Décision

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Gabarit EDJ

Agence Océanica inc. c. Agence du revenu du Québec

2012 QCCQ 5370

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N° :

500-80-015598-106

 

 

 

DATE :

 28 mai 2012

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

MARIE MICHELLE LAVIGNE, J.C.Q.

 

______________________________________________________________________

 

 

AGENCE OCÉANICA INC.

Demanderesse

c.

AGENCE DU REVENU DU QUÉBEC

Défenderesse

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]         Les infirmier(e)s recruté(e)s par Océanica pour travailler chez ses clients sont-elles (ils) des travailleur(es)s autonomes ou des salarié(e)s?

[2]   Le Tribunal siège en appel d'une cotisation fiscale émise par le sous-ministre du Revenu du Québec, maintenant l'Agence du revenu du Québec, (l'ARQ). Cette cotisation fiscale reproche à Agence Océanica Inc. (Océanica) de ne pas avoir payé les droits, pénalités et intérêts relatifs aux déductions à la source pour la Régie des rentes du Québec (RRQ), le Régime québécois d'assurance parentale (RQAP), le Fonds pour les services de santé (FSS) et la Commission des normes du travail (CNT), les déductions à la source. Les déductions à la source impayées pour l'année 2007 totalisent 95 368,11$ et celles pour l'année 2008, 69 755,66$.

[3]         Océanica conteste cette réclamation. Elle prétend qu'elle n'a aucune obligation de prélever et de remettre ces déductions à la source pour les années pertinentes puisque les infirmier(e)s qu'elle a rémunéré(e)s ne sont pas des salarié(e)s, mais des travailleurs autonomes.

Les faits

[4]         Océanica est une agence de placement de personnel infirmier. Elle est en affaire depuis 2002. Ses clients sont des hôpitaux, des CHSLD ou des CLSC (le Client ou les Clients). Océanica recrute des infirmier(e)s pour combler leurs besoins. Ces placements sont pour la plupart de courte durée.

[5]         Depuis son incorporation, Océanica a toujours considéré que les infirmier(e)s qu'elle recrute pour travailler chez ses Clients sont des travailleurs autonomes. À l'exception de 8 infirmières recrutées dans le cadre du programme «Info-Santé», toutes les infirmier(e)s d'Océanica ont reçu leur rémunération sans déduction à la source pour le RRQ, le RQAP, le FSS et la CNT. Les infirmier(e)s ont tou(te)s reçu(e)s d'Océanica un Relevé 1 pour leurs impôts. Leur rémunération a été qualifiée «d'autres revenus» sur ce formulaire fiscal.

[6]         Océanica a eu plusieurs litiges avec les autorités fiscales relativement à la qualification de ses employé(e)s. En 2006, la Cour canadienne de l'Impôt a considéré qu'Océanica a omis de prélever à la source les cotisations d'employeur et d'employés prévues à la Loi sur l'assurance-emploi. Un jugement à cet effet a été rendu par L'honorable juge Lucie Lamarre de la Cour canadienne de l'Impôt le 5 janvier 2006[1].

[7]         Le 10 mai 2007, un jugement a été rendu par L'honorable Raoul Barbe de la Cour du Québec, à l'encontre d'Océanica[2]. Il s'agissait d'une réclamation d'une employée pour des sommes dues en vertu d'un contrat de travail. Dans le cadre de cette procédure, Océanica a alors admis que l'infirmière en cause était une salariée de l'entreprise.

[8]         Océanica a aussi fait l'objet d'une vérification fiscale pour les années 2004 à 2006, relativement au non-paiement des déductions à la source pour ses infirmier(e)s. Océanica ne s'est pas opposée aux cotisations émises par le ministre du Revenu dans les délais prévus à la Loi sur l'impôt. Elle a requis une prorogation de délai qui lui a été refusée par la Cour du Québec[3]. Océanica a porté ce jugement en appel et la Cour d'appel a confirmé le jugement de la Cour du Québec[4]. Océanica ne peut donc contester les cotisations émises pour les années 2004 à 2006. Seules les cotisations pour les années 2007 et 2008 sont ici en cause.

