Section des affaires sociales
En matière de régime des rentes
Référence neutre : 2016 QCTAQ 05433
Dossier : SAS-M-215344-1309
MICHÈLE RANDOIN
LUCIE LE FRANÇOIS
c.
[1] La requérante conteste une décision rendue en révision le 19 août 2013 par l’intimée, Retraite Québec[1], refusant de la reconnaître invalide au sens de la Loi sur le régime de rentes du Québec[2] (la Loi).
[2] Dans la décision en litige, l’intimée estime que la condition de madame ne rencontre pas le critère de la « durée prolongée » imposé par la Loi.
[3] Toutefois, dans un rapport d’opinion du service de l’évaluation médicale, daté du 5 février 2016, l’intimée prétend que c’est le critère de la « gravité » qui n’est pas rencontré.
[4] Pour pouvoir être reconnue invalide, madame doit satisfaire aux deux critères imposés par la Loi, soit celui de la gravité et celui de la durée prolongée.
[5] L’article 95 de la Loi se lit ainsi :
95. Une personne n'est considérée comme invalide que si la Régie la déclare atteinte d'une invalidité physique ou mentale grave et prolongée.
Une invalidité n'est grave que si elle rend la personne régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice.
[…]
Une invalidité n'est prolongée que si elle doit vraisemblablement entraîner le décès ou durer indéfiniment.
[…]
La preuve documentaire
[6] Au moment où la requérante, âgée de 50 ans, fait sa demande de prestations à l’intimée[3], elle avait cessé son travail de caissière depuis le 14 janvier 2012 en raison de douleurs thoraciques et d’une fibromyalgie[4].
[7] L’histoire nous apprend qu’en novembre 2008, elle avait subi une reconstruction de la racine de l’aorte en raison d’un anévrysme mesurant 6 cm de diamètre, amenant ainsi une insuffisance de la valve aortique[5].
[8] Dans son rapport du 29 mai 2012, son médecin traitant, le Dr Patrick Kilmartin, mentionne également la présence de douleurs aux deux hanches ainsi qu’aux épaules. Madame aurait de la difficulté à travailler debout. Toutefois, elle a repris le travail (de caissière) à raison de 20 heures par semaine[6]. Le médecin ne croit pas que madame puisse faire ce travail plus de 20 heures par semaine, mais il est possible qu’elle y retourne si les symptômes s’améliorent.
[9] Le dossier fait état d’antécédents de douleurs lombaires traitées par bloc épidural en 2009.
[10] Un Ct-scan réalisé le 30 mars 2012 permet de constater qu’il n’y a pas de récidive de l’anévrysme de l’aorte ni d’hématome intramural. Il n’y a ni dissection ni autre syndrome aortique.
[11] Madame sera expertisée une première fois en physiatrie, le 20 juin 2013, par le Dr Richard Lambert[7].
v Le Dr Lambert relate qu’un trouble dépressif aurait été diagnostiqué récemment, mais que madame n’a pas encore débuté sa médication.
v Madame présente certaines douleurs à la palpation thoracique, au niveau du grand trochanter gauche, et au niveau lombaire.
v De plus, elle présente 14 points de fibromyalgie positifs sur 18.
v Il retient les diagnostics de fibromyalgie, d’ostéoarthrose facettaire lombo-sacrée, d’un début d’arthrose au niveau des hanches et d’une bursite plus ou moins tendinite au niveau trochantérien gauche.
v L’expert propose divers types d’investigation et/ou de traitements :
-- une évaluation en psychiatrie afin de déterminer s’il existe des limitations dans cette spécialité.
-- des blocs facettaires pour la région lombaire.
-- une évaluation échographique de la région trochantérienne gauche avec infiltration au besoin.
v Il estime le pronostic comme étant réservé quant à la fibromyalgie.
v Il émet des limitations fonctionnelles permanentes[8]. Ces limitations comprennent la nécessité de pouvoir changer de position lorsqu’elle est assise ou debout de façon prolongée.
v Il déclare la requérante comme étant en incapacité totale à cette date, mais il ajoute que des traitements lombo-sacrés et psychologiques devraient être en mesure de modifier son incapacité.
[12] À cette date, la gravité de la condition globale de madame est reconnue, mais c’est le critère de la durée prolongée qui ne l’est pas[9].
[13] Le 27 janvier 2014, la requérante transmet au Tribunal un rapport d’échocardiographie, démontrant la persistance d’un léger degré d’insuffisance aortique.
