Thibeault c. Ramoul |
2014 QCCS 5793 |
JP2049 |
||||||
|
||||||
CANADA |
||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
||||||
DISTRICT DE LONGUEUIL |
|
|||||
|
||||||
N : |
505-17-006696-134 |
|||||
|
|
|||||
DATE : |
Le 2 décembre 2014 |
|||||
|
||||||
|
||||||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
MICHELINE PERRAULT, J.C.S. |
||||
|
||||||
|
||||||
PATRICE THIBEAULT |
||||||
Demandeur |
||||||
c. |
||||||
|
||||||
HÉCINE RAMOUL |
||||||
Défendeur |
||||||
|
||||||
|
||||||
JUGEMENT |
||||||
|
||||||
INTRODUCTION
[1] Le Tribunal est saisi d’une requête introductive d’instance pour injonction permanente et dommages-intérêts. Le demandeur, Patrice Thibeault, reproche au défendeur, Hécine Ramoul, d’avoir transmis un courriel, le 21 août 2012, dont le but était de porter atteinte à sa réputation. Il demande au Tribunal d’émettre les ordonnances suivantes :
« ORDONNER au défendeur de transmettre un courriel d’excuses au demandeur et lui ordonner de le transmettre en copie conforme à tous les collègues de travail du demandeur et tous les intervenants du milieu de la construction au Nunavut;
ORDONNER au défendeur de cesser de porter atteinte à la réputation du demandeur, que ce soit auprès de ses collègues de travail, de ses employeurs ou des intervenants du milieu de la construction;»
[2] M. Thibeault réclame aussi des dommages-intérêts qui se détaillent comme suit :
1) 13 350 $ pour perte de salaire;
2) 20 000 $ pour atteinte à sa réputation;
3) 5 000 $ pour troubles, ennuis et inconvénients; et
4) 20 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.
I) LES FAITS ET LA PREUVE
[3] Les évènements ayant donné lieu au litige sont survenus en août 2012. À cette époque, M. Thibeault est à l’emploi de la firme d’ingénieur BPR. Il est prêté à la compagnie Canadian Royalties Inc. («CRI») pour agir comme ingénieur conseil sur le projet Nunavik Nickel au camp Expo. Quant au défendeur, Hécine Ramoul, il est Superviseur Planificateur Énergie pour CRI au camp Expo.
[4] Le samedi 18 août 2012, M. Thibeault est affecté à l’équipe de nuit en charge du forage pour la construction d’un nouveau garage. Vers 18h30, un des foreurs l’informe qu’il a besoin d’éclairage pour effectuer ses travaux. M. Thibeault se rend donc dans un parc où les tours d’éclairage sont entreposées et emprunte la tour d’éclairage No 867.
[5] Le 19 août 2012, à 14:27, M. Ramoul envoie un courriel faisant état de la disparition de la tour d’éclairage No 867 qui est défectueuse et était entreposée pour fin de réparations. Ce courriel est adressé à Expo Construction, Expo Opérations, Sûreté Expo et Sûreté Baie Déception. De plus, une copie est transmise à : Benoît Picard, François Guité, Opérateur Centrale, Sylvain Fradette, Électricien Centrale et Pierre Lavigne. Il considère ce courriel comme un appel à tous.
[6] À 14:57, M. Yvan Tessier, Adjoint Directeur Construction, avise M. Ramoul de transmettre son courriel aux entrepreneurs, de leur demander le retour de la tour d’éclairage et de communiquer avec le coordonnateur des flottes.
[7] À 15:52, M. Thibeault informe M. Ramoul qu’il a emprunté la tour d’éclairage No 867 la veille vers 19:00 pour effectuer des travaux de forage de nuit, tout en lui demandant de lui indiquer les numéros et l’emplacement des unités fonctionnelles pour éviter que la situation ne se reproduise à l’avenir.
[8] Le même jour, à 17:19, M. Ramoul répond à M. Thibeault que selon la procédure en vigueur, il doit s’adresser au coordonnateur des flottes qui est chargé de la gestion et de l’installation des tours d’éclairage après leur réparation. À 17:57, M. Thibeault réitère sa demande et M. Ramoul fait suivre celle-ci au coordonnateur des flottes.
