à quatre pieds à l'autre extrémité.  Cet espace est qualifié de « trou » par la demanderesse.  Ce cabanon (ou remise) a une longueur de 12 pieds et une largeur de 6 pieds, estime René Marseille.

[10]        Comme en témoigne Richard Edwards, depuis le patio, il voit le gazon, les fleurs à l'extrémité du terrain, le toit du cabanon, des arbres et le lac.  Il voit aussi la pente en direction du lac.  René Marseille témoigne voir le toit du cabanon partout où il est sur le terrain.  Il estime que le toit en inclinaison de ce cabanon est à environ 20-25 pieds de son deck.  Raymond Gauthier, conjoint de la demanderesse qui l'accompagne à cette rencontre, voit le toit de cette remise sur le terrain voisin, lequel terrain, dit-il, est de huit à dix pieds plus bas que celui de René Marseille.  En s'approchant, il voit un trou entre la limite du terrain où sont les fleurs et le mur arrière de cette remise, soit l'espace plus tard mesuré par Richard Edwards.

[11]        La demanderesse connaît la configuration du site de camping et du terrain occupé par son hôte.  Travaillant en 2003 à son compte chez Solaris, elle y est allée une première fois l'été précédent pour participer à une pareille fête de groupe.  Elle se promène alors sur le terrain, affirme Jeannie Beaudry.  En 2003, comme le déclare la demanderesse à son interrogatoire préalable, elle a soupé près de la roulotte, donc sur le patio à l'extérieur qui donne une vue d'ensemble, puis est restée autour du feu de foyer à compter de 22 h 30 avant de se coucher vers 1 heure du matin.[1]  « Ça, c'est un ancien site qu'ils ont sûrement bien dynamité, parce que de la roche, puis de la pierre, puis des crevasses, puis des trous, puis des… il y en a partout, là » [2].  « Ça fait que c'est très relief, c'est pas égal, là, nulle part . »[3]  « Il y a des terrains plus bas, des terrains plus haut. »[4]  Du terrain de René Marseille, elle voit sur le terrain voisin « comme une remise ou un gros chalet » [5], on voit la moitié de « comme une remise ou un chalet » [6], qui « semble être être accoté sur le terrain » [7].  « On voit le mur d'une cabane. »[8]  Elle sait que le terrain voisin sur lequel est érigé ce cabanon est plus bas que le terrain occupé par René Marseille[9].  Elle sait que le site de camping est en pente, puisqu'il faut descendre pour se rendre au lac  :   « ça descend, c'est-à-dire qu'on s'en va vers le bord de l'eau en direction de la plage » [10], « il faut descendre » [11].  Elle sait aussi qu'il y a une bande de fleurs qu'elle estime être d'une hauteur d'environ un pied vis-à-vis le cabanon du terrain voisin, lesquelles sont situées à la limite du terrain de René Marseille, comme elle l'affirme à l'interrogatoire préalable.[12]  Au procès, elle réitère avoir constaté que le terrain du site est en relief, qu'il est étagé, « un relief, ce n'est pas égal », dit-elle.  « C'est la fin du terrain, là où est la bande de fleurs et la remise », y témoigne-t-elle, ajoutant qu'elle ne savait pas avant la chute que les fleurs étaient à la limite du terrain, contrairement à ce qu'elle a affirmé à son interrogatoire préalable du 1 novembre 2007.  Elle sait néanmoins que les fleurs sont situées près de ce cabanon qui n'est pas sur le terrain de René Marseille.  La demanderesse acquiert ainsi une connaissance de ce terrain avant que n'y survienne la chute.

[12]        Examinons les faits qui précèdent cette chute.

3.         Conduite de la demanderesse

[13]        Ce 17 juillet 2004, après la fin de son travail vers midi au salon d'esthétique, la demanderesse quitte Saint-Jérôme en compagnie de son conjoint Raymond Gauthier.  Elle apporte une bouteille de vin, il apporte six contenants de bière, en plus de la nourriture et de leur sac de couchage.  Ils arrivent sur le site vers 15 h 30 selon René Marseille, vers 16 h 30 selon la demanderesse - cette divergence d'heure est sans importance significative.  Comme en témoigne René Marseille de façon non contredite, Raymond Gauthier lui dit à l'arrivée que la demanderesse a pris du vin à son départ et à son arrivée et qu'elle a déjà commencé le party.  À son arrivée, Raymond Gauthier prend une bière sur le site.

[14]        Après avoir enfilé son maillot de bain dans la seconde roulotte, la demanderesse se dirige vers le lac pour se rendre en bateau à la baie des Pères.  « Ça fait que là on s'est changé, on s'est mis en maillot, puis on a descendu en bas, parce que ça descend. »[13]  Comme l'affirme René Marseille au procès, la demanderesse prend un verre de vin en attendant la navette par bateau.  Celle-ci témoigne que sur le bateau, elle prend quelques gorgées de bière à même la bouteille de son conjoint et ne consomme plus aucune bière par la suite jusqu'au moment de la chute.  À la baie des Pères, on se baigne, on joue au ballon, puis on effectue une courte balade en bateau sur le lac Simon.  À la baie des Pères, témoigne René Marseille à son interrogatoire préalable après défense du 1 avril 2008, il sert à la demanderesse un « Breezer », contenant 5 % d'alcool.[14]

[15]        Le groupe revient du lac vers 19 h 30, affirme la demanderesse qui remonte vers le site par le même chemin.  En haut, dit-elle, on se dirige vers la deuxième roulotte pour se changer avant le souper.  Comme en témoigne René Marseille à son interrogatoire préalable après défense, elle prend à son arrivée un autre Breezer comme apéritif.[15]  En compagnie d'autres invités, la demanderesse prépare le repas qui sera prêt environ une heure plus tard.  Sur le site avant le repas, René Marseille voit la demanderesse prendre de la bière.  Il témoigne lui servir un verre de vin.  Jeannie Beaudry témoigne lui offrir un verre de vin avant le souper.  Raymond Gauthier déclare que la demanderesse consomme un verre de vin dilué avec de la glace et de l'eau avant le début du repas.  Il ajoute qu'elle tire aussi une bouffée (une puff, comme il l'exprime) du joint de haschich qu'il fume alors.  Jeannie Beaudry la voit fumer un joint de marijuana (ou du pot) avant le souper.  Entre son arrivée et le souper, « Johanne était très avancée », affirme Geneviève Guénette, coiffeuse au salon Solaris depuis janvier 2004, qu'elle quitte en 2006  :  elle a des propos drôles et loufoques, elle est en état d'ébriété, déclare-t-elle.

[16]        Le repas réunissant 18 personnes assises à deux tables sur le patio commence vers 20 h 30, de façon progressive au rythme de l'arrivée des biftecks cuits sur la grille du foyer du jardin.  Les bouteilles de vin fournies par les invités sont regroupées sur les tables, que l'on partage collectivement.  « Je présume que j'ai bu un demi-litre » de vin durant le repas, affirme la demanderesse[16], qui représente selon elle la quantité totale de vin qu'elle aurait consommé depuis son arrivée sur le site jusqu'à la chute, « en tout et partout »[17].  Au procès, elle témoigne boire durant le repas deux coupes de vin rouge en y ajoutant de l'eau.  René Marseille témoigne lui verser durant le souper un verre de vin plein, sans la voir ajouter de l'eau, puisqu'il n'y a pas de place pour y ajouter de l'eau, précise-t-il.  Jeannie Beaudry la voit consommer au moins deux verres de vin rouge.  Durant le souper, la boisson commence à faire effet, elle commence à être plus chambranlante, rapporte Jeannie Beaudry.

