Barreau de Montréal c. Lavertu |
2017 QCCQ 2781 |
COUR DU QUÉBEC |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE MONTRÉAL |
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LOCALITÉ DE MONTRÉAL |
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« Chambre criminelle et pénale » |
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N° : |
500-61-448075-169 |
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DATE : |
Le 3 avril 2017 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE MADAME JOHANNE WHITE JUGE DE PAIX et MAGISTRAT |
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BARREAU DE MONTRÉAL |
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Poursuivant |
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c. |
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DIEUNÉ FILS LAVERTU |
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Défendeur |
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JUGEMENT |
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[1] On reproche à monsieur Lavertu l’infraction suivante :
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JW0192
À Montréal, du 8 juin 2016 au 23 septembre 2016, de
façon continue, sans être membre en règle du Barreau du Québec, a exercé la
profession d’avocat en agissant de manière à donner lieu de croire qu’il était
autorisé à remplir les fonctions d’avocat ou à en faire les actes, en annonçant
publiquement sur le site internet LINKEDIN (www.linkedin.com),
sous le nom de « Dieuné Lavertu » qu’il est avocat, et ce, en
indiquant « avocat » suivi de « Montréal, Québec, Canada/Law
Practice », contrairement aux articles 132, 133c) et 136a) de la Loi
sur le Barreau et à l’article 188 du Code des professions.
QUESTIONS EN LITIGE
I. En s’annonçant de la sorte sur LINKEDIN, monsieur Lavertu a-t-il agi de manière à laisser croire qu’il est avocat?
II. Si oui, ses explications constituent-elles une défense valide en droit?
III. S’agit-il d’une infraction continue ?
IV. Si oui, s’agit-il d’un cas permettant au Tribunal de ne pas imposer une peine pour chaque jour d’infraction en vertu de l’article 230 du Code de procédure pénale ?
LA PREUVE DU POURSUIVANT
[3] En date du 3 juin 2016, le Barreau de Montréal, par l’entremise de Me Nathalie Guertin, transmet à Me Claudette Dagenais, qui représente le Défendeur à cette époque, une lettre qui faisait suite à une conversation tenue le 25 mai précédent.
[4] Me Guertin informe Me Dagenais que son client, monsieur Lavertu, continue de s’annoncer comme avocat sur le site Linkedln, ce qui constitue une infraction au sens de la loi, puisqu’il n’est pas membre du Barreau au Québec. Me Guertin demande à Me Dagenais d’assurer un suivi auprès de son client afin qu’il corrige sans délai l’information apparaissant sur ses profils Linkedln.
[5] En date du 6 juin 2016, Me Dagenais répond par courriel à Me Guertin. Elle informe celle-ci que son client n’a pas eu accès au réseau social de Linkedln depuis très longtemps et qu’il va vérifier si cela peut se fermer. Elle ajoute que sur les pages transmises par le Barreau, son client n’y voit que des proches, et qu’il considère que la seule personne qui semble s’intéresser à ce site est Me Guertin.
[6] En fait, la preuve révèle qu’il existe deux sites sur Linkedln au nom de monsieur Lavertu. Le premier indique Dieuné Fils Lavertu, Avocat, avocat, Crim. Pénal chez Cabinet Lavertu (P-4).
[7] Quant au second (P-5), il indique Dieuné Lavertu, Avocat, Montréal, Québec Canada, Avocats. Plus bas sur ces pages, dans la section « Expérience », on lit « Avocat indépendant, septembre 2003-Aujourd’hui » (12 ans 6 mois à 13 ans 1 mois).
[8] Puisque le Barreau de Montréal est le Poursuivant, les constats d’infraction ne portent que sur les pages Linkedln indiquant la mention « avocat » et « Montréal ». Cependant, il est possible de constater que même après le 23 septembre 2016, date à laquelle le mot « Montréal » apparaît pour la dernière fois sur Linkedln, monsieur Lavertu continue de s’afficher sur ce site avec les mentions « avocat » et « Canada ».
[9] Ce n’est que le 31 octobre 2016 que le Conseil du Barreau de Montréal autorise la délivrance d’un constat d’infraction contre monsieur Lavertu. Ce constat sera signé par le Poursuivant le 23 novembre 2016 et autorisé par un juge le même jour, tel que requis par l’article 10 du Code de procédure pénale.
