Martin et Soucy Belgen inc. |
2013 QCCLP 4540 |
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[1] Le 16 novembre 2012, monsieur Alain Martin (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 13 novembre 2012, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 18 octobre 2012 et déclare que le travailleur est capable d’exercer son emploi à compter du 17 octobre 2012 et qu’il n’a plus droit à l’indemnité de remplacement du revenu.
[3] Une audience s’est tenue à Drummondville le 17 avril 2013, en présence du travailleur et de son représentant. Soucy Belgen inc. (l’employeur) est également présent et représenté par sa procureure. Le dossier est mis en délibéré le 13 mai 2013, à la suite de la réception par le tribunal des documents demandés à l’audience.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande au tribunal de déclarer que sa condition de santé pulmonaire ne lui permettait pas de reprendre son travail le 17 octobre 2012 et qu’il avait toujours droit à l’indemnité de remplacement du revenu.
LES FAITS
[5] Mouleur dans une fonderie depuis 33 ans, le travailleur dépose en février 2012 une réclamation visant la reconnaissance d’une maladie professionnelle par exposition à la silice.
[6] Ses tâches consistent principalement à préparer des moules de sable dans des bacs de métal dans lesquels sont ensuite coulées les pièces de fonte. Lors du remplissage des bacs, la poussière de silice présente dans le sable se soulève dans l’air ambiant. Notons que le travailleur n’a jamais porté de protection respiratoire, sauf au cours de ses derniers mois de travail. Nous y reviendrons.
[7] En retombant, la poussière de silice se dépose sur le plancher, les surfaces de travail, les vêtements et les lunettes de protection du travailleur. À tour de rôle avec son collègue, le travailleur balai le plancher de son environnement de travail et récupère le sable qui est réutilisé.
[8] L’établissement actuel compte une soixantaine d’employés. Ceux-ci sont répartis sur 16 postes de travail différents et travaillent tous sur le même plancher dans une aire commune. La cafétéria est aussi située sur l’aire de plancher, mais dans local distinct accessible par une porte. Une vingtaine d’employés à la fois prennent leur repas dans la cafétéria avec leurs vêtements de travail.
[9] Des travaux de construction sont actuellement en cours en vue d’agrandir l’établissement actuel. Une porte mitoyenne permettra d’accéder à l’un et l’autre des deux bâtiments. Apparemment, l’employeur veut augmenter sa production et vise de nouveaux marchés.
[10] Au cours du mois de juin 2011, le Centre de santé et de services sociaux local dépêche un laboratoire mobile chez l’employeur pour évaluer la condition pulmonaire de ses employés ainsi que le niveau de poussière de silice dans l’usine. Cette démarche est connue du personnel et s’inscrit dans le protocole d’intervention préventive en milieu industriel mis en place par le Centre de santé et de services sociaux.
[11] À la suite de son examen, le travailleur témoigne avoir reçu une lettre l’informant de l’existence d’une anomalie pulmonaire nécessitant un complément d’examen. De fait, l’investigation radiologique a mis en évidence une condition de silicose par exposition significative à la silice. Le médecin traitant remplit une attestation médicale à cet effet le 29 février 2012.
[12] Suivant l’avis du Centre de santé et de services sociaux, l’employeur fourni alors à ses employés des masques à cartouches filtrantes (modèle P-100) qu’il leur recommande de porter. Les habitudes de longues dates étant tenaces, peu d’employés se conforment à cette recommandation. Pour sa part, le travailleur affirme avoir commencé à porter ce type de protection.
[13] Madame Roxanne Gagnon, conseillère aux ressources humaines chez l’employeur, témoigne à l’audience. Elle mentionne qu’à la suite de la visite du Centre de santé et de services sociaux, des masques à cartouches filtrantes ont été mis à la disposition des employés et qu’il n’y a eu aucune autre réclamation que celle du travailleur. Elle reconnait cependant que des cas de silicose sont déjà survenus chez l’employeur, dont celui de monsieur Serge Dionne, ex-collègue du travailleur, qui exerçait des fonctions similaires de mouleur.
