Jodoin c. Directeur des poursuites criminelles et pénales |
2015 QCCA 847 |
COUR D'APPEL
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
No : |
500-10-005511-132 |
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(460-36-000207-134, 460-36-000208-132, 460-36-000209-130, 460-36-000210-138, 460-36-000212-134, 460-36-000213-132, 460-36-000214-130, 460-36-000215-137, 460-36-000216-135, 460-36-000217-133, 460-36-000218-131, 460-36-000220-137) |
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PROCÈS-VERBAL D'AUDIENCE |
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DATE : |
Le 8 mai 2015 |
CORAM : LES HONORABLES |
JULIE DUTIL, J.C.A. |
APPELANT |
AVOCATE |
ROBERT JODOIN
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Me CATHERINE CANTIN-DUSSAULT (Jodoin Laguë société d'avocats s.a.)
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INTIMÉ |
AVOCAT |
LE DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES
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Me DANIEL ROYER (Directeur des poursuites criminelles et pénales)
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MISE EN CAUSE |
AVOCAT |
COUR SUPÉRIEURE DU QUÉBEC, DISTRICT DE BEDFORD
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En appel d'un jugement rendu le 20 septembre 2013 par l'honorable Paul-Marcel Bellavance de la Cour supérieure, district de Bedford.Requête pour nouvelle preuve. (Article 54, Règles de procédures de la Cour d'appel en matière criminelle) |
NATURE DE L'APPEL : |
Appel en vertu de l’article
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Greffière d’audience : Marcelle Desmarais |
Salle : Antonio-Lamer |
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AUDITION |
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Suite de l’audition du 7 mai 2015. |
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Arrêt déposé ce jour - voir page 4. |
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Marcelle Desmarais |
Greffière d’audience |
PAR LA COUR
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ARRÊT |
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[1] L’appelant se pourvoit contre la décision de la Cour supérieure du district de Bedford qui l’a condamné à payer personnellement, dans une instance criminelle, des dépens fixés à la somme de 3 000 $.
[2] Le juge de première instance rejette la requête en prohibition présentée contre un juge de la Cour du Québec. Dans sa décision longuement motivée, il écrit, entre autres, ce qui suit :
[108] La poursuite estime que Me Jodoin abuse du système judiciaire par un calcul planifié de l’utilisation des requêtes en émission d’un bref de prohibition, requêtes qui, je le rappelle, déclenchent l’application immédiate du sursis prévu dans les Règles de procédure ou par l’utilisation rusée de d’autres procédures. Elle a retracé un jugement de la Cour supérieure où elle croit percevoir la présence de faits similaires.
[109] Pourquoi examine-t-on tout ceci? Parce que c’est pertinent pour décider si les requêtes de Me Jodoin sont frivoles et dilatoires et s’il doit être condamné personnellement aux dépens et pour quel montant. En somme, ce qui lui est reproché c’est d’avoir paralysé inutilement les travaux de la Cour du Québec. Est-ce que cela n’était qu’une erreur de parcours qui commande la retenue judiciaire et faire preuve d’indulgence ou bien est-ce une des caractéristiques de la pratique de Me Jodoin?
[…]
[117] Avons-nous ici, pour adapter les propos de la juge L’Heureux-Dubé à nos dossiers, dans une optique d’ordre et d’efficacité, une procédure frivole qui dénote un abus grave du système judiciaire? Dans l’affirmative, est-ce un accident de parcours ou une stratégie de propos délibéré qui fait partie d’une culture propre à la pratique du droit d’un procureur et qu’on peut voir aussi dans des actes similaires.
[118] De l’avis de ce Tribunal, il faut répondre oui à toutes ces questions. Me Jodoin a abusé de l’utilisation de l’article 25 des Règles de procédure et de son ordonnance de sursis. Sa préparation, sur l’heure du dîner du 23 avril 2013, d’une série de requêtes en émission d’un bref de prohibition, dans une situation juridique qui ne commandait nullement une telle procédure, tout autant que le maintien de la présentation de ces procédures, constituent deux gestes réfléchis et ne résultent pas de l’ignorance des règles de droit par Me Jodoin, un habile stratège qui défend ses clients avec vigueur, quand il est présent à la Cour.