[9] À 18:19, le coordonnateur des flottes transmet un courriel à M. Ramoul et à M. Thibeault dans lequel il informe ce dernier de la nouvelle procédure : « La façon de se servir à changé Patrice ce n’est plus un self service, tu nous fait la demande, on en fait l’attribution et en faisons la livraison et l’inspection à son retour. Ça me prend juste le nom de pour qui tu la veut et ou, on te la livre en état de marche, fini le trouble de savoir si ça marche ou pas…».
[10] Deux jours plus tard, soit le 21 août 2012, M. Ramoul envoie de nouveau un courriel où il mentionne ce qui suit :
« Nous vous informons qu’à la suite de notre appel à tous afin de la récupérer, la tour d’éclairage No 867 qui avait disparu le samedi 18 août 2012, nous a été restituée par monsieur Patrice Thibault, Superviseur électrique à CRI-Construction qui l’avait dérobé, au motif selon lui, d’utilisation au «nouveau garage qui est en construction pour les travaux de forage d’instrumentation de nuit».
Nous soutenons que rien ne justifie un tel geste, car la Division Énergie prend toujours toutes les mesures nécessaires afin de répondre, dans les limites de ses pouvoirs et de ses responsabilités, aux demandes des autres départements, en respectant cependant les règles de conduite, d’éthique, de respect, de prudence et de sécurité qui régissent les relations de travail sur le site Expo.
Nous souhaitons fermement qu’un tel écart ne se reproduise plus.»
[11] Ce courriel est adressé aux mêmes entités et personnes qui ont reçu l’appel à tous de M. Ramoul du 19 août 2012, en plus de François Tremblay.
[12] M. Thibeault est bouleversé par le contenu de ce courriel et le 25 août 2012, il met M. Ramoul en demeure de se rétracter, sans succès. Le 21 septembre 2012, M. Ramoul est mis en demeure par les procureurs de M. Thibeault de se rétracter et de lui offrir ses excuses. Cette lettre demeure sans réponse.
[13] M. Ramoul témoigne que ses courriels du 19 août et du 21 août sont justifiés, car M. Thibeault n’a pas suivi la procédure en vigueur pour l’obtention de la tour d’éclairage, procédure qui a été mise en place afin de garantir la sécurité de tous sur le site.
[14] La preuve révèle qu’en juillet 2012, une nouvelle procédure est mise sur pied au camp Expo relativement à la gestion des tours d’éclairage. En effet, le 2 juillet 2012, M. Ramoul envoie un courriel à divers départements les informant que la gestion ainsi que le suivi des entretiens des tours d‘éclairage sont assumés par le Département Énergie. Le 25 juillet 2012, M. Benoît Picard, le supérieur de M. Ramoul, envoie un nouveau courriel afin de «rétablir la situation» concernant les demandes pour les tours d’éclairage lesquelles doivent être adressées au coordonnateur des flottes qui a la responsabilité de faire le suivi des tours d’éclairage.
[15] M. Thibeault témoigne qu’en août 2012, il n’est pas au courant de cette nouvelle procédure. M. Stéphane Bélanger, qui fait le même travail que M. Thibeault, confirme le témoignage de ce dernier. Il n’était pas non plus au courant, avant l’incident du mois d’août 2012, de cette nouvelle façon de faire.
[16] Le Tribunal croit M. Thibeault. Dans un premier temps, les courriels de juillet 2012, concernant les directives pour les demandes de tours d’éclairage, ne lui sont pas adressés. Dans un deuxième temps, il n’a aucune réticence à informer rapidement M. Ramoul, suite à l’appel à tous, que c’est lui qui a emprunté la tour d’éclairage. Il demande même à deux reprises à M. Ramoul de lui indiquer à quel endroit il peut se procurer des tours fonctionnelles.
[17] D’ailleurs, M. Gilles Gagné, qui à l’époque est surintendant des services de surface au camp Expo, n’est pas étonné que M. Thibeault n’ait pas été informé des nouvelles directives concernant la façon de se procurer une tour d’éclairage. M. Gagné témoigne des relations tendues et des difficultés de communication entre la Division Opérations, qui s’occupe notamment de la gestion et de l’entretien des équipements, et la Division Construction.
