Syndicat des travailleuses des centres de la petite enfance du Saguenay—Lac-St-Jean-FSSS-CSN c. Girard |
2009 QCCS 2581 |
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JB3398 |
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C A N A D A |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
CHICOUTIMI |
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N°: |
150-17-001430-070 |
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DATE : |
Le 27 mai 2009 |
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LE JUGE JEAN BOUCHARD |
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SYNDICAT DES TRAVAILLEUSES DES CENTRES DE LA PETITE ENFANCE DU SAGUENAY-LAC-ST-JEAN-FSSS-CSN
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Requérant |
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c.
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CAROL GIRARD
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Intimé
et
CENTRE DE LA PETITE ENFANCE LA PIROUETTE
Mise en cause |
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J U G E M E N T |
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[1] Le syndicat requérant se pourvoit en vertu de l'article 846 C.p.c. à l'encontre d'une sentence arbitrale rendue par l'intimé qui rejette un grief contestant la décision de l'employeur mis en cause d'obliger ses employées à couvrir leur tatouage au travail.
LES FAITS
[2] Madame Nadine Bélisle est éducatrice. Elle est à l'emploi du Centre de la petite enfance La Pirouette (ci-après le CPE) depuis plus de 10 ans. Elle porte un tatouage sur l'omoplate droite. La preuve ne permet pas de savoir ce que représente ce tatouage.
[3] Le 12 juillet 2004, son employeur lui remet un avertissement écrit l'obligeant à couvrir son tatouage lors de sa prochaine prestation de travail à défaut de quoi, il pourra lui imposer des sanctions pouvant aller jusqu'à son congédiement.
[4] Cet avertissement fait suite à une résolution du conseil d'administration du CPE adoptée le 22 juin précédent qui se lit comme suit :
«Il est résolu par le conseil d'administration que les employées devront se vêtir convenablement, couvrir leur tatouage et perçage, et devront porter en tout temps un soulier confortable lors de leur prestation de travail, comme stipulé dans le document intitulé «Code d'éthique au CPE La Pirouette.»
[5] Ce document stipule quant à lui ce qui suit :
«L'exposition apparente d'un tatouage et/ou d'un perçage (piercing) est contraire au code d'éthique et à la mission éducative du service de garde du CPE La Pirouette, il est obligatoire de couvrir ce tatouage et/ou perçage (piercing) par un vêtement adéquat lors de la prestation de travail».
[6] Le 6 août 2004, le syndicat requérant dépose un grief contestant la décision du CPE d'obliger Madame Bélisle à couvrir le tatouage qu'elle porte.
[7] Le 20 novembre 2007, l'arbitre intimé rend sa sentence arbitrale. Il rejette le grief logé par le syndicat.
Les dispositions législatives applicables
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12
art. 3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.
art. 5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
art. 9.1. Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.
La sentence arbitrale
[8] La justification de l'arbitre pour rejeter le grief se résume à peu de chose.
[9] Selon lui, l'employeur peut obliger la couverture des tatouages en milieu de travail dans le cadre de son pouvoir de gérance. Il va même jusqu'à affirmer qu'il n'a pas le pouvoir de déroger à cette politique de l'employeur.
[10] S'il y a une limite à la liberté d'expression des salariées, elle lui apparaît raisonnable compte tenu de la mission éducative du CPE.
[11] Enfin, l'arbitre juge que la mesure imposée par le CPE n'est pas discriminatoire parce qu'elle s'applique à toutes les employées, ni abusive ni faite de mauvaise foi (R-3, par. 51 à 57).
Le recours entrepris
[12] Le syndicat soutient que la politique du CPE d'obliger les employées à couvrir leur tatouage au travail porte atteinte à la liberté d'expression et au droit à la vie privée de ces dernières.
[13] Or, il reproche à l'arbitre de ne pas avoir appliqué le test développé par la Cour suprême consistant à examiner tout d'abord s'il y a une violation à ce droit et à cette liberté fondamentale et ensuite, si c'est le cas, d'en vérifier la raisonnabilité.
[14] C'est là le fondement du recours entrepris par le syndicat.
