Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (C.G.) c. Gomez |
2015 QCTDP 14 |
JM2166 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-53-000400-133 |
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DATE : |
4 août 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
ROSEMARIE MILLAR |
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AVEC L'ASSISTANCE DES ASSESSEURS : |
Madame Judy Gold Me Pierre Angers |
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COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, agissant en faveur de C... G... |
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Partie demanderesse |
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c. |
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ARMANDO GOMEZ |
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Partie défenderesse |
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UNION DES ARTISTES |
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Partie plaignante |
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et |
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C... G... |
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Partie victime
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JUGEMENT |
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[1] Le Tribunal des droits de la personne (ci-après cité le «Tribunal») est saisi d’une demande de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après citée la «Commission») agissant au nom de madame C... G.... La Commission allègue que madame G... a été victime de discrimination fondée sur le sexe en étant harcelée sexuellement par monsieur Armando Gomez lors d’un événement survenu à Ville A, en Allemagne, le 12 avril 2011.
[2] La Commission allègue que monsieur Gomez a également porté atteinte au droit de madame G... au respect de son intégrité, de sa dignité et de sa vie privée sans distinction ou exclusion fondée sur le harcèlement sexuel et le sexe.
[3] En se fondant sur les articles 1, 4, 5, 10,10.1 et 16 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] (ci-après citée la «Charte»), la Commission réclame à monsieur Gomez le paiement d’une somme totale de 14 000 $, soit une somme de 10 000 $ à titre de dommages moraux et une somme de 4 000 $ à titre de dommages punitifs.
I. LES FAITS
A. La preuve en demande
1. Le témoignage de madame C... G...
[4] Madame C... G... est interprète en danse contemporaine. Sous contrat avec la compagnie Daniel Leveillé Nouvelle danse inc. (ci-après citée la «Compagnie»), elle accompagne la troupe en tournée, à Ville A, en Allemagne, du 11 au 17 avril 2011 pour présenter une chorégraphie intitulée A.
[5] Monsieur Armando Gomez, le défendeur, est directeur technique de la Compagnie lors de cette tournée. Il est responsable de l’éclairage, du son et de la sécurité sur le plateau. Il n’a pas d’autorité sur les danseurs ou sur leur travail.
[6] À Ville A, les membres de la troupe sont hébergés, aux frais de l’employeur, dans des appartements («guests apartments») qui sont situés au-dessus du théâtre Künstlerhaus Mousonturm. L’appartement de madame G... est situé au quatrième étage et comporte une cuisine, une salle de bain et deux chambres à coucher. Elle partage l’appartement avec monsieur Gomez qui occupe l’autre chambre à coucher.
[7] Madame G... arrive à Ville A le 11 avril en matinée. Pour pallier au décalage horaire, elle fait une sieste. Vers 18 ou 19 heures, elle rejoint les autres membres de la troupe au restaurant du théâtre pour manger avec eux et discuter. Elle y consomme deux bières et deux cognacs.
[8] Après le restaurant, vers 22 heures, les membres de la troupe montent à l’appartement de messieurs Fréderik Boivin et Mathieu Campeau, situé à l’étage inférieur de celui de madame G... et de monsieur Gomez, où ils poursuivent la soirée.
[9] Vers 1 heure du matin, le 12 avril, madame G... décide de regagner son appartement voyant que monsieur Gomez et d’autres collègues quittent le groupe. Elle descend l’escalier, se perd et se retrouve à l’extérieur de l’immeuble devant une porte qui ne s’ouvre pas. Elle appelle à l’aide, sans réponse. Peu après, elle accède à l’édifice par une autre entrée et, à la sortie de l’ascenseur au quatrième étage, elle est accueillie à la porte de son appartement par messieurs Boivin et Gomez. Les trois collègues blaguent du détour que madame G... a fait pour se rendre à l’appartement.
[10] Ensuite, monsieur Boivin retourne à son appartement et madame G... se retire dans sa chambre et se couche.
[11] Incommodée par la nausée et les étourdissements causés par sa consommation d’alcool et ne parvenant pas à s’endormir, madame G... enfile une camisole, s’enroule dans une serviette, se rend à la salle de bain et s’y enferme.
[12] Elle s’installe près de la cuvette et, dans l’espoir de faire cesser la nausée, elle provoque des vomissements. Elle s’allonge ensuite sur une serviette sur le plancher de la salle de bain et s’assoupit pendant une quinzaine de minutes. En se réveillant, elle se sent mieux; elle se lave le visage et se brosse les dents.
[13] En contre-interrogatoire, elle affirme n’avoir entendu personne frapper à la porte de la salle de bain pendant les 30 à 45 minutes qu’elle y a passé.
[14] Lorsque madame G... ouvre la porte de la salle de bain pour retourner à sa chambre, elle se trouve face à monsieur Gomez qui lui demande comment elle va. Elle lui répond qu’elle a été malade et qu’elle veut aller se coucher. Il lui dit alors qu’il avait l’impression qu’elle était tombée. Elle lui réplique que tout va bien maintenant et elle se dirige vers sa chambre.
[15] À ce moment-là, monsieur Gomez s’approche de madame G... par derrière et l’enlace « par-dessus » les bras, alors qu’elle tente de maintenir la serviette autour de son corps.
[16] Elle lui dit alors « Voyons, qu’est-ce que tu fais, Armando? ». En riant, il la pousse vers sa chambre à coucher. Elle tente de lui résister et lui réitère « Voyons, lâche-moi Armando […] qu’est-ce que tu fais? »
[17] Monsieur Gomez continue à la pousser jusqu’à sa chambre où il se laisse tomber dans le lit en l’entraînant avec lui. Plus madame G... se débat, plus monsieur Gomez la serre.
[18] Madame G... ne comprend pas pourquoi monsieur Gomez se comporte ainsi et elle lui répète encore une fois « O.K. Armando, lâche-moi, ça suffit ». Il lui répond « Non, pourquoi? ». « Va-t-en » lui dit-elle. « Non, on est bien […] ah, C... » susurre-t-il. Et de sa main, il remonte la serviette sur la cuisse de madame G... qui lâche alors la serviette et repousse la main de monsieur Gomez. Incapable de bouger, madame G... lui dit « […] si tu ne me lâches pas et [si] tu [ne] t’en vas pas, je vais crier ». Monsieur Gomez répond « Non, pourquoi je m’en irais? » et, en rigolant, il commence à l’embrasser dans le cou.
[19] Retenue par monsieur Gomez, madame G... se sent vulnérable, complètement confinée et impuissante. Elle est extrêmement troublée et ignore quand cette situation se terminera.
[20] Après lui avoir demandé environ à huit reprises de cesser ce comportement, elle lui répète encore une fois « Lâche-moi, va-t’en ». Monsieur Gomez lui répond « Pourquoi je m’en irais? ». Elle réplique « Parce que tu [ne] veux pas que je crie […] ».
[21] Monsieur Gomez, alors, lâche prise, s’assoit un moment et, sans dire un mot, sort de la chambre.
[22] Madame G... demeure stupéfaite suite à cet incident qui a duré entre 10 et 15 minutes. Par la suite, elle ressent un immense soulagement qu’il soit enfin terminé. Elle se détend puis s’endort.
[23] Le lendemain matin, vers 11 heures, madame G... croise monsieur Gomez dans l’appartement. Fâchée, elle lui demande ce qu’il faisait dans sa chambre pendant la nuit, ce à quoi il lui répond « Ben (sic) rien ».
[24] Ensuite, madame G... descend et sort pour rejoindre Esther Gaudette, danseuse de la Compagnie, et Sophie Corriveau, répétitrice. Elle leur dit qu’elle ne se sent pas bien et leur confie l’incident qu’elle a vécu pendant la nuit avec monsieur Gomez.
[25] Madame G... raconte également cet incident au directeur de la tournée, monsieur Boivin. Ce dernier les convoque pour entendre leurs versions respectives des faits. Monsieur Gomez, lors de cette rencontre, ne nie pas la version des faits présentée par madame G....
[26] La nuit suivante, pour que madame G... se sente en sécurité, un collègue, Emmanuel Proulx, emménage dans son appartement et occupe l’autre lit de la chambre. Madame G..., pour sa part, change de lit parce qu’elle ne veut plus dormir dans celui de la veille. Elle tente de se convaincre qu’elle n’est pas affectée par ce qu’elle a vécu, toutefois, malgré elle, elle demeure bouleversée.
[27] Suite à cet incident, lors des représentations du 15 et du 16 avril, madame G... se sent mal à l’aise de danser nue devant monsieur Gomez tel qu’il est prévu dans la chorégraphie A, bien qu’elle ait dansé cette chorégraphie en sa présence à de nombreuses reprises au cours des quatre dernières années.
[28] À son arrivée à Montréal, madame G... repart en tournée pour une durée non déterminée par la preuve. Puis, de retour à Montréal, madame G... demeure fortement marquée par les gestes posés par monsieur Gomez à Ville A. Elle se sent déprimée. Elle s’isole, ne sort plus de la maison et ne parvient plus à socialiser. Elle perd toute capacité à avoir du plaisir et même à sourire. Le monde a changé de couleur et tout lui paraît trivial. Elle ne se reconnaît plus. Désemparée, elle se met à la recherche d’aide professionnelle.
[29] Elle s’adresse d’abord au Centre de ressources et transition pour danseur (ci-après « CRTD ») où elle rencontre madame Parise Mongrain qui écoute son histoire et, bien que ce ne soit pas le mandat de son organisme, la réfère tout de même à un psychothérapeute, Michel Brais, et accepte que son organisme défraie les coûts pour les premières séances de traitement.
[30] Madame G... rencontre monsieur Brais à trois ou quatre reprises. Elle pleure du début à la fin des séances de thérapie et en sort épuisée. Monsieur Brais lui suggère de porter plainte afin de chercher une réparation pour le tort qu’elle a subi et, pour la soutenir dans cette démarche, la réfère au Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement sexuel au travail (ci-après cité le « GAISHT »).
