Sidorov c. Thérien |
2018 QCRDL 3482 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
243211 31 20151026 G |
No demande : |
1860169 |
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Date : |
30 janvier 2018 |
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Régisseure : |
Manon Talbot, juge administrative |
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VLADIMIR SIDOROV |
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Locateur - Partie demanderesse |
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c. |
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Jonathan Thérien |
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Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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[1] Par un recours introduit le 26 octobre 2015, le locateur demande la résiliation du bail au motif que la fumée récurrente de cigarettes et de marijuana provenant du logement du locataire trouble la jouissance paisible des lieux des autres occupants de l’immeuble.
[2] Bien que dûment signifié et convoqué, le locataire est absent à l’audience.
QUESTIONS EN LITIGE
[3] Le locateur est-il justifié de demander la résiliation du bail au motif que le locataire fume dans son logement alors que le bail ne contient aucune clause l’interdisant?
[4] Le
locateur a-t-il établi que les inconvénients subis par la fumée causée par le
locataire sont anormaux et excèdent les limites de la tolérance que les voisins
se doivent selon l’article
CONTEXTE
[5] Le logement du locataire est situé au sous-sol d’un immeuble comprenant cinq unités d’habitation détenues en copropriété divise. L'immeuble comporte trois étages.
[6] Le locataire a emménagé dans le logement concerné en 2012.
[7] Les parties sont liées par un bail reconduit jusqu’au 30 juin 2018.
[8] Le locateur n’habite pas l’immeuble en litige.
[9] Il fait témoigner Lionnel Nolberczak, copropriétaire de l’unité de condo situé au-dessus de celui concerné.
[10] Celui-ci explique avoir occupé son condo jusqu’en 2016, lequel est actuellement loué avec une clause d’interdiction de fumer dans les lieux.
[11] C’est en 2014 que les odeurs de tabac et autres substances commencent à l’incommoder plus intensément à l’intérieur de son logement.
[12] Cette problématique est discutée lors d’une assemblée de copropriétaire et il est alors convenu que tous les baux devraient dorénavant contenir une clause d’interdiction de fumer à l’intérieur des logements et des aires communes.
[13] Il est alors demandé au locateur de modifier le bail de son actuel locataire pour lui interdire de fumer.
[14] Le locateur transmet donc un avis de modification d’une condition du bail au locataire pour le renouvellement au 1er juillet 2015 en indiquant que le logement est non-fumeur à compter de cette date. Le locataire a refusé cette modification au bail.
[15] Le locateur ne s’adressera pas à la Régie du logement pour faire statuer sur la demande de modification du bail.
[16] Une pétition transmise au locateur par tous les copropriétaires de l’immeuble lui enjoint de demander l’éviction de son locataire au motif qu’ils ne peuvent plus supporter « les odeurs de drogues en continu » provenant du logement malgré plusieurs interventions pour qu’il cesse de fumer.
[17] Dans l’intervalle, soit en septembre 2015, le locateur fait appel à la collaboration du locataire en lui indiquant par courriel notamment avoir reçu des plaintes du propriétaire occupant le condo au-dessus du sien.
[18] Il lui demande de réduire sa consommation de cigarettes ou changer son comportement en plus de lui offrir un purificateur d’air pour aider à réduire les émanations.
[19] Le locataire lui répondra qu’il possède un purificateur d’air pour lequel seulement les filtres doivent être remplacés. Il écrit également avoir replacé le papier collant déjà installé pour mieux colmater l’ouverture au plafond. Or, malgré ces actions, M. Nolberczak ne constate aucune accalmie, au contraire. Bien qu’à certains moments, comme après l’introduction du recours la fumée tendait à diminuer, elle s’intensifiait de plus belle par la suite.
[20] M. Nolberczak constate également que le locataire reçoit beaucoup d’amis, lesquels fument aussi. C’est ainsi que d’avril à novembre il fut incommodé de façon quotidienne, plusieurs heures par jour par la fumée de cigarettes et autres substances.
[21] L’odeur est tellement forte en raison de la fumée qui circule par les conduites intérieures, que celle-ci s’est imprégnée dans ses tapis, précise-t-il.
[22] Ne pouvant plus tolérer cette situation, il décide à l’automne de louer son unité de condo et d’habiter chez sa conjointe.