[14] Deux expertises médicales complètent la preuve de l’intimée : l’une effectuée le 10 septembre 2014 par le Dr Jean-Robert Turcotte, psychiatre, et l’autre réalisée le 20 mars 2015 par le Dr Pierre Richer, anesthésiste.
[15] Dans son rapport d’expertise, le Dr Turcotte :
§ Explique ne pas avoir retrouvé au dossier d’évidence que madame présenterait un trouble psychiatrique particulier.
§ Pose un diagnostic de trouble dépressif en grande partie secondaire à la douleur et à l’inactivité. Il considère que la condition psychique de madame n’est pas sévère et l’EGF[10] est entre 65 et 70.
§ Il propose de tenter le Cymbalta et de songer à un traitement « beaucoup plus intensif », par exemple d’une prise en charge en réadaptation.
§ Il écrit que le pronostic est bon et réaliste.
[16] Quant au Dr Richer :
ü Il explique que madame a un long historique de douleurs chroniques depuis l’âge de 13 ans.
ü On apprend que « depuis deux ans », madame présente des douleurs à ses deux hanches, pour lesquelles elle a subi plusieurs injections.
ü Il reconnaît la présence d’une fibromyalgie chez la requérante, selon les critères de l’ACR[11] de 2010. Madame localise ses douleurs à plusieurs endroits.
ü De plus, elle souffre d’un syndrome douloureux chronique neuropathique post-thoracotomie. Enfin, il ajoute qu’elle présente une lombo-sciatalgie gauche liée à une discopathie.
ü Il estime que les traitements ne sont pas suffisants et propose une prise en charge multidisciplinaire dans un centre de réadaptation.
ü Il croit probable que madame puisse retourner au travail après ce traitement. À ce propos, le Tribunal note que l’expert ne semble pas au courant que madame travaille à temps partiel, puisqu’il affirme qu’elle est absente du marché du travail depuis trois ans.
ü De plus, il émet des limitations fonctionnelles temporaires.
[17] Le 15 octobre 2015, la requérante transmet au Tribunal un rapport d’IRM du bassin et de la hanche droite, effectuée le 2 septembre 2015. Ce test d’imagerie permet de conclure en l’existence d’un épanchement articulaire au niveau de la hanche et d’une bursotendinopathie bilatérale. Dans une lettre manuscrite, madame affirme avoir reçu trois infiltrations de cortisone (aux deux hanches et à la région lombaire).
[18] Le 4 décembre 2015, le cardiologue de la requérante, le Dr Chaniotis, écrit une lettre dans laquelle il proscrit tout travail qui exposerait madame à un stress intense, et où il recommande une diminution de ses heures de travail.
[19] Le 13 avril 2016, madame adresse une lettre à l’intimée, faisant mention que son état dépressif se serait aggravé, tout comme ses douleurs aux hanches. Elle vient de rencontrer un orthopédiste, le Dr Johannson, qui a requis une autre IRM qui eut lieu le 11 avril 2016.
[20] Ceci termine la preuve documentaire pertinente.
Le témoignage de la requérante
[21] La requérante affirme avoir subi les blocs facettaires recommandés par le Dr Richer. Au début, ils lui ont amené une amélioration clinique.
[22] De plus, elle a tenté le Cymbalta proposé par le Dr Turcotte, ainsi que le Lyrica et le Celebrex.
[23] À la question portant sur une tentative de traitement en centre de réadaptation, elle dit en avoir discuté avec son médecin traitant et que ce dernier était d’opinion que cela ne changerait rien à son état. Toutefois, elle affirme avoir suivi des traitements de physiothérapie (de cinq à six visites), d’ostéopathie et d’acupuncture séparément.
[24] Au niveau cardiaque, elle voit son cardiologue une fois par année présentement.
[25] Elle rencontre aussi son médecin de famille.
[26] De plus, elle vient de débuter un suivi en orthopédie.
Les motifs
Le critère de la gravité
[27] Les diverses conditions médicales de madame lui permettent de travailler actuellement à raison de 20 heures par semaine.
[28] Dans sa lettre du 13 avril 2016, madame affirme travailler comme caissière à raison de 20 heures par semaine. Elle explique que cet emploi respecte les limitations fonctionnelles émises, soit d’alterner les positions assise et debout. En effet, cet emploi lui permettrait une pause de 15 minutes toutes les deux heures. Toutefois, elle affirme que cela lui est très difficile, en raison de ses hanches, de son dos et de sa fibromyalgie.
[29] Le Tribunal estime que madame serait capable d’exercer un emploi à temps plein, qui lui permettrait de varier sa position corporelle plus fréquemment qu’une fois toutes les deux heures.
