Syndicat des employé-es métiers Hydro-Québec (section locale 1500) c. Roy |
2021 QCCS 3043 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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(Chambre civile) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE BAIE-COMEAU |
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N° : |
655-17-000764-204
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DATE : |
25 juin 2021
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE SERGE FRANCOEUR, J.C.S. |
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SYNDICAT DES EMPLOYÉ-ES MÉTIERS HYDRO-QUÉBEC (section locale 1500) |
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Demandeur |
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c. |
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ME PIERRE-GEORGES ROY, en sa qualité d’arbitre de griefs |
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Défendeur |
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et HYDRO-QUÉBEC Mise en cause
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JUGEMENT SUR DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE |
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[1] Le demandeur (Syndicat) se pourvoit en contrôle judiciaire contre une sentence arbitrale[1] rendue par Me Pierre-Georges Roy qui rejette son grief.
CONTEXTE
[2] La mise en cause (Hydro-Québec) opère des barrages et centrales hydroélectriques dans plusieurs régions du Québec, notamment dans celle de la Manicouagan.
[3] Certaines des centrales de cette région, dû à leur situation géographique, sont identifiées comme les centrales de Milieu du complexe et regroupent spécifiquement celles d’Outardes-3, Outardes-4, Manic 3 et le Poste Micoua.
[4] Les employés travaillant dans ces centrales sont répartis entre divers corps d’emplois; on y retrouve essentiellement des salariés de métiers, des techniciens en automation et des opérateurs mobiles.
[5] Conformément à la convention collective de travail, l’horaire de travail régulier des salariés de métiers est du lundi au jeudi de 7 h à 18 h, celui des techniciens en automation, également du lundi au jeudi, mais de 7 h 30 à 17 h 15; ces employés, lorsque requis, se déplacent quotidiennement à partir de Baie-Comeau pour se rendre sur leur lieu de travail.
[6] Quant aux opérateurs mobiles, comme ils doivent assurer une présence plus constante aux centrales, ils sont régis par un horaire de type 3-2-2-3 sur des quarts de travail de 12 heures, en alternance de jour et de nuit.
[7] Pour attribuer un tel horaire aux opérateurs mobiles, tant pour les journées de travail que pour la durée des quarts de travail, l’employeur (Hydro-Québec) et le Syndicat ont dû par lettre d’entente déroger à la convention collective.
[8] Ces lettres d’entente, désignées MAN 8 et MAN 9 (MAN pour Manicouagan), trouvent application depuis des décennies, sont rédigées de façon identique, établissent pour la MAN 8 que les opérateurs des centrales Outardes-3 et Outardes-4 et pour la MAN 9, ceux du Poste Micoua et de la centrale Manic-3, se soumettent à des cédules impliquant des journées régulières de travail de 12 heures sur des quarts de 8 heures à 20 heures et de 20 heures à 8 heures.
[9] Elles prévoient aussi qu’Hydro-Québec leur fournit gratuitement le logement, leur verse une indemnité de repas pour chaque jour de travail et une prime salariale hebdomadaire.
[10] Également, les lettres d’entente précisent que les opérateurs reçoivent un montant équivalant à une heure et trente minutes au taux de salaire régulier plus une demie pour chaque voyage qu’ils effectuent en dehors de la journée régulière de travail à la destination et lors du retour de Micoua.
[11] Dans les faits, les deux lettres d’entente réfèrent à Micoua, quoique les opérateurs travaillent à des centrales différentes, car c’est à ce poste qu’est situé le lieu d’hébergement désigné comme la résidence Vallant. Retenons que le Poste Micoua est situé par la route à une centaine de kilomètres du quartier général d’Hydro-Québec à Baie-Comeau.
[12] Considérant que l’organisation du travail des opérateurs mobiles de Milieu de complexe était trop coûteuse et ne répondait plus à ses besoins réels, Hydro-Québec a décidé de modifier leurs habitudes de transport en les faisant déplacer chaque jour durant les heures de travail habituelles, en utilisant des véhicules d’Hydro-Québec et que le versement des indemnités et primes devait cesser.
