2021 QCCS 4924 | ||||||
COUR SUPÉRIEURE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT D’ | IBERVILLE | |||||
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No : | 755-17-002907-189 | |||||
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DATE : | Le 29 novembre 2021 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | MICHÈLE MONAST, J.C.S. | ||||
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DIANE BLAIN | ||||||
Demanderesse | ||||||
c. | ||||||
LE TRÈS HONORABLE JUSTIN TRUDEAU | ||||||
Défendeur | ||||||
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JUGEMENT | ||||||
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LE CONTEXTE
[1] Madame Diane Blain («Mme Blain») a intenté une action en diffamation contre le Très Honorable Justin Trudeau («M. Trudeau»).
[2] Elle reproche à ce dernier d’avoir eu des paroles offensantes à son endroit et d’avoir porté atteinte à sa dignité, à son honneur et à sa réputation, à l’occasion d’un rassemblement de bénévoles et de sympathisants du Parti libéral du Canada qui a eu lieu à Sainte-Anne-de-Sabrevois (Québec), le 16 août 2018.
[3] Elle affirme aussi avoir été victime, lors de cet événement, d’une atteinte à son droit à la libre expression et à l’opinion, de même qu’à son droit d’être traitée sans discrimination.
[4] Dans sa demande introductive d’instance modifiée, datée du 26 février 2019, elle réclame des dommages-intérêts totalisant 90 000 $.
[5] Cette somme se détaille ainsi : (a) 15 000 $ pour compenser les troubles, stress et inconvénients que cette situation lui a causés et la perte de jouissance de la vie qui y est associée; (b) 30 000 $ pour compenser l’atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation; (c) 15 000 $ pour compenser l’atteinte à sa liberté d’expression et d’opinion et à son droit d’être traitée sans discrimination, et; (d) et 30 000 $ en dommages punitifs pour sanctionner les atteintes illicites et intentionnelles à ses droits fondamentaux.
[6] M. Trudeau conteste le bien-fondé de cette action et il en demande le rejet.
[7] Il admet avoir eu un échange verbal avec Mme Blain en juillet 2018, mais nie avoir tenu des propos diffamatoires à son endroit, ou avoir porté atteinte, d’une façon quelconque à ses droits fondamentaux et, en particulier, le droit de sauvegarder sa réputation. Il conteste également son affirmation selon laquelle il aurait porté atteinte à son droit à la liberté d’expression ou à son droit d’être traitée sans discrimination.
[8] Il plaide que Mme Blain s’est présentée dans un rassemblement de libéraux dans le but d’engager un débat sur un enjeu politique[1] et qu’il avait le droit, et même le devoir, dans un tel contexte, de lui répondre vu l’intolérance dont elle faisait preuve envers les immigrants. Il admet avoir affirmé que cette intolérance n’avait pas sa place au Canada et lui avoir dit qu’elle n’avait pas sa place dans un rassemblement de libéraux pour qui la diversité et l’inclusion étaient des valeurs importantes.
[9] Il soutient que ses commentaires n’étaient ni disproportionnés ni déraisonnables dans les circonstances, qu’il n’a pas commis de faute à l’endroit de Mme Blain et qu’il n’est pas responsable du préjudice qu’elle prétend avoir subi à la suite de cet événement.
[10] Mme Blain a été interrogée par Me Catherine McKenzie le 28 mars 2019, et M. Trudeau a été interrogé par Me Christian Lajoie le 16 juillet 2019. Les transcriptions sténographiques officielles de ces interrogatoires ont été produites en preuve.
[11] Le premier jour du procès, les pièces déposées en demande (P-1 à P-6) et en défense (D-1 à D-14) ont été produites en preuve sous réserve de la véracité de leur contenu et de l’interprétation qui en était faite par les parties.
[12] Mme Blain a témoigné et a présenté sa version des faits. Des pièces additionnelles (D-15, D-16, D-17, D-19, D-20, D-21, D-22, D-23, et D-24) ont été produites en preuve lors de son contre-interrogatoire.
[13] Une seule personne a témoigné dans le cadre de la preuve de la demande. Il s’agit de Monsieur Carl Brochu qui se décrit comme un journaliste et un vidéaste amateur. Il était présent sur les lieux le 16 août 2018 et a filmé l’échange qui a eu lieu entre Mme Blain et M. Trudeau. La vidéo qu’il a réalisée a été produite en preuve lors de son témoignage. Il s’agit de la pièce D-25.
[14] À la fin de la première journée d’audience, la demande a déclaré sa preuve close[2].
[15] En principe, la preuve de la défense devait débuter le lendemain et se poursuivre sur deux jours.
[16] Deux personnes devaient témoigner. Un employé de la Gendarmerie royale du Canada («GRC») devait expliquer les mesures prises afin d’assurer la sécurité du Premier Ministre dans le cadre d’un rassemblement public et préciser le but d’une intervention comme celle qui a été pratiquée auprès de Mme Blain le 16 août 2018.
[17] M. Trudeau devait témoigner lui aussi pour offrir sa version des faits, expliquer le contexte dans lequel il a tenu ses propos et préciser les raisons pour lesquelles il a jugé qu’il était nécessaire de répondre à Mme Blain comme il l’a fait.
[18] Dans les faits, cependant, une fois la preuve de la demande déclarée close, les procureurs de M. Trudeau ont annoncé leur intention de présenter une demande en rejet en vertu des articles
[19] Le procureur de Mme Blain s’est objecté à la présentation de cette demande au motif qu’elle était présentée à contretemps. Il s’agissait, selon lui, d’une demande qui était à la fois tardive et prématurée; tardive parce que le procès était déjà commencé, et prématurée parce qu’il n’était pas encore terminé. Il a aussi plaidé qu’il n’avait pas reçu signification de cette demande à l’avance et qu’il était pris par surprise par sa présentation.
[20] Il a insisté sur le fait qu’il n’était pas judicieux de mettre fin prématurément à l’enquête et qu’il fallait favoriser la poursuite du procès pour s’assurer que le Tribunal dispose d’une preuve complète avant de rendre jugement.
[21] Les moyens d’irrecevabilité soulevés par le procureur de Mme Blain ont été rejetés séance tenante par le Tribunal.
[22] Les motifs de cette décision ont été exposés aux parties et à leurs procureurs et la présentation de la demande en rejet a été reportée au lendemain pour permettre au procureur de Mme Blain de préparer les arguments qu’il entendait soumettre pour convaincre le Tribunal qu’elle devait être rejetée.
[23] Les procureurs de M. Trudeau plaident que la preuve de la demande est lacunaire, et qu’elle ne peut en aucune façon donner ouverture aux conclusions recherchées dans la demande introductive d’instance.
[24] Ils soutiennent que le Tribunal a le devoir de mettre fin à un procès lorsqu’une demande en justice est manifestement mal fondée et qu’elle est vouée à l’échec.
[25] Finalement, ils plaident que l’intérêt de la justice commande le rejet de la demande parce que la preuve démontre qu’en introduisant ce recours, Mme Blain a cherché à instrumentaliser les tribunaux pour faire la promotion de ses idées politiques et nuire à M. Trudeau.
[26] Le procureur de Mme Blain plaide que la preuve offerte par la demande est suffisante pour permettre au Tribunal de conclure que M. Trudeau a commis une faute en prononçant des paroles diffamatoires à l’endroit de sa cliente et qu’il doit être condamné à lui verser une compensation monétaire pour réparer le préjudice qu’il lui a causé.
[27] Il soutient que le recours de sa cliente n’est ni manifestement mal fondé ni abusif et il souligne que la discrétion conférée au Tribunal pour disposer d’une demande en rejet doit être exercée judiciairement et ne permet pas de mettre fin prématurément à un recours.
[28] Il invite le Tribunal à poursuivre l’audition et à entendre toute la preuve avant de décider si le recours de Mme Blain est bien fondé, ou non, et de conclure si elle a droit, ou non, aux dommages-intérêts qu’elle réclame de M. Trudeau.
[29] Après avoir considéré la preuve et les arguments ainsi que les nombreuses autorités citées par les procureurs, le Tribunal en vient à la conclusion que la demande en rejet est bien fondée et que le recours de Mme Blain est sans fondement.
[30] Il n’est pas judicieux de poursuivre le procès parce que la preuve offerte par la demande est manifestement insuffisante pour donner ouverture aux conclusions recherchées et que la demande n’a aucune chance raisonnable de succès.
LES PARTIES
[31] Mme Blain est native de la région de Saint-Jean-sur-Richelieu. Elle avait 74 ans lorsque les événements se sont produits en août 2018. Elle a témoigné qu’elle s’intéressait à la politique québécoise et, dans une moindre mesure, à la politique canadienne, depuis l’âge de 20 ans et qu’elle avait toujours exprimé librement ses opinions.
[32] Depuis quelques années, elle milite au sein de mouvements nationalistes d’extrême droite comme le Front Patriotique du Québec[4] pour faire la promotion de ses idées politiques.
[33] M. Trudeau est Premier Ministre du Canada depuis novembre 2015. Il est aussi le chef du Parti Libéral du Canada.
LES FAITS ET LES PROCÉDURES
[34] Le 16 août 2018, M. Trudeau se rend à Sainte-Anne-de-Sabrevois (Québec) afin de prendre la parole lors d’un rassemblement de bénévoles et de sympathisants libéraux.
[35] Quelques jours plus tôt, un dénommé Mario Dallaire («Dallaire») publie sur les médias sociaux le message suivant : « Patriote déterminé recherche volontaires pour aller souhaiter la BIENVENUE à notre bon premier ministre du Canada ce mercredi à ROUYN-NORANDA en Abitibi!! »[5].
[36] Ayant appris, par la voix des journaux locaux, que M. Trudeau serait présent lors d’un rassemblement organisé par le Parti libéral du Canada dans sa région, Mme Blain s’empresse de répondre par le message suivant : «Quelqu’un a écrit qu’il sera à la ferme Reid jeudi ici à St-Jean-sur-Richelieu. Est-ce que ça te tente Mario Dallaire?[6] »
[37] Ils conviennent, peu après, de se rendre tous les deux à ce rassemblement dans l’intention de confronter M. Trudeau et d’exprimer leur désaccord avec ses positions et les décisions prises par son gouvernement sur différents enjeux politiques, notamment, en matière d’immigration.
[38] À l’époque, un différend existe entre le gouvernement du Québec et le gouvernement fédéral concernant la prise en charge des frais liés à l’accueil des demandeurs d’asile qui arrivent au Québec après avoir traversé la frontière canadienne à partir du chemin Roxham. L’affaire suscite beaucoup de controverses et incite certaines personnes et certains groupes d’extrême droite à exprimer publiquement leur intolérance envers les immigrants.
[39] Le 16 août 2018, la demanderesse se rend à la ferme Reid. Une fois rendue sur place, elle se mélange à la foule qui est déjà sur place pour entendre le discours de M. Trudeau.