[18] Selon M. Gagné, la Division Opérations est celle qui gère le camp Expo, mais la Division Construction fait néanmoins les choses à sa manière. La Division Construction reproche à la Division Opérations de faire du zèle, alors que la Division Opérations reproche à la Division Construction d’être délinquante concernant, entre autres, l’usage des outils et de l’équipement, y compris les tours d’éclairage.
[19] Ainsi, malgré les directives et procédures mises en place en juillet 2012 pour assurer un contrôle de l’équipement par la Division Opérations, la Division Construction continue de s’approprier les équipements dont elle a besoin, sans se soucier de la procédure de gestion d’équipement mise en place.
[20] M. François Guité, contremaître général de la Division Énergie, est le supérieur de M. Ramoul. Il confirme que la situation concernant l’utilisation des tours d’éclairage au camp Expo est un cauchemar en termes de santé et sécurité au travail. Ils n’arrivent pas à empêcher l’utilisation des tours d’éclairage sans autorisation préalable, de sorte que même les tours défectueuses sont parfois utilisées.
L’appel à tous
[21] Ni M. Thibeault ni M. Bélanger ne s’expliquent la raison pour laquelle M. Ramoul fait un appel à tous, y compris à des personnes qui se trouvent à des centaines de kilomètres plus loin, pour retrouver une tour d’éclairage. En effet, le courriel de M. Ramoul est adressé à : Expo Construction, Expo Opérations, Sûreté Expo, Sûreté Baie Déception. Selon M. Thibeault et M. Bélanger, ces entités regroupent de 400 à 500 personnes.
[22] M. Ramoul témoigne que l’appel à tous était obligatoire et d’une importance capitale, car la tour d’éclairage est défectueuse et présente un risque d’électrocution. Il ajoute qu’à son arrivée au camp Expo, son supérieur l’avait informé qu’en cas d’urgence il devait aviser chacune des personnes travaillant au camp Expo, y compris celles qui travaillent à plusieurs centaines de kilomètres du camp Expo. Il précise qu’il n’a fait qu’utiliser les adresses courriel mises à la disposition du personnel par CRI.
[23] M. Gagné confirme que M. Ramoul devait envoyer le courriel aux entités et personnes y mentionnées. Il ajoute qu’il est important de faire un suivi lors de situations problématiques à des groupes d’adresses, même hors site. Il précise que seules les personnes ayant un poste informatique auraient reçu les courriels.
Le courriel du 21 août 2012
[24] Les propos litigieux se retrouvent au courriel transmis par M. Ramoul le 21 août 2012. M. Ramoul ne voit rien d’offensant aux propos tenus dans son courriel qu’il transmet par souci de transparence, de sécurité et d’équité. Il veut rassurer les personnes qui ont reçu l’appel à tous en les informant qu’ils ont retrouvé la tour d’éclairage.
[25] M. Ramoul explique que les deux courriels qu’il a transmis en août 2012 sont motivés essentiellement par un souci de santé et sécurité dont l’importance est primordiale sur un chantier de construction, surtout un chantier situé dans le Nunavik.
II) LES QUESTIONS EN LITIGE
[26] Les questions en litige peuvent être ainsi énoncées :
a) Le défendeur a-t-il tenu des propos diffamatoires à l’égard du demandeur et a-t-il commis une faute ?
b) Le demandeur a-t-il subi un préjudice de la faute commise par le défendeur et quelle en est l’étendue?
c) Le demandeur a-t-il droit à des dommages punitifs?
III) ANALYSE ET JUGEMENT
1) Le défendeur a-t-il tenu des propos diffamatoires à l’égard du demandeur et a-t-il commis une faute ?
[27] Avant de répondre à cette question, rappelons les préceptes de droit applicables en telle matière.
[28] Au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne[1] (la «Charte») prévoit à l’article 4 que :
«Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. ».
[29] Le Code civil du Québec de son côté, à l’article 3, énonce que :
«Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles.»
[30] Et
à l’article
«Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.»
[31] De plus, dans sa Disposition préliminaire, le C.c.Q. prévoit aussi que :
«Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.»
[32] La Cour suprême dans l’arrêt Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc.[2] a décidé que la violation d’un droit protégé par la Charte équivaut à une faute civile.
[33] L’action
en justice pour diffamation se voit donc régie par l’article
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.
