Section des affaires sociales
En matière de régime des rentes
Référence neutre : 2012 QCTAQ 11573
Dossier : SAS-Q-114899-0502
CLAIRE DESAULNIERS
c.
et
[1] La requérante conteste une décision rendue en révision le 6 décembre 2004 par la partie intimée, la Régie des rentes du Québec (ci-après « la Régie »).
[2] Par cette décision, la Régie confirme le refus de lui verser une rente de conjoint survivant au motif qu’au moment du décès de son conjoint de fait (monsieur), celui-ci était toujours marié à la mise en cause.
[3] Les faits suivants ne sont pas contestés :
· La requérante et monsieur ont fait vie commune du 14 décembre 1990 au 27 août 2003, la date du décès de monsieur.
· Un jugement conditionnel de divorce a été prononcé entre monsieur et la mise en cause le 25 janvier 1982.
· Le jugement irrévocable de divorce a été rendu le 26 octobre 2004.
· Il n’existe aucun jugement en séparation de corps concernant monsieur et la mise en cause.
TÉMOIGNAGE DE LA REQUÉRANTE
[4] La requérante raconte qu’elle a rencontré monsieur en 1986. Ils ont commencé à se fréquenter sérieusement en mai 1990 et ont cohabité à compter du mois de décembre suivant jusqu’au décès.
[5] Monsieur est divorcé, du moins c'est ce qu’il croyait. Il a quatre enfants qui n’habitent pas avec eux.
[6] À sa connaissance, il ne versait aucune pension alimentaire à son ex-épouse ou à ses enfants.
[7] En 1993, ils achètent ensemble une résidence dans laquelle elle vit toujours.
[8] Le 11 avril 2000, monsieur signe devant notaire un testament la désignant comme sa légataire universelle et liquidatrice de sa succession.
[9] Dès le début de leur vie commune, dans leurs déclarations de revenus, ils déclarent toutes les années être des conjoints de fait.
[10] Elle croit que la mise en cause aurait eu d’autres personnes dans sa vie après sa séparation avec monsieur.
[11] Le 27 août 2003, monsieur décède d’un cancer généralisé.
[12] C’elle elle qui assume seule tous les frais funéraires et les dettes de monsieur.
[13] Elle dépose une copie de l’acte de décès de monsieur, dans lequel elle est mentionnée comme étant la déclarante du décès et conjointe de fait.
[14] Elle a présenté une demande de rente de conjoint survivant à la Régie qui l’a refusée car, selon cette dernière, monsieur n’était pas divorcé.
[15] Elle en a été fort étonnée car tout indiquait qu’il l’était. Même son testament indique qu’il est divorcé.
[16] C’est la mise en cause qui reçoit la rente à la suite de sa demande de 2006.
[17] Le juge à qui la requête en jugement irrévocable a été présentée en 1982 s’en est dessaisi.
[18] Ceci a eu un effet désastreux pour elle sur le plan financier, sans compter tous les frais occasionnés par les démarches visant à obtenir ce qui lui est dû.
[19] Elle s’estime victime d’une injustice flagrante.
[20] Monsieur était plombier, mais il comprend les termes juridiques. Si le testament avait mentionné qu’il était divorcé au terme d’un jugement conditionnel et non pas irrévocable, il aurait pu réagir.
[21] Elle demande au Tribunal de reconnaître qu’elle était la conjointe de monsieur et qu'elle a droit à la rente de conjoint survivant depuis son décès.
TÉMOIGNAGE DE LA MISE EN CAUSE
[22] La mise en cause dit que monsieur était très négligent avec tout ce qui concerne la paperasse.
[23] Elle s’est rendu compte de l’absence de jugement irrévocable, mais ne s’en est pas préoccupée.
[24] Monsieur a payé une pension alimentaire pendant trois mois, puis n’a plus jamais versé quoi que ce soit.
