|
COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, 2007 CSC 10 |
Date : 20070301 Dossier : 30755 |
Entre :
Procureur général du Canada
Appelant/Intimé au pourvoi incident
et
George Hislop, Brent E. Daum, Albert McNutt, Eric Brogaard
et Gail Meredith
Intimés/Appelants au pourvoi incident
- et -
Procureur général de l’Ontario, Procureur général du Québec,
Procureur général de l’Alberta et Egale Canada Inc.
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein
Motifs de jugement : (par. 1 à 136)
Motifs concordants : (par. 137 à 165) |
Les juges LeBel et Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps et Abella)
Le juge Bastarache |
______________________________
Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, 2007 CSC 10
Procureur général du Canada Appelant/Intimé au pourvoi incident
c.
George Hislop, Brent E. Daum,
Albert McNutt, Eric Brogaard
et Gail Meredith Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec,
procureur général de l’Alberta et Egale Canada Inc. Intervenants
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Hislop
Référence neutre : 2007 CSC 10.
No du greffe : 30755.
2006 : 16 mai; 2007 : 1er mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité —
Orientation sexuelle — Pension de survivant — Les dispositions du Régime de
pensions du Canada limitant l’admissibilité à la pension de survivant du
conjoint de même sexe d’un cotisant décédé le 1er janvier 1998 ou
par la suite violent-elles le droit à l’égalité? — Dans l’affirmative,
l’atteinte est-elle justifiée? — Charte canadienne des droits et
libertés, art. 1,
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité —
Orientation sexuelle — Pension de survivant — La succession d’un conjoint
survivant décédé a-t-elle qualité pour faire valoir les droits à
l’égalité du défunt? — Charte canadienne des droits et libertés,
art.
Droit constitutionnel — Réparation — Réparation rétroactive — Circonstances dans lesquelles le tribunal peut limiter la portée rétroactive de la réparation — Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
En 2000, dans la foulée de l’arrêt M. c. H. rendu par notre Cour
en 1999, le gouvernement fédéral a modifié le Régime de pensions du Canada
(« RPC ») pour que le conjoint de même sexe soit admissible à la pension
de survivant, rendant la définition de « conjoint » conforme aux droits à
l’égalité garantis au par.
Arrêt : Le pourvoi et le pourvoi incident sont rejetés.
La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps,
Abella et Rothstein : La différence de traitement exige, pour les besoins de
l’analyse fondée sur le par. 15(1), le choix d’un groupe de comparaison.
En ce qui concerne le par. 44(1.1), il convient de comparer les survivants
de même sexe et ceux de sexe différent dont le conjoint est décédé avant le 1er
janvier 1998, alors que pour le par. 72(2), la comparaison doit se faire
entre les conjoints de même sexe et ceux de sexe différent qui ont présenté une
demande de pension de survivant entre juillet 2000 et juin 2001. Faire droit à
la prétention du gouvernement selon laquelle le groupe de comparaison doit être
défini en fonction de la distinction expressément établie aux par. 44(1.1)
ou 72(2) entre deux groupes de conjoints survivants de même sexe selon la date
à laquelle le décès a mis fin à la relation ferait abstraction de la raison d’être
fondamentale des modifications apportées au RPC en 2000, soit supprimer
la différence de traitement entre conjoints de même sexe et conjoints de sexes
différents. En l’espèce, la Cour d’appel a eu raison de conclure que les
par. 44(1.1) et 72(2) violent le par.
Le paragraphe 44(1.1) n’est pas sauvegardé par l’article
Le gouvernement n’a pas non plus établi la justification du par. 72(2) au regard de l’article premier. Lorsqu’il s’agit uniquement de déterminer si ceux qui demandent réparation sur le fondement de la Charte devraient avoir droit aux prestations rétroactives expressément accordées au groupe de comparaison, indépendamment de toute considération liée au coût, il est difficile de voir un objectif urgent et réel dans le refus de telles prestations. En l’espèce, aucun élément de preuve lié au coût ne tend à justifier la disposition. Par conséquent, il n’y a pas de lien rationnel entre le par. 72(2) et son objectif et la disposition ne porte pas atteinte le moins possible aux droits que garantit la Charte aux membres du groupe Hislop. [65-66]
En ce qui concerne le par. 60(2) du RPC, la succession du
conjoint survivant décédé plus de 12 mois avant l’entrée en vigueur des
modifications de 2000 n’a pas qualité pour faire valoir au nom du défunt un
droit garanti au par.
Bien que le groupe Hislop conteste le par. 72(1) en faisant valoir qu’il a un effet préjudiciable discriminatoire, l’objet de sa demande est une réparation rétroactive fondée sur la Charte. Pareille réparation ne pouvant être accordée en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’analyser le par. 72(1) à la lumière du par. 15(1). S’agissant d’un organisme juridictionnel normalement appelé à déterminer les effets juridiques d’événements antérieurs, le tribunal octroie généralement une réparation qui rétroagit de façon que la partie victorieuse bénéficie de la décision. Toutefois, lorsqu’une cour de justice modifie le droit, il peut être opportun de limiter l’effet rétroactif de sa décision. Une modification fondamentale du droit est nécessaire mais ne suffit pas pour écarter la rétroactivité de la réparation. Une fois remplie la condition première — la « modification fondamentale » de la règle de droit —, des éléments comme l’interprétation de bonne foi par le gouvernement, l’équité envers les parties et le respect du pouvoir constitutionnel des législatures doivent être pris en compte pour déterminer s’il convient de limiter la portée rétroactive de la réparation. Dans la présente affaire, l’arrêt M. c. H. a rompu avec l’interprétation antérieure des droits à l’égalité du conjoint de même sexe et tous les autres éléments en cause font également pencher la balance en faveur d’une réparation dont la portée rétroactive est restreinte. Premièrement, vu l’état de la jurisprudence avant l’arrêt M. c. H., l’inadmissibilité du conjoint de même sexe aux prestations prévues par l’ancien RPC s’appuyait sur une compréhension raisonnable de la jurisprudence relative au par. 15(1) au moment considéré. Deuxièmement, le gouvernement n’a pas fait preuve de mauvaise foi en refusant la prestation de survivant aux conjoints de même sexe avant l’arrêt M. c. H. Troisièmement, en demandant que l’exigibilité des prestations remonte jusqu’en 1985, le groupe Hislop fait abstraction de l’évolution de la jurisprudence sur les droits à l’égalité du conjoint de même sexe. Sa demande d’une réparation rétroactive équivaut à la demande d’une indemnité pour la portée trop limitative de l’ancien RPC. À défaut de mauvaise foi, d’interprétation déraisonnable ou de comportement clairement fautif, imputer une telle responsabilité au gouvernement mettrait en péril l’équilibre important entre la protection des droits constitutionnels et l’efficacité gouvernementale établi par la règle générale de l’immunité restreinte. [69] [86] [99-100] [107-117]
En ce qui a trait aux par. 44(1.1) et 72(2), il convient de les invalider tous deux sur le fondement de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. En l’espèce, l’étendue de l’incompatibilité avec la garantie d’égalité correspond au texte des deux dispositions. Il est donc possible de remédier à l’incompatibilité sans dénaturer les autres dispositions de la loi ou nuire à leur application. Déclarer inopérants les par. 44(1.1) et 72(2) cadre avec l’esprit du régime et l’objectif manifeste des modifications de 2000, à savoir rendre le conjoint survivant de même sexe admissible à la pension de survivant. Enfin, il n’y a pas lieu de suspendre temporairement la déclaration d’invalidité. La suspension ne doit intervenir que lorsque, sans l’adoption de nouvelles dispositions, l’invalidation poserait un danger pour le public, menacerait la primauté du droit ou priverait de prestations des personnes admissibles sans profiter à la personne dont les droits ont été violés. Aucune de ces considérations ne vaut en l’espèce. Un membre du groupe que les par. 44(1.1) ou 72(2) ont empêché de toucher la pension de survivant et qui satisfait par ailleurs aux critères d’admissibilité aura donc droit à la pension. La date pertinente pour les besoins du versement est celle de la réception de la demande ou, lorsque aucune demande de pension n’a été présentée à cause des dispositions inconstitutionnelles, celle du dépôt de la demande en justice. Aucune prestation n’est payable pour un mois antérieur à août 1999, qui marque le début de la période pour laquelle un membre du groupe ayant demandé des prestations de survivant le jour de l’entrée en vigueur des modifications de 2000 aurait pu y avoir droit. [121] [134]
Enfin, de l’intérêt avant jugement peut être accordé en l’espèce. Le RPC
ne prévoit rien à ce sujet, de sorte que l’on ne saurait raisonnablement
considérer qu’il crée une exception au droit conféré à l’art.
Le juge Bastarache : La rétroactivité de la réparation fondée sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 est généralement la norme dans notre jurisprudence constitutionnelle et la décision de l’écarter et de rejeter la contestation du par. 72(1) du RPC par le groupe Hislop devrait reposer uniquement sur la mise en balance des intérêts en cause par tout tribunal saisi d’une demande de réparation fondée sur l’inconstitutionnalité d’une loi. La modification fondamentale du droit n’est pas une considération pertinente dans le contexte des droits garantis par la Charte. Le raisonnement qu’elle sous-tend implique que ces droits dépendent de la reconnaissance judiciaire d’un contexte social nouveau ou dont l’existence a été établie récemment. En attachant de l’importance à l’évolution du contexte social, il fait dépendre les droits constitutionnels de quiconque de la perception qu’en a la majorité des Canadiens. Le sentiment de la société à l’égard de ceux qui invoquent la Charte — en particulier les membres de minorités vulnérables — ne devrait pas être pris en compte pour décider si un droit garanti par la Charte faisait partie de la Constitution en 1985 ou s’il a vu le jour ultérieurement, ce qui exclurait une réparation rétroactive. Notre Constitution peut s’adapter aux nouvelles réalités, mais toute interprétation nouvelle de la Constitution ou infirmation d’une décision antérieure ne modifie pas les droits et libertés fondamentaux garantis par la Charte ni n’en crée de nouveaux. Interpréter la Constitution différemment n’équivaut pas à la modifier. Même si l’existence d’une modification fondamentale du droit était une condition première valable, une telle modification n’a pas eu lieu en l’espèce. Il appert de la jurisprudence postérieure à 1985 que dans l’arrêt M. c. H., notre Cour n’a pas modifié une règle de droit établie. [137] [140] [143-147] [157]
Il arrive cependant qu’il soit nécessaire de tempérer l’effet rétroactif d’un jugement pour protéger d’autres intérêts légitimes. L’interprétation raisonnable, la bonne foi, l’équité envers les parties et le rôle du législateur sont des éléments importants dont il faut tenir compte pour refuser ou non une réparation constitutionnelle rétroactive. Des considérations différentes s’appliquent pour décider s’il y a lieu ou non de suspendre la déclaration d’invalidité. La suspension est justifiée lorsqu’une déclaration d’invalidité poserait un danger pour le public, menacerait la primauté du droit ou priverait de bénéfices les personnes admissibles sans profiter à la personne dont les droits ont été violés. En fin de compte, la suspension de la déclaration d’invalidité ne fait que limiter temporairement l’effet rétroactif. Elle n’est pas déterminante quant à savoir si le gouvernement peut écarter la rétroactivité de la réparation. La preuve d’une interprétation raisonnable n’est pas toujours nécessaire pour justifier le refus d’une réparation rétroactive. Dans la présente affaire, vu l’état du droit avant l’arrêt M. c. H., il serait plus juste d’insister sur le fait que le gouvernement a agi de bonne foi dans un contexte jurisprudentiel incertain. Enfin, la nature de l’atteinte à la Constitution n’importe pas dans la décision de faire rétroagir ou non la réparation. Sous réserve de ces précisions, il y a généralement accord quant à l’application des autres éléments aux faits de l’espèce. [159-164]
Jurisprudence
Citée par les juges LeBel et Rothstein
Distinction d’avec l’arrêt : Kingstreet Investments Ltd.
c. Nouveau-Brunswick (Finances),
Citée par le juge Bastarache
Arrêts mentionnés : Nouvelle-Écosse (Workers’
Compensation Board) c. Martin,
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1), 24(1).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 1999 modifiant des lois en raison de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt M. c. H., L.O. 1999, ch. 6, art. 68(2).
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.).
Loi sur la modernisation de certains régimes d’avantages et d’obligations, L.C. 2000, ch. 12, art. 42, 45(2).
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, art. 31.
Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8, art. 2(1) « conjoint » [aj. ch. 30 (2e suppl.), art. 1(3); abr. & rempl. ch. 1 (4e suppl.), art. 45, ann. III, no 4; abr. 2000, ch. 12, art. 42(1)], “conjoint de fait” [aj. 2000, ch. 12, art. 42(2)], 42(1) “survivant” [aj. 2000, ch. 12, art. 44(3)], 44(1)d) [rempl. idem, art. 45(1)], 44(1.1) [aj. idem, art. 45(2)], 60(2), 72 [mod. idem, art. 54].
Doctrine citée
Blackstone, William. Commentaries on the Laws of England, vol. 1. Oxford : Clarendon Press, 1765.
Canada. Parlement. Comité mixte spécial sur la Constitution du Canada. Procès-verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada (1980-1981), fascicule no 43, le 22 janvier 1981, p. 43:39-43:44; fascicule no 44, le 23 janvier 1981, p. 44:6-44:10; fascicule no 47, le 28 janvier 1981, p. 47:88; fascicule no 48, le 29 janvier 1981, p. 48:4-48:49.
Choudhry, Sujit, and Kent Roach. « Putting the Past Behind Us? Prospective Judicial and Legislative Constitutional Remedies » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 205.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
Driedger, Elmer A. « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can. 264.
Fisch, Jill E. « Retroactivity and Legal Change : An Equilibrium Approach » (1997), 110 Harv. L. Rev. 1055.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, vol. 2, loose-leaf ed. Scarborough, Ont. : Carswell, 1992 (updated 2005, release 1).
Lord Reid. « The Judge as Law Maker » (1972-1973), 12 J.S.P.T.L. 22.
