Kerdougli c. La Vie en Rose inc. |
2018 QCTDP 8 |
JN0334 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-53-000471-175 |
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DATE : |
22 mars 2018 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
YVAN NOLET |
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AVEC L'ASSISTANCE DES ASSESSEURS : |
Me Jean-François Boulais Me Carolina Manganelli |
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SALIM KERDOUGLI |
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Partie demanderesse |
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c. |
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LA VIE EN ROSE INC. |
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Partie défenderesse
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JUGEMENT |
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[1] Salim Kerdougli allègue que son droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice de son droit à un processus d’embauche sans discrimination n’a pas été respecté. Il soutient qu’à l’occasion d’une entrevue d’embauche, l’une des participantes représentant La Vie en Rose inc. (La Vie en Rose) lui a posé une question sur son origine ethnique. Il considère de plus ne pas avoir obtenu le poste en raison de son origine ethnique.
[2] Monsieur Kerdougli allègue ainsi avoir été victime de discrimination fondée sur son origine ethnique ou nationale dans le contexte de l’embauche le tout, en contravention des articles 4, 10, 16 et 18.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] (Charte).
[3] Fin septembre 2017, à la suite d’une plainte de monsieur Kerdougli, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Commission) l’informe[2] qu’après avoir fait enquête, elle est d’avis que la preuve quant à l’allégation du refus d’embauche discriminatoire est insuffisante et que sur cet aspect du dossier, elle cesse d’agir[3].
[4] La Commission considère cependant qu’une question ayant été posée au demandeur en lien avec son origine ethnique dans le contexte de l’entrevue, la preuve d’une atteinte au droit de monsieur Kerdougli à un processus de sélection exempt de discrimination est suffisante pour soumettre le litige à un tribunal. La Commission informe également le demandeur qu’elle exerce sa discrétion de ne pas saisir un tribunal en sa faveur.
[5] Tel que le prévoit l’article 84 de la Charte, le demandeur bénéficiait d’un délai de 90 jours, à compter de la réception de la résolution, pour saisir le présent Tribunal de sa demande contre La Vie en Rose, ce qu’il a fait le 4 octobre 2017.
[6] Ainsi, concernant le volet du dossier visant son refus d’embauche pour un motif discriminatoire, le Tribunal a informé le demandeur, séance tenante, qu’il n’avait pas la compétence d’attribution afin de statuer sur ce volet de sa demande[4], ce qu’il a reconnu.
[7] Dans les circonstances, monsieur Kerdougli a modifié les montants à sa demande initiale et requiert maintenant du Tribunal de condamner La Vie en Rose à lui verser 50 000 $ à titre de dommages moraux, en raison de l’atteinte aux droits que lui confèrent les articles 4, 10 et 18.1 de la Charte. De plus, alléguant le caractère illicite et intentionnel de cette atteinte, il réclame de la défenderesse 25 000 $ à titre de dommages punitifs.
[8] La Vie en Rose admet que la question suivante a été posée au demandeur lors de son entrevue d’embauche : « Quelle est l’origine de votre nom? ». Toutefois, elle soutient que cette question est reliée aux aptitudes ou qualités requises par l’emploi offert et qu’elle est réputée non discriminatoire.
[9] La Vie en Rose soutient également que le montant des dommages moraux réclamés par monsieur Kerdougli est abusif. Quant aux dommages punitifs qu’il réclame, elle fait valoir que les faits de la présente affaire ne permettent pas au Tribunal d’accorder de tels dommages au demandeur.
I. LES QUESTIONS EN LITIGE
[10] Voici les questions que le Tribunal devra trancher afin de résoudre le présent litige :
1) La défenderesse ayant requis de monsieur Kerdougli, dans le cadre d’une entrevue d’embauche, des renseignements sur son origine ethnique ou nationale, les renseignements demandés étaient-ils reliés aux aptitudes ou qualités requises pour le poste offert?
2) Dans la négative, quels sont les dommages appropriés auxquels monsieur Kerdougli a droit?