Relations entre l'agence et le client

[9]         Océanica agit comme intermédiaire entre le Client et les infirmier(e)s. Le Client contacte Océanica, l'informe de ses besoins de personnel infirmier et des horaires à combler. Océanica et le Client s'entendent sur le prix que le Client devra payer à Océanica pour les services des infirmier(e)s.

[10]                    Océanica trouve les infirmier(e)s pour combler les postes requis selon les horaires demandés par le Client. Les infirmier(e)s se présentent au lieu de travail du Client à la date et à l'heure convenue. À partir de ce moment, les infirmier(e)s exécutent les tâches qui leur sont confiées par le Client et répondent à ses directives en appliquant les protocoles de soins de cet établissement de santé et les normes relatives à leur profession.

[11]        Après la prestation de travail de l'infirmier(e), Océanica facture le Client en ajoutant une marge de profit en sus de la rémunération de l'infirmier(e). Océanica n'ajoute pas la TPS et la TVQ à la valeur de ses services.

[12]        Le représentant d'Océanica prétend que les services rendus sont exonérés du paiement de la TPS et de la TVQ puisqu'il s'agit de services de santé. L'ARQ n'est pas d'accord avec cette position et prétend que ces taxes sont dues par Océanica puisque celle-ci rend des services de recrutement et de placement de personnel, pas des services de santé. Cependant, les cotisations en cause ici ne concernent que les déductions à la source. Océanica n'a pas été cotisée relativement au non-paiement de la TPS et la TVQ.

Relations entre l'agence et les infirmier(e)s

[13]        Le Tribunal a entendu le témoignage de 11 infirmier(e)s qui travaillent, ou qui ont travaillé, pour Océanica et qui sont visé(e)s par l'enquête de l'ARQ[5].

[14]        Il ressort de ces témoignages les faits suivants :

·                    Les infirmier(e)s n'ont aucun contrat écrit avec Océanica et ne sont lié(e)s par aucun engagement de non-concurrence ou de non-sollicitation des Clients.

·                    Les infirmier(e)s sont libres d'accepter ou de refuser un placement chez le Client proposé par Océanica. Lorsqu'elles acceptent, elles doivent se plier à l'horaire de travail du Client.

·                    Dès le moment où les infirmier(e)s acceptent une assignation, leur salaire leur est dû sans possibilité de faire des profits et sans risque de perte.

·                    Océanica ne paie aucune dépense reliée à l'emploi des infirmier(e)s. Les infirmier(e)s paient leur cotisation professionnelles à l'ordre des infirmiers et infirmières du Québec laquelle inclut une assurance responsabilité.

·                    Les infirmier(e)s paient leur uniforme et leurs chaussures et occasionnellement quelques petits équipements, tels les stéthoscopes. Le Client fourni tous les autres équipements et produits nécessaires à la réalisation du travail des infirmier(e)s.

·                    Les infirmier(e)s sont rémunéré(e)s sur la base d'un montant forfaitaire pour un quart de travail de 8 heures.

·                    La rémunération octroyée par Océanica pour un quart de travail de 8 heures est généralement de 250$. Dans certains cas particuliers, les infirmier(e)s négocient leur rémunération à la hausse. Ainsi, lorsque le travail des infirmier(e)s est requis pendant des périodes de pénurie de personnel (par exemple les vacances ou les congés fériés), les infirmier(e)s exigent une rémunération plus élevée. L'augmentation octroyée par Océanica varie en fonction de la demande du Client et de la pénurie d'infirmier(e)s.

·                    Outre l'assignation à un endroit et à une heure déterminée, Océanica ne leur donne aucune directive ni aucune formation aux infirmier(e)s pour l'exécution de leur travail.

·                    Les infirmier(e)s remettent à Océanica le relevé des heures et des jours travaillés chez le Client. Cette transmission d'information à Océanica se fait de façon informelle, la plupart du temps sur un document manuscrit envoyé par fax. Certains infirmier(e)s qualifient ce document de facture. Aucune taxe (TPS-TVQ) n'est ajoutée par les infirmier(e)s.