Roach, Kent. Constitutional Remedies in Canada. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1994 (loose-leaf updated 2006, release 13).
Sampford, Charles. Retrospectivity and the Rule of Law. Oxford : Oxford University Press, 2006.
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Charron, Feldman et Lang) (2004), 73 O.R. (3d) 685, 246 D.L.R. (4th) 644, 192 O.A.C. 331, 124 C.R.R. (2d) 1, 12 R.F.L. (6th) 71, [2004] O.J. No. 4815 (QL), qui a infirmé en partie une décision de la juge Macdonald (2003), 234 D.L.R. (4th) 465, 114 C.R.R. (2d) 303, 50 R.F.L. (5th) 26, [2003] O.J. No. 5212 (QL). Pourvoi et pourvoi incident rejetés.
Roslyn J. Levine, c.r., et Paul Vickery, pour l’appelant/intimé au pourvoi incident.
J. J. Camp, c.r., R. Douglas Elliott, Sharon D. Matthews, Patricia A. LeFebour, R. Trent Morris et Sean M. Grayson, pour les intimés/appelants au pourvoi incident.
Daniel Guttman et Janet E. Minor, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Hugo Jean, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Nick Parker, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Argumentation écrite seulement par Cynthia Petersen pour l’intervenante Egale Canada Inc.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein rendu par
Les juges LeBel et Rothstein —
I. Introduction
1
La Cour est saisie du pourvoi du procureur
général du Canada (le « gouvernement ») contre l’arrêt de la Cour
d’appel de l’Ontario qui a confirmé en partie la décision de la Cour supérieure
de justice de cette province, ainsi que du pourvoi incident de l’intimé (le
« groupe Hislop »). Le gouvernement conteste la déclaration
d’inconstitutionnalité visant les par. 44(1.1) et
II. Survol
2 Suivant le RPC, le conjoint d’un cotisant décédé pouvait demander une pension à titre de survivant. Si sa demande était approuvée, il touchait une prestation mensuelle.
3 Toutefois, si le gouvernement ne recevait pas la demande dans les 12 mois du décès, le conjoint survivant ne pouvait obtenir une pension rétroactive que pour les 12 mois antérieurs à la réception de la demande. Par exemple, si le cotisant était décédé en janvier 1995 et que le gouvernement n’avait reçu la demande du conjoint survivant qu’en mars 1998, une prestation mensuelle n’était exigible que pour les 12 mois ayant précédé mars 1998.
4 Avant juillet 2000, pour avoir droit à la pension prévue par le RPC, il fallait que le conjoint survivant ait été marié au cotisant ou soit de sexe opposé et ait cohabité avec lui dans une relation matrimoniale au moment du décès. L’union de fait de personnes du même sexe n’était pas reconnue, et le membre survivant d’une telle union n’était pas admissible à la pension.
5
Dans l’arrêt M. c. H.,
6
Le groupe Hislop a intenté un recours
collectif, alléguant qu’en raison de leur portée trop restreinte, les
modifications apportées au RPC par la LMRAO violaient le
par.
7 Deuxièmement, les modifications apportées par la LMRAO prévoyaient que le versement d’une prestation mensuelle au conjoint survivant de même sexe admissible commençait en juillet 2000, soit au moment de leur entrée en vigueur. Elles n’accordaient donc pas de prestation rétroactive. Sans égard à la date à laquelle le conjoint survivant de même sexe devenait admissible, le versement de la prestation mensuelle ne débutait pas avant juillet 2000.
8 Le groupe a Hislop a fait valoir que le conjoint survivant de même sexe devait avoir droit à la pension rétroactivement à la date du décès du cotisant. La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté sa prétention.
9
Les troisième et quatrième problèmes
n’ont pas une importance aussi grande. En troisième lieu, on l’a vu, les
dispositions générales du RPC non modifiées par la LMRAO
permettaient d’obtenir une pension rétroactive pour une période d’au plus
12 mois avant la réception de la demande. La Cour d’appel de l’Ontario a
jugé que les modifications de la LMRAO suivant lesquelles la pension
était versée à compter de juillet 2000 sans que le conjoint survivant de
même sexe ne puisse, comme le conjoint survivant de sexe différent, toucher au
plus 12 mois de prestations rétroactives, contrevenaient à l’art.
10
Quatrièmement, la Cour d’appel de l’Ontario a
conclu que la succession du conjoint survivant de même sexe n’avait pas
qualité pour agir et demander réparation sur le fondement du par.
III. Les dispositions législatives en cause
11 Avant l’adoption de la LMRAO, le RPC définissait le mot « conjoint » de la manière suivante :
Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8
2. (1) . . .
« conjoint » À l’égard d’un cotisant, s’entend :
a) sauf à l’article 55, de même qu’en ce qui s’y rattache :
(i) d’une personne qui est mariée au cotisant au moment considéré, dans les cas d’inexistence d’une personne décrite au sous-alinéa (ii),
(ii) d’une personne du sexe opposé qui, au moment considéré, vit avec le cotisant dans une situation assimilable à une union conjugale et a ainsi vécu avec celui-ci pendant une période continue d’au moins un an;
b) à l’article 55, de même qu’en ce qui s’y rattache, d’une personne qui est mariée au cotisant au moment considéré.
Il est entendu que, dans les cas de décès d’un cotisant, « moment considéré » s’entend du moment du décès du cotisant.
12 La LMRAO est entrée en vigueur le 31 juillet 2000. Son paragraphe 42(1) a abrogé la définition de conjoint du RPC, et son par. 42(2) l’a remplacée par celle de « conjoint de fait ». La nouvelle définition ne fait mention du sexe des conjoints ni expressément ni implicitement. En voici le libellé :
2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
. . .
« conjoint de fait » La personne qui, au moment considéré, vit avec un cotisant dans une relation conjugale depuis au moins un an. Il est entendu que, dans le cas du décès du cotisant, « moment considéré » s’entend du moment du décès.
13 D’autres modifications du RPC issues de la LMRAO ont reconnu au conjoint survivant de même sexe le droit de toucher des prestations en application du régime. Toutefois, suivant le par. 45(2) de la LMRAO ajoutant le par. 44(1.1) au RPC, la pension de survivant n’est payable au conjoint de même sexe que s’il est devenu conjoint survivant le 1er janvier 1998 ou par la suite. En d’autres termes, si le cotisant est décédé avant le 1er janvier 1998, son conjoint de même sexe n’a pas droit à la pension de survivant. Le texte du par. 44(1.1) est le suivant :
44. . . .
(1.1) Dans le cas d’un conjoint de fait qui n’était pas, à la date d’entrée en vigueur du présent paragraphe, une personne visée au sous-alinéa a)(ii) de la définition de « conjoint » au paragraphe 2(1), dans sa version à cette date, la pension de survivant n’est payée en vertu de l’alinéa (1)d) que si le conjoint de fait est devenu un survivant le 1er janvier 1998 ou après cette date.
14 La LMRAO a aussi ajouté au RPC le par. 72(2) excluant le versement de prestations au conjoint survivant de même sexe pour tout mois antérieur à celui de l’entrée en vigueur de la disposition, soit juillet 2000. Ce paragraphe dispose :
72. . . .
(2) Une pension de survivant n’est pas payable pour tout mois précédant celui de l’entrée en vigueur du présent paragraphe, dans le cas d’un survivant qui était le conjoint de fait du cotisant et qui n’était pas, à l’entrée en vigueur du présent paragraphe, une personne visée au sous-alinéa a)(ii) de la définition de « conjoint » au paragraphe 2(1), dans sa version à cette date.
15 Le paragraphe 72(2) prive donc le conjoint de même sexe d’un cotisant de toute prestation rétroactive. Le groupe Hislop soutient qu’un tel conjoint devrait avoir droit à la pension de survivant à compter du mois qui suit le décès du cotisant.
16 Accessoirement, le par. 72(2) empêche aussi le conjoint survivant de même sexe de demander jusqu’à 12 mois de prestations rétroactives pour une période antérieure à juillet 2000, comme le conjoint survivant de sexe différent y a droit suivant le par. 72(1), dont voici un extrait :
72. (1) Sous réserve du paragraphe (2) et de l’article 62, lorsque le paiement d’une pension de survivant est approuvé, la pension est payable pour chaque mois à compter du mois qui suit :
. . .
mais qui n’est en aucun cas antérieur au douzième mois précédant celui qui suit le mois où la demande a été reçue.
L’effet du par. 72(2) a cessé en juin 2001. Depuis lors, le conjoint survivant de même sexe et le conjoint survivant de sexe différent bénéficient tous deux de l’application de la règle générale énoncée au par. 72(1).
17 Le paragraphe 72(1) limite donc à 12 mois avant la réception de la demande la période pour laquelle une prestation peut être versée rétroactivement. Le groupe Hislop allègue que cette disposition est discriminatoire en raison de son effet préjudiciable sur le conjoint survivant de même sexe. En effet, malgré la neutralité apparente de la rédaction du par. 72(1), le conjoint de même sexe n’est admissible à la pension de survivant que depuis l’adoption de la LMRAO. Si le par. 72(2) était invalidé, le par. 72(1) empêcherait quand même le conjoint de même sexe d’un cotisant décédé plus de 12 mois avant la demande d’obtenir une pension rétroagissant à la date du décès. Le groupe Hislop soutient alors que l’application du par. 72(1) devrait être suspendue pour permettre au conjoint survivant de même sexe d’obtenir une pension rétroactive à compter du décès du cotisant.
18 Enfin, le par. 60(2) du RPC, une disposition générale non modifiée par la LMRAO, prévoit que l’ayant droit du conjoint survivant dispose de 12 mois après le décès de ce dernier pour demander le versement d’une prestation. Il est rédigé dans les termes suivants :
60. . . .
(2) Indépendamment des autres dispositions de la présente loi, et sous réserve des paragraphes (2.1) et (2.2), une demande de prestation, autre qu’une prestation de décès, qui aurait été payable pour un mois à une personne décédée et qui, avant son décès, aurait, après approbation d’une demande à cet effet, eu droit au paiement de cette prestation conformément à la présente loi, ne peut être approuvée que lorsqu’elle est présentée, dans les douze mois suivant le décès de cette personne, par l’ayant droit, le représentant ou l’héritier de cette personne, ou encore par toute personne visée par règlement.
19 Le groupe Hislop allègue que l’application du par. 60(2) devrait être suspendue pour permettre à l’ayant droit d’un conjoint survivant de même sexe de demander des prestations rétroactives pour la période pendant laquelle il aurait eu droit à la pension si, à la date du décès du cotisant, le RPC avait accordé les mêmes droits aux conjoints de même sexe et de sexe différent. Cette suspension ne pourra intervenir que si les par. 44(1.1) et 72(2) sont jugés inconstitutionnels.
IV. Historique judiciaire
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (2003), 234 D.L.R. (4th) 465
20
La juge Macdonald a reconnu que les membres
du groupe intimé avaient tous vécu dans une relation conjugale avec une
personne du même sexe pendant un certain nombre d’années. Recourant à
l’analyse en trois étapes appliquée dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de
l’Emploi et de l’Immigration),
21
Devant la prétention du gouvernement selon
laquelle le groupe Hislop tentait en fait d’obtenir des prestations
rétroactives pour une atteinte à la Charte — une réparation
exclue —, la juge Macdonald a souligné que l’arrêt Benner c.
Canada (Secrétaire d’État),
22
La juge Macdonald a alors conclu que les
par. 44(1.1) et 72(2) violaient le par.
B. Cour d’appel de l’Ontario (les juges Charron, Feldman et Lang) (2004), 73 O.R. (3d) 685
23
La Cour d’appel a confirmé l’inconstitutionnalité
des par. 44(1.1) et 72(2). Elle s’est toutefois demandé pourquoi la
juge Macdonald avait examiné les par. 60(2) et 72(1) dans son
analyse portant sur la réparation, mais non dans celle relative au
par. 15(1) ou à l’article premier. Après avoir été informée que l’analyse
de la juge de première instance avait suivi à cet égard la ligne
d’argumentation de l’avocat du groupe Hislop au procès, la Cour d’appel a
ordonné le dépôt d’observations écrites sur la constitutionnalité des par. 60(2)
et 72(1). Estimant ensuite qu’elle disposait du fondement factuel et de
la compétence nécessaires à l’examen de la validité constitutionnelle de ces
dispositions, elle a conclu que celles-ci devaient faire l’objet d’une
analyse au regard de l’art. 15 puis de l’article
24
La Cour d’appel a conclu que les
par. 44(1.1) et 72(2) violaient le par.
25
À propos du par. 60(2), la Cour d’appel a
jugé qu’une succession ne pouvait présenter une demande fondée sur le
par.
26
D’après la Cour d’appel, le par. 72(1) ne
limitait pas les droits du conjoint survivant de même sexe. _ son
avis, le par. 72(1) ne pouvait avoir sur les membres du groupe Hislop
l’effet préjudiciable de limiter à 12 mois le versement rétroactif de la
pension de survivant, sans égard à la date du décès du cotisant, que si les
par. 44(1.1) et 72(1) étaient déclarés inconstitutionnels (par.
106). La plupart des conjoints survivants de même sexe n’ont pas
demandé la pension de survivant au décès de leurs conjoints parce que les
dispositions du RPC ne le leur permettaient pas. La Cour d’appel a jugé
que le par. 72(1) ne contrevenait pas au par.
27
La Cour d’appel a confirmé l’invalidité des
par. 44(1.1) et 72(2). Cependant, elle a statué que les deux
dispositions générales, les par. 60(2) et 72(1) du RPC, ne
violaient pas le par.
28 La Cour d’appel a conclu que la juge de première instance avait correctement exercé son pouvoir discrétionnaire au sujet de l’intérêt avant jugement — elle avait le pouvoir d’en accorder — et rien ne justifie de modifier sa décision. Elle a attribué des dépens sur la base d’une indemnisation partielle.