II. LE CONTEXTE
[11] Monsieur Kerdougli est d’origine algérienne et, à l’automne 2015, il postule pour un emploi de « Coordonnateur logistique - division internationale » au sein de La Vie en Rose[5].
[12] Il obtient une entrevue téléphonique préliminaire avec madame Stéphanie Paré, conseillère en ressources humaines pour la défenderesse. Tout comme six autres candidats, il est reçu en entrevue par mesdames Paré et Lenore Gabriel, laquelle est également à l’emploi de La Vie en Rose.
[13] Une autre candidate et monsieur Kerdougli sont par la suite convoqués à une deuxième entrevue qui, selon ce dernier, a lieu le 16 octobre 2015. Il rencontre alors mesdames Paré et Dominique Baril, laquelle occupe le poste de coordonnateur mouvement des marchandises, division internationale.
[14] L’entrevue est structurée en trois étapes. La première reprend en grande partie les questions posées lors de la première entrevue, mais en présence cette fois de la responsable de la division qui pose des questions plus techniques à monsieur Kerdougli. La deuxième partie consiste à mettre en valeur les avantages de travailler pour l’entreprise, alors que la troisième permet au candidat de poser ses propres questions concernant le poste ou l’entreprise.
[15] Cette entrevue dure de 45 minutes à une heure et c’est à la fin de celle-ci, au moment où les échanges portent sur les partenaires internationaux de La Vie en Rose, que madame Baril interroge monsieur Kerdougli sur l’origine de son nom. Soupçonnant déjà que celui-ci soit d’origine algérienne, marocaine, ou tunisienne, elle souhaite vérifier son hypothèse, car La Vie en Rose a des partenaires d’affaires dans certains de ces pays.
[16] Monsieur Kerdougli témoigne qu’il est ébranlé et déstabilisé par la question, mais ajoute qu’il essaie de poursuivre l’entrevue du mieux qu’il peut. Il ne se souvient plus vraiment de sa réponse, mais madame Baril indique qu’il a répondu qu’il était d’origine algérienne et elle lui a alors mentionné que La Vie en Rose a effectivement un partenaire d’affaires dans ce pays.
[17] Madame Paré et madame Baril ne notent aucun changement dans le comportement de monsieur Kerdougli qui ne semble pas perturbé par la question. Elles mentionnent que l’entrevue se déroule bien et ce, jusqu’à la fin. Madame Baril confirme toutefois ne pas avoir posé une question similaire à l’autre candidate.
[18] Monsieur Kerdougli témoigne qu’il a été insulté et atteint dans sa dignité par la question de madame Baril. Il ajoute que son estime de soi a été également atteinte.
[19] Une fois le processus d’embauche finalisé, La Vie en Rose retient la candidature de l’autre candidate.
[20] Monsieur Kerdougli demande au Tribunal d’ordonner à la défenderesse le paiement de 50 000 $ à titre de dommages moraux et 25 000 $ à titre de dommages punitifs.
III. LE DROIT APPLICABLE
[21] Les articles pertinents de la Charte s’énoncent comme suit :
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
18.1. Nul ne peut, dans un formulaire de demande d’emploi ou lors d’une entrevue relative à un emploi, requérir d’une personne des renseignements sur les motifs visés dans l’article 10 sauf si ces renseignements sont utiles à l’application de l’article 20 ou à l’application d’un programme d’accès à l’égalité existant au moment de la demande.
20. Une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi, ou justifiée par le caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique est réputée non discriminatoire.
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
(Nos soulignements)
[22] Plusieurs jugements[6] ont établi que l’article 18.1 de la Charte vise à enrayer, à la source, la discrimination dans l’embauche et dans l’emploi en interdisant les questions concernant des caractéristiques personnelles ne portant pas sur les qualités et les capacités du candidat.