[10] Ce constat sera finalement signifié au Défendeur le 25 novembre 2016.
LA PREUVE DU DÉFENDEUR
[11] Monsieur Lavertu affirme être avocat en Haïti. Il sait très bien qu’il ne peut pratiquer le droit au Québec s’il n’y est pas membre du Barreau. Il admet s’être inscrit sur Linkedln car il croyait ainsi pouvoir communiquer sans frais avec son épouse demeurée en Haïti.
[12] Il a très peu de connaissance en matière d’internet, et ne sait pas comment faire pour corriger son site. L’effet de la géolocalisation inscrit automatiquement le pays où l’on se trouve lors de la création d’un site sur Linkedln.
[13] Il a tenté de faire des correctifs, notamment, avec l’aide d’un ami. Il assure n’avoir jamais eu l’intention d’enfreindre la Loi sur le Barreau, ni d’avoir voulu laisser croire qu’il est avocat au Québec.
[14] Il se perçoit comme étant la victime d’un excès de zèle de la part du Barreau.
LE DROIT APPLICABLE
[15] Les dispositions pertinentes régissant l’exercice illégal de la profession d’avocat sont les suivantes[1] :
132. Nonobstant toute loi contraire et sans restreindre la portée de la présente loi, quiconque exerce la profession d’avocat sans être inscrit au Tableau commet une infraction et est passible des peines prévues à l’article 188 du Code des professions (chapitre C-26).
133. Exerce illégalement la profession d’avocat au sens de l’article 132 et dans chacun des cas suivants, toute personne autre qu’un membre du Barreau qui :
(…)
c) agit de manière à donner lieu de croire qu’elle est autorisée à remplir les fonctions d’avocat ou en faire les actes.
136 a) Est présumée agir de manière à donner lieu de croire qu’elle est autorisée à remplir les fonctions d’avocat et à agir en cette qualité, au sens de l’article 133, une personne autre qu’un membre du Barreau qui :
a) Prend verbalement ou autrement le titre d’avocat, de conseiller en loi, de conseiller juridique, de membre du Barreau, de procureur ou de tout autre titre analogue ou de quelque manière ou par quelque moyen s’annonce comme tel ;
(…)
[16] L’article 188 du Code des professions[2] prévoit les peines suivantes :
188. Toute personne qui contrevient à l’une des dispositions du présent code, de la loi, des lettres patentes constituant un ordre ou d’un décret de fusion ou d’intégration commet une infraction et est passible d’une amende d’au moins 1 500 $ et d’au plus 20000 $ ou, dans le cas d’une personne morale, d’au moins 3 000 $ et d’au plus 40 000 $.
[17] Finalement, puisque la poursuite allègue qu’il s’agit d’une infraction continue, les dispositions pertinentes du Code de procédure pénale[3] sont les suivantes :
155. Lorsqu’une infraction a duré plus d’un jour, on compte autant d’infractions distinctes qu’il y a de jours ou de fractions de jour qu’elle a duré et ces infractions peuvent être décrites dans un seul chef d’accusation.
230. Lorsqu’une infraction a duré plus d’un jour, le juge n’est pas tenu d’imposer la peine pour chacun des jours ou des fractions de jour qu’a duré l’infraction s’il est convaincu que le poursuivant a indûment tardé à intenter la poursuite.
L’ANALYSE
1. En s’annonçant sur Linkedln monsieur Lavertu a-t-il agi de manière à laisser croire qu’il est avocat ?
[18] La Loi sur le Barreau est une loi d’ordre public stipulant que la profession d’avocat est d’exercice exclusif et bénéficie d’un titre réservé. Dans sa mission de protection du public, le Barreau a notamment la responsabilité de dénoncer l’utilisation illégale du titre d’avocat.
[19] Dans le présent dossier, le poursuivant doit faire la preuve hors de tout doute raisonnable qu’en s’affichant comme avocat sur le site Linkedln, monsieur Lavertu a agi de manière à donner lieu de croire qu’il est autorisé à remplir les fonctions d’avocat ou à en poser les actes à Montréal.