C. Pourvoi et pourvoi incident devant la Cour suprême du Canada
29 Le gouvernement en appelle de la déclaration d’invalidité visant les par. 44(1.1) et 72(2) et de l’intérêt avant jugement accordé sur les prestations rétroactives. Le groupe Hislop forme un appel incident à l’encontre de l’annulation par la Cour d’appel de l’exemption constitutionnelle accordée par la juge de première instance quant à l’application des par. 60(2) et 72(1).
V. Les questions en litige
30 Le 6 octobre 2005, la Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes :
1. Le
paragraphe
2. Dans l’affirmative,
cette violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite
par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre
d’une société libre et démocratique, au sens de l’article
3. Le paragraphe
4. Dans l’affirmative,
cette violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite
par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre
d’une société libre et démocratique, au sens de l’article
5. Le paragraphe
6. Dans l’affirmative,
cette violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite
par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre
d’une société libre et démocratique, au sens de l’article
7. Le paragraphe
8. Dans l’affirmative,
cette violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite
par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre
d’une société libre et démocratique, au sens de l’article
31 Dans son pourvoi incident, le groupe Hislop soulève trois questions :
(1) Une succession peut-elle faire valoir un droit garanti au par. 15(1)?
(2) La somme payable rétroactivement au titre de prestation de survivant porte-t-elle intérêt?
(3) La Cour d’appel a-t-elle annulé à tort l’exemption constitutionnelle accordée à l’égard des par. 60(2) et 72(1)?
32 Essentiellement, les questions qui se posent sont les suivantes :
(1) Le conjoint de fait d’un cotisant de même sexe décédé avant le 1er janvier 1998 devrait-il être admissible à la pension de survivant du RPC?
(2) Le conjoint de fait d’un cotisant de même sexe décédé après le 17 avril 1985 devrait-il avoir droit à la pension rétroactivement à compter du mois qui a suivi le décès?
(3) La succession d’un conjoint survivant devrait-elle pouvoir obtenir, sur le fondement de la Charte, la réparation à laquelle aurait eu droit le défunt?
VI. Analyse
33 La LMRAO a été adoptée par suite de l’arrêt M. c. H. de notre Cour afin de supprimer dans la législation fédérale les distinctions fondées sur l’orientation sexuelle. Les modifications qu’elle a apportées au RPC accordent au conjoint de fait survivant, qu’il soit de même sexe ou de sexe différent, un même droit à pension. Autrement dit, le sexe des conjoints vivant dans une relation conjugale n’a désormais plus d’importance pour l’application des dispositions du RPC relatives à la pension de survivant. Même si la LMRAO corrige la situation, le groupe Hislop lui reproche de ne pas aller assez loin en ne rendant pas admissible à la pension de survivant la personne dont le conjoint de même sexe est décédé avant le 1er janvier 1998 et de ne pas prévoir la rétroactivité de la réparation.
A. Le paragraphe 44(1.1)
34 Il convient d’examiner d’abord la restriction de l’admissibilité. La LMRAO a reconnu que l’ancien régime de pensions violait le par. 15(1) de la Charte en ce qu’il excluait le conjoint survivant de même sexe. Or, le par. 44(1.1) exclut toujours le conjoint de fait de même sexe d’un cotisant décédé avant le 1er janvier 1998.
35 Le paragraphe 15(1) de la Charte dispose :
Droits à l’égalité
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
36
Dans l’arrêt Law, notre Cour a établi le
critère d’application du par.
(1) Différence de traitement
37 Comme la Cour d’appel l’a signalé, ce facteur exige le choix d’un groupe de comparaison. Or, tout au long de l’instance, le gouvernement n’a cessé de faire valoir que le par. 44(1.1) n’établit qu’une distinction de nature temporelle. Selon lui, la LMRAO ne distingue pas entre les conjoints de même sexe et ceux de sexe différent, mais plutôt entre deux groupes de conjoints survivants de même sexe selon la date à laquelle le décès a mis fin à la relation. Il ne pourrait donc y avoir violation du par. 15(1), car la distinction temporelle ne constitue pas un motif de discrimination énuméré ni un motif analogue reconnu. À notre avis, les tribunaux inférieurs ont eu raison de rejeter cette prétention.
38 Définir le groupe de comparaison en fonction de la distinction expressément établie au par. 44(1.1.) entre les survivants dont le conjoint est décédé avant le 1er janvier 1998 et ceux dont le conjoint est décédé par la suite fait abstraction de la raison d’être fondamentale de la LMRAO. Dans l’arrêt M. c. H., notre Cour a statué que la distinction entre conjoints de même sexe et conjoints de sexes différents était inconstitutionnelle et ne pouvait être sauvegardée en application de l’article premier. La LMRAO visait expressément à assurer aux conjoints de même sexe un traitement égal dans une foule de lois. Son objectif même détermine le bon groupe de comparaison. Il faut comparer le sous-ensemble des survivants dont le conjoint de même sexe est décédé avant le 1er janvier 1998 — qui demeurent privés de la pension de survivant du RPC — et les survivants dont le conjoint de sexe différent est décédé avant cette date. Le bon groupe de comparaison pour l’analyse portant sur le par. 44(1.1) est donc composé des survivants dont le conjoint de sexe différent est décédé avant le 1er janvier 1998.
39 Si l’on faisait droit à la prétention du gouvernement, le par. 15(1) ne pourrait jamais permettre d’invalider une loi qui vise à remédier à l’inconstitutionnalité mais qui limite dans le temps l’admissibilité à la réparation, car la distinction ne serait fondée ni sur un motif énuméré au par. 15(1) ni sur un motif analogue. Or, il se peut qu’une loi corrective ne satisfasse pas aux exigences du par. 15(1). La volonté de remédier à une invalidité constitutionnelle qui la sous-tend ne soustrairait pas cette loi à un examen fondé sur la Charte.
40 Le pourvoi du gouvernement contre la décision de la Cour d’appel relative à l’application du par. 15(1) repose principalement sur le choix du groupe de comparaison. Nous sommes d’avis que la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur à cet égard.
41 Le gouvernement a succinctement plaidé que l’interprétation de la Charte devait tenir compte de l’évolution des perceptions sociales et de la reconnaissance graduelle de motifs analogues. Il a ajouté que les modifications apportées par la LMRAO — qui ne rendent admissible que le survivant dont le conjoint est décédé le 1er janvier 1998 ou par la suite — se situent dans le droit fil de cette évolution. En toute déférence, nous ne voyons pas le lien entre, d’une part, l’évolution des perceptions sociales et la reconnaissance graduelle de motifs analogues et, d’autre part, la question de savoir si le par. 44(1.1) de la LMRAO perpétue la discrimination que cette loi visait à supprimer. Il ne s’agit pas de déterminer si la discrimination envers les conjoints de même sexe était reconnue avant 1998, mais bien si la discrimination antérieure reconnue par la LMRAO est désormais supprimée ou non. Si le conjoint de fait d’un cotisant de même sexe décédé avant 1998 demeure inadmissible à la pension de survivant du RPC, il fait toujours l’objet de la discrimination antérieure dont le législateur a reconnu l’existence en adoptant la LMRAO. C’est pourquoi nous ne pouvons retenir le motif de l’évolution que le gouvernement invoque en réponse à l’allégation selon laquelle le par. 44(1.1) ne respecte pas le par. 15(1).
42 Cette conclusion répond aux arguments du gouvernement concernant le par. 15(1). Le gouvernement n’a pas prétendu que d’autres erreurs entachaient l’analyse de la Cour d’appel fondée sur la Charte. Nous faisons nôtre cette analyse, et il n’est pas nécessaire de la reprendre dans les présents motifs.
(2) Article premier
43
L’article
Garantie des droits et libertés
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
Il incombe donc au gouvernement d’établir qu’une disposition
discriminatoire constitue une restriction raisonnable d’un droit garanti au
par.
44
C’est de l’arrêt bien connu R. c. Oakes,
(1) L’objectif de la loi est-il urgent et réel?
(2) Existe-t-il un lien rationnel entre la loi et son objectif?
(3) La loi constitue-t-elle une atteinte minimale au droit ou à la liberté en cause que garantit la Charte?
(4) Les effets préjudiciables de la violation de la Charte l’emportent-ils sur les effets bénéfiques de la loi?
45 Puisque la LMRAO a été adoptée pour donner suite à l’arrêt M. c. H., son objectif est manifestement urgent et réel. Toutefois, dans cet arrêt, notre Cour a également dit que « quand on analyse une loi dont la portée est trop limitative, il est également important de tenir compte de l’omission contestée dans l’interprétation de l’objectif » (par. 100).
46 Il faut donc déterminer si l’objectif du par. 44(1.1) est urgent et réel. Ce paragraphe a pour effet de restreindre l’admissibilité du conjoint de même sexe à la pension de survivant du RPC, aucune prestation ne lui étant payable lorsque le décès du cotisant est survenu avant le 1er janvier 1998.
47 Le gouvernement défend devant notre Cour une argumentation nouvelle concernant le caractère urgent et réel de l’objectif. Alors que devant les tribunaux de l’Ontario, il a invoqué le caractère évolutif de la reconnaissance des droits garantis par la Charte et soutenu qu’avant l’arrêt M. c. H. les conjoints de même sexe ne jouissaient d’aucun droit, il plaide maintenant que l’objectif urgent et réel du par. 44(1.1) réside dans la correspondance entre les prestations accordées aux conjoints de même sexe par le RPC et les obligations que leur imposent d’autres lois.
48 Ni dans son mémoire ni dans sa plaidoirie le gouvernement ne fait mention d’éléments de preuve présentés à la juge de première instance à l’appui de cette prétendue correspondance entre prestations et obligations. Ni les motifs de la juge de première instance ni ceux de la Cour d’appel ne traitent de cet argument. Il appert que cette thèse a été formulée pour la première fois devant notre Cour.
49 Il arrive que l’objectif urgent et réel de la loi et des dispositions attaquées soit évident et puisse se déduire de la loi elle-même. Toutefois, dans la plupart des cas, le gouvernement doit offrir des éléments de preuve à l’appui de sa prétention.
50 Le paragraphe 44(1.1) ne porte que sur l’admissibilité aux prestations. Il ne rend pas une prestation rétroactive ni ne prévoit le versement exceptionnel d’une somme forfaitaire à un survivant. En conséquence, on ne saisit pas d’emblée en quoi la thèse de la correspondance étaye la restriction qu’il établit.
51 Le gouvernement semble relier la date d’admissibilité du 1er janvier 1998 à la période de trois ans accordée par la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), pour l’établissement d’une nouvelle cotisation par le gouvernement ou le dépôt d’une nouvelle déclaration par un particulier. Encore une fois, on ne discerne pas clairement le lien entre une nouvelle cotisation fiscale ou déclaration de revenus et l’admissibilité au RPC. Le choix du 1er janvier 1998 comme date d’admissibilité aux prestations n’influe pas sur le revenu des années antérieures à 2000, soit la première année où les conjoints survivants de même sexe ont pu toucher des prestations. Par conséquent, la thèse de la correspondance à certaines limites dans le temps prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu laisse perplexe.
52 Si cette thèse possédait quelque fondement, le législateur aurait fait correspondre le début de l’admissibilité à l’entrée en vigueur de la loi en juillet 2000, et non au 1er janvier 1998. Le fait que le gouvernement n’a pas vu d’inconvénient à fixer la date d’admissibilité au 1er janvier 1998 laisse penser que cette correspondance ne peut être considérée comme un objectif urgent et réel du par. 44(1.1).
53 Néanmoins, la correspondance entre le droit à des prestations et les obligations peut, dans certains cas, constituer un objectif urgent et réel de la limitation de l’admissibilité à des prestations sociales. Nous convenons en outre avec le gouvernement que l’existence d’une relation conjugale tisse souvent des liens complexes entre crédits d’impôt, pensions, prestations supplémentaires et autres droits. Il ne suffit toutefois pas d’invoquer ces liens de façon générale. Il faut, preuve à l’appui, préciser leur nature et leur pertinence et indiquer en quoi ils justifient la restriction du droit garanti par la Charte auquel il a été porté atteinte.
54 L’absence d’éléments de preuve à l’appui de la thèse de la correspondance empêche également de conclure à l’existence d’un lien rationnel entre le par. 44(1.1) et son objectif. Faute d’éléments de preuve, il est impossible de comprendre en quoi cette disposition a un lien rationnel avec la correspondance entre le droit des intéressés à des prestations et leurs obligations. Pour la même raison, il n’est pas établi en quoi le par. 44(1.1) porte atteinte le moins possible au droit fondé sur l’art. 15 reconnu aux conjoints survivants de même sexe.
55 La justification d’une limitation au regard de l’article premier exige davantage qu’une thèse floue comme celle dont le gouvernement nous a réservé la primeur. Elle ne peut être retenue en l’espèce. Parce qu’il n’a pas démontré que la disposition avait un objectif urgent et réel, qu’elle avait un lien rationnel avec cet objectif et qu’elle portait le moins possible atteinte aux droits que garantit la Charte aux membres du groupe Hislop, notre Cour ne peut faire droit à la prétention du gouvernement à propos du par. 44(1.1) du RPC.
B. Le paragraphe 72(2)
56 Le paragraphe 72(2) est entré en vigueur en juillet 2000. Un conjoint de même sexe ne peut donc toucher la pension de survivant qu’à partir de ce mois.
57 Le groupe Hislop soutient qu’il faut comparer le par. 72(2) au par. 72(1), la disposition qui s’applique généralement à tous les conjoints admissibles et qui prévoit que la pension de survivant est payable rétroactivement sur une période d’au plus 12 mois à compter du mois qui suit celui de la réception de la demande.
58 _ compter de juin 2001, le conjoint survivant de même sexe et celui de sexe différent ont tous deux droit à au plus 12 mois de prestations rétroactives en application du par. 72(1). Toutefois, le par. 72(2) prévoit que, pendant la période transitoire allant de juillet 2000 à juin 2001, le conjoint survivant de même sexe ne peut toucher de prestations pour un mois antérieur à juillet 2000. Pendant cette période transitoire, le conjoint survivant de même sexe et celui de sexe différent se trouvent traités différemment à cause du par. 72(2).