[13] Plusieurs discussions et négociations sont intervenues sans succès entre les parties avant l’imposition de ce changement, de sorte que le 29 mai 2018, l’employeur a informé de la fermeture de la résidence Vallant pour le 23 juillet suivant, cessant alors de fournir le logement à ses employés au Poste Micoua, que certains avantages monétaires se terminent à partir de cette date, soit la prime de non-résidence et l’indemnité de repas et que les déplacements des opérateurs mobiles auraient dorénavant lieu durant leurs heures régulières de travail en utilisant des véhicules d’Hydro-Québec.
[14] Cette modification unilatérale des lettres d’entente MAN 8 et MAN 9, quoiqu’elle touchait uniquement 14 employés, ont amené un débrayage de 200 salariés du Syndicat.
[15] Par la suite, les salariés sont rentrés dans le rang et retournés au travail, mais leur syndicat a déposé le grief suivant :
Description :
Contrairement à la convention collective en vigueur, et à L.E. G9, qui reconduit pour la durée de la convention collective 2019-2023, les lettres d’entente provinciales, régionales et locales, l’employeur ne respecte pas tout particulièrement la L.E. MAN 8 et L.E. MAN 9, et ce sans s’y limiter.
Règlement demandé :
Qu’Hydro Québec cesse cette pratique, et qu’il compense tous les travailleurs concernés et qui seront concernés dans le futur, pour tous les préjudices subis, et qu’elle accorde une compensation monétaire à titre de dommages exemplaires. De plus, qu’Hydro Québec respecte tous les droits et privilèges prévus à la convention collective et aux lettres d’entente.
QUESTION EN LITIGE
[16] Il convient de résumer les questions juridiques soumises de la manière suivante :
- Quelle est la norme de contrôle applicable à la présente demande de contrôle judiciaire?
- Suivant la réponse à la question précédente, la décision de l’arbitre est-elle correcte ou raisonnable?
ANALYSE
[17] Les parties ne s’entendant pas sur la norme de révision applicable, il doit donc être statué sur celle-ci avant de trancher le débat sur le caractère approprié ou non de la décision.
La norme de contrôle
[18] Le Syndicat soumet que la décision arbitrale rendue nie la primauté du droit, d’abord en matière contractuelle puis, quant à la manière dont les droits doivent s’exercer en société, soit dans le respect du principe de bonne foi, de sorte que la norme de la décision correcte doit prendre place.
[19] En résumé, que diviser la portée des lettres d’ententes, soit conserver l’horaire de travail atypique et cesser d’offrir entre autres le logement constitue un précédent dangereux qui remet en question l’uniformité et la cohérence nécessaire à l’organisation des relations contractuelles, non seulement en droit du travail, mais dans le système juridique en général.
[20] Pour l’employeur, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, car la question soumise n’appartient à aucune des catégories pour l’application de la norme de la décision correcte, telle qu’établie dans Vavilov[2].
[21] Le Tribunal rejoint la position de l’employeur à l’effet que la norme de contrôle applicable à la sentence arbitrale rendue est celle de la décision raisonnable.
[22] Tel qu’exprimé par la Cour d’appel dans Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal c. Fédération des familles d’accueil et des ressources intermédiaires du Québec[3] :
[17] L’arrêt Vavilov[8] est venu redéfinir les principes entourant la détermination de la norme de contrôle en édictant une présomption en faveur de la norme de la décision raisonnable[9]. Cette présomption peut être écartée lorsque le législateur a prévu l’application d’une norme différente, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Elle peut également être réfutée « lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte ». Ce sera notamment le cas lorsque le pourvoi soulève une question constitutionnelle, une question de droit générale d’importance pour le système juridique dans son ensemble ou des questions portant sur la délimitation des compétences respectives d’organismes administratifs.
[23] Se pourvoir, s’objecter ou s’élever contre une décision arbitrale qui rend divisible, à tort ou à raison, des lettres d’entente découlant d’une convention collective de travail, n’amène pas à conclure qu’on soulève alors une question de droit général d’importance pour le système juridique dans son ensemble.
[24] En découle que comme la décision arbitrale n’entre dans une aucune des catégories donnant ouverture à la norme de la décision correcte, n’est pas renversée la présomption en faveur de la décision raisonnable. Cette dernière doit prévaloir.