[40] Quelques minutes à peine, après avoir pris la parole, M. Trudeau est interrompu par un homme, qui se trouve à proximité de Mme Blain et qui répète à plusieurs reprises « On n’est pas en territoire Mohawk », sans doute pour marquer son désaccord avec une déclaration faite par l’un des présentateurs.
[41] Au même moment, Mme Blain lève la main pour indiquer qu’elle veut faire une intervention et crie en direction de M. Trudeau qu’elle a une question à lui poser.
[42] M. Trudeau tente de poursuivre son discours malgré ces interruptions, mais cela s’avère impossible. Il demande à Mme Blain de l’écouter, mais elle refuse. Elle est agitée, insiste sur le fait qu’elle a une question à lui poser et ne cesse de l’interrompre. Il décide de faire une pause dans son discours et invite Mme Blain à lui poser sa question.
[43] Elle lui demande une première fois quand le gouvernement fédéral va rembourser les 146 millions que le gouvernement du Québec a dépensés pour accueillir des « immigrants illégaux »[7].
[44] M. Trudeau a dû mal à entendre la question de Mme Blain et il se méprend sur le sens de son intervention. Il lui répond que des sommes importantes ont été consacrées et que plusieurs programmes ont été mis sur pied par son gouvernement pour soutenir les aînés.
[45] Insatisfaite de cette réponse, Mme Blain se plaint qu’il n’a pas répondu à sa question en disant « ce n’est pas ça qu’on veut savoir ». Elle continue de l’interpeller en criant à nouveau à plusieurs reprises : « On veut savoir quand les 146 millions dépensés par le gouvernement du Québec seront remboursés ».
[46] M. Trudeau réalise qu’il n’a pas bien compris et l’invite à répéter sa question. Mme Blain s’exécute et lui demande : « Monsieur Trudeau, répondez-moi, je veux savoir quand vous allez nous remettre les 146 millions qu’on a payés pour vos immigrants illégaux?[8] »
[47] Il répond: « Madame, cette intolérance par rapport aux immigrants, ça n’a pas sa place au Canada, cette intolérance par rapport à la diversité, vous n’avez pas votre place ici.[9] »
[48] Il ajoute : « Madame, le Canada a été bâti par des vagues d’immigration qui ont été accueillies par les Premières Nations, qui nous ont montré comment bâtir une société forte, et les gens qui viennent ici de génération en génération pour bâtir des communautés plus fortes, c’est ça qui fait de nous plus fort comme pays et, Madame, votre intolérance n’a pas sa place ici. Nous sommes des libéraux ici, nous savons que la diversité est une source de force, jamais une source de faiblesse. Et Madame, votre peur des autres, votre intolérance n’a pas sa place parmi nous ce soir. Merci beaucoup, mes amis, merci d’être ici, merci de travailler fort et de rassembler les gens parce qu’on le voit, il va avoir de l’intolérance dans les mois à venir, il va avoir des attaques dans les mois à venir. Il faut que vous sachiez que la force c’est de se rassembler et non de crier, non de semer la peur, non de semer l’intolérance.[10] »
[49] La foule réagit favorablement à ces propos et applaudit M. Trudeau. Il tente de poursuivre son discours mais cela est pratiquement impossible. Mme Blain est toujours dans la foule. Elle continue de s’agiter et de l’interpeller en criant : « Heille, Trudeau ! Trudeau! » pour attirer son attention et celle du public et lui demande : « M. Trudeau, êtes-vous tolérant avec les Québécois de souche? »
[50] Il fait à nouveau une pause dans son discours et lui répond : « Madame, oui Madame, je suis tolérant de toutes les perspectives, c’est vous, Madame, qui est intolérante et vous n’avez pas votre place dans ce beau rassemblement de libéraux.[11] »
[51] Peu après cet échange, M. Trudeau remercie les personnes présentes d’être venues à sa rencontre et met fin à son discours. Plusieurs personnes se pressent autour de lui pour le saluer avant qu’il quitte les lieux.
[52] Pendant ce temps, Mme Blain se fraye un chemin parmi la foule pour s’approcher de lui, après s’être assuré que tout est filmé. Elle répète à plusieurs reprises: « Répondez-moi Monsieur Trudeau, êtes-vous tolérant avec les Québécois de souche?[12] » Lorsqu’elle arrive près de lui, M. Trudeau est entouré de quelques personnes incluant des membres du public, du personnel politique et des agents de la GRC qui sont là pour assurer sa sécurité. Elle lui pose à nouveau la question : Monsieur Trudeau, êtes-vous tolérant avec les Québécois de souche?
[53] M. Trudeau lui répond: « Madame, votre racisme n’a pas sa place ici.[13] »
[54] Mme Blain lui dit: «Vous non plus vous n’avez pas votre place au Québec.[14] »
[55] M. Trudeau réplique : « Je suis fier Québécois Madame.[15] »
[56] Au même moment, des agents de la GRC s’approchent de Mme Blain et lui demandent de les suivre. L’un d’eux la prend par le bras pour l’amener à l’écart et lui parler.
[57] Elle proteste en soulignant qu’elle a le droit de poser des questions au Premier Ministre, qu’elle n’a rien fait de mal et qu’ils n’ont pas le droit de la retenir contre son gré. L’agent qui la retient par le bras l’a relâche et lui demande de s’identifier. Elle refuse.
[58] On lui fait remarquer qu’elle est agitée et qu’elle doit se calmer. Elle se fâche, accuse les agents de la GRC de l’avoir blessé au bras et de vouloir l’empêcher de s’exprimer. Elle se défend d’être agitée et leur reproche d’être traitée comme une hystérique simplement parce qu’elle est une femme. Peu après, elle s’éloigne, après avoir pris soin de s’assurer que toute la scène a été filmée.
[59] De retour chez elle, Mme Blain publie le message suivant sur sa page Facebook :
« Bon, j’arrive de la ferme Reids où le trou du cul Trudeau était présent et quelques patriotes aussi. Je lui ai posé des questions à mon goût même si les libéraux présents me disaient de la fermer… Comme d’habitude il a dit qu’au Québec il n’y a pas de place pour l’intolérance alors je lui ai dit à 2 pieds de lui que c’était lui qui n’a pas sa place au Québec… puis un jeune policier de la grc m’a attrapé par le bras tellement fort que j’ai un bleu sur le bras. Il m’a dit que j’étais en état d’arrestation. Je lui ai dit qu’il n’a pas le droit de me toucher ni aucun motif pour m’arrêter… Il m’a lâché… Son patron est venu me parler … En tout cas je suis bien contente d’avoir écourté son discours à cet arrogant qui me regardais comme si j’étais une merde … Tout a été filmé…LCN (sic)[16]. »
[60] Peu après cette publication, elle reçoit plusieurs dizaines de commentaires favorables sur les médias sociaux, dont le suivant de Carl Brochu :
« C’est moi qui vous ai filmé madame Blain et vous n’avez rien à vous reprochée (sic). Merci et félicitations pour votre courage. Toujours là pour vous aider[17]. »
[61] Le 19 août 2018, elle partage la vidéo que Brochu a enregistrée lors de l’événement et publie le message suivant sur sa page Facebook :
« Maudit criss d’effronté il me traité de raciste et d’intolérante. Je ne le suis pas mais je suis intolérante à l’injustice et à la destruction de la nation québécoise… Trudeau t’es juste un trou du cul (sic)[18]. »
[62] Au cours des jours suivants, des extraits de vidéos et des images captées lors de ses échanges avec M. Trudeau sont diffusés par divers médias et sont visionnés par plusieurs millions de personnes au Canada et à l’étranger[19].
[63] L’affaire est récupérée par le chef de l’Opposition officielle, certains députés conservateurs à la Chambre des communes et une sénatrice conservatrice au Sénat pour attirer l’attention du public sur l’enjeu des demandeurs d’asile au Canada.
[64] Pressé de questions par les journalistes au sujet de l’échange verbal qu’il a eu avec Mme Blain lors du rassemblement qui a eu lieu le 16 août 2018, M. Trudeau se défend d’être allé trop loin dans ses propos.
[65] Il explique qu’il est très préoccupé, en tant que Premier Ministre, par une recrudescence du populisme à excès qui encourage les politiques fondées sur la peur et la division. Il souligne que la polarisation du discours politique en matière d’immigration risque d’entraîner des divisions profondes entre les communautés et affirme «qu’il n’hésitera pas à dénoncer l’extrémisme et les demi-vérités»[20].
[66] À la même période, Mme Blain s’identifie publiquement comme étant la personne impliquée dans cet échange avec M. Trudeau. Elle partage la vidéo enregistrée le 16 juillet 2018, sur les réseaux sociaux et blâme M. Trudeau pour les propos qu’il a tenus à son endroit.
[67] Elle donne des entrevues aux médias et se plaint de la nature désobligeante, voir même offensante, des déclarations que M. Trudeau aurait faites à son sujet et du traitement qu’on lui aurait réservé[21].
[68] Les médias rapportent son nom et font état de ses affiliations politiques avec des groupes nationalistes d’extrême droite. Rapidement, les politiciens qui ont critiqué M. Trudeau pour la sévérité de ses propos réalisent dans quel contexte l’échange avec Mme Blain a eu lieu et ils cherchent à se distancer d’elle et de ses idées[22].
[69] Le 22 août 2018, Mme Blain consulte un médecin. Elle lui relate l’événement qui s’est produit quelques jours auparavant et lui dit qu’elle ressent encore une douleur au bras gauche et une sensation d’engourdissement dans un doigt.
[70] Le médecin observe qu’elle a une légère ecchymose au bras et conclut que sa condition ne nécessite aucun suivi médical particulier[23].
[71] Le même jour, l’article suivant est publié dans le journal La Presse:
« ALTERCATION À SABREVOIS AVEC JUSTIN TRUDEAU
« J’AI ENCORE DES BLEUS », DIT DIANE BLAIN
La citoyenne qui s’est fait dire que « son racisme n’avait pas sa place ici » par le premier ministre du Canada à la sortie d’un rassemblement de libéraux songe sérieusement à porter plainte contre Justin Trudeau et sa garde rapprochée. Selon elle, le premier ministre n’avait aucune raison de la traiter de raciste et d’intolérante envers les immigrants.
« Ça fait presque une semaine et j’ai encore des bleus. J’ai mal partout dans le bras. Je vois mon médecin demain. Ça n’a pas d’allure comment je me suis fait ramasser par deux gros hommes de la Gendarmerie royale. On m’a prévenue de me fermer la gueule, un agent m’a dit de me calmer, on m’a traitée d’hystérique. Je n’y serais pas allée si j’avais su qu’on allait me bousculer », a-t-elle soutenu lorsque La Presse l’a jointe par téléphone.
