COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL |
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(Division des relations du travail) |
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Dossier : |
279580 |
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Cas : |
CQ-2014-3246 |
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Référence : |
2015 QCCRT 0002 |
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Québec, le |
5 janvier 2015 |
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DEVANT LA COMMISSAIRE : |
Lyne Thériault, juge administratif |
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Martin Vaillancourt
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Plaignant |
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c. |
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Cascades Transport Cabano inc. |
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Intimée |
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DÉCISION |
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[1] Le 6 mars 2014, le plaignant dépose une plainte s’appuyant sur l’article 124 de Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1 (la Loi). Il allègue avoir été congédié sans cause juste et suffisante le 5 février 2014 par Cascades Transport Cabano inc. (l’Employeur ou CTC).
[2] L’Employeur répond que le plaignant ne justifie pas de deux ans de service continu et qu’ainsi son recours est irrecevable. Subsidiairement, il soumet avoir congédié le plaignant pour cause.
[3] Le 7 octobre 2008, le plaignant est embauché par 146814 Canada ltée (Transport VTL), ci-après VTL, comme chauffeur de camion remorque. Cette entreprise offre des services de transport général tant au Québec qu’en Ontario et aux États-Unis, ce qui en fait une entreprise de compétence fédérale aux fins notamment de l’application des lois du travail. Elle dessert de nombreux clients dont le principal, qui occupe plus ou moins 80 % de ses activités, est Norampac, une division de Cascades.
[4] Le plaignant détient un diplôme d’études professionnelles en transport par camion depuis 2007, et a suivi une formation pour le transport transfrontalier. Au fil du temps, il occupe le poste de chauffeur formateur pour les stagiaires de VTL.
[5] Il effectue du transport par camion sur tout le territoire couvert par VTL. Il ne rapporte qu’un seul accident avec son camion dont il aurait été responsable et son dossier disciplinaire est vierge.
[6] Le 16 novembre 2012, il est informé par écrit que ses « services ne seront plus requis auprès de 146814 Canada ltée à compter du 30 novembre 2012 » puisqu’elle cesse ses activités. Dans un avis amendé, la date de terminaison des activités est reportée au 28 décembre 2012. Comme prévu aux deux avis, il reçoit dans les semaines suivantes un relevé d’emploi et les sommes qui lui sont dues y compris l’indemnité de vacances accumulée.
[7] Le 20 décembre 2012, intervient entre VTL et CTC une convention de vente d’éléments d’actifs. Selon cette entente, les actifs vendus par VTL à CTC sont les suivants :
o remorques;
o camions;
o inventaires de biens en stock, dont des pièces de rechange pour les équipements et des pneus;
o équipement et mobilier de bureau, d’entrepôt et de garage incluant les systèmes téléphoniques, les systèmes de communication radio et satellitaire (incluant notamment la plate-forme informatique mobile SHAW) et l’outillage;
o l’ensemble de l’achalandage (droit exclusif de poursuivre l’exploitation de l’entreprise du vendeur, liste de clients, droits, titres et intérêts dans les permis, licences, certificats, certifications et autorisations émanant de toute autorité ayant juridiction et dont l’obtention et le maintien est nécessaire à la libre exploitation de l’entreprise);
o les droits de VTL dans les numéros de téléphone et de télécopieur.
[8] Sont exclus de la vente, le fond de roulement, l’encaisse, les placements du vendeur, les comptes payables, les comptes recevables et tous les droits, titres et intérêts dans les contrats et soumissions en cours avec les clients et fournisseurs de VTL.
[9] La convention de vente prévoit qu’à compter du 3 janvier 2013, date du transfert des activités, CTC s’engage à offrir un emploi à quelque 50 salariés de VTL, dont environ 25 chauffeurs, y compris le plaignant.
[10] Entre l’avis de fin d’emploi reçu de VTL et le transfert des activités à CTC, le plaignant continue à travailler comme si de rien n’était. Il devient un employé de CTC, sans interruption de service. Il utilise le même camion, travaille à partir du même garage, sert les mêmes clients, etc.
[11] Pendant les huit ou neuf premiers mois de l’année 2013, les transports effectués par le plaignant sont sensiblement pour les mêmes clients que ceux que desservait VTL. Un changement s’opère graduellement faisant en sorte qu’aux alentours de la fin de l’automne 2013, CTC délaisse la plupart des anciens clients de VTL pour consacrer 90 % de ses activités de transport à Cascades.