Le caractère raisonnable de la sentence
[25] Le caractère raisonnable d’une décision s’apprécie en fonction du processus intellectuel suivi par l’arbitre et en s’assurant que les conclusions auxquelles il en vient font partie de celles qu’il pouvait rendre en fonction des pouvoirs qui sont les siens.
[26] Il s’agit donc de vérifier la raisonnabilité de la décision rendue.
[27] La qualification de ce qu’est une décision déraisonnable est bien établie dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada soulignant :
[83] (…) le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles-mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème.(…). La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu. (…)
[87] La jurisprudence de notre Cour depuis l’arrêt Dunsmuir ne doit pas être interprétée comme ayant délaissé le point de mire du contrôle selon la norme de la décision raisonnable axé sur le raisonnement pour dorénavant s’attarder presque exclusivement au résultat de la décision administrative sous examen. D’ailleurs, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable tient dûment compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat, comme la Cour l’a récemment rappelé dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6, par. 12. Dans cette affaire, même si le résultat de la décision n’était peut-être pas déraisonnable eu égard aux circonstances, la décision a été infirmée parce que l’analyse ayant débouché sur ce résultat était déraisonnable. Cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus. Une approche différente compromettrait le rôle institutionnel du décideur administratif plutôt que de le respecter.
[28] Par conséquent, l’analyse de ce qui constitue une décision déraisonnable n’a pas été véritablement modifiée en 2019 par l’arrêt Vavilov, tel que noté d’ailleurs récemment par le juge Ruel de la Cour d’appel du Québec[4] :
[27] De manière similaire, sous l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, la décision raisonnable était celle qui appartenait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». L’arrêt Vavilov n’écarte pas ce concept en traitant de la considération des contraintes juridiques et factuelles ayant « pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables ».
[28] Si l’arrêt Vavilov enrichit et précise les considérations dont le tribunal de révision doit tenir compte lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, s’agissant désormais d’un « cadre d’application plus rigoureux », la Cour suprême ne modifie pas fondamentalement l’approche qui reste empreinte de déférence, considérant le choix « d’organisation institutionnelle du législateur consistant à déléguer certaines questions à des décideurs non judiciaires par voie législative ».
(références omises)
[29] C’est à partir de ces enseignements qu’il faut analyser la décision attaquée par contrôle judiciaire.
[31] Et l’arbitre détermine que du grief syndical, découle ce qui suit :
[69] La question en litige concerne la possibilité pour l’employeur de modifier la façon dont les tâches des opérateurs mobiles affectés au Milieu du complexe sont effectuées. De façon plus concrète, est-il possible pour lui de décider que ces salariés ne doivent plus coucher sur les lieux du travail et doivent en conséquence cesser de profiter des avantages et des primes prévues aux lettres d’entente MAN 8 et MAN 9 ?
[70] La partie patronale invoque son droit de gérance, alors que le syndicat fait valoir qu’il y a renoncé, dans ce cas, en convenant de lettres d’entente spécifiques qui règlent de façon claire les normes applicables dans de telles circonstances.
[32] Il est opportun, pour bien comprendre le débat, de reproduire le texte d’une des lettres d’entente. MAN 8 et MAN 9 étant identiques, sauf pour les centrales précisées et que l’arbitre retient pour établir sa décision la MAN 9, c’est le texte de celle-ci qui est ici repris :
LETTRE D’ENTENTE
No MAN 9 RÉGION MANICOUAGAN
EXPLOITATION DU POSTE MICOUA
ET DE LA CENTRALE DE MANIC 3
Nonobstant toute disposition contraire de la convention collective qui les régit, les opérateurs des emplacements ci-haut mentionnés sont soumis aux conditions de travail suivantes :
b) la journée régulière de travail ne dépasse pas douze (12) heures
c) les quarts s’établissent comme suit :
de 20 : 00 à 08 :00
de 08 : 00 à 20 :00
d) les opérateurs occupent toutes les positions à tour de rôle.