·                    À l'occasion, certains infirmier(e)s ont accepté un emploi de salarié chez des Clients chez qui ils/elles ont travaillé par l'intermédiaire d'Océanica.

·                    Les infirmier(e)s recruté(e)s par Océanica sont placé(e)s chez le Client pour une durée variable. Certain(e)s remplacent des employés permanents du Client pour une courte période. D'autres acceptent des postes à plus long terme. Pour la plupart, il s'agit de remplacer ou d'occuper un poste laissé vacant par les employés permanents du Client ou pour combler des besoins urgents.

·                    Par le passé, Océanica a recruté des infirmier(e)s pour réaliser un projet spécifique et limité dans le temps (le projet Info-Santé). Dans ce cas particulier, Océanica a considéré les employé(es) comme des salarié(e)s et des déductions à la sources étaient prélevées sur leur salaire.

Relations entre l'infirmier(ère) et le client

[15]        Lorsque l'infirmier(e) travaille chez le Client, c'est celui-ci qui assigne les tâches, qui détermine les méthodes de travail et qui supervise les tâches exécutées. Les infirmier(e)s recruté(e)s par Océanica travaillent en collaboration avec les salariés du centre de soins de santé et font un travail identique.

 

ANALYSE

[16]        La qualification de salarié ou employé par opposition à celle de travailleur autonome, prestataire de services ou entrepreneur a fait couler beaucoup d'encre. À maintes reprises, les tribunaux ont eu à se prononcer sur la qualification de la relation entre un donneur de travail et celui qui l'exécute, dans des contextes variés et en application de dépositions légales différentes.

[17]        Cette qualification n'est pas simple pour autant.  La détermination du statut de travailleur autonome ou de salarié est importante, sinon primordiale, en regard de l'application de nombreuses lois dont les objectifs diffèrent. Cette question se pose, entre autres, dans le vaste domaine du droit du travail, en matière d'accréditation ou de congédiement, et lorsque l'on considère le maintien du lien d'emploi à la suite de la vente d'une entreprise, dans le domaine de la responsabilité extra-contractuelle de l'employeur pour les fautes de ses employés[6] ou encore, lorsque l'on évalue les obligations fiscales d'un employeur à l'égard de ses employés.

[18]        Les tribunaux ont reconnu que la qualification de salarié ou employé par opposition à celle de travailleur autonome, entrepreneur indépendant ou prestataire de services, est tributaire des faits particuliers en cause.  Les faits doivent être considérés globalement[7].  L'intention du législateur en édictant les dispositions légales en cause  doit aussi être considérée et doit orienter le Tribunal dans son analyse.

[19]        Les faits relatifs à la relation de travail entre Océanica et ses infirmier(e)s seront analysés en considérant les éléments suivants:

- les définitions contenues aux lois fiscales en cause;

- les notions du Code civil du Québec;

- le bulletin d'interprétation de l'ARQ;

- et finalement, les enseignements des auteurs et de la jurisprudence.

Les définitions légales

[20]        Les lois fiscales qui s'appliquent à la présente cotisation et qui imposent à un employeur l'obligation de retenir et de payer des déductions à la source, contiennent des définitions des termes employeur, employé ou salarié. Malheureusement, nous le verrons, ces définitions sont peu étoffées. Pour qualifier la relation de travail des infirmier(e)s d'Océanica, il faudra avoir recours à d'autres sources:

Loi sur les impôts, L.R.Q., c. I-3

1. Dans la présente partie et dans les règlements, à moins que le contexte n'indique un sens différent, l'expression:

[…]

«employé» signifie toute personne occupant un emploi ou remplissant une charge;

[…]

«employeur», relativement à un employé, signifie la personne de qui l'employé reçoit sa rémunération;

 «entreprise» signifie:

«entreprise» comprend une profession, un métier, un commerce, une manufacture ou une activité de quelque genre que ce soit, y compris, sauf aux fins du paragraphe a du premier alinéa de l'article 164, de l'article 250.4 et du paragraphe i du deuxième alinéa de l'article 726.6.1, un projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial, mais ne comprend pas une charge ni un emploi;