59 Le gouvernement propose à l’égard du « groupe de comparaison » le même argument que pour le par. 44(1.1), soit que les modifications apportées par la LMRAO distinguent non pas entre les conjoints de même sexe et ceux de sexe différent, mais bien entre deux groupes de conjoints survivants de même sexe, selon la date du décès qui a mis fin à la relation.
60 Le gouvernement a raison d’affirmer que le par. 72(2) établit une distinction temporelle, mais le groupe de comparaison qu’il propose n’est pas approprié pour autant. En effet, la comparaison doit se faire entre les conjoints de même sexe et ceux de sexe différent qui ont présenté une demande de pension de survivant entre juillet 2000 et juin 2001. Comme dans le cas du par. 44(1.1), le gouvernement n’invoque que le groupe de comparaison retenu et la reconnaissance graduelle de motifs analogues à l’encontre de la décision de la Cour d’appel sur l’application du par. 15(1). Pour les motifs exposés dans notre analyse de la constitutionnalité du par. 44(1.1) au regard du par. 15(1), nous jugeons non fondée la prétention du gouvernement relative au par. 72(2).
61 Au sujet de la justification du par. 72(2) au regard de l’article premier, le gouvernement semble avancer deux arguments. Il soutient d’abord que, suivant un principe général, la loi dispose pour l’avenir à compter de son adoption, ce qui est compatible avec les modifications antérieures apportées au RPC. Il plaide par ailleurs que l’objectif principal était de faire naître l’obligation du RPC au mois de juillet 2000.
62 Les lois correctives s’appliquent généralement pour l’avenir, nous en convenons. Toutefois, l’invalidation du par. 72(2) aurait uniquement pour effet de rendre le par. 72(1) applicable aux conjoints survivants de même sexe pour la période allant de juillet 2000 à juin 2001. Les conjoints survivants de même sexe qui ont présenté une demande de pension de survivant pendant cette période pourraient avoir droit, à l’instar des conjoints survivants de sexe différent, à des prestations rétroactives sur une période d’au plus 12 mois, selon la date du décès du cotisant.
63 L’application du par. 72(1) aux conjoints survivants de même sexe entre juillet 2000 et juin 2001 signifierait que ceux qui ont présenté une demande pendant cette période pourraient avoir droit à des prestations rétroactives à compter du mois d’août 1999 tout au plus. Le droit à une pension rétroactive sur une période d’au plus 12 mois que conférerait l’invalidation du par. 72(2) découle en fait de la rétroactivité que le législateur a lui-même prévue au par. 72(1).
64 Les coûts peuvent certes être pris en compte dans l’analyse fondée sur l’article premier. Le législateur aurait voulu faire naître l’obligation du RPC en juillet 2000. À cette date, toutefois, le RPC devait prévoir l’obligation de verser aux conjoints survivants de sexe différent jusqu’à 12 mois de prestations rétroactives. Le gouvernement n’a invoqué aucun élément de preuve de nature à démontrer que le coût de la mesure expliquait le refus de verser aux conjoints survivants de même sexe jusqu’à 12 mois de prestations rétroactives pendant le période transitoire.
65
Vu les circonstances de l’espèce, nous ne sommes
pas convaincus que le par. 72(2) est justifié au regard de l’article
66 Le gouvernement n’a pas démontré que le par. 72(2) était justifié au regard de l’article premier.
C. Le paragraphe 72(1)
67
En raison de notre conclusion selon laquelle le
par. 72(2) viole le par. 15(1) sans être sauvegardé par l’article
68
Cependant, le groupe Hislop conteste même
le par. 72(1). Il soutient que cette disposition n’est pas
discriminatoire à première vue, mais que la limite de 12 mois a un effet
préjudiciable sur le conjoint survivant de même sexe, car il lui était
impossible de présenter une demande de pension de survivant avant
juillet 2000. Il ajoute que si les par. 44(1.1) et 72(2) sont
invalidés, le droit à pension devrait rétroagir à la date, postérieure à
l’entrée en vigueur du par.
69 Bien que le groupe Hislop argumente que sa contestation du par. 72(1) repose sur l’effet préjudiciable discriminatoire de la loi, dans les faits, la question qu’il soulève est celle de la réparation. Sa demande vise l’obtention d’une réparation rétroactive fondée sur la Charte. L’exemption constitutionnelle de l’application du par. 72(1), qui limite la rétroactivité des prestations, constituerait en réalité une réparation pour l’inadmissibilité de ses membres à la prestation de survivant entre 1985 et 2000 suivant les dispositions du RPC antérieures à la LMRAO. Comme nous l’expliquons plus loin, notre Cour a expressément limité le droit à une réparation rétroactive de cette nature fondée sur la Charte. La réparation sollicitée par le groupe Hislop ne pouvant de toute manière être accordée, il n’est donc pas nécessaire d’analyser le par. 72(1) à la lumière du par. 15(1).
D. Le paragraphe 60(2)
70 En cas de décès d’un conjoint admissible avant la présentation d’une demande de pension de survivant, sa succession peut prendre le relais et obtenir les prestations auxquelles il aurait eu droit en application du RPC, à condition que la demande soit soumise dans les 12 mois du décès du conjoint survivant. Puisque certains conjoints survivants de même sexe étaient décédés depuis plus de 12 mois lors de l’entrée en vigueur des modifications du RPC par la LMRAO, le groupe Hislop prétend que leurs successions devraient pouvoir demander les prestations auxquelles les défunts auraient eu droit et que l’application du délai imparti au par. 60(2) devrait être suspendue afin de ne pas faire obstacle à leurs demandes.
71
La question préliminaire est de déterminer si la
succession d’un conjoint survivant décédé plus de 12 mois avant l’entrée
en vigueur des modifications a qualité pour invoquer au nom du défunt un droit
garanti au par.
72
S’appuyant sur l’arrêt Stinson Estate c.
British Columbia (1999), 70 B.C.L.R. (3d) 233, 1999
BCCA 761, de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, le
gouvernement soutient que la succession ne saurait exercer les droits garantis
au par. 15(1) parce qu’il s’agit de droits individuels qui s’éteignent au
décès du titulaire. Il ajoute qu’elle n’est pas une personne physique mais une
entité fictive dont la dignité humaine n’est pas susceptible d’atteinte. Il
invoque également les travaux du Comité mixte spécial sur la Constitution (voir
Procès-verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de
la Chambre des communes sur la Constitution du Canada (1980-1981),
fascicule no 43, 22 janvier 1981, p. 43:39-43:44;
voir aussi fascicule no 44, 23 janvier 1981, p. 44:6-44:10;
fascicule no 47, 29 janvier 1981, p. 47:88; fascicule
no 48, 29 janvier 1981, p. 48:4-48:49), qui a remplacé le
mot « everyone » (tous) par « every individual »
(chaque individu) au par. 15(1) pour exaucer le vœu du ministre de la
Justice d’« assurer que le droit en question ne s’applique qu’à des
personnes physiques » (p. 43:41). Il ajoute que notre Cour a statué que
d’autres entités, comme les personnes morales, ne pouvaient bénéficier des
droits garantis au par. 15(1) (voir l’arrêt Edmonton Journal c. Alberta
(Procureur général),
73
Selon nous, les arguments du gouvernement sont
fondés. Dans le contexte de la demande formulée en l’espèce, la succession ne
constitue que l’ensemble des éléments d’actif et de passif du défunt. Elle ne
s’assimile pas à une personne physique et sa dignité ne peut faire l’objet
d’une atteinte. L’emploi du mot « individual » dans la
version anglaise du par. 15(1) est intentionnel. C’est pourquoi nous
sommes d’avis que la succession n’a pas qualité pour intenter un recours fondé
sur le par.
74 Toutefois, la situation particulière de M. Hislop est différente. Bien que son décès soit survenu entre le dépôt de l’avis d’appel devant notre Cour et l’audition du pourvoi, M. Hislop a obtenu jugement de son vivant.
75 Lorsqu’un jugement a été rendu, le droit d’action sur lequel il repose se confond avec lui : Lew c. Lee, [1924] R.C.S. 612, confirmé sur ce point par [1925] A.C. 819 (C.P.); Reid c. Batty, [1933] O.W.N. 496 (H.C.), confirmé par [1933] O.W.N. 817 (C.A.). Dans l’arrêt Lew, le juge en chef Anglin a précisé qu’en raison de la théorie de la fusion, l’appel met en cause la légalité et la validité du jugement, et non le droit d’action initial. Ainsi, lorsqu’une partie décède, l’appel en instance suit son cours même si le droit d’action initial s’éteint.
76 Il convient de noter que le juge en chef Anglin s’est appuyé en partie sur une disposition des règles de procédure de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (qui correspond à l’actuel par. 15(2)). Selon cette disposition, que le droit d’action subsiste ou non, le décès de l’une ou l’autre des parties entre la décision ou la conclusion relative aux faits et le jugement n’entraîne pas l’extinction de l’instance, et jugement peut néanmoins être rendu. Le juge en chef Anglin a précisé qu’à plus forte raison, le droit de faire exécuter un jugement ou de le défendre en appel doit subsister lui aussi. À notre avis, son analyse s’applique en l’espèce indépendamment de toute disposition législative. Par ailleurs, en dépit du caractère personnel des droits garantis au par. 15(1), les questions constitutionnelles soulevées en l’espèce sont d’intérêt public. Comme il est dans l’intérêt général de statuer correctement sur les questions juridiques touchant à ces droits, il faut que l’appel d’un jugement soulevant de telles questions puisse suivre son cours malgré le décès de la partie pendant l’instance.
77 Les remarques qui précèdent permettent de trancher la question à l’égard de M. Hislop, mais comme il s’agit d’un recours collectif, il convient de préciser à quel moment se cristallisent les droits garantis au par. 15(1). Nous avons expliqué qu’il y a fusion lorsque le jugement est rendu. Néanmoins, il est bien établi en droit que nulle mesure judiciaire ne doit porter préjudice à une partie au litige (actus curiae neminem gravabit) : Turner c. London and South-Western Railway Co. (1874), L.R. 17 Eq. 561. Suivant ce principe, lorsque le demandeur décède après les plaidoiries mais avant le jugement, les cours de justice font rétroagir le jugement (nunc pro tunc) à la date de conclusion des plaidoiries : voir Gunn c. Harper (1902), 3 O.L.R. 693 (C.A.); Hubert c. DeCamillis (1963), 41 D.L.R. (2d) 495 (C.S.C.-B.); Monahan c. Nelson (2000), 186 D.L.R. (4th) 193, 2000 BCCA 297. Nous confirmons la justesse de cette approche et concluons que la succession de tout membre du groupe qui était vivant le jour où les plaidoiries ont pris fin en Cour supérieure de l’Ontario et qui satisfaisait par ailleurs aux exigences du RPC peut bénéficier du jugement.
E. Réparations
78
Nous abordons maintenant la question de la
réparation. En contestant le par. 72(1) du RPC, les appelants
visent l’obtention d’une réparation entièrement rétroactive. Ils soutiennent
qu’une déclaration d’invalidité fondée sur l’art. 52 de la Loi
constitutionnelle de 1982 rétroagit nécessairement à l’entrée en vigueur de
l’art.
79 La thèse des appelants procède essentiellement de la conception classique — souvent appelée blackstonienne — selon laquelle les juges ne créent pas le droit mais ne font que le découvrir, de sorte que les tribunaux appliquent le droit qui existait en réalité ou qu’ils redécouvrent. Les appelants prétendent qu’une déclaration de nullité leur donne droit au bénéfice de la loi dans son intégralité, selon une interprétation de la Constitution qui est réputée n’avoir jamais varié.
80 L’article 52, qui consacre la primauté de la Constitution, ne prévoit rien au sujet des réparations pouvant faire suite à une déclaration de nullité. Faut-il en conclure qu’une telle déclaration vaut toujours à la fois pour l’avenir et pour le passé? Notre Cour ne semble pas avoir opiné dans ce sens au cours de l’élaboration graduelle du droit des réparations constitutionnelles qui a suivi l’adoption de la Charte. Un courant de la jurisprudence reconnaît désormais l’opportunité, lorsque les circonstances s’y prêtent, de restreindre la portée rétroactive d’une déclaration de nullité et d’accorder une réparation pour l’avenir.
(1) Rétroactivité ou non-rétroactivité de la réparation constitutionnelle
81
La Constitution confère au tribunal le pouvoir
d’accorder une réparation constitutionnelle valant à la fois pour le
passé et pour l’avenir : voir, par ex., Schachter c. Canada,
82
Suivant le par. 52(1), le tribunal doit
déclarer inopérante une disposition législative inconstitutionnelle, qui cesse
dès lors de s’appliquer. L’annulation vaut donc pour l’avenir. Toutefois, le
par. 52(1) peut également avoir une portée rétroactive au bénéfice des
parties et remonter dans le passé pour annuler les effets d’une disposition
inconstitutionnelle : voir, par ex., Miron c. Trudel,
83
Dans nombre d’affaires, notre Cour a appliqué la
« théorie déclaratoire » à la réparation constitutionnelle, conférant
ainsi souvent un effet rétroactif à la réparation fondée sur le
par. 52(1). Voir, p. ex., l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’
Compensation Board) c. Martin,
84 Rappelons que la théorie déclaratoire est issue du célèbre aphorisme de Blackstone : les juges ne créent pas le droit mais ne font que le découvrir (W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1765), vol. 1, p. 69-70). Elle exprime une conception classique et fort répandue du rôle des tribunaux dans un État démocratique, fondée sur le souci de préserver une stricte séparation des pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif. Ainsi, le tribunal accorde une réparation rétroactive en appliquant le droit existant ou une règle redécouverte qui est réputée avoir toujours existé, tandis que le législateur élabore de nouvelles lois pour l’avenir.