La norme de contrôle
[15] L'interprétation et l'application des chartes n'étant pas des questions relevant de la compétence spécialisée de l'arbitre, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Section locale 143 du Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier c. Goodyear Canada inc., 2007 QCCA 1686 , par. 13; Association professionnelle des inhalothérapeutes du Québec. c. Ménard, [2001] C.A., AZ-01019106 ).
[16] Ceci signifie que le Tribunal doit entreprendre sa propre analyse et décider, au terme de celle-ci, s'il est d'accord ou non avec la conclusion de l'arbitre. En cas de désaccord, il pourra substituer sa propre conclusion et rendre la décision qui s'impose (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 , par. 50 ).
ANALYSE
[17] Comme la charte québécoise, contrairement à la charte canadienne, s'applique aux rapports privés, le Tribunal préfère limiter son analyse de la conformité de la politique de l'employeur à la charte québécoise, évitant ainsi de se prononcer sur la délicate question de savoir si la charte canadienne s'applique aux décisions du conseil d'administration d'un CPE (charte canadienne des droits et libertés, art. 32 (1)).
Le droit au respect de la vie privée
[18] La jurisprudence reconnaît que l'article 5 de la charte québécoise protège le droit de prendre des décisions fondamentalement personnelles sans influence externe indue (Godbout c. Longueil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 , p. 913; Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591 , p.614. Or, à n'en pas douter, le choix d'une personne de se faire trouer la peau et de porter sur son corps une marque indélébile fait partie de ces décisions relevant de la sphère d'autonomie protégée par le droit à la vie privée.
La liberté d'expression
[19] Inutile d'insister ici sur l'importance de la liberté d'expression. C'est parce que cette liberté est protégée que les individus ont l'assurance et la possibilité de s'épanouir personnellement dans une société fondée sur la tolérance et le respect (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927 , p. 976).
[20] Quant au sens et à la portée que doit recevoir la liberté d'expression, on comprendra, à la lumière des objectifs qui la sous-tendent, qu'ils sont très larges. L'«expression» possédant à la fois un contenu et une forme, ces deux éléments pourront être protégés, la violence, comme forme d'expression, étant toutefois exclue (Irwin toy Ltd. c. Québec (Procureur général), précité, p. 968-970).
[21] Parlant de tatouage, le Tribunal n'a donc aucune hésitation à voir une forme d'expression dans cette pratique qui consiste à orner son corps de signes ou de dessins.
L'obligation de couvrir son tatouage
[22] Se pose maintenant la question de déterminer si la mesure adoptée par le CPE obligeant ses employées à couvrir leur tatouage au travail porte atteinte au droit au droit à la vie privée et à la liberté d'expression.
[23] L'analyse du Tribunal sera de courte durée. Il va de soi qu'obliger une personne qui a un tatouage à cacher celui-ci constitue une atteinte à ce droit et à cette liberté fondamentale.
[24] Cette première conclusion ne saurait toutefois clore la discussion car, en semblable matière, il arrive qu'une restriction à un droit ou à une liberté puisse être justifiée.
[25] La Cour suprême a, à cet égard, développé un test sous l'empire de la charte canadienne qu'elle a ensuite appliqué à la charte québécoise malgré le libellé différend des dispositions pertinentes, en l'occurrence l'article 1 de la charte canadienne et l'article 9.1 de la charte québécoise (Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712 , p. 769-771).
[26] Appliqué au cas sous étude, ceci signifie que le CPE devait démontrer tout d'abord que la mesure obligeant ses employées à couvrir leur tatouage au travail poursuit un objectif important et ensuite que cette obligation est rationnelle et proportionnelle avec l'objectif visé.
[27] Or, mise à part sa mission éducative découlant du programme du ministère de la Famille et de l'Enfance qui est formulée de manière très large, le CPE n'a fourni aucune démonstration au soutien de la mesure adoptée par son conseil d'administration. Son procureur insiste quant à lui sur le fait que celle-ci aurait été adoptée pour éviter que l'employeur tombe dans l'appréciation du bon goût. Il aurait, pour cette raison, adopté une règle uniforme s'appliquant à toutes les employées.
[28] De l'avis du Tribunal, la mesure prise par le CPE repose sur des préjugés.