[12] Le 5 février 2014, le plaignant est congédié. L’employeur lui adresse les reproches suivants :
o Le vendredi 29 mars 2013, vous avez reçu un billet d’infraction pour avoir roulé 95 km/h dans une zone de 70 km/h;
o Le vendredi et samedi 4 et 5 octobre 2013, vous avez eu deux (2) jours de suspension pour avoir dépassé les heures de conduite;
o Le vendredi 20 décembre 2013, vous avez eu une collision sur l’autoroute 401 ouest. Vous avez effectué un changement de voie vers la droite et vous avez frappé un véhicule qui était dans l’angle mort. L’auto a eu des dommages sur la porte arrière gauche et un pneu crevé. Vous avez reçu un billet d’infraction pour changement de voie non sécuritaire;
o Au surplus, vous avez négligé ou refusé de remplir un rapport d’accident relativement à cet évènement du 20 décembre 2013, alors que vous étiez pleinement conscient de votre obligation de le faire;
o Comme si cela n’était pas assez, vous avez également omis de nous informer de cet accident, alors que vous saviez très bien que vous deviez nous en informer sans délai. Nous avons appris que très récemment l’existence de cet accident en consultant notre dossier de propriétaire et exploitant de véhicules lourds (PEVL) à la SAAQ;
o Le samedi 11 janvier 2014, vous avez perdu le contrôle de votre camion sur la surface glacée et vous avez eu un accident. Le camion fut une perte totale;
o Le vendredi 24 janvier 2014, vous avez été impliqué dans un carambolage sur l’autoroute 401. En freinant pour éviter les véhicules accidentés, vous avez immobilisé le camion dans le banc de neige de l’accotement de droite.
(reproduit tel quel)
[13] Ce constat d’infraction émane d’un radar photo pour une infraction commise le 29 mars 2013. Il a été transmis par la poste à l’Employeur qui l’a acquitté immédiatement sans demander d’explications au plaignant. Selon monsieur Boutin, le directeur de la conformité de CTC, ce type de constats d’infraction étant difficilement attaquable, la politique de l’entreprise est donc de les payer dès leur réception.
[14] Pour sa part, le plaignant voulait le contester, car au moment de la prise de photo, il se souvient être dans une zone de construction et être dépassé par la droite par une automobile. Selon lui, il aurait pu arguer que le radar photo avait été activé par l’autre véhicule plutôt que par son camion remorque, et qu’ainsi il n’était pas l’auteur de l’infraction.
[15] Monsieur Boutin ignorait, au moment de recommander le congédiement, que le plaignant avait des arguments de contestation à faire valoir. Il ajoute que de toute façon, cela n’aurait pas changé sa décision.
[16] Le plaignant reconnaît avoir falsifié son journal de bord et dit avoir purgé sa suspension les 4 et 5 octobre 2013. Monsieur Falardeau, le directeur des opérations de CTC, l’a informé des conséquences négatives de cette infraction dans le dossier de propriétaire et exploitant de véhicules lourds (PEVL) auprès de la SAAQ, ainsi que des conséquences pour le plaignant : deux autres infractions de ce type pourraient mener à son congédiement. La situation se régularise de telle sorte que plus tard en 2013, monsieur Falardeau lui fait part d’« une nette amélioration qui serait notée à son dossier ».
[17] Le plaignant confirme l’accident. Il nie cependant en être responsable bien qu’il ait payé sur-le-champ le constat d’infraction qui lui a été remis pour changement de voie non sécuritaire. Selon lui, il effectuait une manœuvre légale, respectant les limites de vitesse, et c’est l’automobiliste qui a frappé l’arrière de la remorque en s’engageant imprudemment sur l’autoroute.
[18] Il affirme avoir demandé un rapport d’évènement au policier avant de quitter les lieux de l’accident. Le policier lui aurait dit que le tout serait transmis par la poste à l’Employeur.