2. Une telle cédule signifie une semaine moyenne de trente-sept (37) heures et cinq (5) heures additionnelles dont deux (2) heures sont rémunérées au taux de surtemps :
a) les trois (3) heures additionnelles accumulées par l’employé par semaine régulière rémunérée par la Direction produit annuellement un maximum de treize (13) jours de congé de douze (12) heures chacun
b) ces congés sont intégrés à la cédule au premier (1er) mai de chaque année selon les mêmes modalités de choix que les vacances. L’employé qui a pris par anticipation un ou des jours de congés et qui cesse d’être assigné à un poste de travail sur lequel du temps est accumulé doit rembourser à celle-ci la rémunération reçue;
3. Le temps supplémentaire exécuté en dehors de la journée régulière de travail de douze (12) heures est rémunéré au double du taux régulier.
4. Les opérateurs travaillant de 08 :00 à 20 :00 reçoivent la prime de quart prévue à la convention collective pour les heures travaillées entre 16 :00 et 20 :00.
5. Aux fins d’application du Régime de sécurité de salaire, l’employé absent de son travail, une journée donnée, pour une des causes lui donnant droit à compensation en vertu du régime a droit à une compensation égale à douze (12) heures de travail et on ne lui débite qu’une journée à même les jours alloués qu’il a à son crédit.
6. Lors de l’un des jours fériés prévus à la convention collective, un opérateur qui n’est pas requis de travailler, parce qu’il est en congé cédulé ou en vacances, a droit à la rémunération d’une journée régulière de travail de douze (12) heures pour le jour férié.
7. Les vacances sont assujetties au crédit prévu à la convention collective. Cependant, le crédit sera ajusté du nombre d’heures ou partie d’heure requis lorsque celui-ci sera insuffisant pour compléter le nombre d’heures prévu par son horaire pour la journée de vacances.
8. Les dimanches et les jours fériés se calculent non pas de minuit (00 :00) à minuit (24 :00) mais de vingt heures (20 :00) la veille à vingt heures (20 :00) le jour même.
9. Une indemnité fixe de repas de trente dollars et cinquante-quatre cents (30,54 $) à compter du 20 décembre 1999 est versée à l’employé pour chaque journée de travail passé à Manic 3 et Micoua. Les majorations pour les années 1999 à 2003 sont indiquées à l’appendice B.
10. Hydro-Québec fournit gratuitement le logement et l’ameublement normal qui comprend lit, bureau, table de chevet, lampes, table de travail, chaise, fauteuil et télévision dans chaque chambre aux opérateurs à Micoua.
11. Hydro-Québec met gratuitement à la disposition des employés des emplacements adéquats et l’équipement nécessaire aux loisirs. Exemple : atelier de bricolage, salle de jeux avec table de billard, table de ping-pong, revues, etc.
12. a) les opérateurs reçoivent un montant équivalent à une (1) heure et trente (30) minutes au taux de salaire régulier plus une demis pour chaque voyage effectué en dehors de la journée régulière de travail à destination et lors du retour de Micoua.
b) Hydro-Québec fournit un moyen de transport par taxi pour ces voyages;
c) Hydro-Québec met à la disposition des opérateurs qui partent travailler aux installations ci-haut mentionnées des terrains de stationnement pour leur voiture personnelle au siège régional.
13. Une prime de soixante-dix-sept dollars et seize cents (77,16 $) à compter du 20 décembre 1999 par semaine est versée aux employés travaillant à Micoua et Manic 3. Les majorations pour les années 1999 à 2003 sont indiquées à l’appendice B.
1500-MAN9
8 NOVEMBRE 2000
[33] De cette lettre d’entente, l’arbitre pose les interprétations suivantes et conclut :
[72] La lettre d’entente MAN 9 est composée de deux sections distinctes, bien que cela ne paraisse pas de façon explicite de sa présentation. La première partie fait état de diverses conditions de travail particulières aux opérateurs mobiles pour ce qui est de l’horaire de travail, du temps supplémentaire et des congés compensatoires découlant de leur horaire atypique, de même que des règles générales applicables au travail en temps supplémentaire, aux congés et aux vacances (articles 1 à 8).
[73] La deuxième partie du texte aborde trois éléments relatifs au déplacement vers le lieu de travail, à l’hébergement sur place et aux primes associées à cette réalité. L’article 12 indique en effet que les déplacements à l’extérieur des heures régulières de travail doivent être rémunérés, au taux du temps supplémentaire, pour une période de 90 minutes à l’aller comme au retour. Ils doivent par ailleurs être faits à bord de taxis, à partir du siège régional d’Hydro-Québec à Baie-Comeau. Les articles 10 et 11 mentionnent que l’employeur fournit gratuitement un lieu d’hébergement approprié et tous les aménagements requis à un séjour sur les lieux de travail. Finalement, l’article 9 évoque une indemnité hebdomadaire dite « de repas », alors que l’article 13 mentionne le droit à une prime hebdomadaire dont la raison d’être n’est pas spécifiée.