[31] Madame Sonia Vallière de l’organisme GAISHT lui conseille de faire appel à son syndicat professionnel, l’Union des artistes. C’est là qu’elle rencontre madame Marie Fisette qui, depuis, devient son soutien moral et l’accompagne dans ses démarches subséquentes.
[32] Le 8 octobre 2011, madame G... fait une réclamation auprès de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (ci-après citée la « CSST ») pour un trouble d’adaptation avec anxiété résultant de l’incident survenu à Ville A le 12 avril 2011. Cette réclamation est refusée dans une décision datée du 13 octobre 2011. Le 26 janvier 2012, une révision du dossier confirme cette décision de refus.
[33] Madame G... consulte aussi un psychiatre, Dre Annie Soulières qui, dans un rapport d’évaluation psychiatrique daté du 27 octobre 2011[2] conclut que madame G... souffre d’un syndrome de stress post-traumatique résultant de l’agression subie de la part d’un collègue lors d’une tournée. À cet égard, la Dre Soulières écrit que madame G... « […] a été confronté à une impuissance telle que l’idée de la mort a surgit (sic), ce qui n’est pas sans conséquence ». La procureure du défendeur s’est opposée au dépôt de ce rapport et l ‘objection a été prise sous réserve par le Tribunal.
[34] Lors du contre-interrogatoire, madame G... mentionne qu’elle a rencontré monsieur Gomez en 2004 à la Compagnie. Depuis, ils y ont travaillé ensemble de façon intermittente, entre autres, lors de tournées. Elle qualifie la relation qu’elle entretenait avec monsieur Gomez avant l’incident du 12 avril 2011 de professionnelle et amicale. Il n’a jamais posé de gestes inappropriés envers elle et n’a jamais tenu des propos à caractère sexuel à son égard avant cette date.
[35] Madame G... ajoute que l’ambiance au sein de la Compagnie est conviviale. Les membres de la troupe vivent dans une ambiance de camaraderie où il leur arrive de se toucher amicalement. Par exemple, lors d’une tournée à Venise, alors que plusieurs des membres de la troupe se trouvaient ensemble en fin de soirée sur un balcon très étroit, madame G... s’est assise sur les genoux de monsieur Gomez et a bu dans le verre d’un collègue.
[36] En réponse à la question de la procureure de la défense, madame G... nie avoir dansé le « duo cochon[3] » avec monsieur Gomez le soir de l’incident à Ville A; elle ignore même à quoi fait référence la procureure par cette expression.
[37] Elle nie également que, lors de l’incident en litige, monsieur Gomez s’est allongé seul sur le lit après l’avoir raccompagnée de la salle de bain, en plaisantant sur le fait qu’elle s’était perdue plus tôt dans la soirée. Elle nie aussi qu’avant de sortir de sa chambre à coucher, monsieur Gomez lui aurait demandé à quelle heure elle prendrait son café le lendemain et que, le lendemain matin, elle aurait demandé à monsieur Gomez de lui apporter du lait.
[38] Le Tribunal note que madame G..., étranglée par l’émotion, pleurait pendant une grande partie de son témoignage et de façon plus intense lorsqu’elle relatait l’incident survenu pendant la nuit.
2. Le témoignage de madame Sophie Corriveau
[39] En 2011, madame Sophie Corriveau est directrice de répétition à la Compagnie. Elle accompagne la troupe lors de la tournée à Ville A.
[40] En arrivant au théâtre le matin du 12 avril 2011, madame Corriveau rencontre madame G... qui est assise à l’extérieur. Madame G... lui raconte les détails des péripéties de la troupe pendant la soirée « bien arrosée » de la veille.
[41] Madame G... lui raconte également qu’une fois rentrée à son appartement, alors qu’elle allait se coucher, monsieur Gomez est entré dans sa chambre et s’est allongé sur elle. Elle a tenté de le repousser, mais il était trop lourd. Lorsqu’elle est finalement parvenue à se dégager, monsieur Gomez est sorti.
[42] La procureure du défendeur s’est opposée à cette partie du témoignage pour cause de ouï-dire alors que le procureur de la Commission a invoqué la notion de plainte spontanée. L’objection a été prise sous réserve par le Tribunal.
3. Le témoignage de madame Parise Mongrain
[43] Madame Mongrain travaille au CRTD dont la mission première est d’aider les danseurs professionnels à faire une transition de carrière. Le centre offre aussi des services d’accompagnement et de référence à des psychologues, des orienteurs et des avocats.
[44] À l’été 2011, madame Mongrain reçoit au centre la visite de madame G... qui sollicite son aide. Celle-ci lui raconte un incident qu’elle a vécu lors d’une tournée à Ville A qui l’a profondément troublée jusqu’à remettre en cause son choix de carrière. La procureure du défendeur s’est opposée à cette partie du témoignage et l’objection a été prise sous réserve par le Tribunal.
[45] Madame Mongrain constate le désarroi de madame G... et la réfère à un psychothérapeute et à un orienteur.
4. Le témoignage de monsieur Michel Brais
[46] Monsieur Brais est psychothérapeute. Sa clientèle est composée, en grande partie, d’artistes et de gens des médias qui le consultent pour stress de performance, anxiété et dépression.
[47] Madame G... consulte monsieur Brais à trois reprises en juin et juillet 2011. Elle arrive à son bureau très bouleversée, en état de choc, après s’être trouvée en état d’impuissance face à la force physique imposée par un collègue qu’elle décrit aussi comme un ami. Elle lui relate avoir subi des pressions de nature sexuelle très insistantes de la part de ce collègue malgré lui avoir dit non à plusieurs reprises. La procureure du défendeur s’est opposée à ce témoignage et l’objection a été prise sous réserve par le Tribunal.
[48] Monsieur Brais a observé chez madame G... des symptômes importants de déséquilibre psychique s’apparentant au stress post-traumatique. Elle était très ébranlée, souffrait d’insomnie, de dépression et de montées d’émotions intenses. Elle avait tendance à s’isoler et ne se sentait en sécurité nulle part, même parmi des amis.
[49] En contre-interrogatoire, monsieur Brais mentionne qu’il estimait alors que madame G... était résiliente, qu’elle pouvait faire face à ces difficultés sans médication.
5. Le témoignage de madame Sonia Vallière
[50] Madame Sonia Vallière, criminologue de formation, est employée du GAISHT.
[51] Madame G... consulte madame Vallière pour la première fois à la fin du mois de juin 2011 au sujet d’un incident de harcèlement sexuel au travail lors d’une tournée en Allemagne.
[52] Madame G... lui raconte qu’en fin de soirée, une fois rentrée dans la chambre à coucher de son appartement, elle ne se sentait pas bien et est allée à la salle de bain. En sortant de la salle de bain, madame G... s’est retrouvée face au directeur technique de la troupe. La procureure du défendeur s’est opposée à ce témoignage et l’objection a été prise sous réserve par le Tribunal.
[53] Celui-ci a commencé à la toucher et l’a entraînée dans la chambre à coucher. Sur le lit, il a touché la cuisse de madame G... et a tenté de l’embrasser, malgré que cette dernière ait manifesté son non-consentement à plusieurs reprises. Il est sorti de sa chambre peu de temps après.
[54] Madame Vallière mentionne que madame G... a trouvé cet incident extrêmement éprouvant et qu’elle avait besoin de parler de ce qu’elle avait vécu. Madame Vallière a discuté de l’incident avec elle et elles ont exploré les démarches possibles à entreprendre à cet égard.
[55] Madame Vallière a aussi révisé la version des faits écrite par madame G... afin de s’assurer qu’elle soit faite en bonne et due forme pour servir dans des plaintes ou des procédures légales.
6. Le témoignage de madame Marie Fisette
[56] Madame Marie Fisette est employée à l’Union des artistes, le syndicat professionnel qui représente les artistes travailleurs autonomes dans les secteurs de la danse, du théâtre et du cinéma.
[57] En juin 2011, madame G... s’adresse à l’Union des artistes pour demander de l’aide suite à une agression qu’elle aurait subie lors d’une tournée en Allemagne. La procureure du défendeur s’est opposée au témoignage de madame Fisette relatif à du ouï-dire et l’objection a été prise sous réserve par le Tribunal.
[58] Madame Fisette reçoit madame G... le 17 juin 2011. Celle-ci lui raconte qu’après une soirée « bien arrosée », elle se sentait étourdie en se couchant. Elle s’est habillée légèrement et s’est rendue à la salle de bain. Elle a vomi et s’est étendue sur une serviette sur le plancher de la salle de bain afin de récupérer. Ensuite, elle s’est brossée les dents et s’est lavée.
[59] En sortant de la salle de bain, elle a rencontré monsieur Gomez qui s’est enquis de sa santé. Madame G... lui a répondu qu’elle allait bien et qu’elle allait se coucher. Monsieur Gomez l’a alors suivie, l’a prise par derrière et l’a entrainée dans sa chambre à coucher en disant « On est bien, ça va bien […] ». Madame G... a commencé à paniquer; elle lui a dit qu’elle voulait dormir et lui a demandé de la lâcher.
[60] Ensuite, monsieur Gomez l’a entraînée dans le lit. Madame G... lui a répété « Va-t-en, Armando ». « Ah non, relaxe, on est bien ensemble » répliqua-t-il, en la touchant sur la jambe et sur la hanche. Madame G... avait seulement une serviette autour de la taille et rien en dessous. Paniquée, elle a lâché la serviette qu’elle tenait pour repousser la main de monsieur Gomez et lui a répété « Lâche-moi, va-t-en dans ta chambre ». « On est bien ensemble. Relaxe » lui répondit-il en l’embrassant dans le cou. Madame G... l’a prévenu qu’elle crierait s’il ne partait pas. Suite à cette menace, monsieur Gomez a quitté la chambre. Madame G... s’est ensuite enfermée et s’est endormie.