[19] Il n’informe pas CTC de cet accident par l’intermédiaire du système d’ordinateur de bord, ce qui, au dire de monsieur Boutin, est contraire à la règle. Le plaignant n’explique pas cette omission. Cependant, dès son retour au garage de CTC, le 21 décembre, il en avise le superviseur de l’atelier mécanique, lui expliquant quels sont les dommages à la remorque, minimes selon lui, et demande un formulaire de rapport d’évènement pour qu’il puisse le remplir.
[20] À cette époque, le garage de CTC est en pleine période de déménagement. Il y a des boîtes partout. Le superviseur, ne trouvant pas les formulaires, lui dit qu’il en mettra un dans son casier d’employé dans les jours suivants, ce qu’il omet de faire.
[21] Le superviseur n’a pas souvenir des évènements relatés par le plaignant. Il explique que le 21 décembre, il est de retour au travail depuis seulement quelques jours à la suite d’une absence pour maladie de cinq mois. Il est alors fortement médicamenté et avoue qu’il était dans la « brume ». Cependant, pour lui, la procédure relative aux accidents est claire : le chauffeur doit communiquer l’accident dès sa survenance par l’intermédiaire du système de communication satellite du camion. Ensuite, sur n’importe quel bout de papier, s’il ne dispose pas d’un formulaire, le chauffeur doit signaler l’accident et transmettre le tout au directeur des opérations. Finalement, le chauffeur doit donner à l’Employeur le numéro d’évènement remis par le policier lorsque l’accident implique un autre véhicule.
[22] Pour le plaignant, vu sa déclaration verbale et le peu de dommages causés au véhicule, ajouté au fait qu’il croit que le superviseur se chargera de la suite, le dossier est clos. De plus, lorsqu’il travaillait pour VTL, il n’avait pas à faire de rapport pour un incident aussi mineur.
[23] Pour monsieur Boutin, les explications fournies après coup par le plaignant ne tiennent pas la route : s’il n’était pas responsable de l’accident, il ne devait pas payer la contravention. CTC considère donc le plaignant totalement responsable de l’accident malgré ses explications. En plus, le plaignant ne fournit aucune justification pour ne pas avoir averti CTC immédiatement de son accident, et son affirmation voulant qu’il ait informé le superviseur est contestée puisque celui-ci n’en a pas souvenir.
[24] Finalement, CTC n’est informée de l’accident que le 29 janvier 2014, lors de la consultation de son dossier PEVL de la SAAQ. Au moment où monsieur Boutin apprend l’existence de cet accident, il est à enquêter sur deux autres accidents impliquant le plaignant les 11 et 24 janvier 2014. C’en est trop!
[25] Le plaignant quant à lui est surpris de voir que cet accident est considéré comme motif de congédiement. Le lundi suivant la réception de sa lettre de congédiement, il téléphone au superviseur afin de savoir pourquoi celui-ci n’avait pas passé l’information tout en lui rappelant l’avoir informé de cet incident. Le superviseur dit ne pas se rappeler, ajoutant, « si tu le dis, ça doit être ça ».
[26] Le 11 janvier 2014, le plaignant perd le contrôle de son camion remorque sur une chaussée glacée. Il effectue une sortie de route et le camion est déclaré perte totale. Le policier appelé sur les lieux confirme qu’une glace noire s’était formée, phénomène qu’il qualifie d’imprévisible rendant cette portion de l’autoroute particulièrement glissante. Bien qu’il soit appelé d’urgence à se rendre sur les lieux, il roule entre 70 et 80 km/h. Arrivé près de l’endroit de la sortie de route du camion du plaignant, il relate que son véhicule de patrouille dérape de gauche à droite et que ce n’est qu’en décélérant qu’il réussit à s’immobiliser.
[27] Quant à lui, le plaignant explique que dès son départ ce matin-là, il y a de la pluie verglaçante et la chaussée est glacée. Il dit avoir ralenti avant le dérapage final, mais que cela n’a pas eu l’effet escompté; le camion et la remorque balançaient de droite à gauche. Bien que l’ordinateur de bord indique que moins d’une minute avant l’accident le véhicule roulait à 94 km/h dans une zone de 100 km/h, le plaignant conteste que cette vitesse soit la sienne au moment du dérapage final. Selon lui, il était tout simplement impossible de garder le camion et la remorque sur la route.