Diane Blain, 74 ans, infirmière retraitée, ne s’en cache pas: elle a du nerf et n’a pas la langue dans sa poche. Elle soutient qu’elle s’était rendue de son plein gré au rassemblement, avec sa voiture, après avoir pris connaissance d’une annonce dans son journal local. Mme Blain ajoute qu’en aucun cas elle n’a servi de porte‑étendard à Storm Alliance, un groupe de la droite identitaire, dont elle ne cache cependant pas faire partie, ou à un autre groupe d’extrême droite.
« Je vais vous avouer que je n’ai pas trop compris ce qui était en train de se passer sur le coup. On m’a menacée de me coucher au sol si je n’arrêtais pas. On m’a demandé mes identités, mon portefeuille. J’ai refusé. On m’a finalement laissée partir. »
D’AUTRES QUESTIONS À POSER
Au-delà de l’altercation verbale, Mme Blain affirme que si on lui en avait donné la chance, elle aurait eu d’autres questions à poser au premier ministre. La première, reprise par les médias, concernait l’argent versé aux demandeurs d’asile.
« J’ai demandé quand compte-t-il remettre les 146 millions qu’on a donnés pour les immigrants illégaux. C’est l’argent de nos taxes. Il m’a dit que je n’avais pas ma place au rassemblement, mais pouvez-vous me dire quand les simples citoyens ont une tribune pour poser leurs questions publiquement? »
« Êtes-vous tolérants avec les Québécois de souche, monsieur Trudeau? », a ensuite demandé à plusieurs reprises Mme Blain au premier ministre alors qu’il quittait le rassemblement. À ce sujet la dame ne cache pas qu’elle est contre le port du voile.
« Nous nous sommes tellement battues pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Je fais la promotion de la laïcité depuis qu’une femme voilée est venue me servir à la clinique de dentisterie de l’Université de Montréal. J’ai le droit à mes opinions. […][24].»
[72] Il est fait référence ici à un incident qui s’est produit quelques années plus tôt quand Mme Blain a refusé de recevoir des soins d’une personne qui portait le voile.
[73] À l’époque, elle a publié le message suivant sur sa page Facebook pour se plaindre de cette situation :
« Je suis en beau maudit et ça c’est pour être poli… J’avais été référée à la clinique dentaire de l’université de Montréal par une amie car les coûts sont plus abordables… (…). Je me suis inscrite (…) on m’a donné le r.v. (…) et j’étais bien contente. (… ) Je m’enregistre et on me dirige vers la salle d’attente. Au bout de 2 minutes une étudiante du 3ième cycle me demande de la suivre… CAUCHEMAR ah non pkoi ça m’arrive … merde que je me dis dans la tête…(…) Calice c’était une voilée émoticône frown émoticône frown émoticône frown. Je prends mon courage à 2 mains et lorsqu’elle me demande de la suivre, je lui dis «est-ce que c’est toi qui vas me donner les soins ? » rép : Oui mais on va être 2. Je lui redemande «est-ce que c’est toi qui vas me donner les soins? rép: OUI. Alors je lui dis « tu sais je n’ai rien contre toi mais ton voile c’est vraiment contre mes croyances et me blesse dans mes valeurs profondes » Y-a toujours ben un bout à se faire écoeurer que je pense. « Est-ce possible d’avoir une autre personne s.t.p. » Elle me fusille avec ses yeux noir charbon et tourne du talon sans rien dire. Deux autres étudiantes arrivent peu de temps après bien gentilles et me conduisent dans la salle d’examen. Elles me préparent pour un questionnaire et pour un RX puis ensuite le directeur (…) va décider si je réponds aux critères d’admission de l’université. Mais ce cher Dr arrive avant le RX et me dit «qu’est‑ce qui se passe ? » Je commence à lui expliquer mes problèmes dentaires… il me coupe et dit « non c’est concernant votre attitude envers l’étudiante » comme si je venais d’une autre planète et en me regardant d’un drôle de façon. Je lui explique mon point de vue (…) Il me dit qu’il ne peut régler ce problème et me conduit dans le bureau du GRAND BOSS. (…) j’ai discuté avec lui pendant plus d’une demi‑hre. Il me demande s’il doit refuser l’accès à l’université aux femmes voilées. Je lui réponds que non ce n’est pas ce dont il s’agit. Je lui ai dit que j’ai des droits et que je peux refuser des soins d’une femme voilée….bla bla bla Je suis en tabernacle juste pcq c’est trop difficile pour lui de gérer le personnel il ne peut se permettre de m’accepter comme cliente à l’université. Pourtant il y avait une 40 aine d’étudiantes et une seule voilée. Cette petite criss là est allée se plaindre que j’ai demandé une autre personne. (…) Mes droits sont bafoués… je suis tellement en criss… Et toi … si seulement tu avais été à côté de moi… toi … et toutes les autres qui se battent contre l’islamisation, peut-être qu’ensemble on aurait trouvé les bons mots. (sic)
Je demande à tous mes amis(es) FB de faire un copier-coller de mon texte et demander à vos amis de faire la même chose. Je voudrais que tout le Québec sache que les droits des québécois de souche sont fragiles à cause de la meute de l’islam… Je veux demander un « accommodement raisonnable » est-ce quelqu’un peut m’aider… je suis fatiguée de me battre. Et toi mon ami (…) que penses-tu de mes droits qui ont été bafoués (…)[25]. »
[Soulignement du Tribunal]
[74] Le 24 août 2018, Mme Blain diffuse sur sa page Facebook une publication du mouvement Le Québec aux Québécois, datée du 21 août 2018, sur laquelle on voit une photographie de M. Trudeau avec la mention suivante :
« Trudeau pense que les nationalistes Québécois n’ont pas leur place au Québec, il préfère les immigrants illégaux ! Partage si tu pense que c’est Trudeau qui n’a pas sa place au Québec ! (sic)
Le Québec au Québécois
21 août 2018[26] »
[75] Le 29 août 2018, Mme Blain exprime son opinion défavorable de M. Trudeau en publiant le commentaire suivant sur les réseaux sociaux :
« Si Justine (sic) criait aussi fort pour l’Aléna qu’il a crié après moi… il serait beaucoup plus efficace pour nos citoyens….[27] »
[76] Le 2 septembre 2018, elle partage à nouveau la vidéo enregistrée le 16 août 2018 sur les réseaux sociaux[28].
[77] Le 12 octobre 2018, elle publie un message pour annoncer sa participation à une marche organisée par le Front patriotique du Québec et son intention de solliciter des dons pour financer des procédures judiciaires contre M. Trudeau :
« Avis à toutes les personnes qui seront à la marche demain : Comme vous le savez j’ai lancée (sic) une campagne de financement suite aux insultes reçues de Justin Trudeau. Pour les personnes qui n’ont pas donné encore ou qui n’ont pas de carte de crédit et/ou n’aiment pas faire des transactions en ligne, je serai à la marche à Québec et vous pouvez me faire des dons en indiquant le montant et votre nom déposés dans une enveloppe. Lundi je rencontre mon avocat pour la 2ième fois et les mises en demeure et en accusations contre Trudeau et la GRC seront envoyés (sic) la semaine prochaine. Ce n’est qu’un début… alors j’ai besoin de votre soutien financier pour la suite des choses. Merci beaucoup. Vous pouvez partager s.v.p.[29] »
[78] Le même jour, elle annonce qu’elle lance une campagne sur la plateforme numérique GoFund Me pour financer ce recours[30].
[79] Le 22 octobre 2018, elle partage encore une fois la vidéo enregistrée le 16 août 2018 en publiant sur sa page Facebook un extrait de cette vidéo qui a été mis en ligne par Rebel Media[31].
[80] Le 6 novembre 2018, le procureur de Mme Blain met M. Trudeau en demeure de présenter des excuses publiques à sa cliente et de lui verser 30 000 $ en guise de réparation pour le préjudice que ses propos diffamatoires lui auraient causé[32].
[81] Le 3 décembre 2018, il est informé par les procureurs de M. Trudeau que leur client ne donnera pas suite à cette mise en demeure et que toute procédure intentée contre leur client en lien avec l’échange qu’il a eu avec Mme Blain le 16 août 2018 serait vigoureusement contestée[33].
[82] Le 20 décembre 2018, M. Trudeau reçoit signification de la demande introductive d’instance dans le présent dossier. L’introduction de ce recours fait l’objet de commentaires dans les médias. Mme Blain donne plusieurs entrevues à ce sujet[34].
[83] Le 8 janvier 2019, M. Trudeau donne avis de son intention de contester la demande.
[84] Le 26 février 2019, la demande introductive d’instance est modifiée. Certaines allégations sont retranchées, la justification pour obtenir des indemnités est modifiée et le montant de la condamnation qui est recherchée est corrigé.
[85] Le 28 mars 2019, Mme Blain est interrogée au préalable et le 11 juin 2019, un énoncé des moyens de défense est produit au dossier.
[86] Le 16 juillet 2019, M. Trudeau est interrogé au préalable.
[87] Le 27 juillet 2019, Mme Blain participe à une marche organisée par le Front patriotique du Québec. Elle prend la parole pour rappeler aux personnes présentes qu’elle a intenté une poursuite en dommages-intérêts contre M. Trudeau et qu’elle a besoin de leur support pour financer les honoraires de ses avocats après avoir tenu le discours suivant :
« Le patriotisme on dit d’aimer sa patrie c’est aussi vouloir la défendre même au prix de prendre les armes pour la défendre. Ça s’est déjà vu. Quand on est patriote on a un devoir aussi c’est défendre nos compatriotes. Moi dernièrement j’ai vu un compatriote qui avait un genou à terre pis les autres patriotes y fessaient dessus pour qu’y tombe à terre sur les deux genoux. Ça là…, j’aime pas ça pis ça là…, dites-moi pas que vous êtes patriotes quand vous faites ça hein… On a tellement d’ennemis ici là au Québec, hein… le gouvernement fédéral, les journalistes fédérals, (sic) les musulmans, les juifs, les anglais, les sikhs qui mettent notre drapeau à l’envers, le pire affront qu’une patrie peut avoir… mais nous les québécois on a laissé passer ça… hein …. Alors on a tellement d’ennemis, on n’a pas à se créer des ennemis. (…) moi je dis pas que j’aime tout le monde, j’aime tout le monde oui j’aime tout le monde mais je dis pas que je suis d’accord avec toutes nos mêmes idées, mais l’important c’est garder le principal, le but principal, l’objectif principal … c’est ça qui faut garder… êtes-vous d’accord avec ça ? Oui … On s’aime !