[17]        À la fin du repas, vers 22 heures - 22 h 30, au service du café, Jeannie Beaudry dépose sur la table un sac de champignons magiques, des hallucinogènes dit-elle à l'instruction.  La demanderesse témoigne prendre un petit morceau de champignon magique au café, qu'elle mâche et crache ensuite.  « Je ne sais pas c'est quoi le vrai effet du champignon », affirme la demanderesse lors de l'interrogatoire préalable avant défense du 1 novembre 2007 de l'avocat de René Marseille[18], y reconnaissant toutefois en avoir déjà pris lors d'un party antérieur de René Marseille.  Au procès, elle témoigne en avoir pris à l'été 2003 lors de la réception offerte à cet endroit par Jeannie Beaudry et René Marseille.  « C'est euphorisant, ça porte à rire », dit-elle au procès, quant à l'effet de ces champignons séchés.  René Marseille et Jeannie Beaudry confirment l'avoir vue prendre un champignon magique à la fin du repas.  La demanderesse déclare au procès ne pas avoir demandé à nouveau d'autres champignons.  Jeannie Beaudry la contredit;  elle témoigne que la demanderesse lui en redemande plus tard, ce qu'elle lui refuse en lui disant :  « prends plus ça, tu ne tiens pas debout ».  Elle n'était pas contente, ajoute ce témoin.

[18]        « Plus la soirée avance, plus elle a de la misère à se tenir debout », déclare Geneviève Guénette.  « Elle commence à être plus que titubante », rapporte Jeannie Beaudry, précisant que, après le souper, tout le monde la tient pour ne pas qu'elle tombe, car « elle marche toute croche ».

[19]        « Elle est joyeuse », témoigne Raymond Gauthier.  « Je suis une fille de plaisir », affirme la demanderesse à son interrogatoire préalable avant défense du 1 novembre 2007 par l'avocat de René Marseille[19].  Des photos prises ce soir-là le confirment;  la demanderesse y semble effervescente.  Elle rit beaucoup, constate Jeannie Beaudry.

[20]        La demanderesse témoigne prendre deux touches du joint de haschich que fume son conjoint après le souper.  Jeannie Beaudry rapporte qu'elle prend une ligne de cocaïne;  à son interrogatoire préalable après défense du 1 novembre 2007 de l'avocat de René Marseille, elle nie avoir consommé de la cocaïne[20].  Geneviève Guénette et René Marseille la voient fumer du pot.  René Marseille témoigne qu'elle consomme de l'alcool entre la fin du souper et la chute.  Jeannie Beaudry la voit boire de la bière après le souper.  Comme le montre une photo prise après le repas, la demanderesse y reconnaît tenir une bière dans sa main.

[21]        À la fin du repas, de la musique incite certains invités à danser près du feu de foyer, alors que d'autres s'en approchent pour converser.  La demanderesse nie être en état d'ébriété :

« Q -    Est-ce que c'est possible que vous ayez dépassé un peu la limite d'alcool ce soir-là?

   R -    Non.  Non, pas du tout. »[21]

   […]

   Q -    Ce soir-là, si je vous pose la question, est-ce que vous étiez en état d'ébriété avancé?

   R -    Non, pas du tout.

   Q -    Étiez-vous en état d'ébriété?

   R -    Non plus.

   Q -    Non plus.

   R -    Non.

   Q -    D'aucune façon?

   R -    Non, d'aucune façon.  »[22]

[22]        Étant sobre suivant son témoignage, la demanderesse déclare s'asseoir après la fin du repas sur le terrain, immédiatement avant sa chute, sans avoir dansé.  « Non, j'ai pas eu le temps de danser, malheureusement. »[23]  Des témoins offrent un portrait différent de la conduite de la demanderesse après le souper.  Voici comment s'exprime René Marseille à son interrogatoire préalable après défense du 1 avril 2008 :

« R -    Oui, certainement, on a écouté de la musique pendant un bout de temps, tout le monde… deux (2) , trois (3) groupes qui étaient… jasaient debout, dansaient, puis, vers onze heures (11h00), onze heures trente (11h30), bien même avant, madame Charron était suivie par monsieur Gauthier régulièrement parce qu'elle avait de la misère à se tenir debout.

            […]

            Puis moi, j'avais demandé à son mari et monsieur Gauthier, parce que c'était les deux (2) qui étaient les plus proches de madame Charron, de faire attention, parce que là, elle commençait à être dans un état d'ébriété avancée.  J'ai dit de faire attention pour pas que, un, échappe un verre ou piler sur un verre par terre, puis de se blesser au pied ou bien tomber, puis de se blesser, en tout cas, au cas qu'il arrive quelque chose, de porter une attention particulière, parce qu'elle était dans un état d'ébriété avancée. »[24]

[23]        Au procès, René Marseille témoigne que, après le repas, la demanderesse est un peu collante, elle semble se supporter sur tout le monde.  Il demande à Raymond Gauthier et Alain Goyer de la surveiller parce qu'elle a de la misère à se tenir debout.  Sur une photo de groupe, Alain Goyer la retient et sur une autre photo, elle semble être tombée sur le sol.  Jeannie Beaudry rapporte que la demanderesse tombe d'elle-même sur ses fesses au moins deux fois et qu'Alain Goyer la ramasse une fois.  Elle a enlevé ses souliers, dit-elle, ajoutant qu'elle ne l'a pas vue porter souvent des souliers lors d'autres partys.  « Elle a les petites jambes molles des fois », témoigne Geneviève Guénette.  Pour comprendre la signification de cette expression « petites jambes », il faut savoir que la demanderesse mesure 4 pieds 10 pouces et pèse de 106 à 108 livres, comme cette dernière le déclare.  Geneviève Guénette affirme que la demanderesse est alors dans un état avancé, elle est dans un univers, plongée apparemment à certains moments dans une méditation, elle est un peu incohérente.  Des invités dansent au son de la musique près du feu de foyer après la fin du repas alors que d'autres conversent, debout ou assis.  Geneviève Guénette rapporte que la demanderesse danse près du feu de foyer, mais a de la difficulté à se tenir debout.  Elle est dans un état d'ébriété avancée, dans un état de boisson, rapporte ce témoin, étant plus affectée que les autres.  Elle danse de façon ésotérique, dit-elle.  René Marseille, comme il le rapporte au procès, constate que la demanderesse s'assoit, se relève, danse, se rassoit, se relève, danse, manque le pied dans le gazon.

[24]        Bien qu'il fasse alors nuit, le terrain n'est pas plongé dans la noirceur.  René Marseille décrit comme suit l'éclairage à son interrogatoire préalable après défense[25] et au procès :  une ampoule de 100 watts dans un globe en haut et à droite de la porte de la roulotte, la lumière à l'intérieur de la roulotte qui passe par la porte vitrée, une lumière à faisceau (spotlight) de 60 watts à l'extrémité droite de la roulotte, une lumière sur le coin du deck, quatre luminaires solaires devant la rangée de fleurs et la luminosité dégagée par le feu de foyer.  La demanderesse se souvient d'une lumière à la porte d'entrée de la roulotte et d'un spotlight sur la roulotte, en plus du feu de foyer.  Raymond Gauthier se souvient aussi de l'éclairage sur la roulotte. « C'était suffisamment éclairé pour très bien voir le terrain, les fleurs ou quoi que ce soit », observe René Marseille à son interrogatoire préalable après défense[26].  « C'était très clair », déclare Jeannie Beaudry.  « Je voyais bien », témoigne Geneviève Guénette.

[25]        L'intérieur de l'espace entre la limite du terrain à l'arrière des fleurs et le cabanon voisin n'a pas d'éclairage particulier.

[26]        C'est dans ce décor et cette ambiance que survient la chute de la demanderesse.

4.         Chute

[27]        Les versions divergent quant aux circonstances de cette chute.  Rapportons d'abord celle de la demanderesse fournie lors de son interrogatoire préalable et au procès.