[74] Je crois qu’il est utile, avant toute chose, de définir le sens qu’il faut donner à la prime accordée par l’article 13 de la lettre d’entente MAN 9. De fait, elle ne précise pas explicitement son fondement. Malgré cette lacune dans le texte, il me paraît difficile de concevoir qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’une prime visant à compenser le fait que les opérateurs mobiles puissent être tenus de coucher à l’extérieur de leur lieu de résidence.
[75] Cela dit, je crois que la distinction entre les deux types de conditions de travail dans cette lettre d’entente n’est pas sans pertinence. Je suis en effet d’avis que celles qui sont définies dans la première partie de la lettre d’entente sont en quelque sorte immuables. Elles mettent en effet en place des règles strictes, qui encadrent les conditions d’exécution du travail des opérateurs mobiles concernés. Ces dispositions, qui remplacent celles prévues dans la convention collective, sont le reflet des compromis convenus par les parties afin de s’adapter à une réalité particulière et ne peuvent vraisemblablement être modifiées de façon unilatérale par l’employeur.
[76] Les règles énumérées dans la deuxième partie de la lettre d’entente n’ont pas la même portée. De fait, il s’agit, dans ce cas, d’une série de normes qui sont manifestement liées au fait pour les opérateurs mobiles d’être appelés à travailler dans un lieu éloigné de leur port d’attache en raison de la nécessité de leur présence assidue. Comme je l’ai déjà évoqué, la lettre d’entente MAN 9 prévoit l’obligation de loger confortablement et gratuitement les salariés qui doivent demeurer sur place, au Milieu du complexe. Des mesures obligent également l’employeur à payer les coûts liés aux repas pris dans ce lieu et, vraisemblablement, afin de compenser l’éloignement du lieu de résidence. Elle s’intéresse également aux modalités devant régir le transport des salariés en dehors de (sic) heures régulières de travail.
[77] Cela impose de déterminer si les règles énoncées aux articles 9 à 13 de la lettre d’entente impliquent que l’employeur ne puisse choisir un autre mode d’opération, qui ne requiert pas de tels séjours dans un endroit aménagé par Hydro-Québec, par exemple au Milieu du complexe, et en conséquence le paiement de diverses indemnités afin de compenser les inconvénients subis.
[78] L’analyse des textes conventionnels en cause m’amène à croire que rien n’y indique que le travail des opérateurs mobiles affectés au Milieu du complexe doive nécessairement être fait en demeurant sur place pour la durée des séquences de deux ou trois journées de travail continu prévues à l’horaire. Il y est en effet seulement indiqué quelles sont les conditions de travail qui doivent s’appliquer dans une telle hypothèse.
[79] Je crois que l’employeur conserve, dans ce contexte, une marge de manœuvre significative dans la façon de faire exécuter le travail par les opérateurs mobiles. Il s’agit là en effet d’un droit de gérance qui ne peut être écarté que par un texte clair, tel que le prévoit d’ailleurs l’article 6.01 de la convention collective. Il ne suffit donc pas de fixer des conditions de travail lorsque les salariés sont appelés à demeurer sur place pendant plusieurs jours, comme le prévoit la lettre d’entente MAN 9, pour qu’il y ait une telle renonciation de la part de l’employeur.
[80] Les développements technologiques des dernières années chez Hydro-Québec ont rendu les diagnostics et les interventions à distance dans les centrales beaucoup plus faciles. Cela a nécessairement relativisé l’importance de bénéficier de la présence sur place d’opérateurs mobiles durant toute la journée. L’employeur considère dorénavant qu’il est possible de faire ce travail de façon complète et efficace en les faisant se déplacer chaque jour durant leurs heures régulières de travail. Il peut alors exclure les voyages en taxi et exiger que les salariés utilisent des véhicules qui lui appartiennent pour se déplacer. Le droit d’agir ainsi me semble lui être acquis en fonction de ses droits de direction.