Maintenant je vais vous parler de ma cause, si y’en a qui ont un petit 5 piasse dans vos poches aujourd’hui là … j’aimerais ben ça le prendre, parce qu’on est rendu au procès et qu’on a seulement que 300 dollars de ramassé. Justin Trudeau a été interrogé le 16 juillet par mon avocat je n’ai pas le droit de dire exactement tout ce qui s’est passé aussi longtemps que le script et l’enregistrement est pas déposé à la Cour supérieure mais je vais vous dire que c’est une pièce théâtrale … saviez‑vous ça que vous êtes toutes des immigrants, vous êtes pas des québécois de souche… ben non … ben c’est ça qui a dit … alors si y’en a qui ont le goût de me donner un petit 5 dollars je le prendrais pis je mettrais ça dans la cause, vous me donnez votre nom pis j’inscris votre montant. Merci (sic).[35] »
[Soulignement du Tribunal]
[88] Le 3 décembre 2019, la demande d’inscription est déposée au dossier. Le procès est fixé au printemps 2020 mais il doit être reporté à cause de la crise sanitaire. Il aura finalement lieu au printemps 2021.
[89] Le premier jour du procès est consacré à la présentation de la preuve de la demande. Mme Blain témoigne et donne sa version des faits. Elle est contre-interrogée par les procureurs en défense. Le second témoin de la demande est monsieur Carl Brochu. Il confirme avoir été présent sur les lieux le 16 août 2018 et dépose en preuve l’enregistrement vidéo qu’il a réalisé. Aucune autre personne n’est appelée à témoigner.
[90] En fin de journée, une fois la preuve de la demande déclarée close, les procureurs en défense annoncent qu’ils ont l’intention de présenter une demande en rejet.
LE DROIT APPLICABLE
[91] Les articles
51. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office, déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif.
L’abus peut résulter, sans égard à l’intention, d’une demande en justice ou d’un autre acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
52. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l’introduit de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
La demande faite avant l’instruction doit être notifiée aux autres parties et déposée au greffe au moins 10 jours avant la date de sa présentation et est contestée oralement. Le tribunal peut toutefois, sur le vu du dossier, la refuser en raison de l’absence de chance raisonnable de succès ou de son caractère abusif.
La demande faite pendant l’instruction est présentée et contestée oralement.
Lorsque la demande est contestée oralement, le tribunal en décide sur le vu des actes de procédure et des pièces au dossier et, le cas échéant, de la transcription des interrogatoires préalables à l’instruction. Aucune autre preuve n’est présentée, à moins que le tribunal ne l’estime nécessaire.
La demande faite au tribunal de se prononcer sur le caractère abusif d’un acte de procédure qui a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte d’un débat public est, en première instance, traitée en priorité.
53. Le tribunal peut, dans un cas d’abus, rejeter la demande en justice ou un autre acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou encore annuler une citation à comparaître.
Dans un tel cas ou lorsqu’il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s’il l’estime approprié:
1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l’acte de procédure à certaines conditions;
2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l’instance;
3° suspendre l’instance pour la période qu’il fixe;
4° recommander au juge en chef d’ordonner une gestion particulière de l’instance;
5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou présenté l’acte de procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.
[92] Ainsi, l’abus de procédure peut résulter (1) d’une demande en justice qui est manifestement mal fondée, frivole ou dilatoire, (2) d’un comportement vexatoire ou quérulent, (3) de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui, ou encore (4) du détournement des fins de la justice, entre autres, si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
[93] Lorsque la partie requérante établit sommairement qu’une demande en justice peut constituer un abus, il revient à la partie qui a introduit la procédure de démontrer qu’elle n’a pas agi de manière excessive ou déraisonnable et que sa demande se justifie en droit.
[94] Une demande en rejet de la demande pour abus de procédures peut être présentée oralement à tout moment, incluant pendant le procès, quand la preuve de la demande a été déclarée close et que la preuve de la défense n’a pas encore[36]. Elle est contestée de la même façon.
[95] Le Tribunal doit décider du bien-fondé de la demande en rejet à la lumière des procédures et de la preuve versée au dossier incluant les témoignages, les pièces et les interrogatoires, le cas échéant.
[96] Lorsqu’une demande en rejet est présentée au stade préliminaire, le Tribunal doit faire preuve de prudence et éviter de mettre fin précipitamment ou prématurément à une instance puisque cela pourrait avoir pour effet de priver un justiciable de la possibilité de faire valoir ses droits.
[97] Le degré de prudence dont le Tribunal doit faire preuve est cependant moins élevé si la demande en rejet est présentée après que la demande a eu l’opportunité de présenter sa preuve[37].
[98] Le Tribunal qui est saisi d’une demande en rejet en cours d’instruction, comme c’est le cas en l’espèce, ne doit pas faire droit à cette demande à moins d’être convaincu que le recours est abusif. Tout doute à cet égard doit jouer en faveur de l’auteur de la procédure[38].
[99] À l’inverse, lorsque la demande paraît manifestement mal fondée et qu’elle est vouée à l’échec, il est dans l’intérêt de la justice que le Tribunal étudie la question et évite de reporter l’analyse à une étape judiciaire ultérieure[39].
[100] Dans tous les cas, le Tribunal doit garder à l’esprit les principes directeurs de la procédure et, en particulier, ceux qui sont énoncés aux articles
17. Le tribunal ne peut se prononcer sur une demande ou, s’il agit d’office, prendre une mesure qui touche les droits d’une partie sans que celle-ci ait été entendue ou dûment appelée.
Dans toute affaire contentieuse, les tribunaux doivent, même d’office, respecter le principe de la contradiction et veiller à le faire observer jusqu’à jugement et pendant l’exécution. Ils ne peuvent fonder leur décision sur des moyens que les parties n’ont pas été à même de débattre.
18. Les parties à une instance doivent respecter le principe de proportionnalité et s’assurer que leurs démarches, les actes de procédure, y compris le choix de contester oralement ou par écrit, et les moyens de preuve choisis sont, eu égard aux coûts et au temps exigé, proportionnés à la nature et à la complexité de l’affaire et à la finalité de la demande.
Les juges doivent faire de même dans la gestion de chacune des instances qui leur sont confiées, et ce, quelle que soit l’étape à laquelle ils interviennent. Les mesures et les actes qu’ils ordonnent ou autorisent doivent l’être dans le respect de ce principe, tout en tenant compte de la bonne administration de la justice.
[101] Dans certains cas, le principe de proportionnalité favorise la présentation d’une demande en rejet après que la preuve de la demande soit déclarée close plutôt qu’au stade préliminaire. Il ne s’agira pas, pour autant, d’une demande en rejet tardive ou prématurée.
[102] L’absence de preuve, par exemple, peut difficilement être invoquée au stade préliminaire. Elle peut cependant justifier qu’il soit mis fin à un procès si on constate qu’il y a absence de preuve ou insuffisance de preuve une fois que la demande a eu l’opportunité de présenter sa preuve[40].
[103] En l’espèce, la demande a eu l’opportunité de présenter sa preuve. Le procureur de Mme Blain a également déjà eu l’occasion de contre-interroger le défendeur. Les notes sténographiques de cet interrogatoire ont été versées au dossier.
[104] Les procureurs en défense pouvaient présenter une demande en rejet en cours d’instruction. Contrairement à ce qui a été plaidé par le procureur de Mme Blain, la demande en rejet n’a donc pas été présentée à contretemps. Elle pouvait être présentée verbalement et aucun préavis n’était requis.
[105] Ils plaident que le recours de Mme Blain doit être rejeté parce qu’il est manifestement mal fondé et abusif. Ils invoquent l’absence de preuve sur les éléments essentiels de la responsabilité civile que sont : 1) la faute, 2) le dommage et 3) le lien de causalité.
[106] En l’absence de preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice, la demande n’a aucune chance raisonnable de succès.
[107] Lorsqu’une demande est manifestement mal fondée, frivole ou dilatoire, elle peut être assimilée à une procédure abusive au sens de l’article
[108] Dans la présente affaire, pour avoir gain de cause Mme Blain doit prouver trois éléments pour que le Tribunal puisse en venir à la conclusion que M. Trudeau a engagé sa responsabilité civile envers elle. Elle doit prouver que M. Trudeau a commis une faute, qu’elle a subi un préjudice et qu’il existe un lien de cause à effet entre la faute commise par M. Trudeau et le préjudice qu’elle a souffert.
[109] En l’absence de preuve de l’un ou l’autre de ces éléments, la demande est vouée à l’échec.
[110] À ce stade, la question que le Tribunal doit trancher consiste donc à décider si la preuve de la demande est suffisante pour donner ouverture en tout ou en partie aux conclusions recherchées. Dans l’affirmative, la demande en rejet doit être rejetée et le procès doit se poursuivre mais, dans le cas contraire, la demande en rejet doit être accueillie et le recours de Mme Blain doit être rejeté.
[111] Il s’agit d’évaluer si la preuve offerte par la demande permet, ou non, de conclure que M. Trudeau a engagé sa responsabilité envers Mme Blain parce qu’il :
a) a porté atteinte à sa dignité, son honneur et sa réputation, en tenant des propos diffamatoires à son endroit ;
b) a porté atteinte à son droit à la libre expression en cherchant à l’empêcher de s’exprimer;
c) a porté atteinte à son droit d’être traitée sans discrimination
[112] La liberté d’expression est protégée par l’alinéa b) de l’article
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
[113] Le droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation est par ailleurs prévu à l’article 4 de la Charte[43] :
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
[114] Le droit au respect de la réputation et de la vie privée est également prévu à l’article
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise.
[115] Les articles 9.1 et 10 de la Charte sont aussi pertinents. Ils se lisent ainsi :
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
[116] L’article 49 prévoit, quant à lui, le pouvoir du tribunal de sanctionner une atteinte illicite et intentionnelle à un droit ou à une liberté reconnu par la Charte par une condamnation en dommages-intérêts punitifs.
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
[117] D’emblée, il nous faut écarter les motifs de reproche fondés sur une violation du droit à la libre expression et au droit d’être traité sans discrimination vu l’absence totale de preuve à cet égard.
[118] Mme Blain allègue que M. Trudeau a porté atteinte à son droit de sauvegarder sa dignité, son honneur et sa réputation en tenant des propos diffamatoires à son sujet.
[119] Une poursuite en diffamation oppose, d’une certaine manière, deux valeurs fondamentales qu’il faut tenter de concilier : le droit à la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de l’honneur et de la réputation.
[120] Dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR[44] («Bou Malhab»), la juge Deschamps traite de l’importance de la liberté d’expression et de la nécessité de concilier la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de la réputation dans les affaires de diffamation dans les termes suivants :
[17] La liberté d’expression (…) constitue un des piliers des démocraties modernes. Elle permet aux individus de s’émanciper, de créer et de s’informer, elle encourage la circulation d’idées nouvelles, elle autorise la critique de l’action étatique et favorise l’émergence de la vérité (Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général)
[18] Le droit à la sauvegarde de la réputation est garanti par la Charte québécoise (art 4) et le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art 3 et 35. Parce qu’elle participe de la dignité (Hill, par 120-121), la bonne réputation est aussi liée aux droits protégés par la Charte canadienne. La réputation constitue un attribut fondamental de la personnalité, qui permet à un individu de s’épanouir dans la société. Il est donc essentiel de la sauvegarder chèrement, car une fois ternie, une réputation peut rarement retrouver son lustre antérieur (Hill, par. 108).