[23] Le Tribunal a reconnu à maintes reprises que le droit protégé à l’article 18.1 de la Charte est un droit autonome[7] et que le simple fait de poser une question liée à un motif énuméré à l’article 10 entraîne une violation de l'article 18.1[8]. La Cour d’appel a confirmé cette interprétation[9].
[24] La partie demanderesse doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a dû répondre à une ou des questions portant sur l'un des motifs visés par l'article 10 de la Charte[10].
[25] Une fois cette preuve établie à première vue, la partie défenderesse peut justifier sa conduite en invoquant l’une des exceptions prévues à l’article 18.1, soit que l’information était requise pour l'application de l'article 20 de la Charte ou pour l'application d'un programme d'accès à l'égalité existant au moment de la demande.
[26] En vertu de l’article 20 de la Charte, la partie défenderesse peut justifier sa conduite en démontrant, par une preuve prépondérante, que les questions qui portaient sur un motif énuméré à l’article 10 de la Charte étaient fondées sur une « aptitude ou qualité requise par l’emploi »[11].
[27] Pour ce faire, la jurisprudence établit que :
l’employeur doit démontrer que les renseignements sont requis dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause et qu’ils sont raisonnablement nécessaires pour réaliser ce but légitime lié au travail ».[12]
(Soulignements reproduits)
[28] La partie défenderesse ne peut repousser sa responsabilité en expliquant les raisons pour lesquelles la candidature du demandeur n’a pas été retenue ou en démontrant que les renseignements illégalement obtenus n’ont pas été pris en compte dans sa décision de rejeter la candidature de celui-ci.
[29] Le fait que les questions aient été posées «par curiosité, pour casser la glace, ou pour détendre l’atmosphère, ne suffit pas pour atténuer ni pour justifier l’atteinte au droit protégé à l'article 18.1 »[13].
[30] En ce qui concerne une atteinte au droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Law, a ainsi défini la notion de dignité :
La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelle qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne.[14]
[31] L’interdiction de discriminer sur la base de l’origine ethnique ou nationale alléguée par monsieur Kerdougli est largement reconnue par le droit international.
[32] En effet, divers instruments de droit international tels que la Déclaration universelle des droits de l’Homme[15], la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux[16] et la Convention concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession[17], prohibent toute forme de discrimination raciale.
[33] De plus, le Canada a ratifié la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale[18], à laquelle le Québec s’est déclaré lié.
IV. L’ANALYSE ET LES MOTIFS
1ère QUESTION : La défenderesse ayant requis de monsieur Kerdougli, dans le cadre d’une entrevue d’embauche, des renseignements sur son origine ethnique ou nationale, les renseignements demandés étaient-ils reliés aux aptitudes ou qualités requises pour le poste offert?
[34] La Vie en Rose admet avoir posé à monsieur Kerdougli une question sur l’origine de son nom. Ainsi, il y a une preuve qu’une question portant sur un motif illicite a été posée à monsieur Kerdougli dans le cadre du processus d’embauche le tout, en contravention de l’article 18.1 de la Charte.
[35] Reste maintenant à savoir si les renseignements demandés par La Vie en Rose étaient reliés aux aptitudes ou qualités requises pour le poste de Coordonnateur logistique - division internationale. Afin de justifier sa conduite, La Vie en Rose doit ainsi démontrer, par une preuve prépondérante, que les renseignements étaient requis dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause et qu’ils étaient raisonnablement nécessaires pour réaliser ce but légitime lié au travail.
[36] Bien que La Vie en Rose explique que la question sur l’origine du nom de monsieur Kerdougli a été formulée à la toute fin de l’entrevue, au moment où madame Baril présentait les activités internationales de La Vie en Rose, cela ne change rien au fait que cette question contrevenait à l’article 18.1 de la Charte.
[37] La Vie en Rose fait valoir que dans le cas de monsieur Kerdougli, son origine ethnique ou nationale aurait pu constituer un avantage pour l’emploi. Malgré cette courte affirmation, aucune preuve n’a été présentée par la défenderesse afin de permettre au Tribunal de bien comprendre en quoi cela pouvait constituer un réel avantage pour le demandeur.