[81] De plus, puisque les opérateurs mobiles ne demeurent plus systématiquement à la Résidence Vallant, les primes qui visaient à les dédommager pour les inconvénients liés à la prise de leurs repas et au découcher n’ont plus de raison d’être. Elles n’ont en effet toujours été que l’accessoire du principal que représentait le fait pour les opérateurs mobiles de devoir coucher à l’extérieur de leur résidence personnelle.
[82] Évidemment, ces conditions de travail devront être réactivées dans la mesure où l’employeur décide de demander aux salariés de coucher sur place, à la Résidence Vallant ou dans un autre lieu approprié. Les parties conviennent en effet que les lettres d’entente MAN 8 et MAN 9 sont toujours en vigueur, même pour leur dernière section.
[83] Je comprends évidemment que cette approche puisse être onéreuse pour les salariés qui ont postulé pour devenir opérateurs mobiles en croyant à la pérennité des méthodes de travail qui s’appliquaient jusqu’au mois de mars 2019. Je suis toutefois d’avis que cela ne peut affecter l’interprétation des textes des lettres d’entente MAN 8 et MAN 9 et nier à l’employeur l’exercice de ses droits de direction.
[28] Avec respect, les lettres d’entente MAN 8 et MAN 9 ne donnent pas place à l’interprétation.
[29] Il n’existe pas deux parties à chacune des lettres d’entente; elles sont globales et débutent en précisant que nonobstant toute disposition contraire de la convention collective, les opérateurs mobiles sont soumis aux conditions de travail suivantes.
[30] Par la suite, la totalité des paragraphes 1 à 13 énumère des conditions de travail et après que l’employeur et le Syndicat conviennent d’imposer un horaire de travail atypique aux opérateurs, il est précisé que l’employeur leur fournit le logement et leur verse des indemnités de repas et des primes salariales.
[31] Une convention collective est et demeure un contrat. Dans Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval c. Claire Brassard et Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes et infirmières auxiliaires de Laval[5], le juge Lukasz Granosik résume bien la portée juridique applicable en l’espèce :
[12] (…) une convention collective constitue toujours et encore un contrat, un acte juridique qui doit s’interpréter selon les prescriptions du Code civil du Québec, tel que la Cour suprême du Canada ne cesse de le rappeler[6] :
[61] Il est opportun de rappeler qu’il faut, dans l’interprétation d’un contrat, rechercher « la commune intention des parties » (art. 1425 C.c.Q.), en tenant compte, pour reprendre le langage du C.c.Q., « de sa nature, des circonstances dans lesquelles il a été conclu, de l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu’il peut avoir reçue, ainsi que des usages » (art. 1426 C.c.Q.). Les clauses s’interprètent « les unes par les autres », en donnant à chacune le sens qui résulte du contrat dans son ensemble (art. 1427 C.c.Q.).
[13] Ces mêmes règles d’interprétation contractuelle s’imposent aussi à l’analyse d’une convention collective[7] :
28. (…) La convention collective ne s’applique pas dans l’abstrait. Le droit commun trouve sa pertinence lors de l’interprétation des conditions de travail incluses dans la convention collective.
[14] Voilà pourquoi, la Cour d’appel, lorsque confrontée à une telle question, applique ces mêmes principes. Ainsi, le juge Chamberland affirme, au nom de la majorité, dans Commission de la construction du Québec c. J. Euclide Perron ltée[8] :
[31] L’interprétation d’un contrat (ici, une convention collective) est une affaire de fait, ou encore mixte de fait et de droit, puisqu’il s’agit en définitive de cerner l’intention des parties (article 1425 C.c.Q.).