[14] Madame Gagnon ajoute que les nouvelles installations en cours d’achèvement seront pourvues de 3 appareils à dépoussiérer de haute performance et que l’employeur s’efforce d’assurer un environnement de travail ne comportant pas de risque pour la santé.
[15] Au début du mois de juin, la CSST réfère la réclamation du travailleur au Comité des maladies pulmonaires professionnelles. Le rapport d’imagerie montre des signes compatibles avec une silicose chez un individu exposé à la silice depuis 33 ans comme travailleur dans une fonderie. L’impression clinique du Comité des maladies pulmonaires professionnelles est une silicose simple. Dorénavant, le travailleur ne doit plus être exposé à la silice.
[16] À son tour, le Comité Spécial des présidents examine le dossier du travailleur le 27 juin 2012. Le rapport d’évaluation indique qu’il y a des évidences radiologiques de silicose chez le travailleur. En raison de cette condition, celui-ci ne doit plus être exposé à la silice.
[17] Comme aucun poste exempt de silice n’est disponible chez l’employeur, le travailleur cesse le travail. Une admission à cet effet est formulée par la procureure de l’employeur lors de l’audience.
[18] Dans le cours des discussions tenues avec la CSST au cours de l’été 2012, l’employeur offre de fournir au travailleur un équipement de protection plus efficace contre la poussière de silice afin qu’il puisse réintégrer son poste. Le dossier montre que les compétences et l’expérience de ce dernier sont appréciées au sein de l’entreprise. Notons que le syndicat du travailleur participe à ces discussions.
[19] La solution proposée par l’employeur consiste en un masque à abduction d’air forcé de type Racal, plus performant que le modèle à cartouches filtrantes. Une description technique de cet équipement apparait au dossier.
[20] Cette proposition amène le médecin conseil de la CSST à valider auprès du Comité Spécial des présidents si ces mesures permettraient de réintégrer le travailleur à son poste. Dans un avis complémentaire rendu le 27 septembre 2012, le Comité Spécial des présidents répond favorablement à cette demande : « Nous sommes d’avis que le travailleur peut occuper un emploi qui ne l’expose pas à la silice pour plus d’un tiers de la norme et qu’il doit porter une protection respiratoire adéquate. ».
[21] Selon l’évaluation réalisée par le Centre de santé et de services sociaux en mars et en avril 2011, la norme acceptable pour l’exposition à la poussière de silice s’établie à 0,1 mg m3 et seulement 3 des 16 postes évalués présentent un indice d’exposition au tiers de cette norme (valeurs arrondies). Cette même évaluation indique que le poste de mouleur (de plancher), jadis occupé par le travailleur est celui comportant l’indice d’exposition le plus élevé. On peut également lire que l’exposition à la silice nuit aux fonctions respiratoires et est « considérée comme un cancérogène possible (C2) pouvant causer chez le travailleur exposé un cancer broncho-pulmonaire ».
[22] Dans une décision rendue le 18 octobre 2012, la CSST avise le travailleur qu’il n’a plus droit à l’indemnité de remplacement du revenu puisqu’il est apte à reprendre le travail. Le passage suivant résume cette décision : « En effet, vous pouvez occuper un emploi qui ne vous expose pas à la silice pour plus du tiers de la norme et vous devez porter une protection respiratoire adéquate. ».
[23] De fait, le travailleur retourne à son poste de mouleur en portant l’équipement de protection respiratoire de type Racal. Celui-ci témoigne que la poussière de silice est partout dans l’usine et qu’il est impossible de ne pas y être exposée. À l’heure des repas, par exemple, ou lorsqu’il retourne chez lui, le travailleur souligne être en contact direct avec la silice. Craignant pour sa santé, il revoit donc son médecin qui ordonne un arrêt de travail complet aux environs du 20 décembre 2012.