85 La théorie déclaratoire de Blackstone n’a pas échappé à la critique jusqu’à ce jour. Auteurs et tribunaux ont fait valoir que l’ordre judiciaire remplit une fonction législative légitime. Les juges ne font pas que dire le droit; ils l’élaborent également. Selon ses critiques, la théorie de Blackstone ne représente qu’une fiction, car les juges créent le droit, en particulier dans les ressorts de common law. Voir, p. ex., lord Reid, « The Judge as Law Maker » (1972-1973), 12 J.S.P.T.L. 22, et il faut se garder de faire un principe absolu de cette fiction.
86 Cela dit, ce constat n’exige pas l’abandon total de la théorie déclaratoire de Blackstone. Les critiques dont elle fait l’objet visent seulement le cas où le tribunal établit de nouveaux principes ou règles de droit, et non celui où il applique le droit existant. Lorsqu’il s’agit d’appliquer une règle juridique existante à un nouvel ensemble de faits, la théorie déclaratoire de Blackstone demeure valable et la réparation est nécessairement rétroactive. S’agissant d’un organisme juridictionnel normalement appelé à déterminer les effets juridiques d’événements antérieurs, le tribunal octroie généralement une réparation qui rétroagit de façon que la partie victorieuse bénéficie de la décision : voir S. Choudhry et K. Roach, « Putting the Past Behind Us? Prospective Judicial and Legislative Constitutional Remedies » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 205, p. 211 et 218. Dire qu’une décision de justice est généralement rétroactive reste toutefois très différent de l’affirmation qu’elle l’est nécessairement. Lorsqu’une cour de justice modifie le droit, elle le fait indépendamment du modèle blackstonien, auquel cas il peut être opportun d’accorder une réparation uniquement pour l’avenir. La question qui se pose alors est de déterminer la nature des changements et des situations justifiant l’octroi d’une réparation pour l’avenir.
87 Se penchant sur la question du revirement pour l’avenir, la Chambre des lords s’est récemment prononcée dans ce sens : In re Spectrum Plus Ltd. (in liquidation), [2005] 2 A.C. 680, [2005] UHKL 41. Les propos suivants de lord Nicholls sont particulièrement pertinents (par. 34) :
[traduction] [La théorie déclaratoire de Blackstone] demeure valable lorsqu’une décision antérieure est infirmée au motif qu’elle était erronée au moment de son prononcé. L’infirmation intervient la plupart du temps pour cette raison. Ce cas doit être distingué d’avec celui où la décision de la juridiction supérieure se veut une réponse à l’évolution du contexte social et des attentes de la société, où la théorie déclaratoire ne s’applique pas quel que soit le point de vue adopté. Dans ce dernier cas, [cette] théorie a depuis longtemps été rejetée. Elle va à l’encontre de la réalité.
88
Lord Nicholls s’est exprimé dans le
contexte de la common law, mais notre Cour a implicitement adopté un
raisonnement analogue en droit constitutionnel. Malgré son acceptation de la
théorie déclaratoire de Blackstone, elle a souvent jugé opportun de préciser,
en élaborant le droit applicable aux réparations constitutionnelles, qu’il y
avait lieu de limiter l’effet rétroactif de la réparation fondée sur le
par. 52(1) et d’adopter ainsi un point de vue analogue à celui de lord
Nicholls. Elle a parfois affirmé expressément que cette réparation
« s’appliquera pour l’avenir » uniquement : Renvoi relatif à
la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard,
89 L’emploi de la technique de la « période de transition » après une déclaration d’inconstitutionnalité déroge nécessairement à la théorie déclaratoire. En effet, la décision judiciaire maintient en vigueur une loi qui est réputée ne s’être jamais appliquée. Le fait que notre Cour a parfois prévu une période de transition afin que la réparation accordée sur le fondement du par. 52(1) ne vaille que pour l’avenir permet de conclure qu’elle n’adhère pas invariablement à cette théorie pour l’application de la Charte.
90
Notre Cour a par ailleurs statué, relativement à
une situation plus fréquente, qu’il peut ne pas être « opportun »
d’accorder une réparation dont l’effet est rétroactif et immédiat lorsque
« cela créerait une lacune dans le régime avant que le Parlement ait la
possibilité de prendre des mesures » : R. c. Demers,
91 Comme la période de transition et les autres réparations valables uniquement pour l’avenir, la suspension de la déclaration d’invalidité ne se concilie pas parfaitement avec la théorie déclaratoire. En suspendant la déclaration d’invalidité, notre Cour permet que l’inconstitutionnalité demeure le temps que le législateur y remédie. Autrement dit, elle prolonge la vie d’un texte de loi qui, suivant la théorie de Blackstone, n’a jamais existé.
92 Même si le législateur ne se conforme pas à l’ordonnance de notre Cour avant l’expiration du délai accordé, ce qui emporte l’application rétroactive du jugement déclaratoire, le but de la suspension de la déclaration d’invalidité peut être de faciliter l’élaboration d’une réparation pour l’avenir. Le report de l’annulation a également pour effet de prolonger la durée de la disposition inconstitutionnelle. Dans ce cas, l’octroi d’une réparation rétroactive concurrente contredirait la décision de suspendre la déclaration d’invalidité : Schachter, p. 720.
93 L’application ou la non-application du modèle blackstonien détermine en grande partie s’il convient ou non de limiter l’effet rétroactif de la réparation fondée sur le par. 52(1) et d’accorder une réparation uniquement pour l’avenir. Lorsque le tribunal énonce le droit qui existait, alors la théorie de Blackstone s’applique et la réparation doit être rétroactive. Par contre, lorsqu’il établit une nouvelle règle de droit dans les paramètres généraux de la Constitution, la limitation de la portée rétroactive de sa décision peut être indiquée.
94
L’attitude adoptée par notre Cour en matière de
réparations constitutionnelles découle aussi de la manière dont elle conçoit
l’interprétation de la Constitution, que décrit fort bien la métaphore de «
l’arbre vivant ». Depuis que le lord chancelier Sankey a employé
cette expression pour cerner la nature de la Constitution canadienne, les
tribunaux y recourent pour souligner le fait que l’évolution de la Constitution
peut être en phase avec celle de notre pays (Edwards c. Attorney-General
for Canada,
[1930] A.C. 124
(C.P.), p. 136). Notre Cour a
souvent affirmé qu’il ne fallait pas considérer la Constitution du Canada comme
un texte statique, mais comme un instrument capable d’évoluer au moyen d’une
interprétation progressiste respectant les limites naturelles du texte et qui
« s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne » :
Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe,
95 Certes la doctrine de « l’arbre vivant » n’est pas foncièrement liée à une conception particulière de la fonction judiciaire. Parfois, son application peut indiquer que le tribunal se contente de dire le droit qui s’appliquait au pays, auquel cas une réparation rétroactive reste généralement appropriée. Mais il peut aussi arriver que par son application, le tribunal reconnaisse que le droit a changé, qu’il faut tenir compte de cette évolution et que la nouvelle règle ou la nouvelle interprétation d’un principe juridique s’applique à compter d’un moment déterminé.
96 Il ne s’agit plus de décider si le tribunal peut à bon droit accorder une réparation pour l’avenir, mais bien dans quels cas, pour quels motifs et de quelle manière il peut statuer ainsi ou restreindre la portée rétroactive de ses décisions en matière constitutionnelle. L’opportunité d’une réparation pour l’avenir tient alors à la nature et à l’effet de la modification du droit intervenue. Son bien-fondé en dépend.
97 Une modification du droit est nécessaire, mais laquelle suffira? En raison du caractère souvent graduel de l’évolution du droit d’origine jurisprudentielle en common law, la question ne peut manquer de soulever des difficultés. On a proposé diverses réponses. Par exemple, lorsque la Cour suprême des États-Unis a paru encline à reconnaître généralement le revirement pour l’avenir, elle a invoqué la notion de [traduction] « rupture nette avec le passé ». La limitation de l’effet rétroactif de la réparation pourrait être envisagée une fois établie existence d’une telle modification (voir United States c. Johnson, 457 U.S. 537 (1982), p. 549).
98 Dans d’autres affaires, le même tribunal a exploré des avenues différentes. Ainsi, dans un arrêt antérieur datant de 1971, il a appliqué un critère tenant compte à la fois de la nature de la modification et de certaines de ses conséquences (Chevron Oil Co. c. Huson, 404 U.S. 97 (1971), p. 106-107). Il a retenu trois éléments à considérer :
[traduction] Premièrement, la décision dont l’effet rétroactif sera écarté doit établir un principe de droit nouveau, soit en infirmant un précédent clair invoqué par les parties, [. . .] soit en tranchant une question nouvelle dont le règlement n’était pas clairement prévisible. [. . .] Deuxièmement, on a fait valoir que « dans chacun des cas, nous devons [. . .] soupeser les avantages et les inconvénients en examinant l’historique de la règle, son objet et son effet, et en déterminant si son application rétroactive favorisera ou retardera la réalisation de ses objectifs. » [. . .] Enfin, nous avons soupesé l’iniquité d’une application rétroactive, car « [l]orsqu’une décision de la Cour pourrait se révéler très inéquitable si elle s’appliquait rétroactivement, notre jurisprudence nous justifierait amplement d’éviter cette « injustice » en optant pour la non-rétroactivité. »
Voir également : J. E. Fisch, « Retroactivity
and Legal Change : An Equilibrium Approach » (1997), 110 Harv.
L. Rev. 1055, p. 1060-1063; C. Sampford,
99 Le droit évolue de diverses manières. La [traduction] « rupture nette avec le passé » exprime une partie de cette réalité. Elle se produit par exemple lorsque la Cour suprême de notre pays déroge à sa propre jurisprudence en infirmant expressément une décision antérieure ou en la désavouant tacitement. Une situation aussi claire justifie l’octroi d’une réparation pour l’avenir lorsque le contexte s’y prête. Cependant, d’autres formes de modification fondamentale peuvent se révéler aussi déterminantes, en particulier sur le plan constitutionnel, lorsque le tribunal est appelé à déterminer la teneur de droits, de normes ou de principes généraux non encore définis. La définition d’une norme non encore déterminée ou la confirmation qu’une garantie constitutionnelle s’applique désormais à une situation opère souvent une modification fondamentale. Le droit en cause a pu exister, mais il trouve son expression dans un contexte technologique ou social nouveau ou dont l’existence a récemment été reconnue. Lorsque le droit s’adapte ainsi au contexte, l’octroi d’une réparation pour l’avenir devient approprié, à condition que les circonstances s’y prêtent. Une modification fondamentale du droit applicable est nécessaire mais ne suffit pas pour écarter la rétroactivité de la réparation. Une fois cette modification établie, nous devons donc rechercher les autres facteurs susceptibles d’entrer en ligne de compte.
100
Bien que la liste de ces éléments ne doive pas
être tenue pour exhaustive, certains d’entre eux paraissent plus clairement
déterminants, dont le fait que le gouvernement s’est fondé sur une
interprétation raisonnable ou empreinte de bonne foi (Miron,
par. 173; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances),
101 Un examen soigné des intérêts liés à une confiance raisonnable dans une interprétation législative est essentiel dans le cadre d’une telle analyse. Même si, dans certains cas, des mécanismes juridiques tels que le principe de la validité de facto, l’autorité de la chose jugée ou les règles de prescription permettent d’atténuer les conséquences d’un jugement déclaratoire, ils ne s’appliquent pas toujours. Une réparation pleinement rétroactive pourrait se révéler très déstabilisante pour le gouvernement qui, sur la foi d’une interprétation établie ou largement répandue du droit tel qu’il existe, a adopté un budget ou tenté de concevoir des mesures sociales. Des personnes physiques ou des pouvoirs publics pourraient alors voir leur responsabilité engagée au regard de la nouvelle règle. Gouvernements et citoyens ne pourraient raisonnablement prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
102
L’application stricte de la théorie déclaratoire
paraît également difficile à concilier avec le principe bien établi de
l’immunité restreinte du législateur qui adopte une disposition
inconstitutionnelle, que notre Cour a appliqué, par exemple, dans les arrêts Mackin
et Guimond c. Québec (Procureur général),
Ainsi, l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit « établies et incontestables » qui définissent les droits constitutionnels des individus. Cependant, s’ils agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée. Autrement, l’effectivité et l’efficacité de l’action gouvernementale seraient exagérément contraintes. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et [tout leur] effet tant qu’elles ne sont pas invalidées. Ce n’est donc qu’en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages-intérêts peuvent être octroyés. [par. 79]
Les mêmes principes s’appliquent à une demande de prestations
rétroactives fondée sur l’art.
103 Les gens se livrent habituellement à leurs activités selon leur interprétation des exigences de la loi. Les gouvernements de ce pays n’agissent pas différemment. Chaque disposition qu’ils adoptent ou mesure administrative qu’ils prennent doit être conforme à la Constitution. Tout comme l’ignorance de la loi ne peut excuser un contrevenant, celle de la Constitution ne saurait excuser un gouvernement. Cependant, lorsqu’une décision de justice modifie le droit existant ou crée une nouvelle règle de droit, il peut être inopportun, dans certaines circonstances, de tenir le gouvernement rétroactivement responsable. L’interprétation constitutionnelle qui permet de déterminer, dans les cas qui s’y prêtent, le moment où la règle de droit a changé facilite la protection des justiciables et des législatures qui se sont fiés à l’ancienne règle de droit lorsqu’elle s’appliquait. De la sorte, un équilibre s’établit entre la confiance légitime des décideurs que leur action s’appuie sur une évaluation raisonnable du droit au moment considéré et la nécessité de préserver la capacité d’évolution de la jurisprudence constitutionnelle.
104
Sur la base des critères susmentionnés, la
présente espèce peut être distinguée de certaines affaires où une réparation
pleinement rétroactive a été accordée. L’affaire Miron illustre le cas
où il est inopportun de limiter la portée rétroactive de la réparation
fondée sur le par. 52(1). Dans cette affaire, l’appelant avait subi des
blessures alors qu’il était passager dans une voiture dont le conducteur
n’était pas assuré. Il avait présenté à l’assureur de sa conjointe de fait une
demande d’indemnité qui avait été rejetée au motif que la police ne protégeait
que le conjoint légalement marié. Au nom des juges majoritaires de notre Cour,
la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a statué que la distinction
fondée sur l’état matrimonial était discriminatoire au sens du par.