[19] Bien entendu, il n’existe pas d’instrument de mesure précis pour déterminer le point d’équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression. La conciliation de ces deux droits reposera sur le respect des principes qui servent de fondement à une société libre et démocratique. Le point d’intersection varie suivant l’évolution de la société. Ce qui était une limite acceptable à la liberté d’expression au 19ième siècle peut ne plus l’être aujourd’hui. D’ailleurs, au cours des dernières décennies, particulièrement, on observe une évolution du droit de la diffamation afin de protéger plus adéquatement la liberté d’expression à l’égard des questions touchant l’intérêt public. En common law par exemple, notre Cour a réévalué la défense du commentaire loyal (WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC40,
[20] L’approche canadienne s’insère dans un courant observable dans de nombreuses démocraties, notamment l’Angleterre (…), l’Australie (…), la Nouvelle-Zélande (…), les États-Unis (…), et l’Allemagne (…). Ce phénomène est également perceptible dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (…). De même en France, alors que la protection de la liberté d’expression s’est matérialisée par l’adoption d’une loi spéciale à caractère pénal, la jurisprudence récente a reconnu qu’il s’agissait d’un régime distinct de celui de la responsabilité civile prévu au Code civil français (…).
[21] Ce ne sont pas tant les solutions précises proposées par ces cours – solutions qui varient selon les traditions juridiques, garanties constitutionnelles et normes sociales en place dans chaque pays – que la tendance générale qui s’en dégage qui intéresse mon propos. Toutes ces cours partagent avec les tribunaux canadiens y compris les tribunaux québécois, une préoccupation accrue pour la protection de la liberté d’expression. Le droit en matière de diffamation évolue en conséquence.
[Références omises] [Soulignements du Tribunal ]
[121] En droit civil québécois, l’action en diffamation est régie par le régime de la responsabilité civile qui est prévu à l’article
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
[122] Il est, par ailleurs, reconnu par la doctrine et la jurisprudence que, toute atteinte à la réputation, qu’elle soit verbale ou écrite, publique ou privée, de nature injurieuse ou diffamatoire, constitue une faute civile qui peut être sanctionnée par une condamnation en dommages-intérêts, lorsqu’elle entraîne un préjudice indemnisable :
1-295 – Terminologie- En droit civil, il n’existe pas de différence entre la diffamation au sens strict et le libelle que connaît le droit pénal. Toute atteinte à la réputation, qu’elle soit verbale (parole, chanson, mimique) ou écrite (lettre, pièce de procédure, caricature, portrait, etc.), publique (par voie d’articles de journaux, de revues, de livres, de commentaires à la radio, à la télévision, ou sur des sites Internet, blogues ou médias sociaux) ou privée (lettre, tract, rapport, mémoire), qu’elle soit seulement injurieuse ou aussi diffamatoire, qu’elle procède d’une affirmation ou d’une imputation, ou d’un sous-entendu, constitue une faute qui, si elle entraîne un dommage, doit être sanctionnée par une compensation pécuniaire. On retrouve le terme diffamation employé, la plupart du temps, dans un sens large couvrant donc l’insulte, l’injure et pas seulement l’atteinte stricte à la réputation. Par ailleurs, si un arrêt distingue l’injure de la diffamation, cette dernière s’évaluant par rapport à son impact sur les autres, alors que la première affecte profondément la victime elle-même, la Cour suprême a récemment indiqué qu’au Québec le terme diffamation désigne également l’injure et par le fait même, qu’il n’y a plus lieu de faire de distinction entre ces deux notions.[45]
[123] Pour avoir gain de cause dans un recours en diffamation fondé sur le droit civil, le demandeur doit donc prouver les éléments constitutifs de la responsabilité civile, c’est‑à‑dire l’existence d’une faute et d’un préjudice, de même que l’existence d’un lien de causalité entre ces deux éléments :
[22] Il n’existe pas au Québec, de recours particulier pour sanctionner la diffamation. Le recours en diffamation s’inscrit dans le régime général de la responsabilité civile prévu à l’article
[Soulignements du Tribunal]
[124] La faute correspond à une conduite qui s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable. Quant au préjudice, il consiste dans l’atteinte à la réputation.
[125] Ces deux éléments, que sont la faute et le préjudice, doivent être évalués selon des normes objectives. La faute doit être appréciée selon le critère de la personne raisonnable alors que l’atteinte à la réputation doit être évaluée en considérant le point de vue du citoyen ordinaire.
[126] Dans leur traité sur la responsabilité civile[47] les auteurs Beaudoin, Deslauriers et Moore traitent de la diffamation. Ils mentionnent que la faute peut résulter de deux types de comportement : le premier est celui de la personne qui s’attaque à la réputation d’une autre personne dans le but de lui nuire et le second est celui de la personne qui porte atteinte à la réputation d’une autre personne en faisant preuve de témérité, de négligence, d’impertinence ou d’incurie :
1-297 – Nécessité d’une faute - Pour que la diffamation donne ouverture à une action en dommages-intérêts, son auteur doit avoir commis une faute. Cette faute peut résulter de deux genres de conduite. La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe, ce qui correspond à l’ancienne notion de délit. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Ce qui correspondait au quasi-délit. Les deux conduites donnent ouverture à responsabilité et droit à une réparation sans qu’il existe de véritable différence entre elles sur le plan du droit. En d’autres termes, il convient de se référer aux règles ordinaires de la responsabilité civile et d’abandonner résolument l’ide fausse que la diffamation est seulement le fruit d’un acte de mauvaise foi emportant intention de nuire. Par contre, il ne faut pas conclure de ces principes que l’incivilité et la grossièreté constituent en toutes circonstances des fautes puisque les tribunaux «ne sont pas les gardiens du savoir-vivre ni du bon goût». S’il n’y a généralement pas de responsabilité lorsque faits publiés sont exacts et d’intérêt public, lorsque la publication n’a pour autre but que de nuire à la victime, elle constitue sans aucun doute de la diffamation. Il en est ainsi par exemple lorsqu’on est en présence de références au nazisme, lesquelles outrepassent le droit à la libre expression. En d’autres termes, on ne peut se réfugier derrière le droit à la libre expression dans le seul but de porter préjudice à autrui.[48]
[127] Ces auteurs soulignent également l’importance de considérer toutes les circonstances avant de conclure à l’existence d’une faute.
1-302 – Circonstances particulières – Les personnes publiques, comme les personnages politiques peuvent s’attendre à être plus souvent attaquées que d’autres et la mesure de tolérance à l’injure doit, dans leur cas, être plus large. Néanmoins, elles conservent un droit à leur réputation et les attaques à leur endroit sont inacceptables si elles sont basées sur des faits inexacts ou qui ne sont pas d’intérêt public. […]
La cour doit aussi tenir compte du contexte dans lequel l’injure a été faite ou la diffamation effectuée. Dans certains échanges particulièrement vifs, elle admet parfois soit la «compensation » d’injures, soit la défense de provocation, à condition que, dans le premier cas, l’échange ait été simultané et, dans le second cas, que l’injure résultant de la provocation ait été prononcée sur-le-champ. Un autre facteur important dans l’appréciation de la faute est l’effet que l’atteinte a produit ou était destinée à produire. Par ailleurs, la réputation antérieure de la victime peut être prise en considération dans l’appréciation de la faute. En la matière, il est donc difficile de généraliser, tant les circonstances particulières à chaque espèce sont susceptibles de variations[49].
[Soulignements du Tribunal]
[128] Dans l’arrêt Prud’homme[50], la Cour suprême fait sienne l’analyse de ces auteurs et présente trois situations susceptibles d’engager la responsabilité d’une personne qui tient des propos diffamatoires :
[36] À partir de la description de ces deux types de conduite, il est possible d’identifier trois situations susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamantes. La première survient lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux. De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté avec l’intention de nuire à autrui. La seconde situation se produit lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses. La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité. Enfin, le troisième cas, souvent oublié est celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables mais véridiques, à l’égard d’un tiers. (Voir J. Pineau et M. Ouellette, Théorie de la responsabilité (2e éd. 1980), p. 63-64).
[129] Dans le cas des personnes publiques, comme les politiciens, par exemple, même s’il est vrai que leur niveau de tolérance à l’injure doit être plus élevé que celui d’un citoyen ordinaire, ils bénéficient eux aussi du droit à la liberté d’expression et ne sont pas tenus de tolérer les attaques personnelles lorsque les propos tenus à leur endroit ne sont pas exacts. Ils peuvent aussi prendre la parole pour défendre leurs idées et faire des commentaires critiques à l’endroit de ceux qui ne les partagent. Leur liberté d’expression est toutefois limitée par le droit des autres de préserver leur dignité et de sauvegarder leur réputation.
[130] Dans l’arrêt Prud’homme[51], la Cour suprême rappelle que le discours politique se situe au cœur même de la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression et que la liberté d’expression revêt une importance singulière pour un élu après avoir fait sienne les propos tenus sur le sujet par le juge Dickson dans l’arrêt Keegstra[52] :
[41] Par ailleurs, notre Cour a souvent souligné que le discours politique se situait au cœur même de la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression (Thomson Newspapers, Sharpe, Guignard, précité p. 763-764, le juge en Chef Dickson affirmait entre autres :
Le lien entre la liberté d’expression et le processus politique est peut-être la cheville ouvrière de la garantie énoncée à l’al. 2b, et ce lien tient dans une large mesure à l’engagement du Canada envers la démocratie. La liberté d’expression est un aspect crucial de cet engagement démocratique, non pas simplement parce qu’elle permet de choisir les meilleures politiques parmi la vaste gamme des possibilités offertes, mais en outre parce qu’elle contribue à assurer un processus politique ouvert à la participation de tous.
[42] Dans une action en diffamation contre un élu municipal, la liberté d’expression revêt une singulière importance puisque le rôle de cet élu est intimement lié à la pérennité de la démocratie municipale. L’élu municipal est en quelque sorte le porte-voix de ses électeurs: il transmet leurs doléances à l’administration, d’une part, et les informe de l’état de cette administration d’autre part. Son droit de parole ne saurait être limité sans conséquences négatives sur la vitalité de la démocratie municipale comme le souligne le professeur P. Trudel dans un article intitulé «Poursuites en diffamation et censure des débats publics. Quand la participation aux débats démocratiques nous conduit en cour»
La démocratie municipale suppose la confrontation des points de vue et les débats ouverts, parfois vigoureux et passionnés. Les échanges sur des matières controversées ne peuvent exister que dans un climat de liberté. Si les règles entourant le déroulement de pareils débats sont appliquées de manière à laisser craindre à ceux qui y participent d’être trainés devant les tribunaux, au moindre écart, la probabilité qu’ils choisissent de se retirer de la chose publique s’accroît.