[61] Madame Fisette témoigne que, suite à ces événements, madame G... se sentait mal et songeait à abandonner la danse. Elle a consulté madame Fisette dans sa recherche de moyens de « se libérer » de son malaise et pour voir comment elle pourrait obtenir réparation pour le tort qu’elle avait subi.
[62] Depuis, madame Fisette demeure en contact avec madame G.... Elle la conseille et l’accompagne dans ses démarches, notamment dans les procédures légales entreprises.
B. La preuve en défense
1. Le témoignage de monsieur Armando Gomez
[63] Monsieur Gomez connaît madame G... depuis 2004. En 2005, ils dansent ensemble dans une chorégraphie. À partir de 2009, ils participent à plusieurs tournées à l’étranger, notamment à Portland, Oregon, en 2009, dans plusieurs villes européennes en 2010 et, à Ville A, en 2011. Chaque tournée est d’une durée d’une semaine à un mois.
[64] Monsieur Gomez qualifie sa relation avec madame G... pendant ces années de respectueuse et d’amicale. Il apprécie le temps qu’il passe en sa compagnie.
[65] Depuis son adolescence, monsieur Gomez évolue dans le milieu de la danse où les contacts physiques sont courants. Ces contacts sont sans connotation sexuelle et personne ne s’en offusque. Par exemple, lors de la Biennale de Venise en 2010, les membres de la troupe célèbrent leur plaisir de participer à cet évènement lors d’une soirée sur une terrasse. À cette occasion madame G... frotte le dos de monsieur Gomez et s’assoit sur ses genoux, et ce, sans provoquer de malaise.
[66] À Ville A, en avril 2011, la troupe comprend cinq danseurs, deux danseuses et monsieur Gomez. Ils sont accueillis en résidence dans les appartements situés au quatrième et cinquième étage au-dessus du théâtre.
[67] Le 11 avril 2011, monsieur Gomez et quelques membres de la troupe arrivent à Ville A. Ils s’installent sur une terrasse non loin du théâtre où ils sont rejoints par les autres membres de la troupe vers 16 heures. Ils passent un moment ensemble, puis rentrent à l’hôtel pour se reposer.
[68] Ils se retrouvent au restaurant adjacent au théâtre où ils soupent ensemble de 20 à 23 heures. Monsieur Gomez y consomme cinq bières et deux verres de whisky, dont un lui est offert par madame G.... Pour sa part, monsieur Gomez offre deux verres de cognac à madame G.... Il ne fait pas le compte de ses autres consommations.
[69] Pendant la soirée, monsieur Gomez et madame G... racontent à leurs collègues qu’en 2005, ils ont dansé ensemble un duo qu’un des membres de la troupe a nommé le « duo cochon ». Pendant 10 à 15 secondes, ils esquissent, pour les autres membres de la troupe, quelques gestes de cette chorégraphie qui comportent des attouchements sensuels, mais ils le font sans inférence sexuelle.
[70] En quittant le restaurant, les collègues poursuivent la soirée dans l’appartement de messieurs Boivin et Campeau, situé au quatrième étage de l’immeuble. Monsieur Gomez y consomme un verre de whisky et rentre à son appartement au cinquième étage vers 1 heure du matin.
[71] En rentrant dans sa chambre, il laisse la porte ouverte et allume son ordinateur pour prendre ses courriels. Quelques instants plus tard, Frédéric Boivin arrive à son appartement pour s’informer si madame G... était rentrée. Monsieur Boivin est inquiet car il a entendu madame G... crier quelques instants plus tôt. Monsieur Gomez lui dit que madame G... n’est pas encore rentrée et monsieur Boivin retourne alors à son appartement.
[72] Quelques minutes plus tard, madame G... arrive à l’appartement, soit une demi-heure après monsieur Gomez. Elle salue au passage monsieur Gomez dont la porte de chambre est ouverte. Il lui mentionne que monsieur Boivin est passé la voir. Madame G... se retire alors dans sa chambre.
[73] Environ 15 minutes plus tard, monsieur Gomez entend madame G... aller à la salle de bain où elle s’attarde pendant 30 à 45 minutes.
[74] Inquiet, il frappe à la porte de la salle de bain à quatre reprises, à chaque fois avec plus d’insistance. Il demande à madame G... si elle va bien, mais ne reçoit aucune réponse.
[75] Peu après, madame G... sort de la salle de bain et semble surprise de voir monsieur Gomez face à la porte. Inquiet, il lui demande si elle va bien. Elle lui répond qu’elle va bien et se dirige vers sa chambre. Monsieur Gomez la suit en lui racontant que monsieur Boivin est passé car il s’inquiétait après l’avoir entendue crier.
[76] Monsieur Gomez raccompagne madame G... à sa chambre. Il nie l’avoir retenue ou poussée vers sa chambre.
[77] En entrant dans la chambre de madame G..., monsieur Gomez se jette sur le lit de droite. Madame G... lui raconte qu’elle s’est perdue dans l’édifice en rentrant, qu’elle a crié et qu’un résidant lui a indiqué le moyen d’entrer.
[78] Monsieur Gomez affirme « Moi, j’étais couché sur le lit […] ». Il ajoute qu’il a ensuite tiré madame G... vers lui sur le lit et ils se sont retrouvés couchés côte à côte, sur le côté.
[79] Toutefois, en contre-interrogatoire, monsieur Gomez reconnaît avoir écrit dans sa déclaration signée le 1er janvier 2013 et remise à l’enquêtrice de la Commission « Je l’ai prise dans mes bras et je l’ai tirée vers le lit avec moi ».
[80] À la question de sa procureure à savoir où il a placé ses bras quand lui et madame G... sont allongés, monsieur Gomez répond « Quand on est tombé, j’avais un bras comme ça et un bras sur son bras à elle ». Monsieur Gomez affirme également qu’il n’a pas empêché madame G... de bouger et qu’elle pouvait se lever à sa guise.
[81] Couchés tous les deux dans le lit, monsieur Gomez dit à madame G... qu’il est content qu’elle soit là et qu’ils partagent le plus bel appartement et le plus spacieux de l’édifice. Il lui demande si elle aime se coucher dans la position « de la petite cuillère », une position qu’il aime bien et qu’il pratique habituellement avec sa femme et sa fille.
[82] Madame G... lui répond que oui, puis elle ajoute « Tu devrais partir, il faut que tu pars, il faut que tu sors de la chambre » (sic). Monsieur Gomez lui répond « OK […] oui, donne-moi 2 minutes, […] je vais sortir ». Il lui donne alors deux baisers sur son épaule nue et madame G... commence à paniquer. Elle lui répète qu’il doit sortir de sa chambre sur-le-champ.
[83] En la voyant paniquer, monsieur Gomez comprend que madame G... est mal à l’aise et lui dit donc «Calme-toi, c’est correct, y’a (sic) pas de problème, je vais sortir».
[84] À ce moment-là, madame G... enlève la main de monsieur Gomez posée sur son bras. Monsieur Gomez pose alors sa main sur la hanche de madame G.... Son état de panique augmente et elle dit à monsieur Gomez « Là, tu sors de ma chambre, maintenant. Sinon, je vais crier ». Il lui réplique « Tu n’as pas besoin de crier, je vais sortir de ta chambre».
[85] En sortant, afin de s’assurer d’un petit déjeuner tranquille avec madame G..., monsieur Gomez lui demande à quelle heure elle prendrait son café; madame G... répond : « pas avant 11 heures ». Monsieur Gomez retourne alors dans sa chambre.
[86] Monsieur Gomez précise que madame G... lui a demandé de sortir de sa chambre à deux ou trois reprises et qu’il est sorti peu après qu’elle l’a menacé de crier s’il ne le faisait pas. Il mentionne, par ailleurs, que madame G... portait une camisole verte et une serviette autour de la taille. C’est lorsqu’il a mis la main sur sa hanche et qu’il s’est rendu compte qu’elle était nue sous la serviette qu’il a compris l’ambigüité de la situation et la nécessité de quitter la chambre le plus vite possible.
[87] Le lendemain matin, alors que monsieur Gomez lui offre le café, madame G... lui demande ce qu’il faisait dans sa chambre pendant la nuit, ce à quoi il répond « Tu ne te souviens pas? Tu pensais que j’étais en train d’abuser de toi ». Madame G... lui réplique d’un geste qui manifeste son mécontentement.
[88] Monsieur Gomez lui demande ensuite si elle désire quelque chose car il s’apprête à sortir pour faire des courses. Madame G... lui demande de rapporter du lait pour le café. Monsieur Gomez et madame G... se quittent ainsi.
[89] Le reste de la journée se passe sans incident. Dans la soirée, les membres de la troupe se réunissent dans l’appartement de monsieur Gomez et madame G... où ils discutent, mangent, prennent un verre et fument de la marijuana.
[90] Vers 23 heures, alors que leurs invités sont partis pour continuer la soirée dans un autre appartement, madame G... prévient monsieur Gomez de ne pas revenir dans sa chambre cette nuit-là. « Ne t’en fais pas, je [ne] viendrai plus dans ta chambre » réplique monsieur Gomez. Chacun se retire alors dans sa chambre.
[91] Monsieur Gomez affirme que, lors de l’incident, il n’avait aucune intention de faire du mal ou de faire peur à madame G..., une collègue de longue date et une personne avec qui il se sentait en confiance. Ses gestes et ses propos étaient purement affectueux et amicaux et ne révélaient aucune intention ou connotation sexuelle.
[92] Monsieur Gomez ajoute qu’il n’a jamais menacé madame G... de répercussions négatives sur son travail quand elle a insisté pour qu’il quitte sa chambre.
[93] Bien que monsieur Gomez ait consommé de l’alcool tout au long de la soirée, il affirme être néanmoins demeuré en contrôle de ses actes. Cependant, il admet que dans l’euphorie de la fête et sous l’influence de l’alcool, il s’est retrouvé avec une collègue de travail, une amie, dans une situation qui pouvait paraître ambiguë. Toutefois, il n’avait pas de mauvaise intention et il ne voulait pas abuser d’elle.