[24] Le travailleur mentionne avoir revu dernièrement son ex-collègue, monsieur Dionne, qui a vécu une situation semblable. Tout comme le travailleur, monsieur Dionne est un ancien mouleur aux prises avec la silicose. À la demande du tribunal, le dossier constitué par la CSST dans le cas de monsieur Dionne a été déposé en preuve. Il ressort que ce dernier a quitté son poste chez l’employeur en 2004, car il ne devait plus être exposé à la silice. Depuis, son dossier montre que sa condition pulmonaire s’est aggravée comme en font foi les compensations monétaires versées par la CSST en 2008 et 2011.
[25] Il s’agit là des principaux faits révélés par la preuve soumise au tribunal.
L’ARGUMENTATION DES PARTIES
[26] Le représentant du travailleur soulève deux moyens. Le premier concerne l’intervention du médecin conseil de la CSST auprès du Comité Spécial des Présidents. En l’espèce, il s’agirait d’une reconsidération illégale, puisque la CSST ne justifiait d’aucun (nouveau) fait essentiel pour remettre en question le premier avis rendu par le Comité Spécial des présidents le 28 juin 2012, auquel elle demeure liée en vertu de l’article 233 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1].
[27] Le second moyen est lié au premier. Comme le Comité Spécial des présidents prohibe dorénavant toute forme d’exposition à la silice et que l’employeur ne dispose d’aucun poste de travail respectant cette exigence, il s’ensuit que le travailleur n’est plus en mesure de reprendre ses fonctions pré-lésionnelles. Un processus de réadaptation doit donc être mis en place en faveur du travailleur qui conserve son droit à l’indemnité de remplacement du revenu.
[28] Pour sa part, la procureure de l’employeur soumet que l’intervention du médecin conseil de la CSST s’inscrit dans une démarche initiée conjointement avec le syndicat dans le but de réintégrer le travailleur dans ses fonctions. Comme aucune décision définitive portant sur la capacité résiduelle du travailleur n’avait encore été rendue, l’avis complémentaire du 27 septembre 2012 ne peut être assimilé à une reconsidération.
[29] Sur le fond du litige, la procureure de l’employeur soumet que 3 des 16 postes de travail évalués par le Centre de santé et de services sociaux peuvent être occupés par le travailleur, car leur indice d’exposition à la silice n’excède pas un tiers de la norme et que ce dernier dispose d’un équipement de protection respiratoire efficace. Elle considère que ces mesures garantissent la sécurité du travailleur et sauvegarde son intégrité physique.
L’AVIS DES MEMBRES
[30] Le membre issu des associations d’employeurs et le membre issu des associations syndicales sont tous deux d’avis qu’il y a lieu d’accueillir la requête du travailleur sur le fond du litige. En effet, il semble impossible que celui-ci ne soit plus exposé à la poussière de silice dans le genre d’industrie qu’exploite l’employeur en l’instance. Cette réalité a même été admise par l’employeur. Dans l’état actuel des choses et malgré une protection respiratoire efficace, le travailleur demeure en contact avec la poussière de silice lors de ses pauses, à l’heure du repas et lorsqu’il entre et quitte le travail.
[31] Par ailleurs, le médecin conseil de la CSST pouvait intervenir auprès du Comité Spécial des présidents pour que soit précisée la portée exacte des limitations fonctionnelles du travailleur. Comme la CSST n’avait encore rendue aucune décision définitive sur cette question, l’intervention faite auprès du Comité Spécial des présidents, et ayant conduit à l’avis complémentaire du 27 septembre 2012, ne constitue pas une reconsidération au sens de l’article 365 de la loi.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[32] Le litige porte sur la capacité du travailleur à reprendre son travail. Il n’est pas contesté que celui-ci souffre d’une silicose d’origine professionnelle.