[15] C’est aussi l’avis de Robert P. Gagnon, selon qui la nature d’une convention collective justifie l’utilisation courante par les arbitres des règles d’interprétation des contrats édictées aux articles 1425 à 1432 du Code civil du Québec[9]. Cela dit, une convention collective est un contrat particulier et son interprétation se retrouve au carrefour de plusieurs disciplines, car elle est obligatoire en cas d’accréditation syndicale et demeure soumise à un régime législatif particulier, hautement réglementé. Ainsi, il est possible d’appliquer dans ce domaine les principes d’interprétation législative et non uniquement contractuelle, comme le fait par exemple la juge Bergeron dans Centre intégré de santé et de services sociaux de Chaudière-Appalaches c. Lévesque[10]:
[44] Dans le cas en l’espèce, certes l’arbitre tient compte des principes d’interprétation des lois. Toutefois, en préférant une interprétation littérale des mots « allocation », « allocation de déplacement » et « indemnité » à la méthode moderne d’interprétation (règle de Driedger), l’arbitre évacue le contexte global pour interpréter une disposition, ce qui amène à une conclusion déraisonnable.(…)
[46] Soulignons en l’espèce que les dispositions particulières de la convention nationale antérieure (art. 29.10) qui exigeaient la présentation de pièces justificatives se retrouvent désormais dans la convention locale (art. 9.05).
[47] Ainsi, loin de modifier la portée de l’article 26.05 de la convention nationale, la prise en compte et l’examen du contexte de la convention nationale, qui contenait déjà en 2003 à l’article 29.10 les modalités de remboursement des déboursés sur présentation de pièces justificatives, démontrent que cette condition se retrouve dorénavant dans la convention locale, tel que le prévoit d’ailleurs l’article 26.05 actuel.
(Références omises)
Ou encore comme l’indique le juge Pelletier pour la Cour d’appel unanime dans Syndicat de l'enseignement de Champlain (SEC) c. Commission scolaire des Patriotes (CSP)[11]:
[25] De tout ceci, ressort à première vue l’alternative suivante :
a) Ou bien le texte est clair, comme l’affirme l’arbitre, et c’est alors le sens littéral et ordinaire des termes qui doit prévaloir, et non le sens qui s’y oppose;
b) Ou bien le texte est ambigu, et il faut alors scruter le contexte pour en dégager le sens véritable, en tenant compte, notamment, de l’application que les parties en ont faite. Or, en l’espèce, on en revient au sens littéral, puisque c’est celui-là que les parties ont toujours appliqué.
[32] Le Tribunal est également d’avis qu’une ou des lettres d’entente constituent une disposition d’exception, se greffant à une convention collective de travail et visent une situation particulière, situation qui s’écarte des principes généraux applicables.
[33] Ce qui a fait dire à l’arbitre Me André G. Lavoie dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de la petite enfance Montérégie-CSN c. Association patronale des centres de la petite enfance de la Montérégie[12] à propos d’une lettre d’entente intervenue en marge d’une convention collective de travail :
[37] C’est particulièrement en raison du caractère exceptionnel qu’elle revêt que d’aucuns s’entendent pour dire qu’elle doit recevoir une application stricte, respectant son objet et les effets qu’elle doit produire.
[38] Ce faisant, l’arbitre ne peut présumer sa portée, mais doit s’en tenir à ce qui est expressément prévu.
[39] Dit autrement, les parties, en créant cette exception, auront défini, de façon précise, la règle particulière qui doit prévaloir, laquelle constitue l’expression de leur volonté et dicte l’application singulière qui en découle;
[40] J’ajouterai qu’à ce chapitre, la prudence s’impose à l’arbitre qui est appelé à interpréter ce genre de disposition, son rôle se limitant à appliquer la disposition telle qu’elle lui est présentée, le cadre étant défini par son libellé.
[34] Le résultat net de la sentence arbitrale rendue est que les opérateurs mobiles de Milieu de complexe dans la Manicouagan doivent maintenant, après avoir consenti de se soumettre à un horaire atypique de 2 ou 3 jours consécutifs de travail d’une durée de 12 heures, tant de nuit que de jour, ne plus voir leur employeur leur offrir le gîte et mettre fin à leur indemnité de repas et prime de travail.
[35] Ceci implique, et ce n’est pas rien, que chaque début ou fin de quart de travail requiert approximativement une heure et demie d’automobile pour un total de 3 heures, compte tenu de la particularité de la route 389.
[36] La lecture des lettres d’entente MAN 8 et MAN 9 ne fait aucunement ressortir la divisibilité des conditions de travail y énumérées; les parties convenant dans leur préambule que les opérateurs des emplacements de milieux de centrales sont soumis à des conditions de travail qui s’énumèrent les unes après les autres.