[43] Cette liberté de parole n’est toutefois pas absolue. Elle est limitée, entre autres, par les exigences du droit d’autrui à la protection de sa réputation. Comme le soulignait le juge Cory dans l’arrêt Hill c Église de scientologie de Toronto
Les démocraties ont toujours reconnu et révéré l’Importance fondamentale de la personne. Cette importance doit, à son tour, reposer sur la bonne réputation, qui rehausse le sens de valeur et de dignité d’une personne, peut également être très rapidement et complètement détruite par de fausses allégations. Et une réputation ternie par le libelle peut rarement regagner son lustre passé. Une société démocratique a donc intérêt à s’assurer que ses membres puissent jouir d’une bonne réputation et la protéger aussi longtemps qu’ils en sont dignes.
[…]
[45] En conséquence, aussi libre qu’il soit de discuter de sujets d’intérêt public, l’élu municipal doit agir en personne raisonnable. Le caractère raisonnable de sa conduite sera souvent démontré par sa bonne foi et les vérifications préalables qu’il aura effectuées pour s’assurer de la véracité de ses allégations. Il s’agit là des balises de son droit de commentaire qui a été maintes fois reconnu par les tribunaux.[53]
[Soulignements du Tribunal]
[131] La Cour précise également que, même si la recevabilité des moyens de défense basés sur l’immunité relative et le commentaire loyal et honnête pose certaines difficultés en droit civil, les éléments qui permettent d’exonérer une personne de toute responsabilité dans une affaire de diffamation en common law sont aussi pertinents en droit civil puisqu’ils font partie de l’ensemble des circonstances que le tribunal doit considérer avant de conclure à l’existence d’une faute :
[57] […] En droit civil, la bonne foi du défendeur est présumée (art
[…]
[60] En droit civil québécois, les critères de la défense d’immunité relative sont autant de circonstances à considérer dans l’appréciation de la faute. Par conséquent, les seules règles applicables à l’action en diffamation intentée contre un élu municipal québécois demeurent alors les règles prévues au Code civil. Ces règles doivent cependant être appliquées de façon contextuelle en tenant compte des exigences liées à la fonction de l’élu municipal et des contraintes spécifiques de l’administration municipale. Elles peuvent aussi intégrer le contenu de l’autre défense proposée par l’intimé, celle de commentaire loyal et honnête, qu’il convient maintenant d’examiner.
[…]
[63] On sait qu’en common law, la défense de commentaire loyal et honnête peut être invoquée par toute personne poursuivie pour diffamation. Elle consiste essentiellement à démontrer que les propos en litige ont été prononcés dans l’intérêt public, de bonne foi et sans malveillance. Un élément essentiel de la défense est que les faits auxquels se rapportent les commentaires ou opinions doivent être véridiques (…). (…) Or, la recevabilité d’une telle défense particulière dans un régime de responsabilité civile qui n’en admet qu’une seule, soit l’absence de faute, appelle quelques réserves, ne serait-ce que par souci de cohérence. (…) Son importation en droit civil est non seulement injustifiée, mais aussi inutile. Les règles du régime de la responsabilité civile prévoient en effet que le défendeur peut faire valoir toutes les circonstances qui tendent à nier l’existence d’une faute. Dans la mesure où les critères de la défense de commentaire loyal et honnête sont autant de circonstances à prendre en considération dans l’appréciation de l’existence d’une faute, ils font déjà partie intégrante du droit civil québécois. (…)[54]
[132] Bref, les personnes qui sont élues pour représenter la population sont libres, comme les autres personnes, d’exprimer publiquement leurs idées et leurs opinions sur des enjeux politiques et de discuter de sujets d’intérêt public. Ils peuvent faire des commentaires et critiquer les propos d’une autre personne qui ne partage pas leurs idées, mais cela ne leur donne pas le droit de diffamer. Leur conduite doit demeurer celle d’une personne raisonnable.
[133] Lorsqu’on leur reproche d’avoir prononcé des paroles diffamatoires, la bonne foi, la véracité de leurs déclarations, le contexte dans lequel ces déclarations ont été faites et le but recherché par leur auteur seront parmi les éléments à considérer pour déterminer s’ils ont commis, ou non, une faute susceptible d’engager leur responsabilité envers la personne visée par leurs propos.
[134] Ainsi, pour que la diffamation donne ouverture à une compensation pécuniaire en vertu du régime de la responsabilité civile qui s’applique au Québec, elle doit être le résultat d’une conduite déraisonnable.
[135] Il faut également garder à l’esprit que la diffamation ne permet pas d’inférer, à elle seule, le comportement fautif de son auteur et que la faute, si elle est prouvée, ne permet pas à elle seule d’inférer qu’un préjudice en a résulté. Le préjudice doit être prouvé et le lien de causalité entre le préjudice et la faute doit être démontré.
[136] Les propos de la juge Deschamps dans l’arrêt Bou Malhab résument bien l’état du droit sur cette question[55] :
[24] De manière générale, la faute correspond à une conduite qui s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable (Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette,
[25] Dans un recours en diffamation, la définition ou les contours de la faute reflètent l’importance croissante accordée à la liberté d’expression (Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles inc.
[26] Le préjudice qui définit la diffamation est l’atteinte à la réputation. Dans notre droit, l’atteinte à la réputation est appréciée objectivement, c’est-à-dire en se référant au point de vue du citoyen ordinaire (Néron, par 57; Prud’homme, par 34; Métromédia C.M.R., Montréal inc. c. Johnson,
[27] Ce niveau d’analyse se justifie par le fait qu’une atteinte à la réputation se traduit par une diminution de l’estime et de la considération que les autres portent à la personne qui est l’objet des propos. Il n’y a donc pas que l’auteur et la personne qui fait l’objet des propos qui entrent en scène. Une personne est diffamée lorsqu’un individu donné ou plusieurs lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d’elle-même, mais surtout qu’elle projetait aux «autres» dans le cours normal de ses interactions sociales. Dans notre société, toute personne peut légitimement s’attendre à un traitement égal sur le plan juridique. L’atteinte à la réputation se situe à un autre niveau. Diffamer quelqu’un, c’est attenter à une réputation légitimement gagnée. Par conséquent, l’effet de la diffamation n’est pas tant l’incidence sur la dignité et le traitement égal reconnus à chacun par les chartes, mais la diminution de l’estime qui revient à une personne à la suite de ses interactions sociales.
[28] C’est l’importance de ces «autres» dans le concept de réputation qui justifie le recours à la norme objective du citoyen ordinaire qui les symbolise. Un sentiment d’humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est donc insuffisant pour fonder un recours en diffamation. Dans un tel recours, l’examen du préjudice se situe à un second niveau, axé non sur la victime elle-même, mais sur la perception des autres. Le préjudice existe lorsque le «citoyen ordinaire estime que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation» de la victime (Prud’homme, par 34). […].
[29] Le recours à la norme objective du citoyen ordinaire présente des avantages certains, que décrit bien la juge Bich dans ses motifs :
[Cette norme] a l’avantage de ne pas rendre l’exercice de qualification du propos litigieux et, par conséquent, la détermination du préjudice tributaires de l’émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s’estime diffamée. S’il suffisait en effet pour établir le caractère préjudiciable d’un propos, de faire état de son sentiment d’humiliation, de mortification, de vexation, d’indignation, de tristesse, ou de contrariété personnelle ou encore d’un froissement, d’un heurt ou même d’un piétinement de la sensibilité, il ne resterait pas grand-chose de la liberté d’opinion et d’expression. En outre, ce serait faire dépendre l’idée même de diffamation entièrement, de l’affectivité particulière de chaque individu. [par.40].
[…]
[40] La personne raisonnable agit de manière normalement avisée et diligente. Soucieuse d’autrui, elle prend les précautions nécessaires pour éviter de leur causer des préjudices raisonnablement prévisibles (Ouellet c. Cloutier,
[41] Bien que le citoyen ordinaire réagisse en personne sensée qui, tout comme la personne raisonnable, respecte les droits fondamentaux, il faut cependant se garder de l’idéaliser et de le considérer imperméable à tout propos négligent, raciste ou discriminatoire, ce qui aurait pour effet de stériliser le recours en diffamation. Comme l’affirmait la Cour supérieure dans la décision Hervieux-Payette c. Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal,
[Soulignements du Tribunal]
[137] Les propos tenus récemment par la Cour suprême dans l’arrêt Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse)[56] sont également pertinents pour les fins de la discussion. Ils traitent du droit à la sauvegarde de la dignité et du droit de ne pas être victime de discrimination pour l’un des motifs prévus à l’article 10 de la Charte :
[26] Tout recours en réparation du préjudice moral ou matériel découlant d’une violation d’un droit garanti par la Charte québécoise est assujetti au régime ordinaire de la responsabilité civile (Aubry c. Éditions Vice-Versa inc.,
[…]
[48] Notre Cour a reconnu que « [l]a dignité humaine […] f[ait] partie des valeurs inhérentes à la Charte [canadienne]» (Health Services and Support-Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie- Britannique,
[…]
[56] Dans l’arrêt St-Ferdinand, notre Cour a conclu que le droit à la sauvegarde de la dignité se rapporte plus exactement à la dignité humaine et protège contre « les atteintes aux attributs fondamentaux de l’être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu’elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle-même » (par. 105). Autrement dit, l’art. 4 protège non pas chaque personne en tant que telle, mais l’humanité de chaque personne dans ses attributs les plus fondamentaux. C’est donc la notion d’humanité qui est au centre du droit à la sauvegarde de la dignité. Cela est d’ailleurs mis en évidence par le préambule de la Charte québécoise sur lequel s’est appuyée la Cour dans St-Ferdinand. Inspiré par la Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. N.U. A/810, p. 71 (1948), le préambule dispose que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité » et que « le respect de la dignité de l’être humain » est l’un des « fondement[s] de la justice, de la liberté et de la paix ». Dans ce contexte, la dignité est cette qualité inhérente à chaque être humain « dont la reconnaissance définit en quelque sorte la civilisation, et la méconnaissance, la barbarie » (T. De Koninck, De la dignité humaine (2002), p. 16; voir aussi R. Dworkin, Justice for Hedgehogs (2011), p. 112).