II. LES QUESTIONS EN LITIGE
[94] La réclamation de la Commission soulève les questions suivantes :
1) La Charte a-t-elle une portée extraterritoriale?
2) Le Tribunal a-t-il compétence vu l’article 438 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[4] ?
3) Madame G... a-t-elle fait l’objet de discrimination fondée sur le sexe en étant harcelée sexuellement dans un contexte de travail contrairement aux articles 10, 10.1 et 16 de la Charte?
4) Madame G... a-t-elle été l’objet d’une atteinte à son droit au respect de son intégrité, sa dignité et sa vie privée sans distinction ou exclusion fondée sur le sexe contrairement aux articles 1, 4, 5, 10 et 10.1 de la Charte?
5) Dans l’affirmative, quelle est la réparation appropriée?
[95] En plus des questions en litige, le Tribunal doit trancher les objections présentées par la procureure de monsieur Gomez qui ont été prises sous réserve, soit :
A. La Commission peut-elle déposer le rapport de la Dre Annie Soulières par le biais de l’article 294.1 du Code de procédure civile[5]?
B. Les témoignages de mesdames Sophie Corriveau, Parise Mongrain, Sonia Vallière, Marie Fisette et de monsieur Michel Brais peuvent-ils être reçus en preuve à titre de plainte spontanée?
III. LES DÉCISIONS PRÉLIMINAIRES SUR LES OBJECTIONS
A. La Commission peut-elle déposer le rapport de la Dre Annie Soulières par le biais de l’article 294.1 C.p.c.?
[96] Le 19 septembre 2014, le procureur de la Commission signifie au défendeur et dépose au greffe du Tribunal un avis de communication du rapport d’un témoin expert en vertu de l’article 402.1 C.p.c.
[97] Il s’agit d’un rapport d’évaluation psychiatrique de la Dre Annie Soulières daté du 27 octobre 2011.
[98] Puis, ayant été informé que l’expert ne pratique plus à Montréal mais à Sept-Îles, le 27 octobre 2014, le procureur de la Commission signifie au défendeur et dépose au greffe du Tribunal un avis de communication d’une déclaration écrite en vertu de l’article 294.1 C.p.c. pour déposer à titre de témoignage le rapport de la Dre Soulières.
[99] La procureure du défendeur soutient que le rapport d’expert de la Dre Annie Soulières s’avère une opinion qui ne peut être produite par le biais de l’article 294.1 C.p.c.
[100] Se fondant sur la décision Cyr[6], la procureure du défendeur prétend que la déclaration écrite selon l’article 294.1 C.p.c. porte uniquement sur des faits à la connaissance personnelle du signataire de cette déclaration et qu’un rapport d’expert ne peut être produit selon l’article 294.1 C.p.c. mais bien selon l’article 402.1 C.p.c.
[101] Le procureur de la Commission soutient que le rapport de la Dre Soulières peut être déposé en preuve en vertu de l’article 294.1 C.p.c.
[102] Il plaide qu’il ne dépose pas le rapport d’évaluation psychiatrique de la Dre Soulières comme une expertise mais comme un certificat médical comportant un diagnostic.
[103] Qu’en est-il?
[104] Les articles 294.1 et 402.1 C.p.c. prévoient que :
Art. 294.1. Le tribunal peut accepter à titre de témoignage une déclaration écrite, pourvu que cette déclaration ait été communiquée et produite au dossier conformément aux règles sur la communication et la production des pièces prévues au présent titre.
Une partie peut exiger que la partie qui a communiqué la déclaration assigne le témoin à l'audience, mais le tribunal peut la condamner à des dépens dont il fixe le montant, lorsqu'il estime que la production du témoignage écrit eût été suffisante.
Art. 402.1. Sauf avec la permission du tribunal, nul témoin expert n'est entendu à moins que son rapport écrit n'ait été communiqué et produit au dossier conformément aux dispositions des sections I et II du chapitre I.1 du présent titre. Toutefois, dans le cas d'une requête autre qu'une requête introductive d'instance, une copie du rapport doit être signifiée aux parties, au moins 10 jours avant la date de l'audition, à moins que le tribunal n'en décide autrement.
La production au dossier de l'ensemble ou d'extraits seulement du témoignage hors cour d'un témoin expert peut tenir lieu de son rapport écrit.
[105] Le Code civil du Québec[7] prévoit les conditions pour lesquelles une déclaration écrite peut-être admise à titre de témoignage :
Art. 2870. La déclaration faite par une personne qui ne comparaît pas comme témoin, sur des faits au sujet desquels elle aurait pu légalement déposer, peut être admise à titre de témoignage, pourvu que, sur demande et après qu'avis en ait été donné à la partie adverse, le tribunal l'autorise.
Celui-ci doit cependant s'assurer qu'il est impossible d'obtenir la comparution du déclarant comme témoin, ou déraisonnable de l'exiger, et que les circonstances entourant la déclaration donnent à celle-ci des garanties suffisamment sérieuses pour pouvoir s'y fier.
Sont présumés présenter ces garanties, notamment, les documents établis dans le cours des activités d'une entreprise et les documents insérés dans un registre dont la tenue est exigée par la loi, de même que les déclarations spontanées et contemporaines de la survenance des faits.
[106] Dans l’arrêt Itenberg[8], rendu en 2000, la Cour d’appel, sous la plume du juge Baudouin, écrit ce qui suit au sujet des conditions d’application de l’article 2870 C.c.Q. et du rapport d’expertise (qui concernait, en l’espèce, la qualité défectueuse de marchandises) :
[l]a troisième, qui résulte du libellé même de l'article, est que cette déclaration porte «.…sur des faits au sujet desquels elle (la personne) aurait pu légalement déposer…».
L'expertise porte évidemment sur des faits, mais non sur la déclaration de l'expert qui est, elle, une opinion, sur l'existence, la portée ou la pertinence de ceux-ci. Notre régime de droit est basé sur un système contradictoire. L'expertise y joue un grand rôle, mais le témoin expert, puisqu'il émet une opinion qui va guider le juge sur un point important, doit d'abord se qualifier comme tel et ensuite éventuellement se soumettre à un interrogatoire et un contre-interrogatoire pour tester la pertinence et fiabilité de son opinion.
[107] La Cour d’appel a donc rejeté la possibilité de déposer un rapport d’expertise par le biais de l’article 2870 C.c.Q.
[108] Cependant, l’arrêt Itenberg ne portait pas sur l’article 294.1 C.p.c. d’alors qui permettait le dépôt en preuve de certaines déclarations écrites énumérées dans l’article, dont le rapport médical.
[109] Or, en 2008, dans l’arrêt Caron, la Cour d’appel a conclu que le juge de première instance avait eu tort de rejeter un rapport d’arpenteur-géomètre que l’appelant cherchait à mettre en preuve sous l’article 294.1 du C.p.c. Elle écrit : «[Le juge de première instance] s’est fondé, à cet égard, sur des arrêts de notre Cour antérieurs à la modification de l’article 294.1 C.p.c. qui a permis, depuis, d’accepter à titre de témoignage une déclaration écrite à des conditions qui sont satisfaites ici, l’avocat de l’intimé en convient».[9]
[110] Tel que le mentionnent les auteurs Tessier et Dupuis[10] (respectivement juge à la Cour supérieure et à la Cour du Québec), depuis la Loi portant réforme du Code de procédure[11], la portée de l’article 294.1 C.p.c. a été étendue. Dorénavant, le Tribunal peut accepter à titre de témoignage toute déclaration écrite pourvu qu’elle ait été communiquée et produite conformément aux règles de la communication et de la production des pièces.
[111] De même, l’auteur Royer écrit :
706 - Documents visés - L’ancien article 294.1 C.p.c. autorisait la production de certains écrits pour remplacer le témoignage de leur auteur. Les documents visés par cette disposition étaient les déclarations prévues au livre De la preuve au Code civil du Québec, notamment un rapport médical, le rapport d’un employeur sur l’état du traitement ou des autres avantages d’un employé, le rapport d’une institution financière sur l’état des dépôts et placements d’une personne, le rapport d’un membre de la Sûreté, d’un policier municipal ou d’un constable spécial et celui de la Commission des normes du travail ou de tout personne nommée par elle, et portant sur l’application des normes du travail édictée par la Loi sur les normes du travail.
Le nouvel article 294.1 C.p.c. a généralisé cette exception au principe selon lequel une personne témoigne devant le tribunal. Désormais, le tribunal peut accepter à titre de témoignage une déclaration écrite, pourvu que cette déclaration ait été communiquée et produite au dossier conformément aux règles sur la communication et la production des pièces.
L’adoption de cette nouvelle disposition est la plus importante exception à la règle du ouï-dire. Dorénavant, il est probable que la preuve écrite devienne également un moyen normal d’établir des faits matériels.[12]
(Références omises)
[112] Vu l’état du droit, le Tribunal est d’avis que le rapport de la Dre Soulières peut être produit par le biais de l’article 294.1 C.p.c. et, en conséquence, rejette l’objection présentée par la procureure du défendeur.
[113] Il est à noter que la procureure du défendeur n’a fait aucune demande pour requérir la présence de la Dre Soulières ni préalablement à l’audience, ni à l’audience.
B. Les témoignages de mesdames Sophie Corriveau, Parise Mongrain, Sonia Vallière, Marie Fisette et de monsieur Michel Brais peuvent-ils être reçus en preuve à titre de plainte spontanée?
[114] Il faut définir ici le concept de la plainte spontanée.
[115] Tel que le note l’auteur Royer :
En common Law, un témoin peut venir relater devant le tribunal une déclaration extrajudiciaire qu’il a entendue lorsque cette déclaration est spontanée et contemporaine, c’est-à-dire lorsqu’elle est faite dans le cours ou immédiatement après un événement. Cette preuve est recevable même lorsque l’auteur de la déclaration peut facilement être entendu et même s’il témoigne. Son admissibilité résulte de sa fiabilité. La contemporanéité et surtout la spontanéité de la déclaration annulent le danger d’inexactitude ou de fausseté.[13]
(Références omises)
[116] Il explique que les arrêts classiques rendus en matière pénale ont été suivis par les juridictions civiles qui ont accepté plus facilement la preuve de ces déclarations.