105
Les circonstances de l’affaire Miron ne
permettaient pas à notre Cour de limiter la portée rétroactive de la réparation
et de rendre celle-ci uniquement valable pour l’avenir. D’abord, le
gouvernement ne s’était pas acquitté de son obligation première d’établir la
modification fondamentale du droit existant. Dès 1980, la législature
ontarienne avait reconnu à certains conjoints de fait le droit à une indemnité
en cas de décès. À compter de l’année suivante, pour l’application du Code
des droits de la personne de l’Ontario, le mot « conjoint » s’est
entendu de la personne avec laquelle une personne du sexe opposé est mariée ou
avec laquelle elle vit dans une union conjugale hors du mariage. Autrement
dit, les dispositions ontariennes relatives à l’assurance-auto n’avaient
pas respecté l’évolution des autres lois de la province à propos de la
définition du mot « conjoint ». Partant, la conclusion de notre Cour
dans l’affaire Miron, voulant que la définition de
« conjoint » figurant dans la loi sur l’assurance-automobile
contrevenait à l’art.
106 Par surcroît, même si le gouvernement avait satisfait à l’exigence de la modification fondamentale du droit, d’autres éléments auraient milité contre la limitation de la portée rétroactive de la réparation. En effet, la conclusion de la juge McLachlin reposait sur trois constats. Premièrement, depuis l’accident, les dispositions applicables avaient été modifiées pour viser également le conjoint de fait, ce qui dissipait toute crainte que la décision de notre Cour aille à l’encontre des objectifs du législateur. Les modifications apportées à la loi fournissaient « la meilleure preuve possible de ce que la législature aurait fait s’il lui avait fallu régler le problème soulevé par les appelants » (par. 180). Deuxièmement, l’équité envers la partie victorieuse faisait également pencher la balance en faveur de la rétroactivité puisque l’octroi d’une réparation rétroactive constituait en l’espèce le seul moyen « de corriger une injustice qui autrement aurait pu demeurer inchangée » : ibid. Troisièmement, la distinction fondée sur l’état matrimonial était déraisonnable, même au moment de l’adoption des dispositions en cause (par. 173). Le législateur aurait dû savoir que la loi sur l’assurance-automobile ne correspondait pas à l’interprétation du mot « conjoint » qui avait alors cours, de sorte qu’il ne pouvait à bon droit exclure la protection du conjoint de fait.
107 Il importe de signaler que dans l’affaire Miron, tous les autres facteurs examinés précédemment — interprétation de bonne foi par le gouvernement, équité envers les parties et respect du pouvoir constitutionnel des législatures — faisaient pencher la balance en faveur d’une réparation rétroactive. Dans certains cas, ces facteurs peuvent toutefois militer en faveur de résultats différents, d’aucuns favorisant une réparation rétroactive, d’autres une réparation pour l’avenir. Une fois remplie la condition première, soit la « modification fondamentale » de la règle de droit, il peut alors convenir de limiter la portée rétroactive de la réparation à l’issue d’une mise en balance de ces autres éléments, toujours selon les faits en l’espèce.
108
Une deuxième distinction s’impose, cette fois
avec l’affaire Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau-Brunswick
(Finances),
(2) La réparation appropriée en l’espèce
a) Limitation de la portée rétroactive de la réparation en l’espèce
109 Depuis 1985, la jurisprudence relative à l’égalité du conjoint de même sexe offre un bon exemple de revirement jurisprudentiel faisant naître une règle de droit nouvelle et pouvant justifier l’octroi d’une réparation pour l’avenir. Les éléments susmentionnés militent aussi en faveur d’une limitation de l’effet rétroactif de la réparation accordée en l’espèce.
(i) La modification fondamentale de la règle de droit
110 Dans l’arrêt M. c. H., notre Cour a rompu avec son interprétation antérieure des droits à l’égalité du conjoint de même sexe. En 1995, dans l’arrêt Egan, les juges majoritaires de notre Cour avaient confirmé l’inadmissibilité du conjoint de même sexe établie par les dispositions sur la sécurité de la vieillesse, quatre d’entre eux n’y voyant pas d’atteinte au par. 15(1) et le cinquième estimant que le régime contrevenait à cette disposition mais que l’atteinte était justifiée au regard de l’article premier. Quatre ans plus tard, dans l’affaire M. c. H., huit juges de notre Cour concluaient que l’inadmissibilité du conjoint de même sexe à une pension alimentaire suivant la Loi sur le droit de la famille allait à l’encontre du par. 15(1) et que l’atteinte ne pouvait être justifiée au regard de l’article premier. Cet arrêt marque donc un net changement, notre Cour tournant le dos à la décision des juges majoritaires dans Egan et reconnaissant une nouvelle portée aux droits à l’égalité.
111 Le juge Bastarache est en désaccord avec notre conclusion concernant la nature du changement opéré par l’arrêt M. c. H. Il invoque des décisions de tribunaux inférieurs rendues avant les arrêts Egan et M. c. H. pour affirmer que la portée des droits à l’égalité du conjoint de même sexe est demeurée incertaine jusqu’à l’arrêt M. c. H. Or, dans notre système de justice, la Cour suprême a le dernier mot quant à l’interprétation de la Constitution : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 745. Dans l’arrêt Egan, la majorité de ses juges a refusé aux appelants le même bénéfice de la loi. Elle a effectivement conclu que la Constitution n’exigeait pas qu’un conjoint de même sexe se voit accorder le même bénéfice de la loi. La jurisprudence a seulement changé lorsque l’arrêt M. c. H. a reconnu l’inconstitutionnalité de l’exclusion du conjoint de même sexe de la définition de « conjoint » applicable à la Loi sur le droit de la famille. La condition première pour limiter la portée rétroactive de la réparation est donc remplie. Dès lors, notre Cour doit se pencher sur les autres éléments en cause. En l’espèce, les intérêts liés à la confiance légitime dans une interprétation raisonnable de la loi, l’équité envers les parties, la bonne foi du gouvernement et le respect de la fonction législative du Parlement font tous pencher la balance en faveur d’une réparation dont la portée rétroactive est restreinte.
(ii) Confiance légitime dans une interprétation raisonnable de la loi
112 Vu l’état de la jurisprudence avant l’arrêt M. c. H., l’inadmissibilité du conjoint de même sexe aux prestations prévues par l’ancien RPC s’appuyait sur une compréhension raisonnable du par. 15(1) après l’arrêt Egan. Dans ce dernier arrêt, notre Cour était manifestement divisée sur la question du droit du conjoint de même sexe aux prestations de sécurité de la vieillesse, quatre juges exprimant leur dissidence. Dans l’arrêt M. c. H., le point de vue de ces dissidents l’a emporté et prévaut depuis. Or, le bénéfice actuel de la connaissance du passé ne rend pas moins raisonnable le fait, pour le gouvernement, de s’être fié à l’arrêt Egan pour déterminer le droit applicable.
113 Même si elle conclut que le gouvernement s’est raisonnablement fondé sur la jurisprudence antérieure à l’arrêt M. c. H., notre Cour n’entend pas excuser les retards des législatures et des tribunaux à donner effet aux droits garantis par la Charte. Elle reconnaît plutôt que même si la Constitution consacre la loi suprême et les valeurs pérennes de ce pays, il incombe aux tribunaux d’interpréter et d’appliquer ses dispositions. Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, elle a d’ailleurs affirmé :
La Constitution d’un pays est l’expression de la volonté du peuple d’être gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement. Elle est, comme le déclare l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, la « loi suprême » de notre pays, qui ne peut être modifiée par le processus législatif normal et qui ne tolère aucune loi incompatible avec elle. Il appartient au pouvoir judiciaire d’interpréter et d’appliquer les lois du Canada et de chacune des provinces et il est donc de notre devoir d’assurer que la loi constitutionnelle a préséance. [p. 745]
114 Le texte de la Constitution établit les paramètres généraux de la loi suprême, et il appartient aux tribunaux de l’interpréter et de l’appliquer dans un contexte donné. L’inviolabilité des droits constitutionnels garantit la protection de nos valeurs les plus chères, tandis que l’application de la Constitution par les tribunaux confère au droit la souplesse voulue pour tenir compte des progrès de la pensée humaine. Il s’ensuit aussi qu’à n’importe quel moment, la Constitution n’a que l’efficacité que lui confèrent les tribunaux appelés à l’interpréter. Lorsque ces derniers se trompent ou tardent à reconnaître qu’une interprétation ne correspond plus à la réalité sociale, ils doivent modifier la règle de droit. Cependant, en rompant avec le passé, notre Cour ne crée pas de droit automatique à une réparation pour sa décision antérieure. Lorsque le gouvernement s’est raisonnablement fondé sur une règle de droit inconstitutionnelle en s’appuyant sur la jurisprudence de notre Cour, l’invalidation subséquente de cette règle de droit est moins susceptible de conférer le droit à une réparation rétroactive.
(iii) Bonne foi
115 Il ressort des observations qui précèdent que le gouvernement n’a pas fait preuve de mauvaise foi en refusant la prestation de survivant aux conjoints de même sexe avant l’arrêt M. c. H. Il est significatif que les dispositions en cause de l’ancien RPC n’ont jamais été invalidées par un tribunal compétent. Prenant acte des répercussions de l’arrêt M. c. H. pour le régime, le législateur a plutôt pris les devants et remédié à l’inconstitutionnalité par l’adoption de dispositions correctives. Comme le gouvernement a tenté de bonne foi de supprimer l’atteinte à la Constitution peu après qu’elle lui eut été signalée, il serait inopportun de remonter dans le temps et de faire rétroagir la réparation.
(iv) Équité envers les parties
116 En demandant que l’exigibilité des prestations remonte jusqu’en 1985, le groupe Hislop incite en fait notre Cour à faire abstraction de l’évolution de la jurisprudence sur les droits à l’égalité du conjoint de même sexe et à déclarer qu’en 1985 l’état du droit correspondait à celui issu de l’interprétation de ces droits jusqu’à ce jour. Notre Cour ne peut accéder à sa demande. L’arrêt M. c. H. définit les obligations constitutionnelles, mais il ne confère pas de droit automatique à toute prestation publique qui aurait pu être versée si notre Cour avait toujours interprété la Constitution comme elle le fait désormais. Dans l’affaire Miron, la limitation de l’effet rétroactif de la réparation fondée sur le par. 52(1) aurait conféré à la partie gagnante une victoire sans lendemain. Par contre, dans l’affaire M. c. H., une réparation uniquement pour l’avenir n’était pas sans effet. L’arrêt de notre Cour a entraîné au pays la modification sur une vaste échelle des lois fédérales et provinciales afin de reconnaître le droit des conjoints de même sexe aux différentes prestations publiques. Qui plus est, il a favorisé une conception nouvelle du droit à l’égalité et à la dignité humaine des conjoints de même sexe. Nul ne peut prétendre qu’il leur a accordé une victoire à la Pyrrhus.
(v) Respect du pouvoir du Parlement
117 Le fait d’établir un juste équilibre entre l’équité envers les parties et de respecter la fonction législative du Parlement peut faire en sorte que les réparations fondées sur la Charte visent davantage à modifier l’action gouvernementale ultérieure qu’à corriger les erreurs du passé. Dans la présente affaire, la demande d’une réparation rétroactive par le groupe Hislop équivaut à une demande d’une indemnité pour la portée trop limitative de l’ancien RPC. À défaut de mauvaise foi, d’interprétation déraisonnable ou de comportement clairement fautif, l’imputation d’une telle responsabilité au gouvernement mettrait en péril l’équilibre important entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité de préserver l’efficacité gouvernementale que permet l’application de la règle générale de l’immunité restreinte. L’octroi d’une réparation rétroactive en l’espèce empiéterait indûment sur le pouvoir — inhérent à la fonction législative — de répartir les ressources publiques et d’adopter des politiques quant à l’exercice de ce pouvoir.
(vi) Conclusion
118 Pour les motifs qui précèdent, le droit applicable aux réparations constitutionnelles fait obstacle à l’octroi de la réparation rétroactive demandée par le groupe Hislop. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner le par. 72(1) au regard du par. 15(1).
b) Réparations pour les par. 44(1.1) et 72(2)
119 Nous passons maintenant à l’étude de la réparation qui s’impose eu égard aux atteintes constitutionnelles relevées en l’espèce.
120 Dans l’arrêt Schachter, le juge en chef Lamer a exposé, au nom des juges majoritaires, que lorsque l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 entre en jeu, il faut répondre à trois questions : (1) quelle est l’étendue de l’incompatibilité entre la disposition contestée et la Charte, (2) peut-on y remédier isolément par voie de dissociation ou d’interprétation large, ou est-elle trop inextricablement liée à d’autres parties de la loi et (3) doit-il y avoir suspension temporaire des effets de la déclaration d’invalidité?
121 En l’espèce, bien qu’ils figurent dans une loi corrective, les par. 44(1.1) et 72(2) restreignent l’application de cette loi à un groupe marginalisé. L’étendue de l’incompatibilité avec la garantie d’égalité correspond au texte des deux dispositions. Il est donc possible de remédier à l’incompatibilité sans dénaturer les autres dispositions de la loi ou nuire à leur application. Déclarer inopérants les par. 44(1.1) et 72(2) cadre avec l’esprit de la LMRAO et son objectif manifeste, à savoir rendre le conjoint survivant de même sexe admissible à la pension de survivant. Enfin, il n’y a pas lieu de suspendre temporairement la déclaration d’invalidité. Comme l’a signalé le juge en chef Lamer dans l’arrêt Schachter, la suspension est « une question sérieuse du point de vue de l’application de la Charte », car elle permet à la situation inconstitutionnelle de se perpétuer (p. 716). Il ne faut y avoir recours que lorsque, sans l’adoption de nouvelles dispositions, l’invalidation poserait un danger pour le public, menacerait la primauté du droit ou priverait de prestations des personnes admissibles sans profiter à la personne dont les droits ont été violés (p. 719). Aucune de ces considérations ne vaut en l’espèce.