[28]        Après le souper, vers 22 h 30, elle jase avec Chantal Pelletier, une massothérapeute chez Solaris, qui lui dit :  « On va aller s'asseoir là. »  Elle se dirige en compagnie de son conjoint Raymond Gauthier et de Chantal Pelletier vers le feu.  Des gens sont debout, d'autres assis, des personnes dansent près du feu.  Elle n'est pas allée à côté du feu.  Elle s'assoit directement au sol en avant des fleurs sur le gazon entre Chantal Pelletier et Raymond Gauthier pour finir son café.  Ce dernier témoigne être assis sur une chaise sur le gazon à six - huit pieds du feu.  En contre-interrogatoire au procès, la demanderesse déclare qu'on s'est assis dans les fleurs à la limite du terrain, ce qui signifierait qu'elle ne serait pas assise sur le gazon.  La demanderesse demeure ainsi assise pendant 15 - 20 minutes.  Elle n'a pas dansé, ne s'est pas levée, n'est pas debout ni ne perd l'équilibre avant la chute lorsqu'elle tombe, affirme-t-elle.  Il y a de la musique et des personnes qui dansent près du feu.  À un moment donné, Chantal Pelletier annonce qu'elle s'en va danser, se lève et quitte pour aller danser.  Raymond Gauthier enchaîne aussitôt en disant qu'il va aller laver les tasses dans la roulotte et se lève de sa chaise pour s'y rendre.  « Moi aussi, je vais aller danser », déclare la demanderesse.  Il y a des fleurs et de la fougère derrière elle, dit-elle au procès.  En vue de se lever pour aller danser, elle se donne un élan, un swing comme elle le dit, puis sans regarder où elle dépose sa main pour se lever, elle appuie sa main droite vers l'arrière dans le vide, laquelle ne s'est jamais ainsi appuyée;  elle bascule alors vers l'arrière et se retrouve coincée, pliée en deux, dans l'espace séparant le muret de pierres et le mur du cabanon, qu'elle identifie comme un trou.  Son pied demeure pris contre une pierre et elle ne peut bouger ou se dégager de cet endroit.

[29]        Raymond Gauthier n'est pas témoin des circonstances de la chute;  il est déjà à l'intérieur de la roulotte où il est allé laver les tasses;  il entend du bruit venant du terrain et en sort après que cette chute se soit produite.

[30]        Avant d'entrer dans la roulotte à un moment indéterminé, Jeannie Beaudry voit la demanderesse assise par terre avec Chantal Pelletier, entre le patio et la fin du terrain, à 10 - 15 pieds, dit-elle, du trou où cette dernière effectue cette chute dont elle n'est pas témoin.

[31]        René Marseille témoigne que la chute, dont il est témoin, a lieu vers 23 h 15.  Debout sur le deck à environ 25 - 30 pieds de la demanderesse, il la voit danser à une distance de 12 - 15 pieds de l'endroit où elle tombera.  Voici comment il décrit cet événement à son interrogatoire préalable après défense de l'avocate de la demanderesse :

« R -    Par la suite, bien là, la musique jouait, puis madame Charron dansait comme plusieurs personnes, puis à un moment donné, bien elle s'est mise à tourner parce qu'elle aimait beaucoup la musique ou la toune, appelez-ça comme vous voulez, puis moi personnellement, je l'ai vue tourner peut-être deux (2) tours, puis là, elle a manqué le pied, elle a perdu l'équilibre, puis c'est là, qu'elle est passée par-dessus les fleurs puis qu'elle est tombée à côté du cabanon.  Moi, pendant ce temps-là, j'étais sur… debout sur le deck… »[27]

[32]        Il offre une semblable version au procès.  Comme on le constate suivant la version de René Marseille, la demanderesse n'est pas assise et ne cherche pas à se lever pour aller danser avant que ne survienne cet accident.  Elle perd l'équilibre en dansant, qu'elle ne peut reprendre et tombe dans cet espace à l'arrière des fleurs, après avoir traversé cette plate-bande.

[33]        La demanderesse à qui l'on porte secours sera délogée de cette fâcheuse position et ramenée à la surface du terrain où on l'étend sur le gazon, sans perte de connaissance.

5.         Séquelles

[34]        La demanderesse se plaint alors de douleurs à la main droite et au pied droit.  Elle se rend à la roulotte en marchant et s'y assoit.  Jeannie Beaudry exprime l'intention de faire venir une ambulance, ce à quoi s'oppose d'abord la demanderesse.  L'on insiste et finalement René Marseille appelle les ambulanciers à minuit et seize minutes qui arrivent au site à minuit et trente-six minutes et le quittent à une heure et vingt du matin.  Elle arrive à 2 h 13 au centre hospitalier Papineau à Gatineau (Buckingham) où elle est examinée à l'urgence à 2 h 30.  Le rapport hospitalier du triage à la salle d'urgence mentionne qu'elle a une haleine éthylique.  Puisque aucun radiologiste n'est alors disponible, la demanderesse préfère quitter pour aller consulter plus tard à l'Hôtel-Dieu de Saint-Jérôme.  Une attelle est fixée à sa main droite.  Elle revient en taxi au lac Simon vers 4 h 30 pour y dormir et en repartira en matinée le dimanche avec son conjoint.  Jeannie Beaudry paiera le coût du transport par ambulance (249,25 $) en septembre 2004.

[35]        Le dimanche 18 juillet, elle se présente en après-midi à la salle d'urgence de l'Hôtel-Dieu de Saint-Jérôme où l'on constate à l'examen radiologique une fracture du poignet droit.  Suivant le rapport d'imagerie, confirmé le 23 juillet par Christine Lupien, radiologiste, « il y a une fracture comminutive de l'extrémité distale du radius avec léger déplacement postérieur du fragment distal principal.  La surface radiocarpienne regard vers l'arrière.  Fracture d'arrachement du styloïde du cubitus. »  Le lendemain, une réduction fermée de la fracture du poignet est faite et un plâtre est mis en place qu'elle conservera, dit-elle, pendant six semaines.  La radiologiste constate à l'examen des radiographies de contrôle « une bonne position des fragments osseux.  La surface radiocarpienne est en position neutre. »  La demanderesse consulte le docteur Carl Farmer, chirurgien orthopédiste, le 26 juillet en clinique externe, qui la verra à quelques reprises.

[36]        Le rapport d'expertise du 8 juin 2007 du docteur Michel Germain, produit par la demande, et celui du 12 juin 2008 du docteur Benoît Poitras pour la défense, tous deux chirurgiens orthopédistes, fournissent un historique médical apparaissant au dossier hospitalier déposé en preuve.  Le docteur Farmer constate le 26 juillet qu'il y a un léger déplacement résiduel avec un léger décalage dorsal du fragment distal et une légère bascule dorsale.  Il considère que le résultat est très satisfaisant.  Lors de son examen du 3 août, il constate que tout va bien dans les circonstances.  À la visite suivante du 23 août, il constate que la fracture est cliniquement guérie et suggère un traitement conservateur.  Un dernier examen de contrôle aura lieu le 29 novembre 2004.

[37]        Aucun traitement en  physiothérapie n'est prescrit.  De son propre chef et à ses frais, la demanderesse a eu sept traitements de massothérapie qu'elle n'a pu poursuivre, faute de ressources financières suffisantes à cette fin, dit-elle.

[38]        Après l'enlèvement du plâtre et portant temporairement un bandage, la demanderesse retourne travailler au Centre Électro-Forme le 14 août 2004, emploi qu'elle quittera, dit-elle, en mai 2007, que Jeannie Beaudry situe plutôt à la mi-juillet 2007 (soit quelques jours avant l'introduction du présent recours).  Elle travaille à son compte avec une associée depuis le 21 septembre 2007 sous la raison sociale de Esthétique Jo-Ann à Saint-Jérôme.  La demanderesse explique que ce départ en 2007 est provoqué par une baisse de la clientèle à la suite du déménagement du Centre Électro-Forme à la fin décembre 2006 dans un nouvel emplacement, qui provoque une diminution de ses revenus.

[39]        Elle témoigne que, avant cet accident, elle travaillait cinq jours par semaine, y effectuant en moyenne 35 heures de travail à un taux horaire de 12 $.  Jeannie Beaudry, son employeur, apporte une correction en précisant que la demanderesse travaillait alors quatre jours par semaine.  La demanderesse déclare qu'elle gagnait avant cet accident un salaire net hebdomadaire d'environ 450 $ plus des pourboires d'environ 120 $ par semaine ainsi qu'une commission de 7 % sur les traitements au laser.  Jeannie Beaudry précise, à titre d'exemple, qu'une épilation laser d'un coût de 100 $ lui procurait une commission de 7 $.