[117] L’auteur ajoute :
739 - Code civil du Bas Canada - En droit civil québécois, le problème des déclarations contemporaines et spontanées n’a pas donné lieu à de grands développements jurisprudentiels. Celles-ci furent jugées recevables à quelques reprises. Dans la cause Little c. London and Lancashire Guarantee Co. of Canada, le juge a accepté la preuve d’une déclaration relative à la cause d’une chute. Cette déclaration a été faite par la victime à son fils, au moment où celui-ci s’est précipité pour aider son père après l’avoir entendu tomber. Le père avait alors dit à son fils qu’il avait glissé sur le tapis. Dans la cause Bean c. Asbestos Corporation of Canada, la cour a jugé recevable en preuve, à titre de res gestae, une énonciation faite par un ouvrier à son contremaître concernant les douleurs ressenties et la cause de la blessure subie.
(Références omises)
740 - Code civil du Québec - Le troisième alinéa de l’article 2870 du Code civil du Québec crée une présomption simple de fiabilité à l’égard des déclarations spontanées et contemporaines de la survenance des faits. Le législateur québécois a utilisé deux critères élaborés par la common law pour créer cette présomption de fiabilité. Aussi, la jurisprudence des différentes juridictions de common law et surtout la jurisprudence canadienne peut être invoquée pour interpréter ces critères. Une déclaration extrajudiciaire est recevable lorsqu’elle émane de l’auteur, de la victime ou d’un témoin d’un fait et qu’elle est faite en réaction à ce fait, en même temps ou peu de temps après sa survenance.
En common law, une déclaration contemporaine et spontanée est un élément de la res gestae. Aussi, elle est recevable même si l’auteur de la déclaration peut être produit comme témoin.
En droit civil, le législateur traite maintenant la déclaration contemporaine et spontanée comme une exception à la règle de l’irrecevabilité d’une déclaration extrajudiciaire. Cela pourrait restreindre son admissibilité. Ainsi, si l’auteur de la déclaration extrajudiciaire ne témoigne pas, celle-ci ne sera admise que sur autorisation du tribunal, après qu’un plaideur aura établi qu’il est impossible ou déraisonnable d’obtenir ou d’exiger la comparution du déclarant. Si ce dernier témoigne, la déclaration extrajudiciaire sera recevable, si elle est fiable.[14]
[118] Dans la décision Dhawan[15], où il s’agissait d’une discrimination fondée sur le sexe et d’un harcèlement sexuel en cours d’emploi, le Tribunal a retenu le témoignage de la plaignante qui était corroboré par une preuve indirecte, soit des plaintes spontanées et nombreuses faites à des périodes contemporaines à des témoins crédibles.
[119] Or, la Cour d’appel[16] a rejeté l’appel de la décision mentionnée au paragraphe précédent et a conclu que :
[22] [s]ur l'appréciation des témoignages, l'appelant n'a démontré aucune erreur palpable qui permettrait à la Cour d'infirmer l'affirmation suivante du juge de première instance:
Considérant le témoignage plus crédible de la plaignante corroboré par une preuve indirecte et les failles dans le témoignage du défendeur qui en amoindrissent sa crédibilité, le Tribunal conclut que les paroles, les gestes et le comportement du défendeur ont porté atteinte au droit de la plaignante, à son intégrité, à la sauvegarde de sa dignité et de sa réputation et au respect de sa vie privée à la suite d'une discrimination fondée sur le sexe et d'un harcèlement sexuel en cours d'emploi.[17]
[120] Madame G... se plaint d’un incident survenu le 12 avril 2011 à Ville A.
[121] À la même date, quelques heures après l’événement, madame G... se confie à mesdames Gaudette et Corriveau, membres de la troupe de danse. De même, le même jour, elle raconte l’incident au directeur de la troupe, monsieur Boivin, qui convoque les deux protagonistes, ce qui n’est pas nié.
[122] La preuve révèle qu’à son retour à Montréal, en avril 2011, madame G... repart en tournée pour son travail pour une durée indéterminée.
[123] De retour à Montréal, à l’été 2011, madame G... s’adresse au CRTD et raconte son histoire à madame Mongrain qui la réfère à monsieur Brais, un psychothérapeute.
[124] En juin et en juillet 2011, madame G... consulte monsieur Brais à trois reprises pour une thérapie.
[125] À la fin du mois de juin 2011, madame G... consulte madame Vallière de l’organisme GAISHT, qui après l’avoir entendue, lui conseille de faire appel à son syndicat professionnel, l’Union des artistes.
[126] Enfin, en juin 2011, à l’Union des artistes, madame G... rencontre madame Fisette qui devient son soutien moral et l’accompagne dans ses démarches.
[127] Ces témoignages font état des déclarations de madame G... dont la première, en ce qui a trait à madame Corriveau, a été faite le jour même de l’incident.
[128] Même si toutes ces déclarations ont été faites en réaction à l’incident reproché et peu de temps après sa survenue, le Tribunal statue que seule la déclaration faite à madame Corriveau, le jour même de l’incident, est contemporaine et spontanée et, à ce titre, le témoignage de madame Corriveau, vu sa fiabilité et le contexte, peut être introduit en preuve comme relatant une plainte spontanée.
[129] En conséquence, le Tribunal rejette l’objection présentée par la procureure du défendeur quant au témoignage de madame Corriveau, lequel est déclaré recevable en preuve à titre de plainte spontanée.
[130] Tel n’est pas le cas pour les déclarations faites à mesdames Mongrain, Vallière et Fisette ainsi qu’à monsieur Brais, qui sont éloignées dans le temps, et qui ne peuvent être qualifiées de «plaintes spontanées».
[131] Quant aux déclarations faites à mesdames Mongrain, Vallière et Fisette et à monsieur Brais, le Tribunal accueille l’objection présentée par la procureure du défendeur relativement aux paroles qu’auraient prononcées madame G... en lien avec l’incident qui s’est produit à Ville A. Ces témoins peuvent cependant corroborer les démarches entreprises par madame G... et également décrire l’état dans lequel elle se trouvait lorsqu’elle leur a demandé de l’aide.
IV. LES DISPOSITIONS APPLICABLES
[132] Les articles 1, 4, 5, 10, 10.1, et 16 de la Charte se lisent comme suit:
Art. 1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu'à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté de sa personne.
Il possède également la personnalité juridique.
Art. 4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
Art. 5. Toute personne a droit
au respect de sa vie privée.
Art. 10. Toute personne a droit à la reconnaissance
et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans
distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe,
la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure
prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue,
l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou
l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
Art. 10.1. Nul ne doit harceler une personne en raison de l'un des motifs visés dans l'article 10.
Art. 16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l'embauche, l'apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d'une personne ainsi que dans l'établissement de catégories ou de classifications d'emploi.
V. L’ANALYSE
A. La Charte a-t-elle une portée extraterritoriale?
[133] La preuve révèle que l’incident reproché s’est produit en Allemagne pendant une tournée de la Compagnie lors de laquelle madame G... est interprète de danse sous contrat avec la Compagnie et monsieur Gomez en est le directeur technique.
[134] Le Tribunal doit décider s’il a compétence et si la Charte est applicable?
[135] Or, les parties n’ont pas fait de représentations relatives à l’application de la Charte lors des plaidoiries.
[136] Interrogé par le Tribunal, le procureur de la Commission soutient que la Charte est applicable vu l’alinéa 2 de l’article 3126 du C.c.Q.
[137] Quant à la procureure du défendeur, elle soutient que la Charte n’est pas applicable vu l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état-major de la défense)[18] et au jugement rendu en première instance qu’elle confirmait.[19]
[138] Le Tribunal ne retient pas cet argument.
[139] L’affaire Amnistie internationale Canada concernait l’applicabilité de la Charte canadienne des droits et libertés[20] au traitement de prisonniers afghans par les Forces canadiennes et au transfert de ces prisonniers par les Forces canadiennes aux autorités afghanes alors que les relations internationales du Canada étaient directement mises en cause.
[140] Or, la Charte canadienne ne s’applique qu’à l’endroit d’acteurs étatiques[21] et elle ne s’applique à l’étranger qu’avec le consentement de l’État en cause[22].
[141] La situation est différente avec la Charte québécoise qui s’applique aux rapports entre personnes privées en plus d’être applicable à un groupe d’acteurs étatiques.
[142] Puisqu’aucun acteur étatique, québécois ou allemand, n’est impliqué en l’espèce, la jurisprudence relative à l’application extraterritoriale de la Charte canadienne n’est pas pertinente pour déterminer l’application extraterritoriale de la Charte.
[143] La Charte ne comporte pas de disposition qui définit son application dans l’espace et la jurisprudence relative à cette loi n’a pas abordé la question de sa portée extraterritoriale.
[144] Vu le silence du législateur, il faut recourir au droit commun à titre supplétif pour circonscrire l’application de la Charte[23].
[145] Pour ce faire, deux conditions doivent être respectées : le droit commun doit permettre des redressements efficaces et compatibles avec la nature quasi-constitutionnelle des droits protégés par la Charte et il doit être analysé selon les principes d’interprétation qui s’appliquent en matière de droits de la personne[24].
[146] L’article pertinent, soit l’article 3126 C.c.Q., qui se retrouve au dixième livre du C.c.Q. sur le droit international privé, prévoit :
Art. 3126. L'obligation de réparer le préjudice causé à autrui est régie par la loi de l'État où le fait générateur du préjudice est survenu. Toutefois, si le préjudice est apparu dans un autre État, la loi de cet État s'applique si l'auteur devait prévoir que le préjudice s'y manifesterait.