[28] Peu de temps après l’accident, le plaignant communique par téléphone avec monsieur Boutin pour l’en informer. Dès le lendemain, le superviseur de l’atelier mécanique confirme par téléphone au plaignant que CTC a loué un camion de remplacement pour lui et qu’il peut reprendre la route.
[29] Selon le plaignant, dans les jours suivants, monsieur Boutin aurait reconnu que les conditions climatiques étaient à l’origine de l’accident, et que, si CTC l’avait trouvé entièrement responsable, on ne l’aurait pas remis sur la route. La version de monsieur Boutin à cet égard diffère. Il dit plutôt avoir déclaré au plaignant qu’il le considérait comme responsable de l’accident, et qu’il aurait dû adapter sa conduite aux conditions hivernales difficiles, mais que l’enquête se poursuivant, on le laissait rouler.
[30] Selon monsieur Boutin, par professionnalisme et souci de sécurité, le plaignant aurait dû moduler sa conduite, ce qu’il n’a pas fait. Il ajoute que si l’on ne considérait que cet évènement, il méritait à lui seul de trois à cinq jours de suspension. À ce moment, il ne connaissait pas l’existence de l’accident du 20 décembre dont il n’est informé que le 29 janvier 2014.
[31] Le plaignant dit ne pas comprendre pourquoi cet évènement lui est reproché. Il n’est pas responsable de cet accident, seules les conditions climatiques sont en cause. Il a dû immobiliser son camion, la roue droite dans le banc de neige, en raison d’un soudain blizzard. Sa remorque a été tamponnée à l’arrière, 30 à 40 secondes après qu’il fût arrêté. Des photos du carambolage démontrent que plusieurs véhicules étaient déjà immobilisés ou accidentés, sur des dizaines de mètres devant et derrière son camion.
[32] Quant à cet évènement, monsieur Boutin reproche encore au plaignant de ne pas avoir adapté sa conduite aux conditions météorologiques. Il avait été impliqué quelques jours avant dans un autre évènement, et il aurait dû être plus prudent.
[33] À partir du 27 janvier, on ne confie plus de tâches au plaignant. Monsieur Boutin enquête déjà sur les deux accidents des 11 et 24 janvier. Il a interrogé le plaignant, consulté le journal de bord ainsi que les relevés de l’ordinateur du camion. Il découvre le 29 janvier l’existence de l’accident du 20 décembre 2013.
[34] Dans un rapport qu’il rédige le 30 janvier 2014, il note l’accident du 20 décembre, la responsabilité du plaignant, la non-divulgation de l’infraction et ajoute que sa négation de responsabilité est un facteur aggravant.
[35] Quant à l’évènement du 11 janvier, il note que le plaignant a admis qu’il roulait trop vite. Il aurait dû adapter sa conduite. Cet accident, en plus du fait que le camion a été déclaré perte totale, a causé des dommages de plus de 6 000 $ à la remorque, a occasionné des frais de remorquage et une réclamation pour décontamination du sol a dû être faite à l’assureur.
[36] La décision de congédier le plaignant est prise le 30 janvier. Le lendemain, on le convoque à une rencontre devant se tenir le 6 février. Lors d’un entretien téléphonique avec monsieur Falardeau, celui-ci informe le plaignant des motifs de congédiement et lui dit que la décision est irrévocable.
[37] Le plaignant ne se rend pas à la rencontre du 6 février, faisant répondre par son procureur qu’il demande des précisions quant aux motifs de congédiement. Celles-ci sont fournies dans la lettre de congédiement du 5 février 2014.
[38] Hormis la suspension de deux jours pour avoir falsifié son journal de bord, le plaignant n’a jamais eu d’autre mesure disciplinaire ou avertissement à son dossier d’employé.
[39] Après son congédiement, le plaignant a déposé une plainte de congédiement injuste fondée sur la partie III du Code canadien du travail (L.R.C. (1985), ch. L-2). Le 26 mars 2014, sa plainte a été rejetée puisque « les activités principales, habituelles et régulières de Cascades Transport Cabano inc. consistent en du transport au Québec et à l’extérieur du Québec pour leurs propres biens du Groupe Cascade. Cette activité ne relève pas de la compétence fédérale ».