[119] Les gestes et décisions de Me Jodoin ont entraîné, d’une manière que le justiciable canadien bien informé n’approuverait pas, la paralysie des travaux légitimes de la Cour du Québec siégeant en matière criminelle et la perturbation du travail de gestion de ses juges locaux. Il y a eu ici un abus de procédure uniquement pour obtenir une remise. On veut retarder les dossiers. C’est ce qu’il faut sanctionner.
[3] En l’espèce, le juge de la Cour supérieure a eu raison d’exercer sa juridiction et d’entendre la requête en prohibition compte tenu de l’allégation d’une crainte de partialité soutenue par l’appelant. Il a eu aussi raison de rejeter cet argument et celui fondé sur les paragraphes 657.3(3) et (4)[1].
[4] La preuve relative à la procédure en prohibition contre le juge Chapdelaine est assez limitée. La requête a été déposée et signifiée le 23 avril 2013. Une conférence de gestion a été tenue par le juge Bureau qui souhaitait que le tout procède avec diligence. Les paragraphes [83] à [87] ainsi que [91] à [102] de la décision attaquée exposent bien l’évolution de la situation et du dossier.
[5] Il convient d’abord de rappeler que, en matière criminelle, l’octroi systématique de frais n’existe plus depuis la refonte du système de justice criminelle en 1954[2]. C’est particulièrement le cas en matière de recours extraordinaire, tel le recours en prohibition[3].
[6] Toutefois, la Cour supérieure du Québec peut, en vertu de ses pouvoirs inhérents de surveillance et de contrôle, adjuger des dépens dans des circonstances plutôt rares et de nature exceptionnelle[4]. On a reconnu que la mauvaise foi du procureur doit être prouvée[5].
[7] Les critères applicables à l’octroi de dépens en vertu des pouvoirs inhérents de la Cour supérieure sont élaborés dans l’arrêt Cronier[6]. La Cour d’appel, sous la plume de la juge L’Heureux-Dubé, y explique que les pouvoirs inhérents de la Cour supérieure permettent de « […] sanctionner de façon sommaire, par l’imposition de frais, la négligence ou l’inconduite des parties à l’instance »[7]. Plus précisément, « [c]e pouvoir implique le droit pour la Cour de contrôler la procédure dont elle est saisie, de sévir contre les abus, de maintenir son autorité »[8]. La Cour d’appel reconnaît qu’ « [u]ne cour supérieure a le pouvoir de maintenir son autorité et de contrôler sa procédure de manière à rendre la justice dans l’ordre et efficacement »[9]. Elle explique que les critères applicables en la matière sont semblables à ceux pour l’outrage au tribunal, c'est-à-dire une inconduite ou de la malhonnêteté[10]. Une erreur de droit commise pas un avocat n’est pas une inconduite s’il n’y a pas de malhonnêteté[11]. En conclusion, elle résume :
[…] En l’absence d’une conduite répréhensible de la part des appelants, d’une atteinte sérieuse à l’autorité du tribunal ou d’une entrave grave à l’administration de la justice, ce qui n’est pas le cas ici, l’imposition de frais contre les appelants dans le contexte du débat actuel, ne se justifie aucunement.