[23] Il se questionne quant au fait qu’il puisse lui-même interdire à ses locataires de fumer dans son unité alors que d’autres occupants ne sont pas liés par une telle interdiction.
[24] Le locateur estime pour sa part avoir fait tout en son possible pour éviter les inconvénients que causent son locataire aux autres occupants de l’immeuble, et ce, depuis longtemps, en calfeutrant les endroits desquels peuvent se propager la fumée et en avisant régulièrement le locataire de la situation, mais sans succès.
[25] Cependant, malgré la pétition signée, il ne reçoit plus de plaintes depuis que M. Nolberczak est déménagé.
Fardeau de preuve
[26] Devant les instances
civiles, comme en l'instance, selon les dispositions des articles
[27] Si une partie ne s'acquitte pas de son fardeau de convaincre le Tribunal ou que ce dernier soit placé devant une preuve contradictoire, c'est cette partie qui succombera et verra sa demande rejetée.
[28] Enfin, selon l'article
Le droit applicable
[29] Le bail est un contrat par lequel le locateur s'engage envers le locataire à lui procurer moyennant un loyer, la jouissance d'un bien meuble ou immeuble[1]. Plusieurs obligations découlent de ce contrat, notamment pour le locateur, l'obligation générale de procurer au locataire la jouissance paisible du bien loué pendant toute la durée du bail, d'assurer le maintien des lieux en bon état d'habitabilité, d'y faire les réparations nécessaires à l'exception des menues réparations d'entretien[2]. Cette obligation confère au créancier le droit d'exiger qu'elle soit exécutée entièrement, correctement et sans retard[3].
[30] Le locataire a, quant à lui, l'obligation générale d'user du bien loué avec prudence et diligence, l'obligation d'aviser le locateur des défectuosités dans un délai raisonnable, d'effectuer les menues réparations d'entretien[4].
[31] Il est aussi tenu de se conduire de manière à ne pas troubler la jouissance normale des autres locataires, sous peine d'être tenu envers le locateur et les autres locataires de réparer le préjudice qui peut résulter de la violation de cette obligation, que cette violation soit due à son fait ou au fait des personnes auxquelles il permet l'usage du bien ou l'accès aux lieux[5].
[32] Finalement, l'article
[33] En cas d'inexécution d'une obligation par l'une des parties, l'autre aura le droit de demander, entre autres, des dommages-intérêts, l'exécution en nature des obligations, la résiliation du bail, une diminution du loyer[6].
[34] Le recours du locateur
en résiliation du bail est fondé sur les dispositions de l’article
1863. L'inexécution d'une obligation par l'une des parties confère à l'autre le droit de demander, outre des dommages-intérêts, l'exécution en nature, dans les cas qui le permettent. Si l'inexécution lui cause à elle-même ou, s'agissant d'un bail immobilier, aux autres occupants, un préjudice sérieux, elle peut demander la résiliation du bail.
L'inexécution confère, en outre, au locataire le droit de demander une diminution de loyer; lorsque le tribunal accorde une telle diminution de loyer, le locateur qui remédie au défaut a néanmoins le droit au rétablissement du loyer pour l'avenir.
[35] Appelée à trancher un litige pour des inconvénients subis par des travaux exécutés par des voisins, la Cour du Québec dans l’affaire Lubell c. Gobeil[7] rappelle les principes en matière de troubles de voisinage comme suit :
[27] Les relations entre voisins peuvent parfois être tendues et difficiles, mais ils doivent accepter les inconvénients normaux[13]. La Cour suprême[14] l’exprime ainsi :
[86] Malgré son
caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des
limites. Par exemple, l’art.
[28] S’ajoutent aux obligations entre voisins, des exigences de bonne foi imposées par le Code civil du Québec :
6. Toute personne est tenue d'exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi.
[…]
[30] Comme l’indique le professeur Pierre-Claude Lafond[16], pour reconnaître le trouble de voisinage, le Tribunal dispose de pouvoirs discrétionnaires :
[…]
Évidemment même si les critères se veulent objectifs, les juges de première instance disposent d’un très large pouvoir discrétionnaire pour les apprécier. Ce qui peut paraître tolérable pour un voisin ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Ainsi en va-t-il de la sensibilité au bruit. Tout dépend aussi de la gravité des inconvénients. Le seuil de tolérance à privilégier, confirme la Cour d’appel dans Entreprises Auberge du Parc ltée c. Site historique du Banc-de-pêche de Paspébiac, un jugement rendu quelques mois après Ciment du Saint-Laurent, doit être celui d’une personne raisonnable qui subit l’inconvénient et qui est placée dans les mêmes circonstances. Donc, une mesure essentiellement objective.