[34] Ainsi, dans une action en diffamation, le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance de la preuve, l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien causal entre les deux, comme dans toute autre action en responsabilité civile.
[35] Qu’est-ce que la diffamation?
[36] L’arrêt Radio-Canada c. Radio-Canada Sept-Îles[3] offre une bonne définition de ce que constitue de la diffamation :
« Génériquement, la diffamation consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables. Elle implique une atteinte injuste à la réputation d’une personne par le mal que l’on dit d’elle ou la haine, le mépris ou le ridicule auxquels on l’expose.»
[37] Ainsi, les propos deviennent diffamatoires lorsqu’un citoyen ordinaire estime que les propos, pris dans leur ensemble, déconsidèrent la réputation de quelqu’un, que ces propos soient directs ou insinuants. Le Tribunal fait siens les propos tenus par le juge André Prévost dans l’affaire Karim Meïssa Wade et Aïda Syndiély Wade c. Souleymane Jules Diop[4] :
« [48] La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. En d’autres mots, on doit se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. Il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elle s’expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent.»
[38] À ce sujet, rappelons ce que la Cour d’appel écrivait, sous la plume du juge Morissette, dans l’affaire Deschamps c. Ghorayeb[5], à propos de l’insinuation :
«Dans ces conditions, une insinuation sera diffamatoire si elle est porteuse de connotations suffisamment péjoratives et suffisamment fortes pour qu’une personne ordinaire donne vraisemblablement aux propos un sens qui déconsidère la victime.»
[39] Par ailleurs, pour que la diffamation donne ouverture à une demande en justice, son auteur doit avoir commis une faute. La faute en matière de diffamation fut définie comme suit : « Cette faute peut résulter de deux genres de conduite. La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe (…). La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. (…)[6]».
[40] Le Tribunal va maintenant appliquer ces principes aux faits du cas présent. Les propos tenus par M. Ramoul dans son courriel du 21 août 2012 sont-ils diffamatoires ?
[41] M. Bélanger trouve déplacés l’identification de M. Thibeault et le choix du mot « dérobé ». Il en est de même pour M. Tessier. En effet, après avoir reçu le courriel de M. Ramoul le 21 août 2012, M. Tessier lui envoie un courriel à son tour dans lequel il lui reproche d’avoir identifié M. Thibeault et trouve inacceptable l’utilisation du mot «dérobé».
[42] M. Ramoul soutient qu’il identifie M. Thibeault car il devait imputer la responsabilité de cet incident à l’auteur du geste pour renforcer la sécurité sur le site. Cependant, M. Bélanger et M. Thibeault ont tous deux témoigné que l’usage est de mettre un cadenas ou des scellés sur un équipement défectueux pour prévenir son utilisation. Un équipement qui n’a ni cadenas ni scellés est présumé être en bon état de fonctionnement. De plus, dès le 19 août 2012, la tour d’éclairage No 867 avait été récupérée par la Division Opérations. Le danger, si danger il y avait, n’existait plus. Au surplus, M. Bélanger indique au Tribunal que le fait que la tour No 867 ait été remise à M. Thibeault le 20 août 2012, soit dans les 24 heures après avoir été récupérée, démontre que le problème n’était pas majeur.
[43] Quant à l’utilisation du mot «dérobé», cela sous-entend que M. Thibeault voulait s’approprier sans droit un bien qui ne lui appartenait pas. Ici le choix des mots est important. M. Ramoul n’y voit toutefois pas de connotation négative. Il indique dans sa réponse à M. Tessier que «dérobé» signifie «Dissimulé pour ne pas être vu» et qu’à son avis c’est ce qui s’est produit[7]. Cette affirmation n’est toutefois pas supportée par la preuve.
[44] La liberté d’expression à laquelle a droit M. Ramoul ne saurait lui permettre d’aller aussi loin que d’accuser M. Thibeault d’avoir dérobé un bien, et ce, même si c’était vrai. En l’espèce, le Tribunal est d’avis que les propos tenus par M. Ramoul seraient inévitablement considérés comme étant diffamatoires par tout citoyen ordinaire qui en serait victime.