Dans tous les cas, si l'auteur et la victime ont leur domicile ou leur résidence dans le même État, c'est la loi de cet État qui s'applique.
[147] Le premier alinéa de l’article 3126 C.c.Q. énonce la règle générale selon laquelle la loi de l’État où le fait générateur du préjudice est survenu s’applique[25].
[148] Ceci signifie que l’acte reproché au défendeur qui aurait été commis en Allemagne serait régi par la loi de l’Allemagne.
[149] La règle souffre de deux exceptions.
[150] D’abord, si le lieu du préjudice et le lieu du fait générateur sont différents, la loi du lieu du préjudice s’appliquera à condition que l’auteur du préjudice ait dû prévoir que le préjudice s’y manifesterait.
[151] Quant à l’autre exception, prévue au deuxième alinéa de l’article 3126 du C.c.Q., elle s’applique dans le cas où la victime et l’auteur du préjudice sont domiciliés ou résidents habituels dans le même état[26] auquel cas la loi de l’État où ils sont domiciliés ou ils résident habituellement s’applique.
[152] C’est cette situation qui correspond aux faits de l’espèce car madame G... et le défendeur sont domiciliés au Québec et étaient domiciliés au Québec au moment où l’acte aurait été posé.
[153] En conséquence, le Tribunal conclut qu’il a compétence et que la Charte est applicable.
B. Le Tribunal a-t-il compétence vu l’article 438 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ?
[154] Se soulève la question des actes posés dans le cadre du travail puisque, pour décider si madame G... a fait l’objet d’un harcèlement sexuel dans un contexte de travail, le Tribunal doit déterminer si elle se trouvait effectivement dans le cadre de son travail au moment des actes reprochés.
[155] Or, pour ce faire, le Tribunal doit décider s’il a compétence vu la LATMP puisqu’en vertu de l’article 438 de celle-ci, une personne ne peut intenter de recours en responsabilité civile contre son employeur en cas de lésion professionnelle[27], la CSST ayant compétence exclusive[28].
[156] La Cour suprême a même décidé dans l’arrêt Béliveau St-Jacques[29] qu’un recours en responsabilité civile fondé sur les dispositions de la Charte ne pouvait être intenté contre un employeur par une victime d’une lésion professionnelle.
[157] Le 8 octobre 2011, madame G... a présenté une réclamation auprès de la CSST pour un trouble d’adaptation avec anxiété à la suite d’une agression de nature sexuelle de la part d’un collègue de travail survenue à Ville A lors d’une tournée d’un spectacle de danse.
[158] Cette réclamation a été refusée par la CSST le 13 octobre 2011[30] au motif que les évènements décrits ne permettaient pas de conclure qu’il s’agissait d’un accident de travail, ni d’une autre catégorie de lésion professionnelle et, en conséquence, aucune indemnité n’a été versée.
[159] Madame G... a demandé la révision de la décision de la CSST.
[160] Le 26 janvier 2012, la décision de la CSST était confirmée[31] puisque, selon la Révision administrative, l’événement rapporté ne s’était pas produit ni par le fait, ni à l’occasion du travail car les activités de madame G... à ce moment étaient purement personnelles.
[161] Notons également que la LATMP, à son article 442, interdit à un travailleur victime d’une lésion professionnelle d’intenter une action en responsabilité civile contre un travailleur ou un mandataire de l’employeur assujetti à la loi pour une faute commise dans l’exercice de ses fonctions.
[162] C’est ce qu’entreprend la Commission pour madame G... puisqu’elle poursuit l’auteur du harcèlement présumé qui n’est ni son employeur ni un supérieur mais un collègue de travail.
[163] Dans une décision récente, le Tribunal a accordé des dommages matériels malgré le rejet d’une demande d’indemnisation par la CSST. Toutefois, le Tribunal ne s’est pas penché sur sa compétence.[32]
[164] L’interdiction d’intenter un recours en responsabilité civile prévue par l’article 438 de la LATMP s’inscrit dans ce que le juge Gonthier, dans Béliveau St-Jacques, a qualifié de «système d’indemnisation fondée sur les principes d’assurance et de responsabilité collective sans égard à la faute, axé sur l’indemnisation et donc sur une forme de liquidation définitive des recours[33]».
[165] La Cour d’appel, dans l’arrêt Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec[34], a conclu qu’en vertu du deuxième alinéa de l’article 125.16 de la Loi sur les normes du travail[35] (lequel prévoit que la Commission des relations de travail [ci-après citée «CRT»] doit réserver sa décision quand un salarié a été victime de harcèlement psychologique lorsque le salarié est victime d’une lésion professionnelle en résultant), la CRT «n’aurait [alors] eu compétence pour accorder des dommages moraux et punitifs, ou une indemnité pour le salaire perdu, que dans l’hypothèse où la CSST et la [Commission des relations du travail] avaient conclu à l’absence d’une lésion professionnelle conséquente à un harcèlement psychologique»[36].
[166] Puisqu’en l’espèce la CSST a déterminé qu’elle n’avait pas compétence parce qu’il ne s’agissait pas de lésion professionnelle, l’acte commis n’ayant pas été posé dans le contexte du travail selon celle-ci, le Tribunal conclut qu’il est compétent.
[167] Le Tribunal ajoute qu’il n’est pas lié par la conclusion de la CSST à l’effet que madame G... n’était pas dans le cadre de son travail au moment de l’incident.
[168] Qu’en est-il ?
[169] Les circonstances de l’événement du 12 avril 2011 ont manifestement un lien avec le contexte du travail puisque madame G... et monsieur Gomez sont des collègues, employés de la même troupe de danse et qu’ils travaillent côte à côte, elle, à titre de danseuse, lui, à titre de directeur technique, durant une tournée de la Compagnie à l’étranger.
[170] De plus, madame G... et monsieur Gomez partagent un appartement fourni par la Compagnie dans le théâtre où la chorégraphie est présentée et dans lequel ils occupent chacun une chambre.
[171] Dans ces circonstances, le Tribunal conclut que l’incident reproché est survenu dans le cadre du travail de madame G....
C. Madame G... a-t-elle fait l’objet de discrimination fondée sur le sexe en étant harcelée sexuellement dans un contexte de travail contrairement aux articles 10, 10.1 et 16 de la Charte?
[172] Les versions sont contradictoires.
Version retenue
[173] Pour déterminer si madame G... a fait l’objet de discrimination fondée sur le sexe en étant harcelée sexuellement dans un contexte de travail, le Tribunal doit décider quelle version il retiendra.
[174] C’est la Commission qui a le fardeau d’établir, par une preuve prépondérante, que madame G... a subi du harcèlement sexuel à l’occasion de son travail.
[175] Les versions de madame G... et de monsieur Gomez sont résumées ci-avant dans le jugement.
[176] Le Tribunal retient la version de madame G... laquelle est confirmée en partie par la plainte spontanée qu’elle a faite à madame Corriveau qui est un témoin fiable, neutre et n’a aucune raison de témoigner ainsi, sinon pour dire la vérité.
[177] Madame G... s’est confiée rapidement à madame Corriveau, soit le même jour que l’incident. Madame Corriveau relate l’incident raconté par madame G... différemment de la version donnée par cette dernière. Cependant une chose est claire, l’incident sur le lit est survenu contre le gré de madame G... qui a tenté en vain de repousser monsieur Gomez.
[178] Madame G... a témoigné longuement, sobrement, tout en étant manifestement très éprouvée par la situation. Son témoignage a d’ailleurs été interrompu à plusieurs reprises par ses pleurs.
[179] Madame G... n’a pas tenté de noircir la crédibilité de monsieur Gomez, de même, elle n’a pas semblé exagérer. Elle a expliqué avec moult détails l’incident et ce, sans se contredire.
[180] Quant à monsieur Gomez, le Tribunal considère d’abord que sa version n’est guère plausible.
[181] Ainsi, alors que monsieur Gomez est inquiet parce que madame G... reste dans la salle de bain pendant 30 à 40 minutes et qu’il lui demande à plusieurs reprises si elle va bien croyant qu’elle était tombée, il la suit, bien qu’il soit plus d’une heure du matin, se jette sur un lit, la tire vers lui afin qu’ils soient couchés côte à côte et il lui demande si elle aime la position de la «petite cuillère», position qu’il précise expressément pratiquer habituellement avec sa femme et sa fille.
[182] Cette explication est peu crédible selon le Tribunal.
[183] De plus, selon la version de monsieur Gomez, toujours dans le même contexte, alors que madame G... est vêtue d’une camisole et d’une serviette qu’elle tient et qu’elle lui demande de partir, il l’embrasse sur son épaule nue à deux reprises.
[184] Monsieur Gomez affirme que ce n’est qu’après avoir mis la main sur la hanche de madame G... qu’il aurait réalisé qu’elle était nue sous sa serviette, que la situation était ambiguë et qu’il devait quitter la chambre le plus vite possible.
[185] Monsieur Gomez mentionne également que madame G... lui a demandé de sortir de sa chambre à deux ou trois reprises et qu’il est sorti après qu’elle l’a menacé de crier. Si la position «de la petite cuillère» était consensuelle et véritablement acceptée par madame G..., pourquoi, dans les instants qui ont suivi, celle-ci doit le menacer de crier pour qu’il sorte de sa chambre ? L’explication est boiteuse.
[186] De plus, monsieur Gomez a admis en contre-interrogatoire qu’il s’est contredit lorsqu’il a dit à l’enquêtrice de la Commission «je l’ai prise dans mes bras et je l’ai tirée vers le lit avec moi» plutôt que ce qu’il a dit à l’audience, soit qu’il n’a que tiré madame G... vers lui sans la pousser.
[187] Monsieur Gomez s’est contredit également quant il mentionne, lors de son témoignage, tel qu’il est relaté au paragraphe 79 du jugement : «quant on est tombé» plutôt qu’il l’a ensuite tirée vers lui sur le lit.