[40]        Le relevé des heures travaillées et des montants gagnés par la demanderesse en 2004, à compter du 14 août, en 2005 et 2006, produit par Jeannie Beaudry, fournit les données suivantes : 

Ø  du 14 août à la fin décembre 2004, la demanderesse travaille 531.5 heures, ce qui procure un salaire de 6 378 $ auquel s'ajoutent des commissions ou bonus de 1 239,14 $, pour un total de 7 617,14 $ avant pourboires.  Ainsi, pour la période de septembre à décembre, elle travaille pendant 425 heures, soit une moyenne de 106.25 heures par mois ou 24.5 heures par semaine.  Dans sa déclaration de revenus pour l'année 2004, la demanderesse déclare un revenu d'emploi de 14 478 $.

Ø  en 2005, elle travaille 608.75 heures pendant huit mois, soit de janvier à août, ce qui représente une moyenne de 76.1 heures par mois ou 17.6 heures par semaine.  Elle est en chômage de septembre à décembre.  Elle gagne cette année-là un salaire total de 7 305 $ plus 1 032 $ à titre de bonus ou commission, soit 8 337 $, auquel s'ajoutent les pourboires.  En 2005, suivant sa déclaration de revenus, la demanderesse gagne un revenu d'emploi de 9 361 $.

Ø  en 2006, la demanderesse est en chômage durant cinq mois, soit en janvier et février, puis d'octobre à décembre.  Durant la période de sept mois de mars à septembre, elle effectue 637.5 heures de travail, soit en moyenne 127.5 heures par mois ou 29.45 heures par semaine.  Elle gagne un salaire total de 7 650 $ plus 995 $ en bonus, soit 8 645 $, à l'exclusion des pourboires.  Dans sa déclaration de revenus pour l'année 2006, elle déclare un revenu d'emploi de 14 374 $.

Ø  Aucun revenu d'emploi n'est déclaré dans sa déclaration de revenus pour l'année 2007 où elle déclare 5 076 $ en prestations d'assurance-emploi.

[41]        Comme on le constate, ces données non contredites sont inférieures à ce que représente la demanderesse.

[42]        Ce taux de commission de 7 % est réduit à 2 % à l'automne 2004 à la suite d'un avertissement de l'employeur donné avant cet accident, alors que Jeannie Beaudry la surprend à boire de la bière en fin de journée.  Jeannie Beaudry explique que des cannettes de bière vides cachées sont découvertes sur les lieux de travail, appartenant à la demanderesse, comme cette dernière le lui a avoué, qui a reconnu boire au travail pour, semble-t-il, alléger des symptômes de fibromyalgie.  Aucun tel diagnostic médical ou tel traitement prescrit n'est en preuve.  Signalons au passage qu'à l'audition, la demanderesse affirme ne pas être amateur de bière.

[43]        À la suite de cet accident, la demanderesse, comme elle en témoigne, a éprouvé des douleurs au bas du dos, à la fesse droite, au pied droit et au poignet droit.  Elle est vue en médecine nucléaire à l'Hôtel-Dieu de Saint-Jérôme le 25 mai 2005 où l'on ne voit aucune évidence d'anomalie osseuse active au rachis cervical ou lombaire ni au membre inférieur droit.

[44]        Au procès, elle déclare éprouver des douleurs à la main et au poignet droits, à la fesse droite, à l'épaule et au bras gauches et aux pieds.  À cause de malaises et de faiblesse persistants à la main droite, elle ne peut effectuer au même rythme qu'auparavant de l'épilation au laser, lequel traitement est plus payant que des soins esthétiques conventionnels.  Avant l'accident, dit-elle, 70 % de son travail était consacré à l'épilation au laser.  Jeannie Beaudry apporte un bémol à ce ratio, affirmant qu'elle faisait plus de soins esthétiques sans laser et de moins en moins de laser avant cet événement.  La demanderesse témoigne ne plus utiliser de laser à cause des séquelles de ce traumatisme au poignet.  Elle doit aussi porter une orthèse plantaire au coût de 600 $, renouvelable tous les quatre ans.

[45]        Le docteur Michel Germain pour la demande conclut que la fracture du poignet droit a guéri avec une légère bascule de 8 % de l'angle radio-carpien.  Par ailleurs, il note que la demanderesse a pu subir des contusions cervicales et dorsaux-lombaires qui n'ont pas nécessité de traitement spécifique.  Dans son rapport d'expertise, le docteur Benoît Poitras pour la défense conclut que la demanderesse, à la suite de cette fracture du radius distal droit, a gardé comme séquelles une déformation légère avec angulation à sommet antérieur au site de la fracture de son poignet droit, laquelle est bien consolidée, et une limitation modérée des mouvements de son poignet droit.  Il note qu'elle accuse également des douleurs cervicales, des douleurs à l'épaule gauche et à la région dorso-lombaire.  Son examen objectif à ces niveaux est normal.

[46]        Ces deux experts offrent une conclusion de portée semblable :  incapacité totale temporaire de six semaines et une incapacité partielle temporaire pour six semaines additionnelles, que le docteur Germain fixe à 40 % pour une période additionnelle de six à huit semaines.  Notons au passage que, suivant le témoignage et le relevé de Jeannie Beaudry, la période d'incapacité totale temporaire serait de quatre semaines, soit du lundi 19 juillet au 14 août 2004, ce qui représente une période de quatre semaines.  De façon unanime, les deux experts fixent à 3 % l'incapacité partielle permanente, résultant d'une raideur du poignet droit, comme le précise le docteur Michel Germain.  Le docteur Benoît Poitras ajoute ne voir aucune nécessité de massothérapie, compte tenu de son examen clinique normal au niveau du rachis cervical et du rachis lombaire.

[47]        Dans sa requête introductive d'instance (troisième amendement), la demanderesse réclame à titre d'indemnité la somme de 728 106,79 $ pour les dommages suivants :

-     douleurs, souffrances, troubles, inconvénients et

      perte de jouissance de la vie  :                                                    50 000,00 $

 

-     préjudice esthétique  :                                                                   10 000,00 $

 

-     incapacité partielle permanente (5 $/jour)  :                               53 693,00 $

 

-     perte de salaire passée et future  :                                            495 076,00 $

 

-     frais d'ambulance  :                                                                             249,25 $

 

-     frais de taxi  :                                                                                          89,50 $

 

-     frais médicaux divers  :                                                                       712,04 $

-     frais de dépenses de fournitures et de services  :                   112 929,00 $

 

-     frais d'expertise (montant à parfaire)  :                                          5 358,00 $

 

                                                                                        Total  :          728 106,79 $

[48]        Il y a maintenant lieu de déterminer si la demanderesse a droit en vertu des règles de la responsabilité civile extracontractuelle à une indemnité et, le cas échéant, d'en déterminer la valeur.

Analyse

[49]        La demanderesse doit établir (art. 2803 C.c.Q.) de façon prépondérante (art. 2804 C.c.Q.) que les défendeurs ont commis une faute (art. 1457 C.c.Q.) qui a directement causé le préjudice subi (art. 1607 C.c.Q.).  Cette faute, selon sa position, serait l'existence d'un piège, soit le trou dans lequel elle est tombée à son insu en voulant se lever pour aller danser.  Les défendeurs plaident que l'état d'ébriété de la demanderesse serait la seule cause de cette chute, en l'absence de tout piège, ce qui les exonérerait de toute responsabilité civile.  Rappelons que la défenderesse Lalmec inc. est propriétaire du terrain de camping dont le défendeur René Marseille occupe un lot à titre de locataire saisonnier.

1.         Piège

[50]        La situation qualifiée de « piège » est intrinsèquement dangereuse et non apparente en raison de son camouflage.  « L'apparence de la situation dangereuse doit être telle qu'une personne normalement prudente et diligente était incapable de s'apercevoir de la présence d'un danger. »[28]  Tout danger potentiellement caché n'est cependant pas nécessairement anormal dans chaque cas.