[45] De plus, M. Ramoul a commis une faute en ce qu’il a agi de manière négligente et téméraire. En effet, au 21 août 2012, la situation ne présentait plus le caractère d’urgence qu’elle avait pu avoir deux jours plus tôt. Il aurait été suffisant d’informer les personnes ayant reçu l’appel à tous qu’ils avaient trouvé et récupéré la tour d’éclairage No 867. De plus, il était manifeste que M. Thibeault agissait en toute bonne foi. La preuve a révélé qu’il est la seule personne à s’être identifié comme ayant emprunté une pièce d’équipement, alors qu’au camp Expo, les équipements disparaissent régulièrement sans que l’on puisse identifier qui en a possession. D’ailleurs, l’échange de courriels avec M. Ramoul le 19 août 2012 démontre clairement que M. Thibeault n’est pas au courant de la nouvelle marche à suivre concernant la gestion des équipements. Le fait que cette nouvelle procédure était en vigueur depuis à peine un mois aurait dû jouer en sa faveur.
[46] De surcroît, il est impossible de déterminer si le courriel du 21 août a eu une diffusion restreinte ou étendue. Certaines personnes l’ayant reçu ont pu le transmettre à d’autres. L’échange de courriels échappe à tout contrôle. Le courrier électronique a une fonction exponentielle. Quoi qu’il en soit, le caractère restreint de la diffusion ne constitue pas une défense valable dans les circonstances, d’autant plus que la persistance de M. Ramoul à maintenir sa position malgré l’invitation qui lui a été faite à deux reprises de se rétracter, constitue un facteur aggravant.
[47] Par contre, dans son analyse, le Tribunal se doit de considérer si les ordonnances recherchées rencontrent les objectifs du Code civil du Québec en matière d’injonction permanente.
[48] La requête en injonction est une requête de nature discrétionnaire et exceptionnelle[8]. Ainsi :
« Le Tribunal ne décernera pas une injonction (...) simplement parce que le demandeur y a droit en principe. Celui-ci doit en outre démontrer que les circonstances justifient l’octroi d’une telle réparation potentiellement contraignante et qu’il mérite pareille réparation »[9].
[49] En l’espèce, les gestes reprochés ne se sont pas reproduits depuis plus de deux ans, sans que cela soit la conséquence d’un ordre du Tribunal. Ainsi, l’injonction n’a pas et ne saurait avoir un but préventif. Il n’est donc pas opportun d’ordonner à M. Ramoul de cesser de porter atteinte à la réputation de M. Thibeault.
[50] Quant à l’ordonnance à M. Ramoul de transmettre à M. Thibeault un courriel d’excuses et «de le transmettre en copie conforme à tous les collègues de travail du demandeur et tous les intervenants du milieu de la construction au Nunavut», la Cour d’appel a refusé une mesure semblable dans l’affaire Genest[10] :
« [23] En l'espèce, le Tribunal a ordonné à l'appelant Bernard Genest, comme mesure de redressement non compensatoire, d'adresser à la victime une lettre d'excuses «pour le tort que son comportement inapproprié lui a fait subir».
[24] On peut s'interroger sur l'opportunité d'une ordonnance de ce type. Le contrevenant doit-il reconnaître un comportement qu'il nie avoir exercé ? Quel genre d'excuses doit-il adresser ? Plusieurs questions viennent à l'esprit. Cependant, dans le présent dossier, elles ne nécessitent pas un examen nuancé car les termes de la mesure sont si vagues qu'elle n'est pas susceptible d'exécution au sens retenu par la jurisprudence. En conséquence, l'ordonnance de redressement non compensatoire n'est pas valide. »
[51] Dans un premier temps, le Tribunal s’interroge sur l’exécution d’une telle ordonnance alors qu’aucun texte d’excuses n’est proposé par M. Thibeault et que les personnes devant recevoir une copie de ce courriel ne sont pas identifiées de façon précise. Dans un deuxième temps, le Tribunal n’est pas convaincu de l’opportunité de forcer M. Ramoul à un acte de contrition auquel il ne croit pas, d’autant plus que les faits reprochés remontent à plus de deux ans.
[52] Pour ces motifs, le Tribunal n’émettra pas les ordonnances demandées par M. Thibeault. Cela dit, vu les circonstances de l’espèce et le fait qu’au moment de son dépôt la requête en injonction était justifiée, le défendeur sera condamné aux dépens.