[57] En effet, l’émergence en droit de la notion de dignité et le sens de cette notion ont été façonnés par le contexte historique très particulier des atrocités commises au XXe siècle, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale (C. McCrudden, « Human Dignity and Judicial Interpretation of Human Rights »
[58] L’article 4 ne confère pas un droit à la dignité, mais, plus précisément, un droit à la sauvegarde de la dignité. Le libellé retenu par le législateur à cet article a une connotation et un sens beaucoup plus forts que celui de « respect de la dignité » qui se retrouve dans le préambule de la Charte québécoise. Le terme « sauvegarde » renvoie à une forme de défense ou de protection contre un péril, tandis que le terme « respect » rejoint les notions de considération ou de déférence (Dictionnaire de l’Académie française (9e éd. (en ligne)); É. Littré, Dictionnaire de la langue française (1958), t. 6, p. 1432‑1435 et 1940; Le Grand Robert de la langue française (version électronique)). À la différence de l’art. 5, par exemple, qui confère un droit au respect de la vie privée, l’art. 4 ne permet pas à une personne de réclamer le respect, mais uniquement la sauvegarde de sa dignité, c’est-à-dire la protection contre la négation de sa valeur en tant qu’être humain. Lorsqu’une personne se voit privée de son humanité par l’infliction de traitements qui l’avilissent, l’asservissent, la réifient, l’humilient ou la dégradent, sa dignité est indéniablement bafouée. En ce sens, le droit à la sauvegarde de la dignité constitue un bouclier contre ce type d’atteintes qui ne font pas moins que révolter la conscience de la société.
[138] C’est là un résumé succinct de la jurisprudence et des principes de droit applicables dans la présente cause affaire.
L’ANALYSE
[139] Le Tribunal est d’avis que la poursuite intentée contre M. Trudeau est manifestement mal fondée et abusive.
[140] Premièrement, la preuve de la demande ne permet pas de conclure que M. Trudeau a commis une faute. Ce constat suffit à lui seul pour justifier le rejet de la demande.
[141] Deuxièmement, la preuve de la demande ne permet pas de conclure que Mme Blain a subi un préjudice. Il s’agit là d’un motif additionnel de rejet.
[142] Troisièmement, aucun lien de causalité n’a été établi puisque ni la faute ni le préjudice n’ont été prouvés.
[143] Mme Blain a été interrogée au préalable et elle a témoigné lors du procès. Son témoignage devant le Tribunal était rempli de contradictions, d’exagérations et d’invraisemblances. À plusieurs occasions, elle a fait des affirmations qui se sont avérées fausses ou inexactes et elle a nié des faits dont l’occurrence a été prouvée. Le récit qu’elle a fait des événements était inexact sur plusieurs points et exagéré à maints égards.
[144] Ainsi, elle a affirmé qu’elle s’était rendue à Sainte-Anne-de-Sabrevois (Québec), le 16 août 2018, pour aller rencontrer M. Trudeau et lui poser des questions. Cette affirmation est trompeuse parce qu’elle ne donne pas la juste mesure de ses intentions.
[145] En réalité, elle a planifié et orchestré sa présence à ce rassemblement avec une autre personne dont elle partage l’idéologie nationaliste d’extrême-droite. Leur intention était de perturber le déroulement de l’événement et d’empêcher M. Trudeau de s’adresser à ses partisans. D’ailleurs, dès le début de son discours, elle l’a prévenu qu’elle avait des questions à lui poser et elle n’a pas cessé de l’interrompre par la suite.
[146] Son manque de civilité, le ton agressif avec lequel elle a posé ses questions, l’insistance dont elle a fait preuve pour que M. Trudeau lui réponde immédiatement alors qu’il livrait un discours, le désordre causé par la répétition de ses questions, son refus de le laisser parler et de l’écouter, malgré les demandes faites en ce sens, et de, manière générale, son attitude hostile montrent bien qu’elle cherchait à le provoquer.
[147] Un enregistrement vidéo a été réalisé lors de l’événement. Il suffit de le regarder pour s’en convaincre.
[148] Mme Blain savait qu’il s’agissait d’un rassemblement partisan organisé par le Parti libéral du Canada et que la promotion de l’égalité et de la diversité occupait une place importante dans le programme de ce parti et dans les valeurs de M. Trudeau.
[149] D’ailleurs, dans le message qu’elle a publié sur sa page Facebook peu après l’événement, elle a mentionné : « Comme d’habitude, il a dit qu’au Québec il n’y a pas de place pour l’intolérance alors je lui ai dit à 2 pieds de lui que c’était lui qui n’a pas sa place au Québec. »
[150] Aussi, lorsqu’elle l’a questionné sur les intentions de son gouvernement concernant le remboursement des dépenses engagées par le gouvernement du Québec pour l’accueil des demandeurs d’asile qu’elle a qualifié en utilisant l’expression « vos immigrants illégaux », ce n’était pas anodin.
[151] M. Trudeau lui a répondu qu’elle faisait preuve d’intolérance envers les immigrants et que cette intolérance n’avait pas sa place au Canada. Il a aussi ajouté qu’elle n’avait pas sa place dans un rassemblement de libéraux pour qui la diversité et l’inclusion étaient des valeurs importantes. Il s’agissait d’un commentaire légitime.
[152] Après avoir été exhortée à faire preuve de plus de tolérance, Mme Blain est revenue à la charge et a demandé à M. Trudeau s’il était tolérant lui envers les « québécois de souche ».
[153] Cela laissait sous-entendre que, dans l’esprit de Mme Blain, les immigrants et les « québécois de souche » formaient deux groupes distincts dont les intérêts n’étaient pas nécessairement convergents et qu’il devait y avoir une hiérarchie entre les premiers et les seconds.
[154] À nouveau, M. Trudeau a répondu à Mme Blain qu’elle faisait preuve d’intolérance et que de tels propos n’avaient pas leur place au Canada.
[155] Plutôt que de quitter, la demanderesse a continué de le haranguer et de l’interrompre en répétant sans cesse: « Répondez-moi Monsieur Trudeau êtes-vous tolérant avec les québécois de souche? »
[156] Lorsque Monsieur Trudeau a terminé son discours, il a quitté la scène et est descendu rejoindre le public. Des personnes se sont attroupées autour de lui alors qu’il s’apprêtait à partir. Mme Blain s’est approchée de lui et lui a posé de nouveau cette même question. Il lui a répondu: « Madame votre racisme n’a pas sa place ici. » ce, à quoi, elle a rétorqué : « Vous non plus vous n’avez pas votre place au Québec! » et M. Trudeau a répliqué: « Je suis fier québécois Madame! »
[157] La diffamation « consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables[57] ».
[158] En l’espèce, il est possible que les remarques de M. Trudeau aient froissé l’amour-propre de Mme Blain, mais ce n’est pas suffisant pour les qualifier de diffamatoires et pour conclure que M. Trudeau a porté atteinte à sa dignité, son honneur et son droit à la sauvegarde de sa réputation.
[159] L’attitude passée de Mme Blain de même que l’esprit qui l’animait au moment des événements et les propos qu’elle a elle-même tenus sont des éléments susceptibles de déconsidérer l’estime qu’un citoyen ordinaire pouvait lui porter. Les paroles prononcées à son sujet par M.Trudeau n’ont pas porté atteinte à son droit de sauvegarder sa réputation.
[160] Contrairement à ce qu’affirme Mme Blain, rien dans la preuve présentée au Tribunal ne permet de conclure que M. Trudeau a eu une conduite malveillante ou négligente et qu’il a commis une faute susceptible d’engager sa responsabilité à son endroit.
[161] Lors de son interrogatoire au préalable, M. Trudeau a décrit le contexte dans lequel ses échanges avaient eu lieu avec Mme Blain.
[162] Il a fait référence au programme de son parti et à la foule multiculturelle qui se trouvait sur les lieux. Il a déclaré que l’attitude provocatrice de Mme Blain, l’effet perturbateur de ses interruptions répétées, la nature de ses questions de même que les idées sous-entendues que ses questions contenaient, étaient des éléments qui commandaient une réponse sans ambiguïté de sa part :
« Mais devant une foule, surtout une foule très, très multiculturelle, très diverse comme cette foule-là l'était, d'entendre des propos intolérants envers les immigrants, quand la foule est visiblement pleine d'immigrants, je suis dans une position où quels que soient mes, ma réaction personnelle et peut-être le fait que j'avais ma fille là m'a, m'a mis un peu plus dans le mode père que le mode politicien. Même à ça, c'est pas la seule, la première fois que, que j'ai mes enfants avec moi, la dynamique de la foule qui était là en tant que partisans libéraux, qui était elle-même extrêmement diverse, d'entendre une intolérance à l'immigration, pour moi, ça exigeait que j'y réponde.[58] »
[…]
« Le contexte est important. Si quelqu'un m'avait posé la question : « Monsieur Trudeau, je suis inquiet par rapport au immigrants illégaux qui traversent à la rue Roxham ». Dans une conversation où je me trouve dans la rue ou dans un magasin, ou dans une rencontre dans un restaurant où je passe souvent faire des, des rencontres avec des citoyens, j'aurais plein de réponses à donner pour expliquer, pour rassurer la personne que effectivement chaque personne qui traverse la frontière passe dans un processus rigoureux qui va examiner son dossier. Il y aucune faiblesse au niveau de la sécurité. C'est, si tout est, tout est en bonne et due forme, ils passent dans notre système d'immigration de façon intégrale.
Mais quand quelqu'un choisit un moment dans un rassemblement libéral pour crier pour me poser une question pour bloquer le discours que je suis en train de livre, de livrer, je me mets naturellement et automatiquement dans une situation. O.K., cette personne-là qui veut perturber mon événement, le fait d'une façon, d'une approche négative, peut-être même hostile et veut donc une réaction et donc je combinais le contexte et la personnalisation de mes immigrants illégaux, j'ai conclu que c'était pas une question de bonne foi. C'était un contexte dans lequel le but était de perturber et de pousser un agenda ou bien anti-immigrants ou bien qui voulait tout simplement susciter la peur ou l'inquiétude par rapport aux immigrants et donc pour moi, c'était important que je réponde fermement et clairement.[59] »
[…]
« Et je pense que c'est tout à fait un, un pattern que je démontre à chaque fois que quand il y a des gens qui disent des choses trompeuses ou problématiques, je trouve que ça fait partie de ma responsabilité en tant que premier ministre et en tant que individu, de souligner que il y a des choses qu'on ne devrait pas accepter dans la société.[60] »
[163] Lorsqu’il a été questionné au sujet de ses échanges avec Mme Blain, dans les jours suivant l’événement, M. Trudeau a aussi mentionné, qu’en sa qualité de Premier Ministre du Canada, il se devait de souligner lorsque cela était nécessaire que l’intolérance et le racisme n’étaient pas acceptables dans notre société[61].
[164] En l’espèce, c’est Mme Blain qui a cherché à engager un débat public avec M. Trudeau sur des enjeux politiques. Elle a insisté à plusieurs reprises pour qu’il réponde à ses questions. M. Trudeau a évalué la situation et a jugé qu’il devait répondre. Il a répondu de manière spontanée pour manifester sa désapprobation.
[165] Vu l’utilisation inappropriée de l’expression « vos immigrants illégaux », pour décrire les demandeurs d’asile qui se présentaient à la frontière canadienne, il n’était pas déraisonnable pour M. Trudeau de conclure qu’elle faisait preuve d’intolérance envers les immigrants.
[166] Il lui a répondu que l’intolérance envers les immigrants n’avait pas sa place au Canada et qu’elle n’avait pas sa place dans un rassemblement de libéraux pour qui la diversité et l’inclusion étaient des valeurs importantes. Ces propos n’étaient pas diffamatoires.