[51]        Voici comment s'exprime la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd. [29] :

« L'infinie variété des faits empêche que l'on définisse avec précision ce qu'est un piège.  On peut cependant dire que le piège est généralement une situation intrinsèquement dangereuse.  Le danger ne doit pas être apparent, mais caché;…  Il y a généralement dans l'idée de piège une connotation d'anormalité et de surprise. [30]»

[52]        Chaque accident représente un cas d'espèce qu'illustre une jurisprudence diversifiée.  À titre d'exemple de chute sur un terrain de camping, dans Lévesque c. Domaine de la Frontière Enchantée Inc.[31], le tribunal conclut que la configuration naturelle ne constitue pas un piège.  La demanderesse, qui tombe dans un ravin, sait que le terrain est marqué de dépressions importantes.  Si l'éclairage au bord du ravin provenant des lumières dans la roulotte est faible, elle doit alors marcher avec prudence sur un terrain qui ne lui est pas familier.  Dans Bolduc c. Guilmette [32], un jeune garçon de 8 ans fait une chute dans un sentier d'un terrain de camping comportant une pente visible.  Le tribunal conclut que cette dénivellation n'est pas une situation susceptible en soi de causer un danger entraînant la responsabilité civile du propriétaire du site.  Dans une autre cause, cette fois portant sur une chute dans un parc, soit Chouinard c. Montréal (Ville de) [33], la demanderesse en marchant tombe parce que le devant de son pied frappe le bord d'un trou sur une aire gazonnée.  Le tribunal conclut qu'il « est normal et usuel que, dans un parc, les aires gazonnées aient des dénivellations.  Les usagers ne sont pas en droit d'exiger des surfaces planes comme une table de billard, pour utiliser une image bien connue ».[34]  Le tribunal considère que cette dénivellation ou ce trou ne constitue pas une configuration anormale[35], laquelle est d'ailleurs visible[36], signalant aussi l'absence de tout autre tel incident à cet endroit ou de plainte quant à l'état des lieux[37].

[53]        Une situation visible, qui invite à la prudence, n'est pas en soi intrinsèquement dangereuse et anormale.  « Le trou à foin n'est donc pas un piège, il est visible et a une utilité à l'intérieur du bâtiment. »[38]  « Une « personne raisonnable » doit prendre les mesures requises pour empêcher tout accident prévisible, mais ne peut empêcher tout accident possible. »[39]

[54]        Signalons si nécessaire que les défendeurs ne sont pas l'assureur de la demanderesse;  il ne lui suffit pas d'établir l'existence d'une chute et de dommages en résultant, à l'instar d'un sinistre couvert par une police d'assurance.  Tel que déjà mentionné, elle doit prouver une faute causale.  De même, la sympathie n'est pas un facteur décisionnel  : 

« Guidée seulement par la sympathie, ma tâche aurait été beaucoup plus facile.  Toutefois, en tant que juge, je dois appliquer les règles de droit et la sympathie est un mauvais guide dans les circonstances.  Justice doit être rendue conformément aux règles de droit et de justice à l'égard des deux parties à un litige, tant les demandeurs que les défendeurs. »[40]

[55]        L'endroit où la demanderesse fait sa chute est-il intrinsèquement dangereux, caché et anormal?  Est-elle en mesure de s'apercevoir de la présence d'un danger, dans l'hypothèse de l'existence d'un tel danger?  Quelle est la cause de cette chute :  la configuration du terrain, dans l'hypothèse d'un piège, ou la conduite de la demanderesse?  Analysons la preuve pour déterminer la cause de cette chute.

2.         Connaissance des lieux

[56]        Le terrain de camping est situé sur une pente qui mène au lac, ce qui en soi n'est pas anormal et est fort visible;  cette dénivellation naturelle ne constitue pas un piège.  Chaque lot plat et de niveau constitue un palier distinct, en déclin, plus haut que le lot avoisinant plus proche du lac.  L'occupant de chaque lot a ainsi une vue sur le lac Simon.

[57]        La demanderesse connaît la configuration des lieux.  Elle y est allée l'année précédente, en 2003, en après-midi et en soirée, et y retourne en 2004, étant sur le site à compter de 4 h 30 de l'après-midi, par un temps chaud et ensoleillé.  Elle sait qu'il y a des trous, que ce n'est pas égal nulle part, qu'il y a des terrains plus hauts et plus bas, que le terrain voisin muni d'un cabanon est d'un niveau inférieur à celui de René Marseille, comme elle le reconnaît notamment à l'interrogatoire préalable.

[58]        Lorsqu'elle descend vers le lac pour se rendre en bateau à la baie des Pères et en revient avant le souper, elle longe par l'allée principale le lot voisin de celui de René Marseille où est situé le cabanon et est ainsi en mesure d'apprécier la configuration des lieux à cet endroit, à l'instar de toute personne raisonnable et attentive en pareille circonstance.

[59]        Elle ne mentionne pas ni ne croit d'ailleurs que le terrain gazonné de René Marseille se prolonge au-delà de la plate-bande de fleurs, qu'elle pourrait voir par exemple sur une longueur de plusieurs mètres en direction du lac, ou qu'un cabanon tronçonné à la mi-hauteur repose dans ce décor, étant intégré au lot de René Marseille.  Au contraire, elle voit la moitié du cabanon sur le terrain voisin qui semble être accoté sur celui de René Marseille, comme elle l'affirme à son interrogatoire préalable, sachant que ce terrain est forcément plus bas que celui de René Marseille.  Du terrain de ce dernier, comme l'illustrent des photos, l'on voit le toit du cabanon et la partie supérieure du mur arrière, ce qui indique un déclin prononcé.  Toute personne raisonnablement attentive peut savoir que ce cabanon repose sur un terrain plus bas, dont l'accès direct et immédiat ne peut se faire que par un saut vers le bas, à défaut d'emprunter le chemin adjacent qui longe ces lots et permet l'accès au lac.

[60]        Aucune disposition réglementaire ou règlement interne n'impose l'érection d'un mur ou d'une clôture sur le lot inférieur voisin ou ne détermine l'endroit où un cabanon peut être ou ne peut être installé sur un lot.  Ce terrain n'est pas un belvédère en haut d'une falaise.  Cette configuration n'est pas anormale, cachée ou prohibée.

[61]        La demanderesse sait que la bande de fleurs, devant laquelle elle déclare être assise à l'interrogatoire préalable, est située à l'extrême limite du terrain : 

« Q -    Bon.  Alors, elles sont - puis corrigez-moi si je me trompe - à l'extrémité du terrain, les fleurs?  Au bout du terrain de monsieur Marseille?

   R -    Oui, oui, oui.  C'est à la limite, limite, limite ».[41]

[62]        Elle semble oublier ce constat au procès, alors qu'elle déclare ignorer que les fleurs sont à la limite du terrain.  Ces déclarations divergentes ne tendent pas à renforcer sa crédibilité.

[63]        L'espace de quelques pieds entre la limite du lot soutenu par un muret de pierres et le mur arrière du cabanon voisin n'est pas inusité, anormal et imprévisible dans ces circonstances.  Ce voisin n'utilise pas le mur de ce cabanon comme rempart, dans l'hypothèse où une personne voudrait s'y précipiter après avoir traversé cette triple rangée de fleurs.  La demanderesse sait que si elle dépasse cette limite, au-delà des fleurs, elle se retrouvera sur le lot voisin à un niveau plus bas.  Cet espace ou trou est visible lorsque l'on s'approche des fleurs, comme l'a constaté Raymond Gauthier.

[64]        Le tribunal juge que le site n'offre aucune anormalité ou surprise, aucun danger non apparent et caché.  La configuration du terrain que connaît la demanderesse ne crée pas une situation intrinsèquement dangereuse et anormale qui puisse la surprendre ou qui puisse surprendre toute personne attentive, prudente et diligente.  Il n'est pas inusité qu'un espace sépare le muret de pierres et le cabanon.

3.         État mental et physique

[65]        Examinons la conduite de la demanderesse.  Considérons d'abord sa consommation d'alcool et autres produits suivant son propre témoignage.  Elle boit, dit-elle, quelques gorgées de bière sur le bateau, avant le repas.  Au souper, elle boit deux verres de vin rouge dilué avec de l'eau, dont elle évalue la quantité à un demi-litre de vin, soit 500 millilitres (l'équivalent des deux tiers d'une bouteille de vin).  À la fin du souper, elle prend un morceau d'un champignon magique qu'elle mastique et crache ensuite.  Elle fume aussi deux touches du joint de haschich de son conjoint.  Voilà tout ce que la demanderesse déclare consommer avant la chute, qui précise ne pas être alors en état d'ébriété.

