Demathieu & Bard-Nordexm, s.e.n.c. |
2013 QCCLP 6730 |
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[1] Le 26 mars 2013, l’entreprise Demathieu & Bard-Nordex S.E.N.C. (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 21 mars 2013 à la suite d'une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 6 février 2013 et déclare que l’imputation du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle survenue le 8 septembre 2012 à madame Deborah Deschesne (la travailleuse) au dossier de l’employeur, doit demeurée inchangée.
[3] Une audience a eu lieu le 4 novembre 2013 à Baie-Comeau en présence du procureur de l’employeur.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] L’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles de transférer à l’ensemble des employeurs le coût des prestations reliées à l’accident du travail survenu à la travailleuse le 8 septembre 2012. L’employeur soumet que cet accident est attribuable à un tiers et qu’il serait injuste qu’il en supporte les coûts.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[5] La Commission des lésions professionnelles doit déterminer s’il y a lieu d’imputer les coûts reliés à la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 8 septembre 2012 aux employeurs de toutes les unités.
[6]
L’employeur base sa demande de transfert de coût sur l’article
326. La Commission impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail survenu à un travailleur alors qu'il était à son emploi.
Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail aux employeurs d'une, de plusieurs ou de toutes les unités lorsque l'imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail attribuable à un tiers ou d'obérer injustement un employeur.
L'employeur qui présente une demande en vertu du deuxième alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien dans l'année suivant la date de l'accident.
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1985, c. 6, a. 326; 1996, c. 70, a. 34.
[7] Une lecture du premier alinéa de cet article permet de constater que le législateur établit le principe général en matière d’imputation des coûts résultant d’un accident du travail, à savoir que ceux-ci sont imputés au dossier de l’employeur au service duquel un travailleur occupait un emploi au moment de l’accident.
[8]
Le deuxième alinéa de l’article
- que l’accident du travail subi par la travailleuse est majoritairement attribuable à un tiers;
- qu’il serait injuste de lui imputer les coûts reliés à cet accident du travail.
[9] Dans une décision[2] rendue par une formation de trois juges administratifs, plusieurs paramètres ont été identifiés afin de pouvoir déterminer si un accident du travail, majoritairement attribuable à un tiers, a pour effet de faire supporter injustement à un employeur les coûts qui en découlent :
[339] Il ressort de ce qui précède qu’en application de
l’article
- les risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, les premiers s’appréciant en regard du risque assuré alors que les secondes doivent être considérées, entre autres, à la lumière de la description de l’unité de classification à
laquelle il appartient ;
- les circonstances ayant joué un rôle déterminant dans la survenance du fait accidentel, en fonction de leur caractère extraordinaire, inusité, rare et/ou exceptionnel, comme par exemple les cas de guet-apens, de piège, d’acte criminel ou autre contravention à une règle législative, règlementaire ou de l’art;
- les probabilités qu’un semblable accident survienne, compte tenu du contexte particulier circonscrit par les tâches du travailleur et les conditions d’exercice de l’emploi.
[340] Selon l’espèce, un seul ou plusieurs d’entre eux seront applicables. Les faits particuliers à chaque cas détermineront la pertinence ainsi que l’importance relative de chacun.
[sic]
[10] De plus, dans cette même décision, l’on définissait un tiers comme étant « toute personne autre que le travailleur lésé, son employeur et les autres travailleurs exécutant un travail pour ce dernier ».
[11]
Finalement, selon le troisième alinéa de l’article
[12] En l’espèce, la preuve révèle que l’employeur est une entreprise œuvrant dans le secteur de la construction qui exécutait, en 2012, un contrat au chantier de La Romaine sur la Côte-Nord.
[13] Sur ce chantier, la travailleuse y occupe alors un emploi de commissionnaire pour le compte de l’employeur. À ce titre, elle doit se déplacer entre les différents secteurs du chantier et utilise, à cette fin, un véhicule de type « pick up » fourni par l’employeur.
[14] Le 8 septembre 2012, la travailleuse est victime d’un accident du travail qu’elle décrit comme suit sur le formulaire « Réclamation du travailleur » :
Lorsque j’étais arreté sur un croisement de chemin au chantier j’ai été percutée latéralement, côté conducteur, par un autre vehicule qui n’a pas fait son arret, circulait a environ 70 kmh et à essayer d’éffectuer un virage de 90o. Depuis j’ai de la douleur au niveau cervical et dorsal.