[40] Les conditions d’ouverture d’un recours en vertu de l’article 124 de la Loi sont les suivantes : avoir le statut de salarié, justifier de deux ans de service continu dans une même entreprise, croire avoir été congédié, avoir soumis la plainte dans les 45 jours du congédiement et ne pas avoir à sa disposition une autre mesure de réparation.
[41] Sauf pour la durée du service continu, l’Employeur reconnaît que les conditions sont réunies. Il soulève que le plaignant ne peut bénéficier de la protection de l’article 124 de la Loi puisqu’au moment de son congédiement, il n’avait pas deux ans de service continu.
[42] La définition de service continu que l’on trouve à l’article 1 de la Loi fait appel à une période où un salarié est lié à l’employeur :
1. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:
[…]
7° «employeur»: quiconque fait effectuer un travail par un salarié;
[…]
12° «service continu»: la durée ininterrompue pendant laquelle le salarié est lié à l'employeur par un contrat de travail, même si l'exécution du travail a été interrompue sans qu'il y ait résiliation du contrat, et la période pendant laquelle se succèdent des contrats à durée déterminée sans une interruption qui, dans les circonstances, permette de conclure à un non-renouvellement de contrat.
[43] La définition n’emploie pas l’expression « même employeur », mais « à l’employeur », c’est-à-dire quiconque fait effectuer un travail par un salarié. Ainsi, le service continu s’attache à l’entreprise, quel que soit celui qui l’administre.
[44] Existe-t-il un ensemble suffisamment organisé de moyens permettant de conclure que VTL et CTC constituent une même entreprise? Comme l’exprime le juge Bernard Lesage dans l’affaire La Mode Amazone c. Le Comité conjoint de Montréal de l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames, [1983] T.T. 227, page 231, la notion d’entreprise se définit ainsi :
L'entreprise consiste en un ensemble organisé suffisant des moyens qui permettent substantiellement la poursuite en tout ou en partie d'activités précises. Ces moyens, selon les circonstances, peuvent parfois être limités à des éléments juridiques ou techniques ou matériels ou incorporels. La plupart du temps, surtout lorsqu'il ne s'agit pas de concession en sous-traitance, l'entreprise exige pour sa constitution une addition valable de plusieurs composantes qui permettent de conclure que nous sommes en présence des assises mêmes qui permettent de conduire ou de poursuivre les mêmes activités; c'est ce qu'on appelle le going concern. Dans l'affaire Barnes Security, le juge René Beaudry, alors juge puîné, n'exprimait rien d'autre en mentionnant que l'entreprise consistait en « l'ensemble de ce qui sert à la mise en oeuvre des desseins de l'employeur ».
[45] L’ensemble des actifs vendus dont notamment les camions, les remorques, les inventaires, les équipements de bureau, la liste des clients et les employés transférés constituent suffisamment d’éléments pour conclure qu’il y a continuité d’entreprise. Bien que certains des clients furent délaissés à l’automne 2013, il n’en demeure pas moins que le plus important, Norampac/Cascades, est toujours desservi et que la poursuite des activités se fait sur les mêmes assises. Le seul fait que les activités de transport se concentrent désormais sur le territoire québécois ne change pas cette situation.
[46] La Commission ne peut retenir la prétention voulant qu’il ne puisse y avoir de continuité d’application des normes du travail. Selon l’Employeur, la mise en œuvre de celles-ci ne débute que lors du changement de compétence juridictionnelle des activités de transport de l’entreprise, soit le 3 janvier 2013. Accréditer cette thèse serait une aberration juridique signifiant que pendant les deux années suivant le changement de compétence juridictionnelle, un salarié ne pourrait bénéficier de la protection de l’article 124 de la Loi ou des autres dispositions requérant une certaine période de service continu. Dans le cas à l’étude, le plaignant se trouverait sans protection contre un congédiement sans cause pendant deux ans puisque, n’oublions pas, l’autorité fédérale a refusé de donner suite à sa plainte.