[66]        D'autres témoins offrent un portrait fort différent qui élargit ce tableau de consommation.  Comme en témoigne de façon fiable et crédible René Marseille qui rapporte les propos non contredits de Raymond Gauthier, la demanderesse prend du vin avant et après son arrivée sur le site en après-midi, avant de se rendre au lac;  Raymond Gauthier l'avise qu'elle a déjà commencé le party.  René Marseille, selon son témoignage, lui offre un verre de vin au bord du lac dans l'attente du bateau, puis un Breezer à la baie des Pères et un autre Breezer à son retour sur le site.  Il lui offre un verre de vin avant le repas.  Il la voit aussi prendre une bière avant le repas.  Jeannie Beaudry, témoin indépendant, également fiable et crédible, lui offre un verre de vin avant le repas.  Signalons qu'elle n'est plus la conjointe de René Marseille, qu'aucune animosité connue n'existe entre elle et la demanderesse et qu'elle n'a aucun intérêt dans ce litige.  Raymond Gauthier témoigne que la demanderesse prend un verre de vin dilué avec de l'eau avant le repas.  Au repas, comme le reconnaît la demanderesse, celle-ci boit deux verres de vin aussi dilué avec de l'eau.  René Marseille témoigne lui verser un verre de vin plein qui ne peut être ainsi dilué, faute d'espace.  Finalement, après le souper, Jeannie Beaudry la voit consommer une bière.  La demanderesse consomme au moins une bière après le souper, comme elle le reconnaît sur vue d'une photo.  Elle déclare néanmoins n'avoir pris que quelques gorgées de bière sur le bateau sans autres bières par la suite.  Cette divergence affecte sa crédibilité.

[67]        Elle consomme aussi des produits autres que l'alcool.  Avant le repas, une touche de son joint de haschich, témoigne Raymond Gauthier, et un joint de marijuana, témoigne Jeannie Beaudry.  Après le repas, un champignon magique, ce que reconnaît la demanderesse et ce que confirment René Marseille et Jeannie Beaudry.  Après le repas, elle prend une ligne de cocaïne, affirme Jeannie Beaudry, et, comme le reconnaît la demanderesse, deux touches d'un joint de haschich.  René Marseille et Geneviève Guénette témoignent qu'elle fume du pot.  De toute évidence, la quantité et la nature de ces consommations excèdent celles rapportées par la demanderesse.

[68]        La demanderesse déclare à l'interrogatoire préalable avant défense de l'avocat de René Marseille ignorer les effets d'un champignon magique.  Cette ignorance surprend, puisqu'elle reconnaît en avoir consommé l'été précédent au même endroit, dont elle connaît déjà les effets qu'elle décrit au procès.  Cette contradiction affecte sa crédibilité.  Elle demande un second champignon magique, ce que lui refuse Jeannie Beaudry parce qu'elle ne peut se tenir debout, observe cette dernière.

[69]        Jean Charbonneau, biochimiste et toxicologue, expert de la défense, témoigne de l'effet sur la conduite de la demanderesse des produits qu'elle reconnaît avoir consommés, soit 500 millilitres de vin, un champignon magique et du cannabis.  Dans son rapport du 26 mai 2008, il écarte au départ la demi-bière consommée sur le bateau, totalement éliminée lorsque débute le repas vers 20 h 30.  Il écarte aussi durant son témoignage les effets de la cocaïne, un stimulant du système nerveux, qui durent de huit à neuf minutes, puisqu'il ne les considère pas pertinents à son analyse.  Subsistent ainsi le vin et le champignon magique ainsi que le cannabis que la demanderesse reconnaît avoir consommés.

[70]        Sur la foi du témoignage de la demanderesse à l'interrogatoire préalable, sur lequel se fonde son rapport écrit, le témoin expert retient qu'elle boit 500 millilitres de vin rouge au souper, entre 20 h 30 et 22 h 30.  Puisqu'elle se décrit comme une consommatrice très modérée et sporadique d'alcool, Jean Charbonneau considère que sa capacité hépatique d'élimination d'alcool sera plus lente que celle d'une personne qui consomme de façon plus régulière, sans dépendance, qu'il situe dans ce cas entre 10 et 15 milligrammes d'alcool par 100 millilitres de sang par heure.  Il détermine en conséquence qu'au moment de l'accident, qu'il situe vers 23 heures selon l'information disponible en mai 2008, l'alcoolémie de la demanderesse se situe entre 110 milligrammes et 125 milligrammes d'alcool par 100 millilitres de sang.  Il est d'avis que les effets prévisibles sur le système nerveux central sont plus importants chez une personne qui consomme très modérément de façon occasionnelle, soit le profil fourni par la demanderesse, que chez un consommateur social.  Il écrit dans son rapport (page 3) :

« Pour une intoxication avoisinant les 100 mg% d'alcool on assiste alors à une désinhibition dans le comportement de l'individu, caractérisée par une augmentation de la sociabilité de l'individu qui devient plus enclin aux confidences et à la communication inter-personnelle.  Chez certains individus, on constate un changement marqué de l'humeur: état dépressif ou joyeux; agressif ou très sociable.  Selon l'habitude de consommation, on remarque un déficit plus ou moins important aux niveaux de l'attention, du jugement et du contrôle de soi.  Les symptômes relatifs à une diminution de la performance sensorielle et motrice apparaissent plus évident à des valeurs proches de 100 mg% d'alcool et de façon plus prépondérante chez les consommateurs occasionnelles tel madame Charron. »

[71]        Une intoxication d'environ 100 milligrammes d'alcool par 100 millilitres de sang provoque ainsi une désinhibition dans le comportement d'une personne caractérisée par une augmentation de sa sociabilité et un déficit d'attention, de jugement et de contrôle de soi.  La preuve profane fournie par les témoins ordinaires de la défense quant à la conduite de la demanderesse ce soir-là confirme cette évaluation scientifique, laquelle s'avère probante.

[72]        L'expert examine ensuite les effets du champignon magique (ou psilocybine), lequel est un perturbateur du système nerveux central, chimiquement apparenté au LSD (acide lysergique) et d'effets semblables, quoique d'une intensité moindre.  C'est un hallucinogène qui déforme la réalité, dit-il au procès, qui provoque une certaine distorsion de la réalité et du cerveau.  Même à faible dose, il peut y avoir perturbation de la réalité.  Les sensations commencent environ 15 à 30 minutes après l'administration et peuvent durer de quatre à six heures.  Il écrit dans son rapport (page 4) : 

« Une faible dose peut provoquer des sensations de détente mentale et physique, de lassitude, de détachement de l'environnement, et parfois, de lourdeur physique ou au contraire de légèreté.  Il peut également se produire des changements d'humeur et des hallucinations, de la faiblesse musculaire ainsi que des contractions musculaires.

[…]

On signale également une impression de ralentissement du temps, des rougeurs faciales, une transpiration abondante, un sentiment de dépersonnalisation (impression de séparation de son propre corps), un sentiment d'irréalité et une incapacité à se concentrer, des difficultés à penser ainsi que maintenir son attention. »

[73]        Rappelons que la chute survient au moins trente minutes et au plus une heure après la consommation de la psilocybine à la fin du repas et avant que la demanderesse ne quitte la table.  À nouveau, la preuve profane en défense confirme l'existence chez la demanderesse de tels symptômes ainsi décrits par le témoin expert, ce qui les rend pertinents et probants.

[74]        La demanderesse fume aussi du cannabis, nom générique de la marijuana et du haschich dont le principal composé est psychoactif, lequel écrit-il, à faible dose « perturbe le fonctionnement du système nerveux central en provoquant une ébriété, en détériorant la vigilance, la mémorisation, la concentration, la mémoire à court terme, la capacité d'accomplir des tâches impliquant le raisonnement ainsi que les capacités motrices et la perception du temps. » (page 4)

[75]        À plus forte dose, il provoque notamment de la désorientation.  Lorsque inhalé, les effets maximaux débutent quelques minutes après sa consommation et durent pendant une période de trente à soixante minutes, tandis que les effets résiduels cognitifs et moteurs peuvent durer entre cinq et douze heures.  Rappelons que la demanderesse après le souper fume du haschich.