[Références omises]
[31] La Cour d’appel[17], dans la décision précitée, offre un guide pour apprécier les inconvénients normaux :
[17] En revanche, « les inconvénients normaux du voisinage » ne doivent pas être déterminés dans l’abstrait, mais plutôt en tenant compte de l’environnement dans lequel un abus du droit de propriété se serait matérialisé. Les limites de la tolérance que se doivent les voisins seront tracées « suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux ».
[32] La détermination du caractère normal ou anormal des inconvénients repose donc sur un test objectif.
[33] Pour apprécier le caractère normal ou anormal des inconvénients, le Tribunal a entière discrétion.
[34] Dans Plantons A et P inc. c. Delage[18], la Cour d’appel rappelle que la seule défense possible est de démontrer la normalité du trouble et son caractère raisonnable.
[35] Pour analyser les inconvénients, il faut considérer leur gravité et leur récurrence[19] :
[81] […] La récurrence s’entend généralement d’un trouble continu ou répétitif s’étalant sur une durée assez longue, alors que la gravité renvoie à l’idée d’un préjudice réel et sérieux au regard de la nature et de la situation du fonds, des usages locaux, du moment des inconvénients, etc. […]
[36] En matière de logements locatifs, pour conclure que le locataire contrevient à ses obligations et qu'il trouble la jouissance des lieux, l'auteur Pierre-Gabriel Jobin souligne que deux conditions essentielles doivent être satisfaites. Il doit s'agir d'un inconvénient anormal ou excessif qui présente un caractère de persistance. Le locataire auteur du trouble doit avoir agi de façon illégitime. Plus précisément, il écrit :
« 98. Conditions. Deux conditions, à notre avis, s'attachent à la responsabilité pour troubles de voisinage entre locataires. D'abord, comme le suggère le texte même de l'article 1860, [L.Q. 1991, c. 64 article 1860 alinéa 1], le locataire voisin doit avoir subi des inconvénients anormaux. Qu'est-ce qu'un inconvénient normal? Cette première question nous amènera à préciser notamment si le trouble doit être persistant et si le locataire voisin doit avoir subi un préjudice sérieux. Deuxièmement, le comportement reproché au locataire doit être illégitime de sa part.
Relativement à la première condition, on relève parfois l'affirmation que le trouble causé au locataire voisin doit être «anormal». Pour juste qu'elle soit, l'expression n'en demeure pas moins vague. Afin de mieux cerner le niveau d'exigence imposé au locataire, on peut maintenant se tourner vers le langage utilisé par le législateur lui-même pour définir l'abus de droit et surtout pour poser les critères des troubles de voisinage : «Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n'excèdent pas les limites de la tolérance qu'ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux». Conciliation d'intérêts contraires, tolérance, situation des lieux et usage seront donc les guides du juge pour apprécier la conduite du locataire prétendument fautif. Ainsi, le niveau critique d'un trouble de voisinage peut varier sensiblement d'un contexte à un autre. On tiendra compte des mœurs, du niveau général de tolérance du milieu social ainsi que des caractéristiques inhérentes à l'usage pour lequel les lieux ont été loués (par exemple, une famille ayant des enfants fait plus de bruit qu'un couple sans enfant). [...]
Par ailleurs, on notera que le trouble doit être persistant. Dans l'esprit des tribunaux, un fait isolé ne saurait constituer des inconvénients anormaux. [...]
La seconde condition pour que le trouble de voisinage entraîne la responsabilité du locataire est que celui-ci doit avoir agi de façon illégitime ».
[37] La question à savoir si une interdiction de fumer dans un logement est valide ne se pose plus. Il est maintenant possible lors de la conclusion du bail de prévoir une clause prohibitive de fumer dans un logement.
[38] En l’occurrence, le locataire n’est pas lié par une clause du bail lui interdisant de fumer dans son logement et aucune loi provinciale n’interdit de fumer à l’intérieur des logements résidentiels.