2) Le demandeur a-t-il subi un préjudice de la faute commise par le défendeur et quelle en est l’étendue ?
● Perte de salaire - 13 350 $
[53] Quant à la réclamation pour perte de salaire, M. Thibeault témoigne que, selon sa compréhension, son départ pour Baie Déception, en mai 2013, est retardé de 21 jours à cause de son litige avec M. Ramoul. La preuve révèle toutefois qu’à cette époque M. Ramoul n’est ni au camp Expo ni à Baie Déception, mais qu’il est en congé à la suite d’un accident de travail.
[54] M. Thibeault n’a donc pas démontré par prépondérance que la perte de salaire qu’il réclame était attribuable à une faute commise par M. Ramoul et le Tribunal ne fera pas droit à ce chef de réclamation.
● Atteinte à la réputation - 20 000 $
[55] Le demandeur témoigne des conséquences que les propos de M. Ramoul ont eues sur sa vie. Il est triste et se sent humilié. Il souffre d’insomnie. Il évite la salle d’entraînement et la cafétéria au Camp Expo pour ne pas se faire questionner et répéter la même histoire. Il se décrit comme le centre d’attraction du camp Expo. De plus, il craint de perdre son emploi, car les deux courriels de M. Ramoul ont été transmis à certains membres de la haute direction de CRI. Il ajoute que son autorité auprès des entrepreneurs est minée. Ceux-ci mettent en doute sa capacité de fournir les équipements nécessaires à leurs travaux.
[56] Or, même si M. Thibeault est bouleversé et éprouve des difficultés à la suite des propos de M. Ramoul, cette preuve ne rencontre pas les exigences requises pour démontrer le préjudice lié à une atteinte à la réputation. La Cour suprême dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR[11] énonce :
« [28] (…) Un sentiment d’humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est donc insuffisant pour fonder un recours en diffamation. Dans un tel recours, l’examen du préjudice se situe à un second niveau, axé non sur la victime elle-même, mais sur la perception des autres. Le préjudice existe lorsque le «citoyen ordinaire estime que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation» de la victime. (…)»
[57] Quant à l’impact des propos de M. Ramoul sur son autorité auprès des entrepreneurs, la preuve démontre que ces derniers sont surtout inquiets des délais qui peuvent être occasionnés par un manque d’équipement et non par le fait que M. Thibeault soit accusé, à tort ou à raison, d’avoir dérobé une tour d’éclairage.
[58] De plus, M. Thibeault a terminé son premier contrat avec CRI au camp Expo en janvier 2013, alors que le projet tirait à sa fin. Il a recommencé un deuxième contrat avec CRI en mai-juin 2013, à Baie Déception.
[59] Dans les circonstances, le Tribunal ne fera pas droit à ce chef de réclamation.
● Troubles, ennuis et inconvénients - 5 000 $
[60] Le Tribunal est cependant convaincu que M. Thibeault a été atteint dans son équilibre physique, psychologique et émotif. Ainsi, usant de sa discrétion judiciaire et visant l’octroi d’une réparation par M. Ramoul du préjudice causé à M. Thibeault, le Tribunal lui accordera des dommages moraux de l’ordre de 5 000 $.
3) Le demandeur a-t-il droit à des dommages punitifs ?
[61] Le demandeur réclame 20 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.
[62] L’article 1621 C du Code civil du Québec donne ouverture à l’attribution de dommages-intérêts punitifs. Il se lit comme suit :
« 1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. »
[63] L’article
« 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. »
[64] Cet extrait célèbre de l’arrêt Curateur public du Québec c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand résume le test requis pour nous aider à décider si l’atteinte est intentionnelle et illicite[12] :
« […] Il y aura atteinte illicite et
intentionnelle au sens du second alinéa de l’art.
[65] La Cour suprême dans l’arrêt Hill c. Église de scientologie de Toronto[13], a traité des principes d’application générale aux dommages-intérêts punitifs :
«On peut accorder des dommages-intérêts punitifs lorsque la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu’elle choque le sens de la dignité de la cour. Les dommages-intérêts punitifs n’ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir à titre d’une compensation. Ils visent non pas à compenser le demandeur, mais à punir le défendeur. C’est le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l’égard du comportement inacceptable du défendeur. Ils revêtent le caractère d’une amende destinée à dissuader le défendeur et les autres d’agir ainsi. Il importe de souligner que les dommages-intérêts punitifs ne devraient être accordés que dans les situations où les dommages-intérêts généraux et majorés réunis ne permettent pas d’atteindre l’objectif qui consiste à punir et à dissuader.