[20] Cependant, puisqu’il s’agit ici d’une infraction de responsabilité stricte, le Poursuivant n’a pas à faire la preuve d’une intention particulière ni à démontrer que des personnes ont effectivement été trompées par le Défendeur. Lorsque le poursuivant fait la preuve des éléments matériels de l’infraction, le défendeur a le fardeau de démontrer, selon la balance des probabilités, qu’il a soit commis une erreur de fait raisonnable ou agi avec diligence raisonnable pour éviter la commission de l’infraction.
[21] Pour déterminer si monsieur Lavertu a agi de manière à donner lieu de croire qu’il est autorisé à remplir ici les fonctions d’avocat, le Tribunal doit procéder à une évaluation objective et considérer la perception du public.
[22] Plus particulièrement, le Tribunal doit se demander quelle serait la perception d’une personne dotée d’un quotient intellectuel convenable en prenant connaissance de l’information contenue sur le profil d’affaires Linkedln du défendeur[4].
[23] Dans Développements récents en déontologie, droit professionnel et disciplinaire[5], Me Manon Bonnier commente ainsi l'infraction « d'agir de manière à donner lieu de croire »:
« Ainsi, nous sommes d'avis que lorsqu'une personne est accusée d'avoir agi de manière à donner lieu de croire qu'elle est autorisée à exercer une profession, la preuve n'est pas celle de l'exercice illégal proprement dit, mais d'agissements donnant lieu de croire. C'est ce que nous retenons des propos du juge Lamer lorsqu'il écrit: "On peut prétendre avoir droit de le faire sans effectivement le faire". »
Par exemple, une personne peut faire de la publicité de nature à laisser croire qu'elle est autorisée à pratiquer une profession. Dans un tel cas, l'auteur de la publicité agit, face au public en général, de manière à donner lieu de croire qu'il est autorisé à exercer la profession. Les tribunaux jugent alors sur la publicité sans qu'il y ait de preuve testimoniale, tel un client floué».
(…)
[24] Il est de notoriété publique que le site Linkedln requiert une inscription de la part d’une personne qui désire s’y afficher. Le Défendeur ne nie pas s’y être inscrit. Le public en général peut y avoir accès. Il ne fait aucun doute dans l’esprit du Tribunal qu’en s’inscrivant sur ce site avec les mentions « avocat » et « Montréal », monsieur Lavertu a agi de manière à laisser croire qu’il est avocat à Montréal.
2. Ses explications constituent-elles une défense valide en droit ?
[25] Les explications du Défendeur quant aux motifs justifiant son inscription et ses difficultés à modifier les informations qui y apparaissent ne constituent en aucun cas une défense de diligence raisonnable ou d’erreur de fait.
[26] Si ses compétences en informatique ne lui permettent pas de remédier lui-même à la situation, il devait prendre les moyens pour y mettre fin rapidement en s’assurant les services d’une personne capable de corriger les informations problématiques apparaissant sur le site, ou en communiquant avec les gestionnaires de ce site.
3. S’agit-il d’une infraction continue ?
[27] La Cour d'appel, sous la plume du juge Proulx, souligne que l'infraction continue se distingue de l'infraction unique par la possibilité pour le contrevenant de mettre fin à ce que l'on peut appeler l'« état d'infraction » dans lequel il se retrouve[6].
[28] En l’espèce, le Tribunal fait siens les propos de l’honorable juge Dumas dans une affaire similaire[7] :
(31) Le Tribunal estime que l'infraction ne saurait être complétée et cesser dès la première parution de l'annonce sur le site Internet. En effet, comment concevoir que la publication d'une annonce puisse être interdite un jour et ne plus l'être le lendemain, alors que tous les éléments constitutifs de l'infraction demeurent réunis. Il s'agit pourtant de la même annonce contenant les mêmes informations erronées.
[29] Il ne fait aucun doute qu’il s’agit ici d’une infraction continue à laquelle le Défendeur pouvait choisir d’y mettre fin en se conformant à la loi.
4. S’agit-il d’un cas permettant au Tribunal de ne pas imposer une peine pour chaque jour d’infraction en vertu de l’article 230 du Code de procédure pénale ?