[37] Ni plus ni moins, la décision de l’arbitre amène à conserver intégralement les articles 1 à 8 favorables à l’employeur et mettre de côté les articles 9 à 13 que les opérateurs mobiles considèrent comme un avantage.
[38] L’arbitre reconnait qu’il s’agit d’une décision unilatérale de l’employeur :
[34] Les discussions concernant notamment le remaniement des lettres d’entente MAN 8 et MAN 9, menées en parallèle durant cette période, n’ont pas donné de résultats tangibles. Dans ce contexte, avec l’accord des autorités compétentes, Pierre Devost et Gilles Lemieux ont modifié unilatéralement la façon de réaliser le travail des opérateurs mobiles.
[39] Pourtant, pendant des années, des décennies, on applique les lettres d’entente comme un tout (horaire et heures de travail atypiques = logement sans frais, indemnités de repas et primes de travail) et unilatéralement, l’employeur change la donne, conservant l’horaire atypique qui lui convient et forcément permet d’œuvrer avec deux équipes au lieu de trois (8 heures chacune) et de cesser d’offrir le logement, les indemnités et primes adjacentes.
[40] Scinder les lettres d’entente comme l’arbitre l’a fait, alors qu’elles ne donnent place à aucune interprétation et appliquées comme un tout depuis si longtemps, que personne en place, ni de la direction ni du Syndicat ni des opérateurs mobiles, ne s’en souvient ou n’était en fonction, n’est pas une décision raisonnable.
[41] N’est également pas un argument de se rabattre sur le fait que les lettres d’entente demeurent toujours en vigueur, si l’employeur requiert des opérateurs mobiles qu’ils demeurent au Poste Micoua entre deux quarts de travail.
[42] La résidence pouvant les accueillir, à tort ou à raison, a été fermée et ils ne coucheront toujours bien pas dans une tente.
[43] La conclusion retenue de scinder les lettres d’entente, de faire bénéficier l’employeur d’une partie et ne pas l’obliger à respecter l’autre ou encore à finaliser une négociation le permettant n’était pas une issue raisonnable.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[44] ACCUEILLE la demande en contrôle judiciaire;
[45] ANNULE la décision de l’arbitre défendeur datée du 18 février 2020;
[46] ACCUEILLE le grief;
[47] ORDONNE à l’employeur Hydro-Québec de respecter intégralement les lettres d’entente MAN 8 et MAN 9, incluant les articles 9 à 13;
[48] RETOURNE le dossier à un autre arbitre afin que soit décidé de la question des dommages et de la compensation monétaire à laquelle les salariés lésés ont droit.
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__________________________________ SERGE FRANCOEUR, J.C.S. |
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Me Alexandre Grenier |
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ROY BÉLANGER AVOCATS |
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Pour le demandeur
Me Julie Lapierre Me Cyrille Duquette |
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HYDRO-QUÉBEC/AFFAIRES JURIDIQUES Pour Hydro-Québec
Date d’audience : 30 avril 2021 |
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[1] Hydro-Québec et SCFP section locale 1500, 2020 QCTA 81 (sentence entreprise).
[2] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.
[3] 2021 QCCA 666.
[4] M.O. c. Société de l'assurance automobile du Québec, 2021 QCCA 177.
[5] 2021 QCCS 406; permission d’appeler refusée le 12 mai 2021, 2021 QCCA 804.
[6] PF Résolu Canada inc. c. Hydro-Québec, 2020 CSC 43. Voir aussi : Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43; Groupe Jean Coutu (PJC) inc. c. Canada (Procureur général), 2016 CSC 55.
[7] Isidore Garon ltée c. Tremblay; Fillion et Frères (1976) inc. c. Syndicat national des employés de garage du Québec inc., 2006 CSC 2 et voir aussi Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général), 2010 CSC 28.
[8] 2016 QCCA 1727. Voir aussi Commission scolaire des Chic-Chocs c. Syndicat des travailleurs de l'enseignement de l'Est du Québec, 2008 QCCA 764.
[9] Robert P. GAGNON, Le droit du travail du Québec, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, par. 771.
[10] 2020 QCCS 1854. Requête pour permission d'appeler rejetée, 2020 QCCA 813.
[11] 2013 QCCA 1471.
[12] 2016 QCTA 438.
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