[…]
Les dommages-intérêts punitifs peuvent servir, et servent effectivement, un objectif utile. S’ils n’existaient pas, il ne serait que trop facile pour les gens importants, puissant et riches de persister à répandre des libelles contre des victimes vulnérables. Les dommages-intérêts généraux et majorés à eux seuls pourraient simplement être considérés comme la redevance à payer pour être autorisé à continuer cette atteinte à la réputation. La protection de la réputation d’une personne à la suite de la publication de déclarations fausses et injurieuses doit être efficace. La meilleure protection est de faire savoir que des amendes, sous forme de dommages-intérêts punitifs, peuvent être imposées lorsque le comportement du défendeur est véritablement outrageant.»
[66] Pour reprendre les propos de la Cour suprême dans l’arrêt De Montigny c. Brossard (Succession)[14]:«L’intentionnalité s’attache non pas à la volonté de l’auteur de commettre une faute, mais bien à celle d’en entraîner le résultat.».
[67] Dans Construction Val D’or[15], la Cour d’appel précise :
« Le caractère intentionnel de la mauvaise conduite est donc essentiel et doit ressortir de la preuve. Le fait d’avoir agi d’une manière insouciante, excessive et déraisonnable n’est pas suffisant pour justifier une condamnation à des dommages punitifs. Cette analyse comporte deux volets. Le premier, subjectif, consiste à déterminer si l’auteur de la violation souhaitait la conséquence de son acte et le second, objectif, vise à évaluer si une personne raisonnable, dans la même situation que l’auteur, aurait pu prévoir les conséquences subies par la victime.»
[68] Concrètement, M. Thibeault devait donc démontrer que M. Ramoul avait l’intention de porter atteinte à sa réputation au moment d’envoyer son courriel le 21 août 2012. En l’espèce, M. Ramoul a été téméraire et insouciant quant aux conséquences de ses actes fautifs, mais la preuve ne permet pas de conclure qu’il «a voulu les conséquences que son geste fautif produira» pour reprendre les propos de la Cour suprême dans l’arrêt St-Ferdinand[16]. Dans les faits, il ne connaît pas M. Thibeault et l’a vu pour la première fois à l’audition.
[69] M.
Thibeault n’a donc pas convaincu le Tribunal qu’il y a eu, dans le cas présent,
une atteinte intentionnelle au sens de l’article
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[70] ACCUEILLE en partie la requête introductive d’instance amendée;
[71] CONDAMNE
le défendeur à verser au demandeur la somme de 5 000 $, avec intérêts
au taux légal et l’indemnité prévue à l’article
[72] LE TOUT avec dépens.
|
||
|
MICHELINE PERRAULT, J.C.S. |
|
Me Stéphanie Lafond |
||
Picard Sirard Poitras s.e.n.c. |
||
Procureurs du demandeur |
||
|
||
Me Isabelle Turgeon Me Julien Massicotte Dolbec |
||
Grey Casgrain s.e.n.c. |
||
Procureurs du défendeur |
||
|
||
Dates d’audience : |
Les 20, 21 et 22 octobre 2014 |
|
[1] L.R.Q., chapitre C-12.
[2]
[3]
[4]
[5]
[6] Jean-Louis BAUDOIN, Patrice DESLAURIERS, Benoît MOORE, La responsabilité civile, Volume 1 : Principes généraux, 8e édition, Éditions Yvon Blais.
[7] Voir le courriel de M. Ramoul à M. Tessier daté du 21 août 2012.
[8]
Natrel inc. c. F. Berardini inc.,
[9]
Alliance internationale des employés de scène (Aiest, local de scène no
56) c. Société de la place des arts de Montréal,
[10]
Genest et al. c. Commission des droits de la personne et des
droits de la jeunesse,
[11]
[12]
[13]
[14]
[15]
Construction Val d’Or c. Gestion L.R.Q. (1990) inc.,
[16] Supra note 12.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.