122 Pendant toute l’instance, le gouvernement a soutenu que les dispositions contestées étaient constitutionnellement inattaquables parce qu’elles ne visaient qu’à assurer l’application des dispositions correctives de la LMRAO à compter de leur adoption (c’est-à-dire, de manière non rétroactive). Il a prétendu en outre que les droits à l’égalité aujourd’hui reconnus aux conjoints de même sexe diffèrent de ceux qui existaient en 1985. Il a donc fait valoir que l’invalidation des dispositions en cause équivaudrait à appliquer à des situations antérieures l’interprétation actuelle des droits à l’égalité.
123 Nous l’avons expliqué précédemment, les dispositions portent atteinte au par. 15(1) et ne peuvent être justifiées au regard de l’article premier. Leur constitutionnalité ne dépend pas d’une conception particulière des droits à l’égalité des conjoints survivants de même sexe avant l’adoption de la LMRAO. Appliquées aujourd’hui à ce groupe de personnes, elles sont discriminatoires.
124 C’est l’assimilation à tort de la prestation de survivant à un paiement découlant d’un événement passé, à savoir le décès de l’époux ou du conjoint de fait, et non de la qualité actuelle de survivant, qui fait indûment craindre une application rétroactive du par. 44(1.1). À notre avis, les principes dégagés dans l’arrêt Benner réfutent entièrement l’argumentation du gouvernement relative à cette disposition.
125 Dans l’affaire Benner, les dispositions contestées de la Loi sur la citoyenneté canadienne traitaient différemment les candidats à la citoyenneté nés avant le 14 février 1977 selon qu’ils étaient nés de mère canadienne ou de père canadien. Les enfants nés de père canadien acquéraient la citoyenneté canadienne dès l’enregistrement de leur naissance, tandis que ceux nés de mère canadienne devaient demander la citoyenneté, prêter serment et se soumettre à une enquête de sécurité. M. Benner a contesté la distinction sur le fondement du par. 15(1). En défense, le gouvernement a plaidé notamment que la prétention de M. Benner supposait l’application rétroactive de la Charte à des événements survenus avant son entrée en vigueur, ce qui était inadmissible. Au nom des juges unanimes de notre Cour, le juge Iacobucci a rejeté la thèse du gouvernement et clarifié les notions d’application rétroactive, rétrospective et pour l’avenir.
126 Il convient de signaler que cette affaire soulevait des questions liées à l’application rétroactive de la Charte, alors que la présente espèce porte sur l’application rétroactive d’une loi ordinaire et sur le droit à une réparation rétroactive pour l’inconstitutionnalité de ses dispositions. Bien que la question de la rétroactivité se pose différemment dans l’un et l’autre contextes, les distinctions conceptuelles fondamentales demeurent entre l’application rétroactive, rétrospective et pour l’avenir. Les précisions du juge Iacobucci à ce sujet valent donc également en l’espèce.
127 Premièrement, au par. 39 de ses motifs, le juge Iacobucci se penche sur la différence entre rétroactivité et rétrospectivité et se reporte à l’explication d’E. A. Driedger dans « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can. 264, p. 268-269 :
[traduction] Une loi rétroactive est une loi dont l’application s’applique à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’événements passés. Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétrospective rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un événement antérieur. [En italique dans l’original.]
Il se penche ensuite sur la différence entre l’application rétrospective et l’application pour l’avenir, citant encore le professeur Driedger mais, cette fois, son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 192 (au par. 42 de ses motifs) :
[traduction] Ces faits passés peuvent décrire soit un statut ou une caractéristique, soit un événement. On avance que, dans le cas où la situation factuelle en cause constitue un statut ou une caractéristique (le fait d’être quelque chose), on n’attribue aucun effet rétrospectif à un texte de loi lorsqu’il est appliqué à des personnes ou à des choses qui ont acquis ce statut ou cette caractéristique avant l’édiction du texte en question, pourvu qu’elles possèdent toujours le statut ou la caractéristique au moment de l’entrée en vigueur du texte; par contre, dans le cas où la situation factuelle est un événement (le fait que quelque chose survienne ou le fait de devenir quelque chose), on attribuerait un effet rétrospectif au texte de loi s’il était appliqué pour imposer une nouvelle obligation, peine ou incapacité par suite d’un événement survenu avant son édiction. [Nous soulignons.]
Comme le fait observer le juge Iacobucci, la distinction n’est certes pas toujours nette entre deux situations, l’une liée à un événement précis et isolé et l’autre, à un état actuel. Par exemple, le décès d’un époux ou d’un conjoint de fait est un événement, mais le fait d’être un « conjoint survivant » est un état actuel. La difficulté consiste à déterminer si, eu égard aux circonstances, le régime législatif en cause vise principalement l’événement passé ou l’état actuel qui en résulte (par. 46).
128 Devant les faits de l’espèce, le juge Iacobucci a conclu que faire droit à la demande de l’appelant ne supposait pas l’application rétrospective de la Charte parce que la demande découlait du statut actuel de M. Benner, celui d’enfant né à l’étranger d’une mère canadienne avant la date précisée dans la loi. Selon lui, la date à laquelle M. Benner avait acquis ce statut était sans importance.
129 Le même raisonnement s’applique en l’espèce. Comme l’a conclu la Cour d’appel, le RPC a pour objectif d’assurer aux personnes retraitées un régime de pensions public sûr qui pourvoit également aux besoins de leurs époux ou conjoints survivants (par. 55). Le fondement de l’admissibilité à la pension de survivant est la qualité actuelle de survivant. Comme l’a fait remarquer le juge Iacobucci dans l’arrêt Benner, « l’élément important n’est pas le moment où la personne acquiert le statut en cause, mais celui auquel ce statut lui est reproché ou la prive du droit d’obtenir un avantage » (par. 56). Le gouvernement prétend donc à tort que la demande d’invalidation du par. 44(1.1) équivaut à la demande d’une réparation rétroactive pour le non-respect de la Charte. La réparation accordée aux membres du groupe à l’égard du par. 44(1.1) vaut pour l’avenir puisqu’elle reconnaît, pour l’avenir, aux conjoints survivants de cotisants du même sexe, le droit au même bénéfice de la loi.
130 Le gouvernement soutient par ailleurs que l’invalidation du par. 44(1.1) ne convient pas parce qu’elle entraînerait l’effet non désiré de rendre les conjoints survivants de même sexe inadmissibles à la pension de survivant. Il tient pour acquis que la pension de survivant est versée en raison d’un événement passé, de sorte que le droit y afférent se cristallise au décès du conjoint et que si le par. 44(1.1) ne s’applique pas, aucune pension n’est payable au survivant dont le conjoint cotisant de même sexe est décédé avant juillet 2000. Nous le répétons, cette conception de la pension de survivant et des conditions de son obtention est indéfendable. L’examen attentif des modifications apportées au RPC en juillet 2000 révèle que le par. 44(1.1) joue en fait le rôle d’une disposition limitative, de sorte que son invalidation laisserait subsister une disposition cohérente assurant un traitement égal, sur le plan de l’admissibilité, aux conjoints survivants de même sexe et à ceux de sexe différent.
131 La réforme de 2000 a abrogé au par. 2(1) du RPC la définition selon laquelle « conjoint » s’entendait d’une personne du sexe opposé. Une définition de « survivant » incluant le conjoint de même sexe et celui de sexe différent a été ajoutée en lieu et place au par. 42(1) (partie II : Pensions et prestations supplémentaires). Enfin, l’al. 44(1)d), qui établit l’admissibilité de base à la pension de survivant, a été modifié par le renvoi non plus à la définition de « conjoint » mais à celle, nouvelle, de « survivant ». La disposition modifiée prévoit que « sous réserve du paragraphe (1.1), une pension de survivant doit être payée à la personne qui a la qualité de survivant d’un cotisant . . . ».
132 Lorsqu’on considère l’admissibilité sous l’angle de la qualité actuelle de survivant, il est clair que les modifications susmentionnées rendent le conjoint survivant de même sexe admissible à la pension de survivant suivant l’al. 44(1)d). Le paragraphe 44(1.1) a une portée purement restrictive : il limite le droit à la pension en fonction de la date à laquelle le demandeur est devenu survivant. Son invalidation ne provoque donc pas d’effet imprévu ou indésirable.
133 En ce qui concerne le par. 72(2), l’analyse diffère quelque peu. Il est vrai qu’avant l’adoption de la LMRAO, le conjoint survivant de même sexe n’avait pas droit à la pension de survivant. L’invalidation du par. 72(2) modifie certes les conséquences juridiques du fait d’avoir été un conjoint survivant (une situation antérieure) au cours des 12 mois ayant précédé l’entrée en vigueur de la LMRAO en juillet 2000. La modification rétroactive du droit qui en résulte découle nécessairement du fait que le législateur a prévu dans le RPC le droit à au plus 12 mois de prestations rétroactives. Le législateur peut indéniablement adopter une disposition rétroactive telle que le par. 72(1). La Charte exige simplement que le conjoint survivant de même sexe soit traité sur un pied d’égalité avec le conjoint survivant de sexe différent. Le paragraphe 72(2) est inopérant dans la mesure où il prive le conjoint survivant de même sexe des prestations rétroactives auxquelles a droit dans les mêmes circonstances le conjoint survivant de sexe différent.
134 En conclusion, les membres du groupe que les par. 44(1.1) ou 72(2) ont empêchés de toucher la pension de survivant et qui satisfont par ailleurs aux critères d’admissibilité, ont droit à la pension. Dans les circonstances, la date pertinente pour les besoins du versement est celle de la réception de la demande ou, lorsque aucune demande de pension n’a été présentée à cause des dispositions inconstitutionnelles, celle du dépôt de la demande en justice. Aucune prestation n’est payable pour un mois antérieur à août 1999, qui marque le début de la période pour laquelle un membre du groupe ayant demandé des prestations de survivant le jour de l’entrée en vigueur de la LMRAO aurait pu y avoir droit.
VII. Intérêt
135
Pour les motifs exposés par la Cour d’appel,
nous rejetons l’argument du gouvernement selon lequel on ne devrait pas en
l’espèce accorder de l’intérêt avant jugement. En résumé, l’art.
VIII. Dispositif
136 Le pourvoi et le pourvoi incident sont rejetés sans dépens. Nous répondons comme suit aux questions constitutionnelles.
1. Le paragraphe
Oui.
2. Dans l’affirmative, cette
violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une
règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une
société libre et démocratique, au sens de l’article
Non.
3. Le paragraphe
Oui.
4. Dans l’affirmative, cette
violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une
règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une
société libre et démocratique, au sens de l’article
Non.
5. Le paragraphe
Non.
6. Dans l’affirmative, cette
violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une
règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une
société libre et démocratique, au sens de l’article
Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
7. Le paragraphe
Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
8. Dans l’affirmative, cette
violation constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une
règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une
société libre et démocratique, au sens de l’article
Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
Version française des motifs rendus par
137
Le juge
Bastarache — J’ai lu les motifs conjoints de mes
collègues les juges LeBel et Rothstein. Je suis d’accord avec la manière
dont ils statuent sur le pourvoi, mais je ne puis souscrire en totalité à leur
raisonnement en ce qui concerne la rétroactivité de la réparation
constitutionnelle. À mon avis, la modification fondamentale du droit, sur
laquelle ils s’appuient, n’est pas une considération pertinente dans le
contexte de droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et,
de toute manière, son existence n’est pas établie en l’espèce. Le refus d’une
réparation rétroactive et, plus particulièrement, le rejet de la contestation
du par.
La rétroactivité de la réparation constitutionnelle
138
Il importe de bien comprendre la nature et la
raison d’être d’une réparation constitutionnelle rétroactive. Une règle
générale bien établie veut que la réparation accordée par suite d’une atteinte
à la Constitution s’applique rétroactivement (S. Choudhry et
K. Roach, « Putting the Past Behind Us? Prospective Judicial and
Legislative Constitutional Remedies » (2003), 21 S.C.L.R. (2d)
205, p. 211). Cette rétroactivité générale n’a pas pour fondement la
théorie déclaratoire de Blackstone, mais la Constitution elle-même. Le
paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 dispose que la
Constitution « rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute
autre règle de droit ». La Constitution existe indépendamment de la
jurisprudence, de sorte que toute règle de droit incompatible est invalide à
compter de son entrée en vigueur. Le juge Gonthier a bien expliqué le
principe dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c.
Martin,
L’invalidité d’une disposition législative incompatible avec la Charte découle non pas d’une déclaration d’inconstitutionnalité par une cour de justice, mais plutôt de l’application du par. 52(1). Donc, en principe, une telle disposition est invalide dès son adoption, et l’obtention d’un jugement déclaratoire à cet effet n’est qu’un moyen parmi d’autres de protéger ceux et celles qui en souffrent préjudice. En ce sens, la question de la constitutionnalité est inhérente à tout texte législatif en raison du par. 52(1). [Je souligne.]
(Voir aussi P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 55-2; K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (feuilles mobiles), par. 14.920.)
139
Ce principe vaut également pour la Charte.
La règle de droit qui porte atteinte à un droit garanti par une disposition de
la Charte est invalide à compter de l’entrée en vigueur de cette
disposition : Jim Pattison Industries Ltd. c. La Reine,
140
Notre Cour a confirmé maintes fois le principe
général de la rétroactivité. Dans Renvoi relatif aux droits
linguistiques au Manitoba,
141 En toute déférence, mes collègues ne tiennent pas compte du fait que Blackstone s’est prononcé sur la nature de la fonction législative des tribunaux dans le contexte de la common law et que l’application de ses commentaires au domaine constitutionnel est limitée. Appliquée à la common law, la théorie déclaratoire de Blackstone est nécessairement une fiction, car les règles de ce régime n’ont pas de source indépendante. La common law est par définition un droit prétorien. Ses règles n’attendent pas dans les limbes jurisprudentiels que les tribunaux les découvrent. Le tribunal qui infirme un précédent ou établit une nouvelle règle de common law crée assurément une règle de droit nouvelle.