[47] Une sentence arbitrale dans une affaire analogue à la présente traite du calcul du service continu pour l’employeur passé de la compétence provinciale à la compétence fédérale au cours des douze mois d'emploi du plaignant. Bien que l’article 240 du Code canadien du travail soit différent de l’article 124 de la Loi sous plusieurs aspects (durée du service continu, même employeur plutôt que même entreprise), les conclusions de l’arbitre trouvent application en l’espèce. Dans cette affaire, on invoquait que le plaignant ne justifiait pas de douze mois de travail sans interruption pour le même employeur :
[…]
L'on doit donc déterminer si l'employé a travaillé sans interruption depuis au moins 12 mois pour le même employeur. Pour ce faire, il est nécessaire d'interpréter cet article et de déterminer si les 12 mois de travail sans interruption peuvent l'avoir été chez un employeur qui est passé de sous la juridiction provinciale à la juridiction fédérale au cours de ces douze (12) mois.
[…]
L'arbitre soussignée partage entièrement l'opinion de l'arbitre D.C. Stanley et ajoute que, si le législateur avait voulu que l'employé justifie de douze (12) mois de travail sous « juridiction fédérale », il l'aurait expressément mentionné. Nous ne voyons aucune disposition ou aucun élément dans le code qui nous permettrait de donner l'interprétation préconisée par l'employeur. Il nous est donc impossible de conclure que cette distinction existe. De plus, l'interprétation préconisée par le procureur de l'employeur irait à l'encontre de l'article 12 de la Loi d'interprétation, qui se lit comme suit :
Tout texte est censé apporter une solution de droit et s'interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
Suivre le raisonnement de l'employeur ferait en sorte que cet employé, justifiant de près de neuf (9) ans de service auprès du même employeur, se retrouverait sans aucun recours pour pouvoir réintégrer son emploi s'il considère qu'il a été congédié sans faute simplement parce qu'il a changé de division chez son employeur. Il ne faut pas oublier qu'un commissaire du travail du Québec a déjà refusé de statuer sur la plainte déposée par l'employé.
[…]
Gagnon c. Transport Thom ltée, [1998] R.J.D.T. 891 (T.A.)
(référence omise)
[48] Au Québec, c’est à l’article 41 de la Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, auquel on doit référer :
41. Toute disposition d'une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d'imposer des obligations ou de favoriser l'exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.
Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l'accomplissement de son objet et l'exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.
[49] En conséquence, le plaignant remplit toutes les conditions d’ouverture du recours fondé sur l’article 124 de la Loi.
[50] Dans le domaine du transport routier par camion, les dangers de la circulation et des conditions climatiques font partie des aléas du métier de chauffeur. Cependant, cela n’exclut pas que le salarié respecte les lois et règlements, les consignes de l’employeur et qu’il exécute son métier avec la prudence et la diligence requise selon les circonstances. S’il ne le fait pas, il mérite d’être sanctionné.
[51] Revoyons chacun des reproches faits au plaignant.
[52] Le constat d’infraction pour avoir roulé 95 km/h dans une zone de 70 km/h remonte à mars 2013 et le plaignant n’a pas été réprimandé ou sanctionné quant à cet élément. La Commission trouve discutable que cette infraction soit utilisée comme motif au soutien du congédiement imposé près de dix mois plus tard, d’autant plus que l’Employeur n’a jamais demandé la version du plaignant avant d’acquitter le constat d’infraction.
[53] La Commission trouve également douteux que l’Employeur tienne le plaignant responsable d’avoir immobilisé son camion remorque dans le banc de neige de l’accotement de droite lors du carambolage du 24 janvier 2014. Surpris par un blizzard comme plusieurs dizaines d’autres usagers de la route, il réussit à immobiliser le camion sans causer de dommages. Trente à quarante secondes plus tard, c’est un autre camion remorque qui viendra le tamponner à l’arrière.
[54] Après avoir entendu le récit du plaignant quant aux circonstances de l’évènement et vu les photographies des autres véhicules se trouvant devant et derrière le camion du plaignant au moment de l’évènement, la Commission ne peut conclure à une quelconque responsabilité de sa part.
[55] Il s’agit d’un évènement fortuit, un aléa de la vie de conducteur de camion remorque et la Commission voit dans le reproche de l’Employeur un prétexte pour sanctionner encore plus fortement le plaignant. L’Employeur devait démontrer la responsabilité du plaignant dans cet évènement ce qu’il n’a pas fait, se contentant de dire que monsieur Vaillancourt aurait dû ralentir.
[56] Viennent ensuite les deux jours de suspension pour avoir falsifié le journal de bord. Le plaignant reconnaît son erreur et la sanction semble l’avoir fait réfléchir à l’importance de bien tenir son journal de bord et de respecter les heures de conduite.