[29] Le Tribunal est conscient qu'il faut protéger les enfants d'images dégradantes. Reste qu'on ne saurait présumer que la majorité des personnes qui portent des tatouages arborent des têtes de mort ou d'autres signes violents pouvant perturber les enfants. Le tatouage, de nos jours, est un phénomène qui est répandu dans toutes les couches de la société. Si à une certaine époque, on pouvait l'associer aux personnes entretenant des liens avec la délinquance, ce n'est plus le cas.
[30] La mesure prise par le CPE, à supposer que l'objectif soit de protéger les enfants, n'est pas non plus la moins attentatoire qui soit. À y regarder de près, il s'agit d'une interdiction totale qui oblige toutes les employées qui portent un tatouage à couvrir celui-ci, peu importe ce qu'il représente.
[31] Par sa politique, le CPE se trouve donc, par exemple, à obliger l'employée qui a sur le mollet ou l'avant-bras un tatouage représentant un papillon ou une fleur à porter un pantalon long ou une chemise à manche longue alors que cette personne a peut-être toute une marmaille dont elle doit s'occuper et ce, sous un soleil de plomb, par un bel après-midi d'été. C'est, de l'avis du Tribunal, ridicule et outrageant. Il y a nettement dans cet exemple une disproportion entre les effets préjudiciables de la mesure sur l'employée et les effets bénéfiques de celle-ci sur l'objectif poursuivi par le CPE.
[32] Le Tribunal s'étonne par ailleurs que le CPE ne veuille pas devenir l'arbitre du bon goût alors que c'est précisément ce qu'il a fait en adoptant un code vestimentaire qui prévoit notamment les dispositions suivantes (R-7) :
1.3. Les chandails dont l'imprimé est une incitation à la violence, une publicité de mauvais goût, sexiste, raciste, un dessin jugé inacceptable ou faisant la promotion de la drogue ou de l'alcool, sont interdits.
(…)
2.2. La coiffure dont la tête est partiellement rasée ou présente un logo ou une autre forme de dessin qui est une incitation à la violence, de mauvais goût, sexiste, raciste, inacceptable ou faisant la promotion de la drogue ou de l'alcool est interdite.
[33] De l'avis du Tribunal, l'adoption de ces mesures par le CPE est la démonstration évidente que ce dernier aurait pu adopter une mesure du même genre, moins attentatoire, en ce qui concerne les tatouages. Si sa préoccupation est de protéger les enfants contre des signes sexistes, racistes, incitant à la violence ou faisant la promotion de la drogue ou de l'alcool, le Tribunal ne voit pas pourquoi il ne pouvait pas adopter la même approche en obligeant les seules employées arborant de tels tatouages à les couvrir.
[34] Le Tribunal en arrive donc à la conclusion que la politique du CPE est trop large et doit être annulée. Comme c'est cette politique qui fonde sa décision d'obliger Madame Nadine Bélisle à couvrir son tatouage, le Tribunal croit qu'il est inutile d'ordonner un nouvel arbitrage devant un autre arbitre. Le Tribunal peut annuler la sentence arbitrale et accueillir le grief même s'il ignore ce que représente le tatouage de Madame Bélisle, sous réserve du droit de l'employeur de sévir à nouveau si ce tatouage devait présenter un caractère offensant pour les enfants.
[35] POUR ces motifs, le Tribunal:
[36] ACCUEILLE la présente requête;
[37] DÉCLARE que la politique adoptée par le CPE visant à obliger les employées à couvrir leur tatouage au travail est nulle et contraire à la liberté d'expression et au droit au respect de la vie privée garantis aux articles 3 et 5 de la Charte des droits et libertés de la personne;
[38] ANNULE la sentence arbitrale rendue par l'intimé, Me Carol Girard, le 20 novembre 2007;
[39] ACCUEILLE le grief numéro 71886 contestant la décision de l'employeur d'obliger Madame Nadine Bélisle à couvrir son tatouage au travail sous réserve du droit de l'employeur de sévir à nouveau si ce tatouage présente un caractère offensant pour les enfants;
[40] LE TOUT avec dépens.
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JEAN BOUCHARD, j.c.s. |
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Me Guylaine Guenette |
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MÉNARD MILLIARD CAUX s.e.n.c. |
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procureure du requérant
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Me Frédéric Dubé GAUTHIER BÉDARD |
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procureur du mis en cause |
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Date d’audience : |
Le 20 avril 2009 |
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AVIS :
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