[33] Il y a tout de suite lieu d’écarter l’argument voulant que l’intervention du médecin conseil de la CSST, effectuée en septembre 2012 auprès du Comité Spécial des présidents, puisse constituer une reconsidération illégale. L’article 233 de la loi prévoit que :
233. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi sur les droits du travailleur qui lui produit une réclamation alléguant qu'il est atteint d'une maladie professionnelle pulmonaire, la Commission est liée par le diagnostic et les autres constatations établis par le comité spécial en vertu du troisième alinéa de l'article 231.
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1985, c. 6, a. 233.
[34] En l’instance, la démarche de la CSST ayant conduit à l’avis complémentaire du 27 septembre 2012 a été initiée par l’employeur et le syndicat dans le seul intérêt du travailleur. Cet avis complémentaire constitue l’avis visé par l’article 233 et sur lequel la CSST a rendu sa décision de capacité de travail le 18 octobre 2012. Comme il s’agit de la seule décision rendue sur cette question, on ne peut y voir là une reconsidération illégale de la part de la CSST.
[35] Indépendamment de ces aspects légaux, le principal objectif visé par le Comité Spécial des présidents (auquel la CSST est liée) est de soustraire le travailleur à la poussière de silice. Selon la preuve soumise, le scénario prévu pour un éventuel retour au travail : un emploi n’exposant pas le travailleur à la silice pour plus d’un tiers de la norme et le port d’une protection respiratoire adéquate, est irréalisable dans les conditions prévalant actuellement chez l’employeur.
[36] En effet, les 16 postes de travail évalués sont tous situés sur la même aire de plancher et seulement trois de ceux-ci présentent un indice d’exposition à la silice au tiers de la norme acceptable. Comme il s’agit de valeurs arrondies et que l’indice d’exposition est plus élevé à tous les autres postes de travail, le tribunal présume que les 3 postes en cause sont à la limite de ce que le travailleur peut tolérer. En d’autres mots et dans une perspective de travail au quotidien, il est raisonnable de croire que l’exposition du travailleur à la poussière de silice excédera plus souvent qu’autrement son seuil de tolérance. Ainsi, même en portant son masque à abduction d’air de type Racal, il est plus que probable que l’exposition du travailleur à la poussière de silice excède le tiers de la norme permise.
[37] Le tribunal en est d’autant plus convaincu que le local servant de cafétéria et d’aire de repos est aussi situé sur la même aire de plancher. Comme la poussière de silice se retrouve un peu partout, dont notamment sur les vêtements, il est à craindre qu’à ces occasions, le travailleur subisse une exposition directe. Le tribunal rappel que l’objectif du Comité Spécial des présidents est de soustraire le travailleur à la poussière de silice ce qui, malgré la bonne volonté de l’employeur, s’avère manifestement impossible.
[38] Dans le contexte d’une affection pulmonaire susceptible de dégénérer en lésion cancéreuse, la prudence s’impose. Le tribunal fait donc droit à la requête du travailleur et conclut que sa condition de santé ne lui permettait pas de reprendre le travail le 17 octobre 2012. Un nouveau processus de réadaptation devra donc être élaboré avec le concours du travailleur. En attendant, son droit à l’indemnité de remplacement du revenu doit être rétabli.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête déposée par monsieur Alain Martin, le travailleur;
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 13 novembre 2012, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur n’était pas apte à reprendre son travail le 17 octobre 2012 et qu’il a donc droit aux indemnités prévues par la Loi sur les accidents du travail et des maladies professionnelles;
RETOURNE le dossier à la Commission de la santé et de la sécurité du travail afin qu’un nouveau processus de réadaptation soit entamé.
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Michel Moreau |
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Monsieur Jacques Morency |
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C.S.N. (SHERBROOKE) |
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Représentant de la partie requérante |
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Me Ève St-Hilaire |
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RAYMOND CHABOT SST INC. |
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Représentante de la partie intéressée |
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Me Marie-Ève Dagenais |
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VIGNEAULT, THIBODEAU, BERGERON |
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Représentante de la partie intervenante |
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