[40] Il est aussi maintenant bien connu que l’exposition à la fumée de tabac peut créer un impact sur la santé des non-fumeurs. Les campagnes de publicité et l’adoption de lois successives ces dernières années restreignant l’usage du tabac dans plusieurs lieux[8] révèlent une préoccupation de santé publique au Québec.
[41] Déjà en 2008, la Cour Supérieure sous la plume du juge Normand Amyot dans l’affaire Koretsky c. Fowler écrivait ce qui suit :
« [88] Depuis quelques années, le législateur a prohibé l'usage du tabac dans les endroits publics. Cette interdiction de fumer inclut notamment:
a) les espaces communs des immeubles à logements contenant plus de six unités;
b) les espaces communs des résidences pour personnes âgées;
c) les garderies en résidences privées durant les heures où des enfants sont sur les lieux;
d) les automobiles dans lesquelles prennent place des enfants.
[89] Si le législateur a ainsi prohibé l'usage du tabac dans la sphère publique, c'est qu'il reconnaît les risques que l'exposition à la fumée du tabac fait courir aux non-fumeurs.
[90] Aucune loi n'interdit formellement à une personne de fumer dans son logement. Cependant, le droit du fumeur au respect de sa vie privée est limité par le droit des autres occupants d'un immeuble à jouir paisiblement de leur logement.
[91] Cette jouissance paisible inclut le droit de ne pas subir les effets négatifs de la fumée. »[9]
[42] Dans cette même décision, le juge Amyot cite le juge Raoul Barbe concernant l’odeur de cigarette :
[82] Relativement à la senteur de cigarette, le juge s'exprime ainsi :
"Quant à la senteur de cigarettes, il faut noter que la société devient de plus en plus sévère à l'égard des fumeurs; le Législateur a décrété des zones d'interdiction de fumer; il semble bien qu'un locateur pourrait édicter une telle prohibition dans ses logements puisqu'un fumeur ne peut quand même pas obliger ses voisins à être des fumeurs passifs, d'autant plus que la science médicale a maintenant établi que la cigarette et la fumée étaient une cause de cancer[10].
[43] La soussignée adhère à ce qui précède et estime que la présence d’odeur de cigarettes dans un logement et possiblement de fumée secondaire peuvent empêcher d’autres occupants de l’immeuble de jouir paisiblement de leur logement même si pour d’autres individus la fumée secondaire se tolère davantage. Ce qui est incommodant pour certains peut ne pas l’être pour d’autres.
[44] Ainsi, pour réussir en la présente cause, le locateur doit démontrer que le fait pour le locataire de fumer ou de permettre à d’autres personnes de fumer dans le logement trouble la jouissance normale des lieux aux autres occupants de l'immeuble en raison des odeurs fortes, persistantes et désagréables.
[45] En l'instance, la preuve non contredite démontre que le locataire nuit à la jouissance des lieux à d’autres occupants de l’immeuble. Le Tribunal retient le témoignage sincère et crédible de M. Nolberczak voulant qu’il ait préféré louer son unité d’habitation plutôt que de continuer à l’habiter et subir la fumée de cigarette persistante, envahissante et nauséabonde.
[46] En ce qui a trait au locateur, le fait pour celui-ci de recevoir des plaintes des autres copropriétaires le trouble dans la gestion de son immeuble et l’expose à des recours judiciaires par ceux-ci[11] en plus de mettre en péril l’état de son logement en raison de la fumée de cigarette.
[47] De l’avis du Tribunal, la preuve non contestée est suffisante pour justifier la résiliation du bail.
[48] Le préjudice causé au locateur ne justifie pas l'exécution provisoire de la décision, comme il est prévu à l'article 82.1 L.R.L.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[49] RÉSILIE le bail et ORDONNE l'expulsion du locataire et de tous les occupants du logement;
[50] CONDAMNE le locataire à payer au locateur les frais judiciaires de 72 $.
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Manon Talbot |
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Présence(s) : |
le locateur |
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Date de l’audience : |
11 septembre 2017 |
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[1] Art.
[2] Art.
[3] Art.
[4] Art.
[5] Art.
[6] Art.
[7]
[8] Loi concernant la lutte contre le tabagisme, RLRQ c. L-6-2.
[9] 2008 QCCQ 2534.
[10] Stéfanelli c. Lavigne (1996) Revue légale R.L. p. 643.
[11] Art.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.