[57] Quant aux évènements entourant la collision du 20 décembre 2013, les circonstances démontrent que le plaignant a contrevenu aux règles de l’entreprise en ne divulguant pas sur-le-champ l’accident et en négligeant de le faire par la suite.
[58] Le plaignant n’a pas non plus fait rapport de l’accident à son retour. Ses explications fournies relativement à la divulgation au superviseur sont plausibles, mais n’enlèvent rien au fait qu’il devait prendre les moyens nécessaires pour faire rapport. Après quatre ans de service comme chauffeur et accompagnateur de stagiaire, le plaignant ne pouvait ignorer ou passer outre aux directives. Au moins quatre semaines séparent l’accident du 20 décembre et le moment où l’Employeur en prend connaissance de façon fortuite. Pendant cette période, le plaignant avait suffisamment de temps pour rédiger un rapport d’évènement et aurait dû le faire.
[59] Son explication, non contredite, voulant que chez VTL les incidents de peu d’importance ne soient pas rapportés, est tout de même prise en compte comme facteur atténuant. Aussi, puisque le superviseur semble en partie responsable de la non - divulgation de l’accident et du fait que le rapport n’a pas été rédigé, on ne saurait faire porter l’entièreté du blâme au plaignant.
[60] Quant à l’accident lui-même, il mérite d’être sanctionné, encore plus si l’on tient compte du fait que bien qu’il ait reçu et payé la contravention pour changement de voie non sécuritaire, le plaignant persiste à dire qu’il n’est pas responsable de l’accident, ce qui laisse craindre quant à sa volonté de se corriger.
[61] Finalement, n’eût été la découverte fortuite de cet accident le 29 janvier par l’Employeur, la gradation des sanctions se serait poursuivie dès le mois de décembre. Le directeur Boutin mentionne d’ailleurs que pour ce seul évènement, il aurait donné au plaignant une suspension variant entre trois et cinq jours. La Commission doit tenir compte de ce fait.
[62] En dernier lieu, quelques jours après l’évènement du 20 décembre 2013, survient la perte de contrôle du 11 janvier 2014. Le camion est une perte totale et l’accident engendre des frais importants pour l’Employeur. Les évènements relatés devant la Commission amènent à conclure que le plaignant aurait dû adapter sa conduite aux rudes conditions climatiques, ce qu’il n’a pas fait.
[63] L’ordinateur de bord indique que le plaignant roulait presque au maximum de la limite permise soit 94 km/h sur une possibilité de 100 km/h, quelques secondes avant l’accident alors qu’il admet lui-même que la chaussée était glissante. Le plaignant aurait dû ralentir vu les conditions climatiques. Ce manquement et les conséquences de celui-ci méritent une sanction. La version du policier, la vitesse enregistrée par l’ordinateur de bord du camion et l’aveu même du plaignant quant à l’état de la chaussée sont autant d’éléments ayant mené l’Employeur à sévir.
[64] La question qui demeure est de savoir si le congédiement était ce qui s’imposait dans les circonstances.
[65] Les tribunaux ont constamment reconnu que lorsqu’un salarié manque à ses obligations, il doit être sanctionné de façon progressive. La Commission rappelait en ces termes cette règle dans Lessard c. Société de transport de Montréal, 2010 QCCRT 0314 :
[89] La règle de la progressivité des sanctions exige que lorsqu’un salarié manque à ses obligations, il soit de façon croissante, sanctionné, dans le but de lui donner l’opportunité d’amender son comportement. S’il est exact que la gravité d’une faute permet à un employeur de passer outre à la gradation des sanctions, son inaction devant un comportement répréhensible n’est pas sans effets.
[66] En dépit du fait qu’une responsabilité importante doit être assumée par le plaignant, force est de constater que l’Employeur n’a pas respecté le principe de la progression des sanctions ne donnant pas au plaignant la possibilité de s’amender.
[67] Ces fautes commises ne sont pas suffisamment graves pour justifier le congédiement et passer outre à la gradation des sanctions.