[188] Le Tribunal croit que monsieur Gomez tente de minimiser sa conduite pour prétendre qu’il s’agit d’un énorme malentendu plutôt qu’une situation ambiguë dans un climat de sexualité, situation à laquelle madame G... ne consentait manifestement pas.
[189] Pour ces motifs, le Tribunal ne croit pas monsieur Gomez car son témoignage est invraisemblable et comporte des contradictions.
[190] Cependant, la Commission a-t-elle établi pour autant par preuve prépondérante que l’événement tel que décrit par madame G... constitue un harcèlement sexuel dans le cadre du travail ?
[191] Le Tribunal doit ainsi déterminer si les critères du harcèlement sexuel au travail sont présents.
Critères du harcèlement sexuel au travail
[192] Le droit de ne pas être harcelé, prévu à l’article 10.1 de la Charte, est autonome et est différent du droit à ne pas être discriminé[37], prévu à l’article 10, et ce, même si le harcèlement est une forme de discrimination[38].
[193] Pour qu’il y ait harcèlement, non seulement les gestes et les actes reprochés doivent constituer du harcèlement mais il faut établir qu’il y avait un motif prévu à l’article 10.
[194] Dans l’affaire Janzen, qui demeure l’arrêt de référence en la matière, la Cour suprême a défini le harcèlement sexuel au travail comme étant «une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu du travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour les victimes de harcèlement»[39].
[195] La Cour suprême ajoute : «[e]n imposant à un employé de faire face à des gestes sexuels importuns ou à des demandes sexuelles explicites, le harcèlement sexuel sur les lieux du travail est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain»[40].
[196] Dans l’arrêt Habachi, la Cour d’appel donne des précisions sur l’exigence de la conduite non sollicitée et sur les effets défavorables ou conséquences préjudiciables en matière d’emploi.
[197] Ainsi, dans Habachi, la juge Deschamps (alors à la Cour d’appel) écrit :
[l]’étude de cette question nous ramène à Janzen qui demeure l’arrêt de référence en matière de harcèlement sexuel en milieu de travail. Selon la définition du juge Dickson (citée ci-haut), le harcèlement sexuel en milieu de travail comporte trois éléments; une conduite de nature sexuelle, une conduite non sollicitée et un effet défavorable.[41]
[198] Quant à la conduite non sollicitée, la juge Deschamps précise ce qui suit :
[t]out en écartant la motivation du harceleur ou son intention, les faits reprochés doivent pouvoir être objectivement perçus comme non désirables.[42]
[199] De plus, la juge Deschamps, notant que les tribunaux et les auteurs étaient unanimes quant au fait que la répétition n’est pas un facteur essentiel de harcèlement sexuel au travail, écrit :
[d]ans le cas du harcèlement sexuel en milieu de travail, le critère de la répétition a cédé le pas au critère de l’effet défavorable. Plus la conduite est grave, moins grande sera l’exigence de la répétition. Ainsi, lorsqu’une victime subit un viol physique au travail, elle en subit certainement des conséquences défavorables, profondes et prolongées. Dans un tel contexte, il est facile d’expliquer la mutation du critère de la répétition. Plus les gestes seront graves, plus ils seront susceptibles d’engendrer des conséquences défavorables. Moins les gestes seront graves et plus grande sera la nécessité de chercher une notion de répétition avant de conclure à une atteinte qui constitue du harcèlement.[43]
[200] La juge Deschamps explique par la suite que l’assouplissement du critère de la répétition se justifie par le contexte de la captivité et de la dépendance de l’employé qui doit fournir sa prestation de travail même après avoir été l’objet d’un assaut grave «bien qu’il continue nécessairement à en subir les contrecoups»[44]. Elle ajoute qu’elle hésiterait à imposer cet élargissement à toutes les formes de harcèlement ou à tous les contextes.
[201] Dans le même arrêt, le juge Baudouin (qui ne souscrit pas à certaines parties de l’analyse de la juge Deschamps et au résultat proposé pour l’une des intimées) faisant l’historique de la définition de «harcèlement», écrit :
[q]uoi qu’il en soit, et au-delà de la magie des mots, je tiens pour acquis, comme les auteurs précités, qu’en droit du moins, contrairement à la linguistique, un seul acte, à condition qu’il soit grave et produise des effets continus dans l’avenir, puisse effectivement constituer du harcèlement. J’endosse donc, à cet égard, les conceptions larges proposées par certains auteurs, notamment Maurice Drapeau, Catherine MacKinnon et A. Aggarwal.
Cependant, à moins de vider complètement le concept de harcèlement de tous son sens, de le banaliser et de réduire ainsi l’impact que voulait donner le législateur à cet acte, il faut pour qu’un seul acte puisse ainsi être qualifié, que celui-ci présente un certain degré objectif de gravité. Les auteurs précités parlent de viol ou de tentative de viol, donc d’agression sexuelle. On peut probablement ajouter à ceux-ci la sollicitation insistante d’obtenir des faveurs sexuelles sous menace, par exemple, de congédiement dans le cas d’une employée. Alors, en effet, l’acte ne reste pas véritablement isolé puisque son impact (la menace de congédiement) se perpétue dans le temps.
Je ne pense pas par contre que l’on puisse, en droit, qualifier de harcèlement une simple blague, un simple geste, une simple parole, une simple tentative de flirt ou une simple insinuation à connotation sexuelle, à moins évidemment, hypothèse toujours possible, que ceux-ci soient d’une exceptionnelle gravité. La présence d’une protection législative contre des abus qui, sans aucun doute méritent sanction ne doit pas être banalisée et, pour autant, empêcher les contacts sociaux tolérables et courants. Le rôle de la loi n’est pas de réprimer le mauvais goût, mais seulement les conduites socialement intolérables.[45]
[202] Voyons les trois critères.
[203] Les gestes posés par monsieur Gomez dans la nuit du 12 avril 2011 sont manifestement de nature sexuelle. Ils pourraient être qualifiés d’agression sexuelle et non d’un énorme malentendu dans un milieu moins inhibé tel que l’a plaidé la procureure du défendeur.
[204] Monsieur Gomez a immobilisé madame G... contre son gré, l’a maintenue dans une position de confinement pendant une période de 10 à 15 minutes et ce malgré qu’elle se soit débattue, a remonté la serviette sur la cuisse de madame G... (alors qu’elle est nue vêtue seulement d’une camisole) et ce, en rigolant, en l’embrassant dans le cou, après qu’elle lui ait dit non à environ huit reprises.
[205] Le Tribunal conclut que les faits décrits par madame G... sont graves, même si les gestes posés ne se situent pas au plus haut niveau sur l’échelle de gravité de l’agression sexuelle et que telle conduite n’est survenue qu’à une occasion.
[206] De même, la preuve révèle clairement qu’il s’agit d’une conduite non sollicitée.
[207] Quant au critère des effets défavorables ou préjudiciables en matière d’emploi, la preuve révèle que madame G... était ensuite, lors des deux représentations, mal à l’aise pour exécuter sa prestation de travail soit de danser parfois nue devant son collègue, le défendeur, tel que l’exigeait la chorégraphie.
[208] Bien que monsieur Gomez ne soit pas l’employeur de madame G..., il est un travailleur comme elle dans la Compagnie, dont il est le directeur technique, alors que madame G... doit fournir des prestations de danse, parfois nue, et pour lesquelles elle n’a pas le choix que de s’exécuter devant lui.
[209] Le Tribunal estime que, pendant cette tournée avec la Compagnie, madame G... était captive (d’autant plus qu’elle est à l’étranger) et dépendante (car sous contrat avec la Compagnie).
[210] On peut concevoir qu’il aurait été difficile pour madame G... de cesser de fournir sa prestation de travail alors qu’elle est en tournée en Allemagne.
[211] Selon l’arrêt Janzen[46], le dénominateur commun des descriptions du harcèlement sexuel est l’utilisation d’une situation de pouvoir pour imposer des exigences sexuelles dans le milieu du travail et de modifier ainsi de façon négative les conditions de travail d’employés qui doivent lutter contre ces demandes sexuelles.
[212] L’abus de pouvoir ne relève pas exclusivement des rapports hiérarchiques; il peut aussi bien s’exercer à l’occasion de rapports ou de relations entre collègues et compagnons de travail de même niveau.
[213] Dans l’affaire Groupe Agrinet[47], le Tribunal a écrit :
[p]our prouver qu’il y a eu harcèlement sexuel, la demanderesse devait essentiellement établir l’existence d’actes vexatoires ou non désirés à connotation sexuelle ayant, par leur caractère répétitif ou la gravité de leurs conséquences, une continuité dans le temps.
[214] Cette continuité dans le temps se retrouve en l’espèce puisque l’effet défavorable ou préjudiciable en matière d’emploi s’est poursuivi lors des deux représentations de la tournée de la Compagnie en Allemagne et s’est poursuivi également au retour de madame G... à Montréal, celle-ci ayant été particulièrement éprouvée par la conduite de monsieur Gomez.
[215] L’agression de nature sexuelle dont a été victime madame G... a eu un effet défavorable sur son emploi durant toute la tournée puisque madame G... était mal à l’aise de danser nue devant monsieur Gomez, employé comme elle mais directeur technique en charge, entre autres, de l’éclairage.
[216] Compte tenu des faits reprochés, du contexte et de la période pendant laquelle madame G... a ressenti les effets défavorables et préjudiciables de la conduite de monsieur Gomez, le Tribunal conclut que madame G... a été victime de harcèlement sexuel dans un contexte de travail de la part de son collègue et directeur technique, monsieur Gomez.
D. Madame G... a-t-elle été l’objet d’une atteinte à son droit au respect de son intégrité, sa dignité et sa vie privée sans distinction ou exclusion fondée sur le sexe contrairement aux articles 1, 4, 5, 10 et 10.1 de la Charte?
[217] La Cour suprême, dans l’arrêt Janzen, sous la plume du juge en chef Dickson, a écrit que «le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain»[48].