[76]        L'expert conclut que les effets prévisibles de l'alcool et d'un champignon magique devraient être plus importants chez la demanderesse que chez un consommateur régulier.  « Ainsi les capacités cognitives telles la concentration, la vigilance face au danger, le temps de réaction face à une situation donnée ainsi que la qualité de la réponse face à cette même situation seront altérées. » (page 4)

[77]        Jean Charbonneau conclut que les effets prévisibles sur le système nerveux central sont augmentés en cas de consommation simultanée d'alcool et psilocybine et aussi de cannabis, ce qui provoque une altération substantielle au niveau cognitif sensoriel et moteur.  La personne sous-estime alors le danger, n'a pas les idées claires et possède un équilibre précaire.  Les effets maximaux combinés peuvent être ici atteints vers 23 heures dit-il à l'audience, soit à une période contemporaine de celle de la chute.

[78]        Présent au procès et lors du témoignage de Geneviève Guénette - dont il s'abstient d'apprécier la crédibilité - il décèle dans les faits rapportés par ce témoin, rattachés à la conduite de la demanderesse, des signes de perturbation du système nerveux central.

[79]        Le tribunal juge que ce rapport et ce témoignage non contredit sont crédibles, fiables et probants, étant pertinents à l'appréciation de la conduite de la demanderesse ce soir-là et en accord avec le poids de la preuve profane.  La demanderesse consomme d'ailleurs davantage que ce sur quoi s'appuie l'expert.

[80]        Le tribunal croit le témoignage de Jeannie Beaudry, de René Marseille et de Geneviève Guénette qui relatent de façon spontanée, sincère et pondérée les événements qu'ils ont constatés, relatifs à la conduite de la demanderesse.  Jeannie Beaudry et Geneviève Guénette sont des témoins indépendants qui n'ont aucun intérêt dans ce litige.  Le témoignage de ces trois témoins confirme les symptômes décrits par Jean Charbonneau à la suite de la consommation d'alcool, de psilocybine et de cannabis par la demanderesse.  Tel que déjà mentionné, après le souper, la demanderesse marche tout croche, est plus que titubante, a de la difficulté à se tenir debout, est dans son univers, est dans un état d'ébriété avancée.  Ses fonctions cognitives, intellectuelles, sensorielles et motrices sont visiblement altérées par cet assemblage de vin et de bière, de champignon magique et de cannabis, ce qui provoque chez elle un déficit d'attention, de jugement, de contrôle de soi, de vigilance, de capacité motrice, du sens de l'orientation et du temps de réaction face à une situation donnée.  C'est dans le contexte de cet état mental et physique illustré par cette preuve prépondérante de la conduite de la demanderesse que survient l'accident.

4.         Circonstances de la chute

[81]        La demanderesse offre deux versions contradictoires quant à l'endroit où elle est assise immédiatement avant la chute.  Elle est assise sur le gazon ou elle est assise dans les fleurs.  Ces deux scénarios n'offrent pas une explication vraisemblable des circonstances de la chute qu'elle décrit, entre l'extrémité du terrain et le cabanon voisin.

[82]        Pour basculer dans le trou derrière elle, alors qu'elle dépose à l'aveuglette la main dans le vide, sans regarder en arrière, il faudrait conclure qu'elle serait assise dans cette plate-bande de fleurs et non sur le gazon.  Si l'on accepte cette version de la demanderesse qui nie être en état d'ébriété, il faudrait alors accepter qu'elle s'est assise entre Raymond Gauthier et Chantal Pelletier, comme elle le déclare dans ces deux scénarios, et ce, proche de l'extrémité arrière d'une plate-bande de fleurs d'une largeur de quelque trois pieds et d'une hauteur variant entre un pied et trois pieds, sachant que ces fleurs sont situées à la limite du lot où il y a un déclin et ce cabanon.  Une personne sobre et raisonnable s'assoirait-elle consciemment dans les fleurs pendant 15 - 20 minutes plutôt que sur le gazon avoisinant?  Si elle est sobre et alerte, pourquoi ne pas regarder où elle dépose sa main avant de chercher à se lever?  Il faudrait aussi accepter que Raymond Gauthier dépose sa chaise au milieu des fleurs pour s'y asseoir et que Chantal Pelletier dépose son postérieur dans les fleurs en les écrasant plutôt que sur un gazon plus confortable et accueillant.  Un tel portrait est incongru et illogique.  Raymond Gauthier la contredit d'ailleurs :  il va s'asseoir à côté du feu, dit-il, à six - huit pieds du feu, sur le gazon.  Jeannie Beaudry et René Marseille contredisent aussi ce scénario :  la demanderesse est assise par terre sur le gazon avec Chantal Pelletier entre le patio et la fin du terrain, à dix - quinze pieds du trou, affirme Jeannie Beaudry;  elle est assise par terre à six - huit pieds en avant de la bande de fleurs, rapporte René Marseille.  Il faudrait aussi présumer que Jeannie Beaudry et René Marseille tolèrent sans protestation pendant cette période de quinze à vingt minutes ce trio assis dans les fleurs que celle-ci cultive avec soin.  Personne ne voit ces personnes assises à cet endroit.  Ce premier scénario est irréaliste.  Une personne sobre et raisonnable s'assoit sur le gazon, non dans des fleurs.  Tous les invités sont sur le gazon plat, dénué de tout piège possible.

[83]        Dans le second scénario prédominant que semble favoriser la demanderesse, celle-ci est assise sur le gazon, donc à l'extérieur de cette plate-bande de fleurs.  Ce portrait est plus vraisemblable et logique si l'on accepte cette version de la demanderesse.  Après le souper, elle s'assoit tranquillement pendant 15 - 20 minutes sur le gazon entre Raymond Gauthier, assis sur une chaise, et Chantal Pelletier, non loin du feu de foyer où des invités dansent ou conversent.  En voulant se lever pour aller danser, elle dépose sa main dans le vide et bascule dans le trou.  Seul problème :  comment peut-elle basculer dans le trou, alors que, mesurant 4 pieds et 10 pouces et assise dans le gazon, elle est à une distance d'au moins une dizaine de pieds de ce trou, avec la plate-bande de fleurs derrière elle?  De toute évidence, elle n'a pas le bras assez long pour franchir une telle distance et poser la main dans le vide, sans que son dos touche le sol avant toute chute.  Si elle est assise sur le gazon, elle dépose sa main sur le gazon à l'arrière et aurait trouvé un point d'appui pour se lever.  La courte longueur de son bras dans ces circonstances est incompatible avec un tel scénario.  De la position où elle déclare être assise, elle n'a tout simplement pas le bras assez long pour appuyer sa main dans le vide.  Rappelons que la demanderesse nie être debout ou perdre l'équilibre avant l'accident.  Les présomptions de faits défavorisent l'une ou l'autre des versions offertes par celle-ci.  Cette invraisemblance dans l'une ou l'autre de ces versions affecte la fiabilité et la crédibilité du témoignage de la demanderesse quant aux véritables circonstances de cet accident.  Aucun témoin ne confirme l'un ou l'autre de ces scénarios.