[25] Elle a laissé faire et ils ont fait leurs choses chacun de son côté, elle à Ville A et lui à Ville B.
[26] Elle a rempli ses déclarations de revenus comme personne célibataire.
REPRÉSENTATIONS DES PARTIES
[27] La procureure de la requérante soumet que le délai de procéder dans ce dossier ne doit pas préjudicier à celle-ci. Aucun reproche ne peut lui être fait. Elle était convaincue que monsieur était divorcé et c’était la même chose pour tout son entourage.
[28] Il est un peu particulier que la mise en cause, qui était célibataire depuis plusieurs années, reçoive une rente de conjoint survivant. D’ailleurs, celle-ci n'a pas présenté de demande à la Régie avant 2006.
[29] La décision de la Régie est hautement préjudiciable à la requérante, et le Tribunal a le pouvoir de corriger cette injustice.
[30] Selon la mise en cause, monsieur ne lui versait aucune somme depuis plusieurs années; elle n’était donc pas dépendante financièrement de lui.
[31] L’intention de monsieur et de la mise en cause était de mettre fin à leur mariage.
[32] Il a été procédé au mérite sur la demande en divorce, un jugement a été rendu et aucun appel n'a été interjeté. Ce jugement comportait des effets et les parties se trouvaient à être judiciairement séparées.
[33] Elle invite le Tribunal à interpréter de façon large et libérale les articles 91 et 91.1 de la Loi sur le régime de rentes du Québec[1] (la Loi).
[34] La procureure de la Régie soutient qu’il faut appliquer l’article 91 de la Loi tel qu’il est rédigé.
[35] Sans jugement irrévocable, les parties ne sont pas divorcées et elles ne sont pas non plus judiciairement séparées de corps. Elle réfère à l’article 221 du Code civil du Bas-Canada.
[36] Un document même notarié ne peut aller à l’encontre d’une loi d’ordre public.
[37] Enfin, bien que cela ne change rien à la question en litige, elle met en doute le bien-fondé du jugement irrévocable prononcé le 26 octobre 2004, alors que le mariage était déjà dissous par le décès de monsieur.
[38] La mise en cause dit qu'elle ne s'est jamais posé de question sur le fait qu'elle n’ait jamais reçu de jugement irrévocable.
[39] Elle estime avoir droit à la rente de conjoint survivant.
MOTIFS ET DÉCISION
[40] Il s'agit de décider qui de la requérante ou de la mise en cause a droit à la rente de conjoint survivant à la suite du décès de monsieur survenu le 27 août 2003.
[41] Le litige soulève l'application des articles 91 et 91.1 de la Loi sur le régime de rentes du Québec, d’ordre public, lesquels se lisent comme suit :
« 91. Se qualifie comme conjoint survivant, sous réserve de l'article 91.1, la personne qui, au jour du décès du cotisant:
a) est mariée avec le cotisant et n'en est pas judiciairement séparée de corps;
a .1) est liée par une union civile au cotisant;
b) vit maritalement avec le cotisant, qu'elle soit de sexe différent ou de même sexe, pourvu que ce dernier soit judiciairement séparé de corps ou non lié par un mariage ou une union civile au jour de son décès, depuis au moins trois ans ou, dans les cas suivants, depuis au moins un an:
— un enfant est né ou à naître de leur union,
— ils ont conjointement adopté un enfant,
— l'un d'eux a adopté un enfant de l'autre.
Pour l'application du paragraphe b du premier alinéa, la naissance ou l'adoption d'un enfant pendant un mariage, une union civile ou une période de vie maritale antérieure à la période de vie maritale en cours au jour du décès du cotisant peut permettre de qualifier une personne comme conjoint survivant.