[38] Aucune question ne lui fut posée sur les liens qu’il maintenait avec son pays d’origine. De fait, ce dernier avait 11 ans au moment de son arrivée au Québec et aucune question ne lui a été posée quant à savoir s’il était retourné en Algérie depuis.
[39] C’était à la défenderesse d’établir en quoi les renseignements obtenus étaient utiles à l’application de l’article 20 de la Charte. Or, la réponse de monsieur Kerdougli et la preuve réalisée par La Vie en Rose n’a pas établi que ces renseignements étaient liés aux aptitudes ou qualités requises par l’emploi. Cette question n’a d’ailleurs pas été posée à l’autre candidate, comme quoi elle n’avait pas vraiment de relation avec les aptitudes ou qualités requises par l’emploi offert.
[40] En conséquence, le Tribunal conclut que La Vie en Rose n’a donc pas établi, par une preuve prépondérante, que les renseignements obtenus sur l’origine ethnique ou nationale de monsieur Kerdougli étaient reliés aux aptitudes ou qualités requises par le poste de Coordonnateur logistique - division internationale.
[41] De plus, le Tribunal estime qu’il y a preuve suffisante pour établir que monsieur Kerdougli a subi une atteinte discriminatoire à son droit à la sauvegarde de sa dignité fondée sur son origine ethnique ou nationale, en contravention des articles 4 et 10 de la Charte.
2ième QUESTION : Quels sont les dommages appropriés auxquels monsieur Kerdougli a droit?
[42] Par l’attribution de dommages, la Charte vise entre autres à « neutraliser, dans toute la mesure du possible, les effets préjudiciables et irréversibles subis par la victime d’une atteinte illicite »[19].
[43] Monsieur Kerdougli réclame à La Vie en Rose 50 000 $ à titre de dommages moraux. Il lui réclame également le paiement de 25 000 $ à titre de dommages punitifs. Il y a lieu d’analyser séparément ces réclamations du demandeur.
[44] Monsieur Kerdougli témoigne, comme il l’a fait dans une affaire précédente[20], avoir été déstabilisé par la question, s’être senti mal à l’aise et avoir craint d’être discriminé au moment de l’embauche. Dans sa demande, il écrit qu’il a subi un préjudice psychologique et une atteinte à sa dignité humaine.
[45] Bien que mesdames Paré et Baril disent que monsieur Kerdougli n’a pas réagi lorsque la question lui a été posée, il ne faut pas oublier que son but premier était d’obtenir l’emploi. En pareil cas, il est somme toute prévisible qu’il ne réagisse pas à une telle question illicite, car il ne veut pas nuire à ses chances d’obtenir l’emploi.
[46] Tout comme dans l’affaire précédente précitée, monsieur Kerdougli a témoigné avoir postulé pour divers emplois dans son champ de compétence et qu’à chaque fois qu’une question lui a été posée sur son origine ethnique ou nationale, il n’a pas obtenu l’emploi. Il est compréhensible, en pareilles circonstances, que la question de madame Baril ait généré pour lui de la crainte et de l’inquiétude.