[sic]
[15] Selon une photographie des lieux où s’est déroulé cet accident (pièce E-1), celui-ci s’est produit à l’intersection de deux chemins en gravier où tous les véhicules qui y circulent ont un arrêt obligatoire à effectuer avant de poursuivre leur route. De plus, on peut y voir un panneau routier où la limite de vitesse indiquée est de 50 km/h.
[16] Le 4 octobre 2012, la CSST reconnaît que la travailleuse a subi, le 8 septembre 2012, un accident du travail qui lui a causé une entorse cervicodorsale. Selon l’avis du docteur Guy Bouvier du Bureau d'évaluation médicale émis le 27 juin 2013, cette lésion n’est pas consolidée et une prise en charge en physiatrie est notamment recommandée.
[17]
Le 29 octobre 2012, l’employeur dépose à la CSST une demande de transfert de coût en vertu de l’article
[18] Le 9 janvier 2013, la CSST écrit une lettre au Groupe Gilbert par laquelle elle demande leur version des faits relativement à l’événement survenu le 8 septembre 2012.
[19] Le 4 février 2013, un procureur du Groupe Gilbert écrit la lettre suivante à la CSST :
[…]
Tout d’abord, l’événement s’est produit sur le chantier de construction de La Romaine où la circulation et la coactivité sont importantes. C’est donc dire qu’un accident de véhicule fait partie des risques inhérents et particuliers d’un chantier de construction.
De plus, les probabilités d’accidents entre des véhicules sont omniprésentes sur un tel chantier. En effet, le matin de l’événement un épais brouillard étais présent et limitait la vision des travailleurs ayant à circuler avec des véhicules, ce qui ne constitue pas un caractère rare, car, le chantier de la Romaine est propice au brouillard.
[…]
[sic]
[20] Le 6 février 2013, la CSST rend une décision par laquelle elle reconnaît que l’accident du travail survenu le 8 septembre 2012 est effectivement attribuable à un tiers. Cependant, elle juge qu’il n’est pas injuste d’en faire supporter le coût à l’employeur, puisque cet accident fait partie des risques inhérents à la nature de l’ensemble de ses activités.
[21] Le 21 mars 2013, à la suite d'une révision administrative, la CSST confirme sa décision du 6 février 2013, d’où le présent litige devant la Commission des lésions professionnelles.
[22] De ces éléments de preuve documentaire, le tribunal conclut d’abord que l’accident du travail survenu à la travailleuse le 8 septembre 2012 est majoritairement dû à un tiers.
[23] En effet, il apparaît clairement que les causes de cet accident sont notamment l’omission, par un employé du Groupe Gilbert, de faire un arrêt obligatoire ainsi que le non-respect de la limite de vitesse permise dans cette section de la route. Qui plus est, les circonstances de ce fait accidentel ne permettent pas de voir une quelconque contribution de la part de la travailleuse, puisque le véhicule conduit par celle-ci était alors immobilisé à un arrêt obligatoire à l’intersection de deux routes.
[24] Il y a par conséquent lieu de conclure que cet accident est majoritairement dû à un tiers, soit un employé du Groupe Gilbert. Il reste donc à déterminer s’il est injuste que le coût des prestations de cet accident soit imputé à l’employeur.
[25] À ce propos, l’employeur reconnaît qu’un accident de la route fait partie des risques inhérents aux activités de construction qu’il effectue à ce chantier. Cette admission s’impose d’autant plus lorsque la preuve révèle que l’employeur utilise les services de commissionnaires et qu’il leur fournit un véhicule pour se déplacer sur le chantier.
[26] De plus, comme en fait foi la lettre du Groupe Gilbert, le tribunal estime que les probabilités que des accidents de la route surviennent à ce chantier sont bien présentes, compte tenu de la circulation et de la coactivité importantes qui s’y déroulent.
[27] Cependant, le tribunal est d’avis que les circonstances particulières de cet accident peuvent être qualifiées d’exceptionnelles ou d’inusitées en raison du comportement téméraire du tiers impliqué.