[167] En demandant peu après à M. Trudeau s’il était tolérant envers les « québécois de souche », Mme Blain laissait entendre qu’il y avait, dans son esprit, deux catégories de québécois, les « québécois de souche » et les autres.
[168] Il n’était pas déraisonnable pour M. Trudeau de considérer, dans un tel contexte, que les propos de Mme Blain dénotaient un certain racisme. Il lui a répondu que son racisme n’avait pas sa place ici. Cette expression est sujette à interprétation mais il est probable qu’elle faisait référence au rassemblement. Il est vrai que ses propos étaient sévères mais ils n’étaient pas diffamatoires et la conduite de M. Trudeau n’était pas déraisonnable dans les circonstances. Il n’a donc pas commis de faute susceptible d’engager sa responsabilité.
[169] L’affirmation de Mme Blain que les propos tenus par M. Trudeau à son endroit étaient diffamatoires et qu’il aurait porté atteinte à sa réputation n’est supportée par aucune preuve.
[170] Mme Blain a témoigné qu’elle avait été profondément humiliée et choquée par les propos de M. Trudeau, qu’elle s’était sentie ridiculisée, voir même agressée, quand les personnes présentes ont applaudi ce dernier après qu’il ait déclaré que son intolérance n’avait pas sa place au Canada. Elle a aussi affirmé qu’elle avait été traumatisée par cet événement et qu’elle en garderait des séquelles toute sa vie.
[171] Il importe de distinguer les gestes posés par M. Trudeau et ceux posés par d’autres personnes dont la responsabilité n’est pas recherchée par Mme Blain.
[172] L’affirmation de Mme Blain à l’effet qu’elle aurait souffert d’un grave préjudice psychologique par le fait et la faute de M. Trudeau n’est supportée d’aucune preuve à l’exception de son témoignage et la valeur probante de ce témoignage est somme toute peu élevée en raison des nombreuses contradictions et exagérations qu’il contient.
[173] Il est également difficile de réconcilier le contenu de son témoignage avec le contenu du message qu’elle a publié sur les réseaux sociaux après l’événement et dans lequel, elle se félicite d’avoir assisté au rassemblement et d’avoir perturbé le discours de M. Trudeau en disant : « Je lui ai posé des questions à mon goût même si les libéraux présents me disaient de la fermer » et ajoute : « En tout cas je suis bien contente d’avoir écourté son discours à cet arrogant. »
[174] Elle a témoigné qu’elle trouvait offensant et blessant de se faire dire qu’elle faisait preuve d’intolérance et de racisme envers les immigrants parce qu’elle ne considère pas qu’elle est une personne intolérante et raciste.
[175] Les déclarations qu’elle a faites à diverses occasions, les messages qu’elle a publiés sur les réseaux sociaux et les témoignages qu’elle a rendus lors de son interrogatoire au préalable et au moment du procès indiquent malheureusement le contraire.
[176] Le contenu du discours qu’elle a livré en juillet 2019 devant quelques dizaines de personnes en est un bon exemple. Il ne laisse subsister aucun doute sur l’intolérance qu’elle manifeste à l’égard de ceux qui ne sont pas des «québécois de souche» et sur sa pensée sectaire.
[177] Il est invraisemblable de penser que les liens avec sa fille ont été rompus à cause des remarques de M. Trudeau. D’ailleurs, Mme Blain a elle-même témoigné que, lorsque sa fille avait pris connaissance de la vidéo de l’événement du 16 août 2018, sa fille lui avait téléphoné pour lui dire de ne plus communiquer avec elle parce qu’elle lui avait fait honte. C’est donc davantage son propre comportement qui est l’origine de cette situation.
[178] Les sentiments de frustration, d’humiliation et de colère que Mme Blain a éprouvés à la suite de l’événement du 16 août 2018 constituent un préjudice émotionnel qui n’est pas indemnisable et qui ne fait pas preuve qu’elle a été victime d’une atteinte à sa réputation.
[179] Quant aux troubles, au stress, aux inconvénients et à la perte de jouissance de la vie qui y serait associée, et pour lesquels Mme Blain demande une compensation financière de 15 000 $, aucune preuve ne supporte cette réclamation à l’exception du témoignage de Mme Blain.
[180] Elle a témoigné qu’elle avait souffert d’insomnie dans les jours suivants l’événement et qu’elle avait dû consulter un médecin parce qu’elle avait une douleur au bras depuis qu’un agent de la GRC lui avait serré le bras pour la forcer à le suivre lors de l’événement.
[181] Aucun rapport d’expertise psychologique n’a été produit. Par ailleurs, les notes du médecin qu’elle a consulté indiquent que la blessure dont elle s’est plainte était bénigne et ne nécessitait aucun suivi particulier.
[182] Lors de son témoignage, Mme Blain a mentionné qu’elle avait reçu plusieurs mots d’encouragement et commentaires favorables à la suite de l’événement et de la diffusion des images de son échange avec M. Trudeau. Elle a indiqué que le nombre de ses amis Facebook avait augmenté et qu’elle avait été sollicitée pour faire des discours et donner des entrevues par la suite.
[183] Elle a elle-même fait le choix de s’identifier comme la personne avec qui M. Trudeau a échangé le 16 août 2018. Elle a contribué activement à la diffusion de la vidéo enregistrée lors de l’événement. Elle a aussi publié des commentaires sur les réseaux sociaux et a accepté de donner des entrevues aux médias à ce sujet.
[184] Si elle a fait l’objet de commentaires désobligeants de la part de certaines personnes à la suite de cet événement, ils sont davantage le fruit de ses propres agissements que des paroles prononcées par M. Trudeau.
[185] Bref, la preuve offerte au Tribunal ne permet pas de conclure que le préjudice dont Mme Blain se plaint est réellement survenu et, le cas échéant, qu’il avait une gravité suffisante pour être indemnisable. Mme Blain a également failli à démontrer qu’il existait un lien de causalité entre le préjudice dont elle se plaint et les agissements de M. Trudeau.
[186] En définitive, la preuve de la demande ne peut donner ouverture aux conclusions recherchées dans la demande introductive d’instance. Mme Blain a failli à démontrer que M. Trudeau avait commis une faute et que cette faute lui a causé un préjudice. La demande est manifestement mal fondée et abusive.
[187] Dans de telles circonstances, le Tribunal a non seulement, le pouvoir mais le devoir de mettre fin à l’instruction de l’affaire.
[188] Mme Blain semble avoir utilisé l’événement du 16 août 2018 pour acquérir une certaine notoriété et faire la promotion de ses idées politiques. Il n’est pas déraisonnable de conclure, comme le suggèrent les procureurs de M. Trudeau, qu’elle a intenté des procédures judiciaires contre ce dernier pour les mêmes raisons.
[189] Puisque M. Trudeau ne réclame pas le remboursement de ses honoraires extraordinaires, et ce, malgré le caractère abusif des procédures intentées contre lui, le Tribunal se contentera de rejeter la demande de Mme Blain et de la condamner à payer les frais de justice.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[190] ACCUEILLE la demande en rejet du défendeur;
[191] REJETTE la demande introductive d’instance modifiée de la demanderesse;
[192] AVEC frais de justice.
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| __________________________________MICHÈLE MONAST, j.c.s.
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Me Christian Lajoie | ||
Mme Anne-Frédérique Duclos (stagiaire) | ||
LAJOIE & PEARSON AVOCATS | ||
Avocats de la demanderesse | ||
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Me David Grossman | ||
Me Samuel Lavoie | ||
IMK SENCRL/LLP | ||
Avocats du défendeur | ||
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[1] Défense du Très Honorable Justin Trudeau (171 C.p.c.), 11 juin 2019, par. 56.
[2] Procès-verbal d’audience du 15 mars 2021.
[3] RLRQ, c. C-25.01, art. 51 et suiv.
[4] Pièce D-7.
[5] Pièce D-1.
[6] Pièce D-1.
[7] Pièce D-25.
[8] Pièce P-1.
[9] Id.
[10] Id.
[11] Id.
[12] Id.
[13] Id.
[14] Id.
[15] Id.
[16] Pièce D-2.
[17] Id.
[18] Pièces P-1 et D-3.
[19] Pièces P-2 et P-3.
[20] Pièce P-3.
[21] Pièces D-4, D-5, D-6 et D-11.
[22] Pièce P-4.
[23] Pièce D-11.
[24] Pièce D-4.
[25] Pièce D-9.
[26] Pièce D-3, p. 3.
[27] Id., p. 4.
[28] Id., p. 6.
[29] Pièce D-3, p. 12.
[30] Pièce D-13, p. 13.
[31] Pièce D-3, p. 14.
[32] Pièce P-5.
[33] Pièce P-6.
[34] Pièces D-5 et D-6, Interrogatoire préalable à l’instruction de la part de la défense, Témoin : Diane Blain, par Me Catherine McKenzie, le 28 mars 2019, p. 108, ligne 107.
[35] Pièce D-12.
[36] Boily c. Bourcier,
[37] Cossette c. Corporation d'Urgences-santé de la région de Montréal Métropolitain,
[38] Brazil c. Boileau,
[39] Fruits de mer Lagoon inc c. Réfrigération, plomberie & chauffage Longueuil inc. (Zéro-C),
[40] Boily c. Bourcier, préc., note 36, par. 35.
[41] Charland c. Lessard,
[42] L.R.Q., c. C-12, art. 3.
[43] Id., art. 4.
[44] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., CSC 9 (CanLII),
[45] Jean-Louis Beaudoin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore : La responsabilité civile, Volume 1, Principes généraux, 8e édition, Éditions Yvon Blais, Cowansville, 2014, par. 1-295.
[46] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR., préc., note 44, par. 22.
[47] Jean-Louis Beaudoin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore : La responsabilité civile, préc., note 45.
[48] Id., par. 1-297.
[49] Id., par. 1-302.
[50] Prud’homme c. Prud’homme,
[51] Prud’homme c. Prud’homme,
[52] R. c. Keegstra,
[53] Prud’homme c. Prud’homme,
[54] Id., par. 57, 60 et 63.
[55] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR., préc., note 44, par. 24 à 29, 40 et 41.
[56] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse),
[57] Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles inc.,
[58] Interrogatoire préalable à l’instruction du Très Honorable Justin Trudeau, témoin entendu hors Cour à la requête de la demanderesse, par Me Christian Lajoie, le 16 juillet 2019, p. 12, lignes 12 à 24.
[59] Id., p. 19 (lignes 6 à 25) et p. 20 (lignes 1 à 10).
[60] Id., p. 30, lignes 15 à 21.
[61] Interrogatoire préalable à l’instruction du Très Honorable Justin Trudeau, témoin entendu hors Cour à la requête de la demanderesse, par Me Christian Lajoie, le 16 juillet 2019, préc., note 58.
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