142 Il en va autrement lorsqu’il interprète et applique la Constitution, car celle-ci existe indépendamment des décisions judiciaires. Les tribunaux ne « créent » pas le droit constitutionnel chaque fois qu’ils interprètent une disposition de la Constitution. L’interprétation des obligations constitutionnelles peut changer, mais les droits et libertés sous-jacents demeurent. Un droit garanti par la Charte n’est pas créé chaque fois qu’un tribunal infirme expressément ou désavoue implicitement une décision antérieure ou détermine « la teneur de droits, de normes ou de principes généraux non encore définis » (les juges LeBel et Rothstein, par. 99). Dès son entrée en vigueur, la Charte a garanti à tous les Canadiens les droits et libertés qui y sont inscrits.
143 En fondant en partie le refus d’une réparation rétroactive sur la « modification fondamentale du droit », mes collègues rendent incertaine l’application des droits garantis par la Charte. Je ne puis souscrire à un raisonnement qui, en matière de réparation, fait en sorte qu’un droit constitutionnel reconnu un jour disparaisse le lendemain ni, à l’inverse, que son existence dépende de la reconnaissance judiciaire d’un « contexte technologique ou social nouveau ou dont l’existence a récemment été reconnue » (par. 99). Pareil raisonnement dilue la promesse faite à tous les Canadiens lors de l’adoption de la Charte. En attachant de l’importance à l’évolution du contexte social, il fait dépendre les droits constitutionnels de quiconque de la perception qu’en a la majorité des Canadiens. Je ne vois pas pourquoi le sentiment de la société à l’égard de ceux qui invoquent la Charte — en particulier les membres de minorités vulnérables — devrait être pris en compte pour décider si un droit garanti par la Charte faisait partie de la Constitution en 1985 ou s’il a vu le jour ultérieurement, ce qui exclurait une réparation rétroactive.
144
Je ne défends pas pour autant l’immuabilité de
la Constitution. La métaphore de « l’arbre vivant » illustre bien la
manière dont notre Constitution peut, avec le temps, s’adapter aux réalités
nouvelles. Or, toute interprétation nouvelle de la Constitution ou infirmation
d’une décision antérieure ne modifie pas les droits et libertés fondamentaux
garantis par la Charte ni n’en crée de nouveaux. Interpréter la
Constitution différemment n’équivaut pas à la modifier. De plus, la doctrine
de « l’arbre vivant » promeut l’« interprétation progressiste »
de notre Constitution (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même
sexe,
145 C’est pourquoi je ne puis, comme mes collègues, imputer aux limites de la théorie déclaratoire le refus d’une réparation rétroactive. Comme je l’explique plus loin, d’importantes raisons justifient ce refus dans certaines circonstances. Mes collègues et moi convenons généralement de ces raisons, mais j’estime qu’elles n’ont rien à voir avec l’application ou l’inapplication du « modèle blackstonien » à la Constitution.
146
Le présent pourvoi met bien en évidence les
dangers de la démarche de mes collègues. Le point de départ de leur analyse
est qu’une modification fondamentale du droit s’est produite entre l’entrée en
vigueur du par. 15(1) de la Charte en 1985 et l’arrêt M. c. H.,
147 Qui plus est, il n’est pas du tout certain que le droit ait subi une modification si fondamentale — la condition première posée par mes collègues — qu’elle justifie la mise à l’écart de la norme de la rétroactivité. Il appert de l’examen de la jurisprudence antérieure et postérieure à l’arrêt Egan que cet arrêt ne représentait pas le « dernier mot » au sujet de l’application du par. 15(1) et de la discrimination envers les conjoints de même sexe.
148 Ce n’est que vers la fin des années 1980 que les tribunaux ont commencé à statuer sur l’étendue de la garantie qu’offrait l’art. 15 aux conjoints de même sexe. Leurs décisions ont été contradictoires. Dans Andrews c. Ontario (Minister of Health) (1988), 64 O.R. (2d) 258, la Haute Cour de justice de l’Ontario a décidé qu’au vu de la définition de « conjoint » dans la loi applicable, il n’était pas discriminatoire de refuser des prestations provinciales d’assurance-maladie à une personne à charge de même sexe. Dans Vogel c. Manitoba (1992), 90 D.L.R. (4th) 84, la Cour du Banc de la Reine du Manitoba est arrivée à la même conclusion concernant l’inadmissibilité d’un conjoint de même sexe au régime d’avantages sociaux de l’employeur.
149
Dans d’autres affaires, la conclusion contraire
a été tirée. Dans Veysey c. Canada (Commissaire du Service correctionnel),
150
Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c.
Mossop,
151
La question s’est posée de nouveau dans
l’affaire Egan c. Canada,
152 Peu après, il est devenu évident que l’arrêt Egan n’avait pas définitivement réglé la question. Quelques mois plus tard, dans l’arrêt Vogel c. Manitoba (1995), 126 D.L.R. (4th) 72, la Cour d’appel du Manitoba a infirmé la décision de première instance et conclu que suivant les dispositions provinciales sur les droits de la personne, il était discriminatoire de tenir le conjoint de même sexe pour inadmissible au régime d’avantages sociaux d’un employé au motif qu’il n’était pas visé par la définition du mot « conjoint ». La juge Helper et le juge en chef Scott ont invoqué l’arrêt Egan pour conclure que les critères d’admissibilité au régime étaient discriminatoires. Un peu plus d’un an après, la Cour d’appel de l’Ontario s’est prononcée dans l’affaire M. c. H. (1996), 96 O.A.C. 173. La juge Charron (maintenant juge de notre Cour) a conclu que la définition de « conjoint » figurant dans la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, et excluant le conjoint de même sexe, violait le par. 15(1) et ne pouvait être justifiée au regard de l’article premier. Bien qu’elle l’ait pris en considération, l’arrêt Egan ne lui a pas paru déterminant, car l’objectif de la loi différait dans l’une et l’autre affaires (par. 84). Dans la décision Kane c. Ontario (Attorney General) (1997), 152 D.L.R. (4th) 738 (C. Ont. (Div. gén.)), l’arrêt M. c. H. de la Cour d’appel a été invoqué pour conclure également à l’inconstitutionnalité de l’exclusion du conjoint de même sexe de la définition de « conjoint » applicable à la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, ch. I.8.
153
Dans l’arrêt Vriend c. Alberta,
154 Dans l’arrêt Rosenberg c. Canada (Attorney General) (1998), 38 O.R. (3d) 577, s’appuyant sur sa propre jurisprudence et sur l’arrêt Vriend de notre Cour, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu à l’inconstitutionnalité d’une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), selon laquelle le mot « conjoint » ne s’entendait que d’un conjoint du sexe opposé.
155 Enfin, dans l’arrêt M. c. H., à l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario, notre Cour a conclu à l’inconstitutionnalité de l’exclusion du conjoint de même sexe de la définition du mot « conjoint » applicable à la Loi sur le droit de la famille. Le juge Iacobucci a expliqué la rupture avec l’arrêt Egan en reprenant les motifs de la Cour d’appel, à savoir que les objectifs législatifs en cause étaient totalement différents (par. 75). C’est pour donner suite à cette décision que le gouvernement fédéral a adopté la Loi sur la modernisation de certains régimes d’avantages et d’obligations, L.C. 2000, ch. 12, modifiant notamment le RPC.
156 Il appert que dans la plupart des décisions antérieures ou postérieures à l’arrêt Egan, les tribunaux ont conclu que le traitement différent réservé au conjoint de même sexe était discriminatoire et ne pouvait être justifié au regard de l’article premier. Notre Cour a certes le dernier mot dans l’interprétation de la Constitution, mais j’ai peine à croire que l’arrêt Egan ait représenté son dernier mot — même momentanément — concernant l’application du par. 15(1) au conjoint de même sexe. Dans cet arrêt, notre Cour a statué à partir d’arguments formulés en fonction de l’article premier et des objectifs particuliers des dispositions législatives en cause. Par la suite, il était loin d’être clair que le même raisonnement valait pour d’autres contextes que les régimes d’aide sociale comme celui de la sécurité de la vieillesse. C’est d’ailleurs pourquoi une distinction avec l’arrêt Egan a été faite dans maintes décisions, dont l’arrêt M. c. H., de notre Cour. L’arrêt Egan ne statuait pas sur l’application du par. 15(1) dans tous les cas d’exclusion légale du conjoint de même sexe. Le RPC étant un régime d’assurance auquel cotisent employeurs et employés, il est difficile de concevoir que l’arrêt Egan ait définitivement tranché la question de l’inadmissibilité du conjoint de même sexe à la pension de survivant du RPC.
157 De plus, s’agissant d’une décision serrée dans une affaire où les questions en jeu étaient complexes et vu les décisions contradictoires qui l’ont précédé ou suivi, l’arrêt Egan peut difficilement être considéré comme ayant établi définitivement les exigences constitutionnelles. En réalité, l’application du par. 15(1) aux conjoints de même sexe est demeurée nébuleuse pendant un certain temps. Le processus judiciaire peut être long. Les tribunaux, y compris notre Cour, ont mis du temps à formuler les principes permettant de statuer correctement sur la constitutionnalité de l’exclusion légale du conjoint de même sexe. Dans l’arrêt M. c. H., notre Cour n’a pas pour autant modifié une règle de droit établie. En somme, même si l’existence d’une modification fondamentale du droit était une condition première valable, une telle modification n’a pas eu lieu en l’espèce. Le refus d’une réparation rétroactive doit donc avoir un autre fondement.
La démarche qu’il convient d’adopter en l’espèce à l’égard de la réparation rétroactive
158 Il est bien établi en droit constitutionnel canadien que pour décider de la mesure réparatrice qui s’impose par suite de la violation d’un droit constitutionnel, le tribunal s’efforce de mettre en balance les intérêts opposés (Roach, par. 3.680 à 3.780). Fondamentalement, toute violation constitutionnelle passée doit faire l’objet d’une réparation, ce qui atteste sa gravité :
[traduction] La réparation constitutionnelle revêt une grande importance. La loi constitutionnelle établit les obligations de faire et de ne pas faire les plus fondamentales des gouvernements. L’atteinte à un droit constitutionnel est très grave, tant pour celui qui en subit un préjudice que pour les citoyens en général.
(Roach, par. 1.10)
La réparation constitutionnelle rétroactive permet à la partie qui a gain de cause et aux personnes qui sont dans la même situation qu’elle de bénéficier du jugement (Choudhry et Roach, p. 210).
159 Cependant, il arrive qu’il soit nécessaire de tempérer l’effet rétroactif d’un jugement pour protéger d’autres intérêts légitimes (voir Choudhry et Roach, p. 209-211). Le recours à une période de transition ou à la suspension de la déclaration d’invalidité est un moyen reconnu de limiter temporairement l’effet rétroactif d’une réparation constitutionnelle afin d’éviter le vide juridique et l’imposition d’une nouvelle exigence procédurale. Par ces mesures, notre Cour ne s’écarte pas du modèle blackstonien, mais reconnaît plutôt que dans certaines circonstances, d’autres intérêts légitimes peuvent commander la limitation de la rétroactivité.
160 La question est de savoir quels intérêts légitimes peuvent justifier le refus d’une réparation constitutionnelle rétroactive. De façon générale, je conviens que l’interprétation raisonnable, la bonne foi, l’équité envers les parties et le rôle du législateur sont des considérations importantes. J’apporterais seulement quelques précisions.
161
Premièrement, limiter la rétroactivité de la
réparation et suspendre la déclaration d’invalidité ne sont pas deux mesures
équivalentes. Les mêmes considérations ne s’appliquent pas. La
seconde mesure est justifiée lorsqu’une déclaration d’invalidité poserait un
danger pour le public, menacerait la primauté du droit ou priverait de
bénéfices les personnes admissibles sans profiter à la personne dont les droits
ont été violés (Schachter c. Canada,
162 Deuxièmement, j’estime que la preuve d’une interprétation raisonnable n’est pas toujours nécessaire pour justifier le refus d’une réparation rétroactive. En l’espèce, même si je faisais mienne l’analyse de mes collègues, le fait que le gouvernement s’est fondé sur l’arrêt Egan ne pourrait justifier le refus d’une réparation pour la période antérieure à cet arrêt. En effet, la plupart des décisions rendues jusqu’alors donnaient à penser que le gouvernement n’était pas justifié d’exclure les conjoints de même sexe, même si ce n’était pas parfaitement clair. Vu l’état du droit avant l’arrêt M. c. H., il serait plus juste d’insister sur le fait que le gouvernement a agi de bonne foi dans un contexte jurisprudentiel incertain. Sans être déterminant, cet élément peut jouer dans la décision de déroger ou non à la règle de la rétroactivité de la réparation.
163
Enfin, dans leur examen du récent arrêt Kingstreet
Investments Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Finances),
164 Sous réserve de ces précisions, je suis généralement d’accord avec la façon dont mes collègues appliquent les autres éléments, notamment le fait — très important selon moi — que la Loi sur la modernisation de certains régimes d’avantages et d’obligations a fait suite à l’arrêt M. c. H. où notre Cour avait suspendu la déclaration d’invalidité afin que le gouvernement de l’Ontario jouisse d’une certaine souplesse pour remédier à l’inconstitutionnalité. Cette marge de manœuvre englobait implicitement le pouvoir de limiter l’effet rétroactif de toute disposition corrective, solution qu’a d’ailleurs retenue le législateur ontarien. La loi corrective s’est appliquée à compter du 20 novembre 1999 (Loi de 1999 modifiant des lois en raison de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt M. c. H., L.O. 1999, ch. 6, par. 68(2)). Le gouvernement du Canada devrait bénéficier de la même latitude en l’espèce. Le législateur est mieux placé que les tribunaux pour décider de la répartition des ressources, et il convient de respecter ses choix s’ils sont conformes à la Constitution.
Conclusion
165 Pour ces motifs, je conviens de rejeter le pourvoi et le pourvoi incident sans dépens.
Pourvoi et pourvoi incident rejetés.
Procureur de l’appelant/intimé au pourvoi incident : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident : Roy Elliott Kim O’Connor, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte-Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante Egale Canada Inc. : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.