[84]        Si la demanderesse entreprend de se lever pour aller danser, alors que Raymond Gauthier la quitte au même moment pour aller laver les tasses dans la roulotte, comment expliquer que ce dernier ne soit plus sur le terrain et soit déjà à l'intérieur de la roulotte au moment de la chute?  Une activité autre s'est déroulée dans l'intervalle.  La demanderesse déclare quitter la table vers 22 h 30 et demeurer assise pendant au plus une vingtaine de minutes.  La chute survient entre 23 heures et 23 h 30.  Que se passe-t-il durant ce laps de temps qui sépare ces deux événements?  Puisqu'elle ne peut être assise au moment de la chute, il faut nécessairement qu'elle soit debout en mouvement et qu'elle franchisse en mouvement la plate-bande de fleurs avant l'accident.  La seule explication vraisemblable est celle offerte par René Marseille, qui s'accorde avec la conduite de la demanderesse rapportée par des témoins oculaires fiables et crédibles et avec le témoignage non contredit du témoin expert de la défense quant à son état mental et physique.  Ces témoignages contredisent celui de la demanderesse qui affirme notamment n'avoir jamais dansé ce soir-là.  Certes, elle est assise par terre sur le gazon près de Chantal Pelletier, comme le constate Jeannie Beaudry.  Cependant, elle se lève pour aller danser.  Geneviève Guénette et René Marseille la voient danser.  Elle danse de façon ésotérique près du feu, observe Geneviève Guénette.  René Marseille la voit danser, s'asseoir, se relever, danser, tourner ou pivoter en dansant, perdre l'équilibre qu'elle ne peut reprendre, faire quelques pas et passer par-dessus les fleurs, puis arriver au cabanon où elle effectue une chute en déséquilibre.  Elle ne trébuche pas sur un obstacle caché dans le terrain;  la preuve est silencieuse à ce sujet.  Le terrain est suffisamment éclairé et personne ne bouge dans la noirceur.  L'éclairage et la surface gazonnée de niveau sont étrangers à la conduite de la demanderesse qui la mène à sa chute.  Ces manœuvres s'accordent avec les propos du témoin expert.

5.         Causalité

[85]        Une personne sobre, diligente et raisonnable n'aurait pas franchi une telle distance, d'au moins une dizaine de pieds, en perdant l'équilibre en dansant et en s'écrasant contre le mur du cabanon.  Aucun autre invité dans les mêmes conditions n'a fait une chute ni même trébuché sur le terrain plat gazonné.  Les autres invités dansent ou se promènent sur le lot, sans perdre l'équilibre ou chuter au-delà de la plate-bande de fleurs.  Les lieux ne représentent pas un risque tel qu'il puisse entraîner la chute d'une personne prudente et diligente sur le lot voisin.  L'espace hors des limites du lot n'est pas un piège et n'est pas la cause de cet accident.  Une telle chute dans ces circonstances est imprévisible dont les défendeurs ne sont pas responsables.  La demanderesse perd l'équilibre et tombe, non à cause de la configuration du terrain ou d'un piège quelconque, mais à cause d'une trop grande intoxication dont elle est la seule responsable.  Elle perd le contrôle de sa personne à cause de son état mental et physique altéré par ses consommations d'alcool et de drogues.  À cause de cet état mental, elle semble avoir oublié les manœuvres qu'elle a effectuées entre le moment où elle s'est levée pour danser et le moment de la chute.  À la lumière notamment des explications fournies par le témoin expert Jean Charbonneau, le tribunal conclut que la demanderesse ne peut apprécier la situation à cause de cette intoxication.  Aucun piège ne cause les blessures subies.  Elle est malheureusement l'auteure de sa propre infortune.

[86]        « Lorsque, volontairement, une personne affaiblit ses capacités intellectuelles et physiques, elle n'en demeure pas moins entièrement responsable de ses actes. »[42]  « Les hôtes d'une soirée n'ont aucun lien paternaliste avec leurs invités, pas plus que ces derniers ne se trouvent dans une situation d'autonomie limitée qui demande l'exercice d'un contrôle. »[43] « La personne qui accepte une invitation à une soirée privée ne laisse pas son autonomie à la porte.  L'invité demeure responsable de ses actes. »[44]  « En fin de compte, le Tribunal est d'avis que la demanderesse ne s'est pas déchargée de son fardeau d'établir, par prépondérance de preuve, que les lieux représentaient un danger tel qu'il pouvait amener une personne sobre, diligente et responsable à commettre un faux pas entraînant des blessures aussi sévères. »[45]

[87]        Une personne sobre, prudente et diligente n'aurait pas subi un tel accident dans les mêmes circonstances. Cet accident est causé par la conduite désordonnée et inattentive de la demanderesse et non par une faute des défendeurs.  Le tribunal conclut que la demanderesse ne s'est pas déchargée de son fardeau de preuve, de sorte qu'il y a lieu de rejeter son action.

[88]        PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL  :

[89]        ACCUEILLE la contestation des défendeurs, et

[90]        REJETTE l'action de la demanderesse,

[91]        Avec dépens.

__________________________________

                                                                                             PIERRE TESSIER, j.c.s.

Me Mélany Renaud

Tétreault Renaud Cianni Markarian

Pour la demanderesse

 

Me François Barré

Bélanger, Sauvé

Pour la défenderesse Lalmec inc.

 

Me Sylvain Leduc

Leduc Lamoureux

Pour le défendeur René Marseille

 

Dates d'audition :       14, 15, 16, 17 et 18 mars 2011

Mise en délibéré  :     18 mars 2011



[1]     Interrogatoire préalable avant défense du 1 novembre 2007 par l'avocat de Lalmec inc., page 18 ligne 17 - page 19 ligne 1.

[2]     Id. page 19 ligne 25 - page 20 ligne 3.

[3]     Id. page 20 l. 6-7.

[4]     Id. page 20, l. 14-15.

[5]     Id. page 49, l. 16-17.

[6]     Id. page 50, l. 4-5.

[7]     Id. page 50 ligne 9.

[8]     Id. page 51 ligne 3.

[9]     Id. page 54 ligne 15 à page 55 ligne 1.

[10]    Id. page 31 l. 18-20.

[11]    Id. page 33 ligne 1.

[12]    Id. page 71 ligne 12, page 74 ligne 12.

[13]    Id. page 30, l. 21-23.

[14]    Page 28, l. 9-13.

[15]    Id. page 29, l. 1-4.

[16]    Interrogatoire préalable avant défense du 1 novembre 2007 par l'avocat de Lalmec inc., page 65, l. 12-13.

[17]    Id. page 65, l. 23-25.

[18]    Page 43, l. 9-10.

[19]    Page 40, ligne 25.

[20]    Page 41, l. 16-17.

[21]    Interrogatoire préalable avant défense du 1 novembre 2007 de l'avocat de René Marseille, page 40 l. 11-13.

[22]    Id. page 41, l. 7-15.

[23]    Interrogatoire préalable avant défense du 1 novembre 2007 de l'avocat de Lalmec inc., page 68 l. 9-10.

[24]    Page 33, l. 5-24;  comme le corrige René Marseille à la demande de l'avocate de la demanderesse, « son mari » est Raymond Gauthier et « monsieur Gauthier » est Alain Goyer  :  page 54, l. 12-20.

[25]    Page 38, ligne 15 - page 39, ligne 13.

[26]    Page 39, l. 18-21.

[27]    Page 34, l. 6-16.

[28]    Jean-Louis BAUDOIN, Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 7e éd., vol. 1, Éditions Yvon Blais, p. 175, 1-196.

[29]    [1982] 1 R.C.S. 452 , AZ-82111041 , EYB 1982-149416 .

[30]    EYB 1982-149416 , p. 8, paragr. 46, j. Beetz.

[31]    [1989] R.R.A 347 , C.S., désistement d'appel.

[32]    AZ-80021159 , 1980 C.S.

[33]    2008 QCCS 4807 , AZ-50517009 .

[34]    Paragr. 33.

[35]    Paragr. 37.

[36]    Paragr. 62.

[37]    Paragr. 39.

[38]    Lizotte c. Hudon, AZ-50081386 , 2000 C.S., paragr. 45.

[39]    Id. paragr. 71.

[40]    Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S 351 , 380, j. L'Heureux-Dubé.

[41]    Interrogatoire préalable du 1 novembre 2007 de l'avocat de Lalmec inc., p. 74, l. 2-5.

[42]    Dufour c. Brassard, 2009 QCCS 286 , paragr. 112.

[43]    Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643 , paragr. 42, j. McLachlin.

[44]    Id. paragr. 45.

[45]    Keegan c. Brabant, EYB2008-131728, C.S., paragr. 64, inscription en appel du 25 avril 2008 non suivie d'actes de procédure ou de mémoires.

AVIS :
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