[28] En effet, la preuve prépondérante est à l’effet que le tiers a commis non pas une, mais au moins deux infractions au Code de la sécurité routière[3], puisqu’il a non seulement omis de faire un arrêt obligatoire, mais également la vitesse de son véhicule excédait la limite permise de 50 km/h. Ce comportement du tiers est d’autant plus inapproprié lorsque l’on tient compte qu’il s’agit d’une route non asphaltée, que l’accident est survenu alors qu’il effectuait un virage à 90 degrés à une intersection et que manifestement, il n’a pas réduit sa vitesse avant le début de la manœuvre, venant ainsi heurter de plein fouet le véhicule conduit par la travailleuse.
[29] Le tribunal estime donc que ces circonstances démontrent qu’il ne s’agit pas d’un banal accident de la route causé par le non-respect d’une règle de sécurité, mais plutôt d’un accident découlant du comportement téméraire du tiers qui a fait fi des règles élémentaires de sécurité et de prudence, équivalant à un comportement insouciant.
[30] Le présent dossier se distingue donc des cas où un accident est causé par la simple distraction d’un conducteur ou du non-respect d’une règle de conduite, tel que de passer sur un feu rouge. Dans l’affaire Société de l’assurance automobile du Québec[4], le tribunal accordait d’ailleurs, dans des circonstances semblables, un transfert de coût et soulignait ce qui suit :
[17] L’employeur soumet que les circonstances de l’accident démontrent un caractère extraordinaire, inusité, rare ou exceptionnel, dans la mesure où il y a eu non seulement contravention au Code de la sécurité routière5, mais également un comportement très imprudent de la part du tiers.
[18] Le soussigné est d’accord avec cette prétention. Le
tiers a non seulement omis de faire un arrêt obligatoire (ce qui contrevient à
l’article
[…]
[20] En l’espèce, le tribunal retient que le tiers a contrevenu à une règle législative en plus de faire preuve d’une imprudence caractérisée dans la conduite d’un véhicule sur la voie publique. Cette situation entraîne une injustice pour l’employeur.
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5 L.R.Q., chapitre C-24.2.
[sic]
[31] La Commission des lésions professionnelles conclut donc que l’accident du travail survenu à la travailleuse le 8 septembre 2012 est attribuable à un tiers et qu’il est injuste d’en imputer le coût à l’employeur.
[32] Finalement, bien que l’employeur demande d’imputer le coût des prestations de cet accident aux employeurs de toutes les unités, le soussigné estime davantage équitable d’imputer celui-ci aux employeurs de l’unité dont fait partie Le Groupe Gilbert. En effet, la jurisprudence[5] du tribunal considère généralement que lorsque le tiers employeur responsable d’un accident du travail est bien identifié, il serait inéquitable d’en faire supporter les coûts à l’ensemble des employeurs, puisque ceux-ci découlant de l’action d’un employeur en particulier. C’est ce que rappelait le tribunal dans l’affaire Sûreté du Québec et CSST [6], où l’on peut lire que :
[35] Lorsqu’un seul tiers employeur est à la source d’un accident, le tribunal croit qu’il est alors équitable d’imputer les coûts aux employeurs de l’unité dont fait partie cet employeur. Il serait injuste de faire supporter aux employeurs d'autres unités les coûts découlant directement de l’action ou de l’omission d’un employeur en particulier4.
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4 CSST et Échafaudage
Falardeau inc.
[sic]
[33] La Commission des lésions professionnelles conclut donc que la requête de l’employeur doit être accueillie, mais qu’il y a lieu de transférer aux employeurs de l’unité à laquelle appartient Le Groupe Gilbert, le coût des prestations découlant de l’accident du travail subi par la travailleuse le 8 septembre 2012.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de l’entreprise Demathieu & Bard-Nordex S.E.N.C., l’employeur;
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 21 mars 2013 à la suite d'une révision administrative;
DÉCLARE que le coût des prestations dues en raison de l’accident du travail subi le 8 septembre 2012 par madame Deborah Deschesne, la travailleuse, doit être imputé aux employeurs de l’unité à laquelle appartient Le Groupe Gilbert.
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Jean Grégoire |
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Me Christian Tétreault |
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BOURQUE, TÉTREAULT & ASS. |
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Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] Ministère des Transports et CSST,
C.L.P.
[3] L.R.Q. c. C-24.2.
[4] 2011 QCCLP 953.
[5]
Voir notamment : Constructions
Marjalain inc.,
[6]
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