91.1. Malgré le premier alinéa de l'article 91, la personne qui, au jour du décès du cotisant, est mariée avec ce dernier mais en est séparée de corps par suite d'un jugement ayant pris effet à leur égard avant le 1er juillet 1989 se qualifie comme conjoint survivant, pourvu qu'aucun nouveau jugement de séparation de corps n'ait pris effet à leur égard après le 30 juin 1989 et sauf si une autre personne vit maritalement avec le cotisant, qu'elle soit de sexe différent ou de même sexe, depuis au moins trois ans.
De plus, la personne qui, au jour du décès du cotisant, est mariée avec celui-ci mais en est séparée de corps par suite d'un jugement ayant pris effet entre le 30 juin 1989 et le 1er janvier 1994 peut être considérée comme son conjoint survivant dans les conditions suivantes:
a) aucun partage des gains n'a été effectué par suite de ce jugement;
b) aucun nouveau jugement de séparation de corps n'a pris effet à leur égard après le 31 décembre 1993;
[…] »
[42] Il n’est pas contesté qu'aucun jugement en séparation de corps n’est intervenu entre monsieur et la mise en cause, excluant ainsi l'application de l’article 91.1 de la Loi.
[43] On ne peut considérer que les parties qui ont un jugement conditionnel de divorce sont judiciairement séparées de corps au sens de l’article 91.
[44] Il s'agit de deux procédures distinctes.
[45] Il n’est pas contesté non plus que malgré la présentation d’une requête à cet effet, aucun jugement irrévocable n'a été prononcé avant le décès de monsieur. Le jugement irrévocable de divorce a été rendu le 26 octobre 2004.
[46] Selon l’article 211 du Code civil du Bas-Canada[2], en l’absence d’un jugement irrévocable, le divorce n’a produit aucun effet :
« 211. Le divorce ne produit ses effets qu'à compter de la date à laquelle un jugement définitif rend irrévocable le jugement conditionnel qui l'a prononcé.
La femme peut, jusqu'à cette date, requérir les mesures conservatoires visées aux articles 814 et 815 du Code de procédure civile. »
[47] L’arrêt de la Cour d’appel Fernand Mainville c. Germaine Monfette[3], cité par la procureure de la requérante, ne peut supporter ses prétentions, ce serait plutôt le contraire.
[48] En effet, la question en litige concernait la portée du jugement conditionnel « quant à une ordonnance de pension alimentaire ou d’entretien rendue en vertu de l’article 11 de la Loi sur le divorce. »[4]
[49] Monsieur le juge Crête, dont l’opinion est partagée par les juges Kaufman et Brossard, dit ceci :
« À l’article 13 (1) de la Loi sur le divorce, nous lisons ce qui suit :
13. (1) Chaque jugement de divorce doit en premier lieu être un jugement conditionnel et aucun jugement semblable ne doit devenir irrévocable avant l’expiration des trois mois qui suivent la date où le jugement a été prononcé ni avant que le tribunal n’ait la conviction que tous les droits d’appel du jugement conditionnel ont été épuisés.
Mon interprétation de cet article est que le jugement conditionnel constitue le « jugement de divorce », dont l’effet est suspendu, sauf le cas d'exécution provisoire en ce qui a trait aux ordonnances accessoires, jusqu’au prononcé du jugement irrévocable. »
(Les reliefs et les soulignés sont de la soussignée)
[50] La mise en cause et monsieur étaient donc toujours mariés au moment du décès de ce dernier le 27 août 2003.
[51] Les conditions de l'article 91 de la Loi sont réunies pour donner droit à la rente de conjoint survivant à la mise en cause.
[52] L’intention de la personne décédée, la mention erronée d’un jugement irrévocable dans un testament, le mérite respectif des parties impliquées ou encore la longévité des unions ne changent rien au droit de la mise en cause de recevoir la rente.
POUR CES MOTIFS, le Tribunal :
REJETTE le recours.
Lévesque Lavoie, Avocats
Me Marjorie Pageau et Me Isabelle Perreault
Procureures de la partie requérante
Arav Robillard & Laniel
Me Marilou Bélanger Simoneau
Procureure de la partie intimée
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.