[30] L’article 230 du Code de procédure pénale apporte un bémol à la règle selon laquelle une infraction continue doit être sanctionnée pour chacun des jours que dure l’infraction. Il faut dire que cette règle est extrêmement punitive. Ainsi, dans le présent dossier, la poursuite demande au Tribunal de déclarer le Défendeur coupable de l’infraction continue pour une période de 106 jours. Le Tribunal ne connaît pas encore le montant de l’amende réclamée par le Barreau pour chaque jour d’infraction, mais à titre d’exemple, un simple calcul à partir de la peine minimale de 1 500 $ par jour d’infraction porterait le total à 159 000 $.
[31] Les auteurs Létourneau et Cournoyer[8] commentent ainsi l’article 230 :
La règle peut aussi donner lieu à des abus. La municipalité, mise au courant du fait incriminant depuis déjà quelque temps, laisse courir l’infraction sur plusieurs semaines avant d’intenter les poursuites pénales de sorte que le défendeur fait face à une pluie d’accusations.
(…)
Il appartient alors au poursuivant, au moment de porter la plainte ou lorsque le fait est porté à sa connaissance, de corriger l’abus en réduisant le nombre d’infractions. À défaut par le poursuivant de ce faire, le tribunal serait en droit de conclure que le poursuivant a ratifié ou fait sien cet abus ou ce retard injustifié et qu’il a en somme indûment tardé à intenter la poursuite au sens de l’article 230.
[32] Or, toute poursuite pénale débute au moment de la signification du constat d’infraction[9]. Le constat d’infraction a été signifié au Défendeur seulement le 23 novembre 2016.
[33] Si la poursuite pénale avait été intentée dès le moment de la connaissance de l’infraction par le Poursuivant, il est possible que monsieur Lavertu, considérant le sérieux de la chose, ait mis fin plus rapidement à la situation qui lui est reprochée, au lieu d’attendre jusqu’au 23 septembre 2016.
[34] Le Barreau était au courant de la situation depuis au moins novembre 2015, tel qu’en fait foi la correspondance produite au dossier (P-2). Dans ce contexte, une audition pour représentations sur la peine s’impose.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
DÉCLARE le Défendeur coupable de l’infraction reprochée;
FIXE l’audition pour l’imposition de la peine à 14 :00 le 24 avril 2017, salle 5.08, afin de permettre les représentations conformément à l’article 224 du Code de procédure pénale. Si les parties (et/ou leurs représentants) n’ont aucune représentation à faire, elles sont dispensées d’être présentes. Dans ce cas, l’amende imposée sera l’amende minimale pour un nombre de jours qui sera déterminé par le Tribunal, ainsi que tous les frais, et le délai pour payer cette amende sera de 90 jours.
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__________________________________ JOHANNE WHITE, JUGE DE PAIX MAGISTRAT |
Me Geneviève Gagnon Chenette, boutique de litige inc. Pour le Barreau de Montréal |
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Monsieur Dieuné Fils Lavertu Assume lui-même sa défense |
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Date d’audience : 27 février 2017 |
[1] Loi sur le Barreau, (L.R.Q. c. B-1), art. 132, 133, 136 a).
[2] Code des professions, (L.R.Q. c. C-26), art. 188.
[3] Code de procédure pénale du Québec, RLRQ, C-25.1., art. 155 et 230.
[4] Lessard c. Ordre des acupuncteurs du Québec, 2005 QCCA 832, par. 8.
[5] Développements récents en déontologie, droit professionnel et disciplinaire, (2001), Éditions Yvon Blais Inc., p. 41.
[6] Québec (Société des alcools) c. Syndicat des employés de magasins et de bureaux de la Société des Alcools du Québec, J.E. 95-1528 (C.A.).
[7] Ordre des technologues professionnels du Québec c. Expert en bâtiment Champagne Inc. 2011 QCCQ 10956, par. 31.
[8] Code de procédure pénale du Québec annoté 2016, Létourneau-Cournoyer, Guy Cournoyer, 10e édition, Wilson & Lafleur, p. 531.
[9] Art. 156, Code de procédure pénale.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.