[47] Il est largement reconnu que le quantum des dommages moraux est difficile à déterminer[21]. Rappelons à ce sujet les remarques de la juge Rayle de la Cour d’appel dans l’affaire Bou Malhab :
[63] Que le préjudice moral soit plus difficile à cerner ne diminue en rien la blessure qu’il constitue. J’irais même jusqu’à dire que, parce qu’il est non apparent, le préjudice moral est d’autant plus pernicieux. Il affecte l’être humain dans son for intérieur, dans les ramifications de sa nature intime et détruit la sérénité à laquelle il aspire. Il s’attaque à sa dignité et laisse l’individu ébranlé, seul à combattre les effets d’un mal qu’il porte en lui plutôt que sur sa personne ou sur ses biens.[22]
(Nos soulignements)
[48] Dans l’arrêt St-Ferdinand, la juge L’Heureux-Dubé écrit que l’évaluation des dommages moraux comporte non seulement un volet subjectif, décrit ci-dessus, mais également un volet objectif qui est en quelque sorte indépendant de la souffrance perçue par la victime :
On peut par ailleurs envisager une partie du préjudice extrapatrimonial dans sa matérialité, en insistant sur son caractère visible et tangible. Cette analyse n’exclut pas la notion subjective du préjudice moral. En fait, elle s’y ajoute. Son aspect essentiel, c’est la reconnaissance de l’existence d’un préjudice extrapatrimonial objectif et indépendant de la souffrance ou de la perte de jouissance de la vie ressentie par la victime. Dans cette perspective, le préjudice est constitué non seulement de la perception que la victime a de son état, mais aussi de cet état lui-même. […].[23]
(Soulignements reproduits)
[49] Le présent dossier met en lumière, encore une fois, une certaine tendance à banaliser le fait de poser des questions sur les motifs visés dans l’article 10 de la Charte à un postulant lors d’une entrevue d’embauche. Cette banalisation démontre comment, malgré des textes clairs, il demeure difficile d’assurer des entrevues d’embauche respectant le droit de tous à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit aussi essentiel que celui de se trouver un emploi.
[50] En effet, si tous comprennent aisément qu’il soit pénible pour une personne souffrant d’un handicap d’être confrontée à celui-ci dans un processus d’embauche, on devrait l’être tout autant des conséquences pour les personnes dont le nom est d’une autre origine ethnique ou nationale d’avoir à en discuter dans le cadre d’une demande d’emploi.
[51] Nul n’a besoin de connaissance spécialisée pour savoir ce que des questions sur l’origine ethnique ou nationale peuvent avoir de blessant pour une personne dont les parents sont issus de l’immigration alors qu’elle-même est née au Québec ou y habite depuis sa jeune enfance.
[52] La Commission Bouchard-Taylor a remis son rapport il y a plus de dix ans (2007)[24]. Et on ne compte plus les témoignages publics de personnes qui souffrent de se faire demander continuellement quelle est leur origine ethnique, simplement à partir de leur nom de famille, ces personnes affirmant régulièrement être nées au Québec ou au Canada.
[53] Une étude effectuée pour la Commission faisait d’ailleurs état des graves difficultés rencontrées par des personnes issues de certaines minorités à obtenir sinon un emploi, une simple convocation en entrevue d’embauche[25]. On peut donc comprendre l’inquiétude de certains postulants concernant toute question relative à leur origine ethnique ou nationale.
[54] En l’espèce, madame Baril a voulu satisfaire sa curiosité alors que non seulement cette question était illicite, mais que de plus, elle était complètement inutile et injustifiée.
[55] Tel qu’expliqué précédemment, le but de l’article 18.1 est d’enrayer à la source le phénomène discriminatoire. Parfois, il peut s’agir d’un simple manque de vigilance de l’employeur dans l’octroi du contrat de service à un fournisseur impliqué dans le processus d’embauche de l’organisation[26] alors qu’à d’autres occasions, plusieurs questions ont été posées en contravention du droit à l’égalité dans l’embauche[27].
[56] Dans le présent dossier, madame Baril a posé à monsieur Kerdougli une question à l’improviste. Selon elle, elle voulait en fait lui communiquer une information sur certains partenaires d’affaires de La Vie en Rose. À la lumière de la preuve entendue en l’instance, cette question n’aurait pas dû être posée par madame Baril.
[57] Le fait pour monsieur Kerdougli de devoir revivre à répétition une problématique similaire concernant des entrevues d’embauche qui contreviennent à son droit à l’égalité est certainement de nature à l’affecter. En cela, il y a, pour monsieur Kerdougli, un préjudice extrapatrimonial objectif qui va au-delà de son inconfort, de son malaise et qui accentue l’atteinte à sa dignité.