[68] La découverte fortuite, le 29 janvier 2014, de l’évènement du 20 décembre, alors que monsieur Boutin enquête sur deux autres accidents arrivés coup sur coup, vient brouiller les cartes. Ce qui semble être le motif de congédiement est plutôt l’exaspération de voir tous ces évènements survenir ou être découverts dans un très court laps de temps plutôt que la gravité objective de ceux-ci. En effet, si l’évènement du 11 janvier était si grave qu’il méritait un congédiement, comment expliquer que dès le lendemain, on retourne le plaignant sur la route? Aussi, comment expliquer que l’Employeur tienne responsable le plaignant d’avoir immobilisé son camion remorque dans un banc de neige lors du carambolage du 24 janvier alors qu’on ne peut lui en imputer la responsabilité?
[69] C’est à l’Employeur que revient le fardeau de démontrer la cause juste et suffisante du congédiement. Or, bien que les fautes reprochées au plaignant soient importantes, elles ne justifient pas la sanction imposée qui constitue, en matière de relations du travail, la peine capitale.
[70] Puisque le processus disciplinaire n’a pas été approprié, la Commission s’autorise de l’article 128 de la Loi, pour « rendre toute autre décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire », et modifie la mesure imposée au plaignant.
[71] Afin de déterminer la sanction de substitution, la Commission tient compte de la gravité des fautes. Les manquements du plaignant ne sont pas involontaires et ils sont graves. En plus de mettre en danger sa sécurité et celle du public, il cause un dommage considérable aux biens de l’entreprise. Ces infractions ont également un impact sur le dossier PEVL de l’Employeur, ce qui est non négligeable.
[72] Est également retenu le fait que le plaignant n’admet pas ses torts. Il remet en question le constat d’infraction émanant du radar photo, il nie être responsable du changement de voie non sécuritaire du 20 décembre, il impute au superviseur l’omission de faire un rapport au sujet de cet accident et il nie également sa conduite imprudente lors de l’accident du 11 janvier. Étant donné sa négation, la Commission substitue au congédiement une suspension d’une durée suffisamment longue pour qu’il comprenne l’importance de ses manquements et se corrige, soit trois mois.
[73] La preuve ne démontre pas que le plaignant ne peut se réhabiliter. En fait, il est probable que si la sanction de trois à cinq jours reliée à l’évènement du 20 décembre lui avait été donnée en temps opportun, avant que l’accident du 11 janvier ne survienne, il aurait adopté un comportement plus sécuritaire sachant son emploi en jeu.
[74] Le plaignant compte plusieurs années de service et jusqu’en octobre 2013, son dossier disciplinaire est vierge. Il y a lieu d’en tenir compte.
[75] Il doit donc recevoir un sévère avertissement. Une suspension de trois mois est donc substituée au congédiement, ce qui est raisonnable pour que le plaignant réalise l’importance des reproches qu’on lui fait et cesse de minimiser ou de nier sa responsabilité. Toute nouvelle infraction pourrait entraîner des mesures plus sévères pouvant aller jusqu’au congédiement.
EN CONSÉQUENCE, la Commission des relations du travail
ACCUEILLE la plainte;
ANNULE le congédiement imposé le 5 février 2014;
SUBSTITUE au congédiement une suspension d’une durée de trois (3) mois;
ORDONNE à Cascade Transport Cabano inc. de réintégrer Martin Vaillancourt dans son emploi, avec tous ses droits et privilèges, dans les huit (8) jours de la signification de la présente décision;
ORDONNE à Cascade Transport Cabano inc. de verser à Martin Vaillancourt à titre d’indemnité, dans les huit (8) jours de la signification de la présente décision, l’équivalent du salaire et des autres avantages dont l’a privé le congédiement, et ce, pour la période allant de la date d'expiration de la suspension à la date de la réintégration du plaignant, le tout portant intérêt à compter du dépôt de la plainte conformément à l’article 100.12 du Code du travail;
RÉSERVE sa compétence pour déterminer le montant de l’indemnité et pour régler toute difficulté résultant des présentes ordonnances.
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__________________________________ Lyne Thériault |
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Me Jacques Lapointe |
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Jacques Lapointe, Avocat |
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Représentant du plaignant |
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Me Guy Dussault |
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Cain Lamarre Casgrain Wells |
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Représentant de l’intimée |
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Date de la dernière audience : |
22 octobre 2014 |
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/ml
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