[218] Dans l’arrêt St-Ferdinand, la Cour suprême s’exprime ainsi au sujet du droit à la sauvegarde de la dignité de la personne :
[l]e Tribunal des droits de la personne du Québec, dans Commission des droits de la personne du Québec c. Lemay, précité, exprime correctement, à mon avis, l'essence du droit à la sauvegarde de la dignité de la personne (à la p. 1972):
En conséquence, chaque être humain possède une valeur intrinsèque qui le rend digne de respect. Pour la même raison, chaque être humain a droit à la reconnaissance et à l'exercice en pleine égalité des droits et libertés de la personne.
À la lumière de la définition donnée à la notion de «dignité» de la personne et des principes d'interprétation large et libérale en matière de lois sur les droits et libertés de la personne, j'estime que l'art. 4 de la Charte vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l'être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu'elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle-même.
Par ailleurs, contrairement au concept d'intégrité, à mon avis, le droit à la dignité de la personne, en raison de sa notion sous-jacente de respect, n'exige pas l'existence de conséquences définitives pour conclure qu'il y a eu violation. Ainsi, une atteinte même temporaire à une dimension fondamentale de l'être humain violerait l'art. 4 de la Charte. Cette interprétation s'appuie également sur la nature des autres droits protégés à l'art. 4, soit l'honneur et la réputation: noscitur a sociis. En effet, la violation de ces garanties ne requiert pas nécessairement qu'il existe des effets de nature permanente quoique ceux-ci puissent l'être.[49]
[219] Tel qu’il appert de la décision Syndicat des professionnelles du Centre de jeunesse de Québec (CSN) c. Desnoyers[50], le droit à la vie privée garantit une sphère d’intimité capable de résister à l’intrusion d’autrui. Cette sphère comprend d’abord le corps et l’esprit de la personne et s’étend jusqu’à l’habitat. Le harcèlement sexuel au travail porte ainsi atteinte au droit à la vie privée[51].
[220] En conséquence, le Tribunal conclut que madame G... a été l’objet d’une atteinte discriminatoire à son droit au respect de son intégrité, sa dignité et sa vie privée.
E. Quelle est la réparation appropriée?
[221] L’article 49 de la Charte se lit :
Art. 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
[222] La Commission soutient que la somme de 14 000 $, soit une somme de 10 000 $ à titre de dommages moraux et de 4 000 $ à titre de dommages punitifs, devrait être accordée à madame G....
[223] Madame G... a profondément été affectée par les gestes de monsieur Gomez. Elle a souffert d’un choc post-traumatique selon la Dre Soulières, psychiatre.
[224] La preuve révèle que madame G... est demeurée fortement marquée par les gestes posés par le défendeur. Elle s’est sentie déprimée. Elle s’est isolée, ne sortant plus de la maison et ne parvenant plus à socialiser.
[225] Madame G... mentionne avoir perdu la capacité d’avoir du plaisir et à sourire. Le monde a changé de couleur et lui paraît trivial.
[226] Elle a consulté monsieur Brais, psychothérapeute, à trois à quatre reprises.
[227] De plus, même lors de son témoignage, madame G... est très affectée et pleure à plusieurs reprises.
[228] Le Tribunal fait siens les propos de la juge Rayle de la Cour d’appel dans l’arrêt Bou Malhab c. Métromédia CMR Montréal inc.[52] quant au préjudice moral :
[q]ue le préjudice moral soit plus difficile à cerner ne diminue en rien la blessure qu’il constitue. J’irais même jusqu’à dire que parce qu’il est non apparent, le préjudice moral est d’autant plus pernicieux. Il affecte l’être humain dans son for intérieur, dans les ramifications de sa nature intime et détruit la sérénité à laquelle il aspire, il s’attaque à sa dignité et laisse l’individu ébranlé, seul à combattre les effets d’un mal qu’il porte en lui plutôt que sur sa personne ou sur ses biens.[53]
[229] C’est une description très juste de ce qu’a vécu madame G....
[230] Le Tribunal conclut que la somme de 5 000 $ doit être accordée à madame G... pour ses dommages moraux.
[231] En ce qui a trait aux dommages punitifs, ils peuvent être accordés si l’atteinte à un droit prévu à la Charte est illicite et intentionnel.
[232] La Cour suprême dans l’arrêt St-Ferdinand, sous la plume de la juge L’Heureux-Dubé a décidé :
[e]n conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère. [54]
[233] Malgré les conséquences des gestes posés par monsieur Gomez auprès de madame G..., le Tribunal ne peut conclure que ce dernier avait le désir ou la volonté de causer des conséquences de sa conduite fautive.
[234] La conduite de monsieur Gomez est inacceptable mais, dans le contexte de la présente affaire, peut-on conclure qu’il a volontairement voulu causer les conséquences de sa conduite fautive auprès de madame G... ?
[235] Le Tribunal conclut par la négative estimant que, dans les circonstances, la preuve révèle que monsieur Gomez n’a pas recherché les effets de sa conduite mais a plutôt été insouciant ou négligent quant à leur conséquence sur madame G....
[236] En conséquence, le Tribunal rejette la demande de condamnation du défendeur à des dommages punitifs.
VI. LES CONCLUSIONS
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[237] ACCUEILLE en partie la demande introductive d’instance;
[238] CONDAMNE Armando Gomez à payer la somme de 5 000$ à C... G... à titre de dommages moraux, avec les intérêts et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la signification de la proposition des mesures de redressement (16 septembre 2013);
[239] LE TOUT, avec dépens.
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__________________________________ ROSEMARIE MILLAR, Juge au Tribunal des droits de la personne |
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Me Maurice Drapeau |
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BOIES DRAPEAU BOURDEAU 360, rue Saint-Jacques, 2e étage Montréal (Québec) H2Y 1P5 |
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Pour la partie demanderesse |
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Me Yasmina Boukossa |
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SABBAGH & ASSOCIÉS S.E.N.C.R.L. 10222, boul. St-Michel, suite 220 Montréal (Québec) H1H 5H1 |
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Pour la partie défenderesse |
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Date d’audience : |
23 février 2015 |
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[1] RLRQ, c. C-12.
[2] Pièce P-3.
[3] Par cette expression, la procureure de la défense fait référence à une chorégraphie sensuelle du projet Socrate appelée ainsi par un chorégraphe de la troupe.
[4] RLRQ, c. A-3.001 (ci-après citée «LATMP»).
[5] RLRQ, c. C-25 (ci-après cité le «C.p.c»).
[6] Cyr c. Agence de revenu du Québec, 2014 QCCQ 7625.
[7] RLRQ (ci-après cité «C.c.Q»).
[8] Itenberg c. Les Breuvages Cott inc. et Crown Cork & Seal Canada inc., 2000 CanLII 7586 (QCCA), par. 18-19.
[9] Caron c. Lévesque, 2008 QCCA 2215, par. 1.
[10] Juge Pierre TESSIER, j.c.s.et juge Monique DUPUIS, j.c.q., «La preuve devant le Tribunal civil» dans Collection de droit 2014-2015, École du Barreau du Québec, vol. 2, Preuve et procédure, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 269.
[11] L.Q. 2002, c. 7.
[12] Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 4e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 561.
[13] Id., p. 589.
[14] Id., p. 594-595.
[15] Québec (Commission des droits de la personne) c. Dhawan, (1995) 28 C.H.R.R. D/311 (T.D.P.Q.).
[16] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Dhawan, 2000 CanLII 11031 (QC CA).
[17] Id., par. 22.
[18] Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), [2009] 4 RCF 149.
[19] Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), [2008] 4 RCF 546, 2008 CF 336.
[20] Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (ci-après citée «Charte canadienne»).
[21] Id., par.32 (1).
[22] R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 RCS 292.
[23] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Caisse populaire Desjardins d’Amqui, 2003 CanLII 48209 (QC TDP), par. 92, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Pigeon, 2002 CanLII 21498 (CanLII), par. 52 (ci-après cité «Pigeon»), Rondeau c. Syndicat des employé(e)s du Centre de services sociaux du Montréal métropolitain, 1995 CanLII 2999 (QC TDP).
[24] Pigeon, id., par. 52.
[25] Gérard Goldstein, Droit international privé, vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, par. 3126 500, Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205, 2002 CSC 78, par. 62.
[26] Wightman c. Widdrington (Succession de), 2013 QCCA 1187, par. 184.
[27] Genest c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2001 CanLII 11888 (QC CA).
[28] Article 349 LATMP.
[29] Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés, [1996] 2 R.C.S. 345.
[30] Lettre de la CSST datée du 13 octobre 2011.
[31] Lettre de la CSST datée du 26 janvier 2012.
[32] Commission des droits de la personne et de la jeunesse c. Normandin, 2014 QCTDP 8.
[33] Béliveau St-Jacques, préc., note 29, par.114.
[34] Québec (Procureur général) c. Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec, 2015 QCCA 54.
[35] RLRQ, c. N-1.1.
[36] Préc., note 34, par.17.
[37] Habachi c. Québec (Commission des droits de la personne), 1999 CanLII 13338 (QCCA) p.24.
[38] Janzen c. Platy enterprises ltd., [1998] 1 R.C.S. 1252, p. 1284.
[39] Id., p. 1284.
[40] Id., p. 1284.
[41] Habachi, préc., note 37, p. 26-27.
[42] Id., p. 28.
[43] Id., p. 30-31.
[44] Id., p. 31.
[45] Id., p. 11 à 13.
[46] Janzen, précité, note 38, p.1281.
[47] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Groupe Agrinet, 2003 CanLII 43256 (QCTDP), par. 51.
[48] Janzen, déjà cité, note 38, p. 1284.
[49] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, 1996 CanLII 172, par. 104-105-106.
[50] 2005 QCCA 110, par. 25.
[51] Dhawan, préc., voir note 15, par. 79.
[52] Bou Malhab c. Métromédia CMR Montréal inc., 2003 CanLII 47948 (QCCA).
[53] Id., par. 63.
[54] St-Ferdinand, préc., note 49, par. 121.
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