[58] Toutefois, bien que monsieur Kerdougli ait allégué dans sa demande introductive un préjudice psychologique, la preuve qu’il a présentée à cet égard a été relativement brève et ce préjudice n’a pas été établi.
[59] Le Tribunal a eu, au cours des années, à déterminer les dommages moraux dans les cas de violation de l’article 18.1. L’examen des précédents permet d’établir une fourchette de dommages se situant entre 2 000 $ et 7 500 $[28]. Ces montants doivent certainement être ajustés à la hausse afin de tenir compte tant du préjudice subjectif que du préjudice objectif qui sont causés aux victimes de comportements discriminatoires. Ainsi, malgré qu’une seule question ait été posée à monsieur Kerdougli lors de son entrevue relative à un emploi, la nature de celle-ci et les autres circonstances du dossier, amène le Tribunal à conclure qu’une somme de 5 000 $ est adéquate pour compenser les dommages moraux subis par monsieur Kerdougli.
[60] L’article 49 de la Charte prévoit l’imposition de dommages punitifs « en cas d’atteinte illicite et intentionnelle ». Monsieur Kerdougli réclame de La Vie en Rose une somme de 25 000 $ à ce titre.
[61] Les dommages punitifs servent de façon générale à sanctionner l’auteur de la discrimination, à le dissuader de récidiver, à décourager les tiers d’agir de la même façon et à exprimer la désapprobation du Tribunal face au comportement révélé par la preuve[29].
[62] Qu’en est-il des agissements des membres du comité de sélection de La Vie en Rose en regard à la contravention aux article 18.1, 4 et 10 de la Charte par La Vie en Rose? Leurs agissements constituent-ils une atteinte intentionnelle?
[63] Dans l’arrêt Hôpital St-Ferdinand[30], madame la juge L’Heureux-Dubé écrit :
[...] il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l’art. 49 de la Charte lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera.
(Nos soulignements)
[64] En l’espèce, le Tribunal ne peut conclure que La Vie en Rose voulait causer à monsieur Kerdougli les dommages moraux qu’il a subis.
[65] Bien que la question de madame Baril contrevenait à l’article 18.1 de la Charte, elle n’a pas posé celle-ci en toute connaissance des conséquences que sa conduite engendrerait et le Tribunal ne décèle aucune intention de La Vie en Rose de contrevenir sciemment aux dispositions de la Charte. Conséquemment, il n’y a pas lieu d’accorder au demandeur les dommages punitifs réclamés.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[66] ACCUEILLE en partie la demande introductive d’instance;
[67] CONDAMNE La
Vie en Rose inc. à payer à Salim Kerdougli 5 000 $ à titre de
dommages moraux le tout, avec intérêts au taux légal et l’indemnité
additionnelle, conformément à l’article
[68] LE TOUT, avec les frais de justice.
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__________________________________ YVAN NOLET, Juge au Tribunal des droits de la personne |
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Salim Kerdougli, se représentant seul |
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Partie demanderesse |
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Me Charif El-Khouri |
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STIKEMAN ELLIOTT |
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Pour la partie défenderesse
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Date d’audience : |
20 novembre 2017 |
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[1] RLRQ, c. C-12.
[2] Pièce P-1. La résolution de la Commission est datée du 7 septembre 2017.
[3] La Commission s’est prévalue de l’article 78, alinéa 2 de la Charte.
[4] Mouvement laïque
québécois c. Saguenay (Ville),
[5] Pièce D-1, Extrait de l’affiche du poste.
[6] Syndicat des
infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Coeur du Québec
(SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières,
[7] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (A.A.) c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (Centre de santé et de services sociaux de Thérèse-de-Blainville), id., par. 88; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Transport en commun La Québécoise inc., id., par. 29; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Magasins Wal-Mart Canada inc., id., par. 171.