D’autre part ce pouvoir de contrôle et de surveillance ne doit pas être exercé arbitrairement et de façon illimitée, mais plutôt « with the greatest reluctance and the greatest anxiety on the part of judges » (Re Clement, L.J. (1876-77) 46 Ch 375, p. 383). Il ne m’apparaît pas nécessaire d’insister sur cet aspect ici puisque le dossier ne révèle aucune faute de la part des appelants qui ait pu donner ouverture à l’exercice du pouvoir inhérent de contrôle et de surveillance de la Cour supérieure. […].[12]
[Nos soulignements]
[8] Dans Procureur général du Canada c. Bisson, le juge Béliveau explique que le type de comportement requis pour obtenir la condamnation d’un avocat est grave. Il affirme :
L’ensemble de ces autorités indique bien que la négligence grave ou grossière d’un procureur peut entraîner sa condamnation aux dépens, sous réserve du fait qu’il faille prouver la mauvaise foi lorsqu’il lui est reproché le recours à des procédures inutiles ou vexatoires. […].[13]
[9] Les tribunaux canadiens sont très réticents relativement à ce type de condamnation. Dans R. v. Trang, la Cour du Banc de la Reine émet ce commentaire :
Furthermore, assuming a criminal trial court has jurisdiction to sanction counsel by an in personam order of costs, it seems to me that such an order could only be made in exceptional and rare circumstances and then only in the clearest of cases. […].[14]
[Nos soulignements]
[10] La Cour suprême, dans une décision concernant l’octroi de dépens en vertu du paragraphe 24 (1) de la Charte canadienne des droits et libertés[15], mentionne que « la condamnation au paiement des frais de justice dans les affaires en matières criminelles et réglementaires constitue une mesure exceptionnelle ou extraordinaire »[16] .
[11] La situation qui a prévalu devant la Cour supérieure du Québec, district de Bedford, en regard du comportement de l’appelant dans le dossier impliquant la décision à l’étude, ne révèle pas le caractère exceptionnel et rare que sont une atteinte sérieuse à l’autorité de ce tribunal ou une atteinte grave à l’administration de la justice[17].
[12] On peut toutefois reprocher à l’appelant de ne pas s’être présenté à la date fixée pour l’audience en Cour supérieure et d’avoir produit son mémoire la journée même de l’audition, mais cela ne répond pas aux critères stricts élaborés par la jurisprudence qui reconnaît qu’il n’y a pas de dépens en matière criminelle, sauf en de rares exceptions.
[13] Compte tenu du caractère exceptionnel d’une condamnation aux dépens en matière criminelle, la Cour est d’avis que la Cour supérieure ne devrait pas exercer ses pouvoirs inhérents pour sanctionner des faits ou des comportements survenus devant une autre juridiction qui, comme en l’espèce, a le pouvoir de condamner pour outrage au tribunal, le cas échéant.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[14] ACCUEILLE l’appel, à la seule fin d’annuler la condamnation de l’appelant aux dépens.
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JULIE DUTIL, J.C.A. |
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JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A. |
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JEAN-FRANÇOIS ÉMOND, J.C.A. |
Me Catherine Cantin-Dussault
Jodoin Laguë société d'avocats s.a.
Pour l’appelant
Me Daniel Royer
Directeur des poursuites criminelles et pénales
Pour l’intimé
[1]
Tremblay c. R.,
[2]
Procureur général du Québec c. Cronier,
[3] Ibid.
[4] R. v. Trang (2002), 11 Alta. L.R. (4th) 52 (Alta. Q.B.), 2002 ABQB 744, paragr. 481; R. v. Lebrasseur (1997), 163 N.S.R. (2d) 301, paragr. 19 (N.S.S.C.); R. v. Smith (1999), 133 Man.R. (2d) 89 (Man. Q.B.) conf. par R. v. K.D.S. (2000), 142 Man.R. (2d) 316 (C.A. Man.); Fearn v. Canada Customs, 2014 ABQB 114, 119 et s.
[5]
Procureur général du Canada c. Bisson,
[6] Ibid. La refonte du Code criminel de 1954 est venue enrayer la règle de common law anglaise qui permettait l’octroi de dépens.
[7] Ibid., p. 16.
[8] Ibid., p. 16.
[9] Ibid., p. 17.
[10] Ibid., p. 18.
[11] Abrahan v. Jutsun, [1963] 2 All E.R. 402, 404 (opinion de Lord Denning) cité dans Cronier, ibid., p.19.
[12] Cronier, ibid., p. 20.
[13] Procureur général du Canada c. Bisson, supra, note 5, paragr. 32.
[14] R. v. Trang, supra, note 4, paragr. 481.
[15] Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, art. 24(1) [Charte].
[16]
R. c. 974649 Ontario inc.,
[17] Procureur général du Québec c. Cronier, supra, note 2, p. 16.
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