[30] D’ailleurs, la limitation fonctionnelle émise par le Dr Richer, au sujet du changement de position corporelle, était celle d’éviter de demeurer en position stationnaire plus de 30 minutes (debout) et plus d’une heure (assise)[12].
[31] Au regard de sa condition cardiaque, la dernière échographie a permis d’objectiver la présence d’une légère insuffisance aortique. Or, son cardiologue, le Dr Chaniotis, écrivait une lettre le 4 décembre 2015, recommandant d’éviter l’exposition au stress ainsi que de diminuer le nombre d’heures de travail.
[32] Selon le Tribunal, l’ensemble des conditions de madame n’atteint pas le seuil de la gravité, tel qu’entendu dans la Loi, soit celui correspondant à une incapacité d’exercer tout emploi rémunérateur.
[33] Le Tribunal fait sienne l’opinion du médecin de l’intimée, la Dre Myriam Charbonneau qui, dans une note datée du 5 février 2016, écrit ceci :
« - il est probable que si la requérante a été capable de faire un travail de caissière chez [la Compagnie A], travail relativement physique, à 17-18 heures par semaine, elle soit capable de faire un travail moins physique à temps plein (28 heures par semaine). »
Le critère de la durée prolongée
[34] Dans son rapport d’expertise, le Dr Richer explique les objectifs qui devraient être visés par une référence en centre de réadaptation. Il écrit ceci [13]:
« […] Cette approche devrait consister en un recadrage de la médication analgésique afin d’équilibrer de façon optimale le soulagement et l’amélioration sur le plan fonctionnel en rapport avec le contrôle optimal des effets secondaires. Il serait également bénéfique de mettre en place conjointement un programme adapté à sa condition favorisant le mouvement et l’activité physique.
Enfin, un soutien cognitivo comportemental dont les objectifs seraient de favoriser une capacité d’adaptation à la douleur et une diminution de l’anxiété à l’aide de techniques de relaxation. L’intégration de madame, comme membre de l’équipe soignante, dans une telle approche doit être considérée comme la clé de voûte pour atteindre des objectifs réalistes. »
[35] Quant au Dr Turcotte, il décrit en ces termes l’apport ajouté d’un tel suivi en centre de réadaptation :
« […] Ce traitement plus intensif aurait pour avantage d’à la fois se concentrer sur les symptômes, sur la gestion de la douleur et sur l’activation comportementale. En l’absence de traitement adéquat, on ne peut parler de stabilisation ici. »
[36] Ainsi, les deux experts recommandent une prise en charge en centre de réadaptation, en raison de ses douleurs chroniques.
[37] Madame affirme en avoir discuté avec son médecin traitant et que celui-ci n’y voyait pas la pertinence.
[38] Toutefois, le dossier ne comprend aucun écrit de la part du Dr Kilmartin à cet effet. Et même s’il en était, la prépondérance va aux spécialistes qui sont, rappelons-le, unanimes sur ce point.
[39] Le Tribunal insiste sur la différence qui existe entre le fait d’effectuer, par exemple, des traitements de physiothérapie, d’ergothérapie ou de psychologie séparément, par rapport aux effets bénéfiques d’être prise en charge dans un centre multidisciplinaire, d’être suivie conjointement par tous les spécialistes et d’être partie prenante de l’équipe soignante afin de viser des buts communs.
PAR CES MOTIFS, le Tribunal :
· CONFIRME la décision en révision du 19 août 2013; et
· REJETTE le recours de la requérante.
Lafond, Robillard & Laniel
Me Marilou Bélanger-Simoneau
Procureure de la partie intimée
[1] Alors nommée la « Régie des rentes du Québec ».
[2] RLRQ, chapitre R-9.
[3] Il est à noter qu’il s’agissait de la quatrième demande de prestations de la requérante.
[4] Toutefois, le médecin de l’intimée précisera que la date de l’arrêt de travail fut le 31 décembre 2011 (voir la page 189 du dossier).
[5] Voir la page 16 du dossier.
[6] Voir la page 21 du dossier. Toutefois, l’intimée jugera ce travail comme étant non rémunérateur (voir les pages 164 et 169 du dossier).
[7] Voir les pages 176 à 188 du dossier.
[8] Voir les pages 186 et 187 du dossier.
[9] Voir la page 191 du dossier (analyse médicale du médecin-évaluateur de l’intimée).
[10] Échelle d’évaluation globale de fonctionnement, selon le DSM-IV-TR (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, texte révisé).
[11] American College of Rheumatology.
[12] Voir la page 19 de son rapport.
[13] Voir la page 18 de son rapport.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.