[8] Commission des
droits de la personne et des droits de la jeunesse (A.A.) c. Centre intégré de
santé et de services sociaux des Laurentides (Centre de santé et de services
sociaux de Thérèse-de-Blainville), préc., note 6, par. 87; Commission
des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Magasins Wal-Mart
Canada inc., préc., note 6, par. 173; Québec (Commission des droits de
la personne et des droits de la jeunesse) c. Transport en commun La Québécoise
inc., préc., note 6, par. 29; Commission des droits de la personne et
des droits de la jeunesse c. Systématix Technologies de l’information inc.,
[9] Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Coeur du Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières, préc., note 6, par. 64.
[10] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (A.A.) c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (Centre de santé et de services sociaux de Thérèse-de-Blainville), préc., note 6, par. 90.
[11] Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Coeur du Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières, préc., note 6, par. 67.
[12] Id., par. 68.
[13] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Systématix Technologies de l’information inc., préc., note 8, par. 114.
[14] Law c. Canada
(Ministre de l’Emploi et de l’Immigration),
[15] Déclaration universelle des droits de l'Homme, Rés. 217 A (III), Doc. off. A.G.N.U., 3e sess., suppl. nº13, p. 17, Doc. N.U. A/810, p. 7 (10 décembre 1948).
[16] UNESCO, Déclaration sur la race et les préjugés raciaux, Doc. N.U. E/CN.4sub.2/1982/2/Add.1 (27 novembre 1978).
[17] Convention concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession, 25 juin 1958, 362 RTNU 31 (ratifiée par le Canada le 26 novembre 1962).
[18] Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 7 mars 1966, 660 RTNU 195 (ratifiée par le Canada le 14 octobre 1970 et par le Québec le 10 mai 1978).
[19] Christian BRUNELLE, « La mise en œuvre des droits et libertés en vertu de la Charte québécoise », dans Collection de droit 2016-2017, École du Barreau du Québec, vol. 7, Droit public et administratif, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2016, p. 103. Voir l’article 49 de la Charte.
[20] Voir le dossier 500-53-000460-178.
[21] Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, Les obligations, Cowansville, 7e éd., Éditions Yvon Blais, 2013, par. 618.
[22] Bou Malhab c. Métromedia CMR Montréal inc., 2003 CanLII 47948 (QC CA), par. 62 et 63.
[23] Québec (Curateur
public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand,
[24] COMMISSION DE CONSULTATION SUR LES PRATIQUES D'ACCOMMODEMENT RELIÉES AUX DIFFÉRENCES CULTURELLES, « Le temps de la conciliation », 2008, en ligne : <https://www.mce.gouv.qc.ca/publications/CCPARDC/rapport-final-integral-fr.pdf>.
[25] Paul EID, « Les inégalités «ethnoraciales» dans l'accès à l'emploi à Montréal: le poids de la discrimination », Recherches sociographiques, vol. 53, n°2, mai, août 2012, p. 415-450, en ligne: <https://www.erudit.org/fr/revues/rs/2012-v53-n2-rs0287/1012407ar/>. À la page 433 on lit les informations suivantes provenant du dernier recensement : « parmi les personnes des minorités visibles de 15 ans et plus, les taux de chômage les plus élevés s’observent chez les Arabes (17,7%), les Sud-Asiatiques (14,9%), les Asiatiques occidentaux (14,1%), les Noirs (13,5%) et les Latino-Américains (13,1%) » .
[26] Commission des
droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bathium Canada inc.,,
[27] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (A.A.) c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (Centre de santé et de services sociaux de Thérèse-de-Blainville), préc., note 7.
[28] Commission des droits de la personne et
des droits de la jeunesse (A.A.) c. Centre intégré de santé et de services
sociaux des Laurentides (Centre de santé et de services sociaux de
Thérèse-de-Blainville),
préc., note 6 (4 000 $); Commission des droits de la personne
et des droits de la jeunesse c. Bathium Canada inc., préc., note 26 (2
000 $); Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse c. Systématix Technologies de l’information inc., préc., note 8 (7
500 $); Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse c. Centre hospitalier de l’Université de Montréal,
[29] Hill c. Église
de scientologie de Toronto,
[30] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, préc., note 23, par. 121.
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