«
entreprises de services personnels» signifie:

«entreprise de services personnels» désigne une entreprise de services qu'une société exploite dans une année d'imposition lorsqu'un employé qui fournit des services pour le compte de la société, appelé «employé constitué en société» dans la présente définition et dans l'article 135.2, ou une personne qui est liée à un employé constitué en société, est un actionnaire désigné de la société et que cet employé constitué en société pourrait raisonnablement être assimilé à un employé de la personne ou de la société de personnes à qui il a fourni les services, si ce n'était de l'existence de la société, sauf si l'une des conditions suivantes est remplie:

 

a)  la société emploie pendant toute l'année dans l'entreprise plus de cinq employés à temps plein;

 

b)  le montant reçu ou à recevoir par la société dans l'année pour les services fournis est payé ou à payer par une société à laquelle elle est associée dans l'année;


[Nos soulignés]

 

Loi sur la Régie de l'assurance maladie du Québec, L.R.Q., c. R-5

33. Dans la présente section, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:

 «année»;

«employé»: un employé au sens de l'article 1 de la Loi sur les impôts;

 «employeur»;

«employeur»: une personne, y compris un gouvernement, qui verse un salaire ou, lorsque, au cours d'une période, un employé est, au sens d'une entente en matière de sécurité sociale qui prévoit la réciprocité de couverture des régimes d'assurance maladie, conclue entre le gouvernement du Québec et celui d'un pays étranger, un salarié détaché dans ce pays, pour cette période, la personne qui a ainsi détaché cet employé;

 [Nos soulignés]

 

Loi sur le régime de rentes du Québec, L.R.Q., c. R-9

1. Dans la présente loi, les expressions suivantes signifient:
[…]

g) «salarié»: un particulier qui exécute un travail en vertu d'un contrat de travail ou occupe une charge;

[…]

«employeur»;

 i) «employeur»: une personne qui verse à un salarié une rémunération pour ses services, y compris l'État;

 [Nos soulignés]

 

Loi sur l'assurance parentale, L.R.Q., c. A-29.011

(…)

6. Le Conseil de gestion fixe par règlement les taux de cotisation suivants:

 1° le taux de cotisation applicable à un employé et à la personne visée à l'article 51;

 2° le taux de cotisation applicable à un employeur;

 3° le taux de cotisation applicable à un travailleur autonome, à une ressource de type familial et à une ressource intermédiaire.

Interprétation.

Pour l'application du premier alinéa, les expressions «employé», «employeur», «travailleur autonome», «ressource de type familial» et «ressource intermédiaire» ont le sens que leur donne l'article 43.

Entrée en vigueur.

Ces taux de cotisation entrent en vigueur le 1er janvier de l'année suivant la date de leur publication à la Gazette officielle du Québec. Cette publication ne peut être postérieure au 15 septembre qui précède ce 1er janvier.

2001, c. 9, a. 6; 2005, c. 13, a. 4; 2009, c. 24, a. 75.

(…)

CHAPITRE IV 

COTISATIONS

 

SECTION I 

DÉFINITIONS ET INTERPRÉTATION

Interprétation:

43. Dans le présent chapitre et les règlements pris en vertu de celui-ci, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:

 «emploi»;

«emploi»: un emploi ou une charge, au sens de l'article 1 de la Loi sur les impôts (chapitre I-3), qui est un travail visé au sens de l'article 4;

 «employé»;

«employé»: une personne qui est un employé au sens de l'article 1 de la Loi sur les impôts et qui remplit, à l'égard d'un emploi, l'une des conditions suivantes:

 1° elle se présente au travail à un établissement de son employeur au Québec;

 2° son salaire, si elle n'est pas requise de se présenter à un établissement de son employeur, est versé d'un tel établissement au Québec;

 «employeur»;

«employeur»: une personne, y compris un gouvernement, qui verse à une autre personne un salaire pour ses services;

(…)

«travailleur autonome»: une personne qui a un revenu d'entreprise pour l'année.

 

Loi sur les normes du travail, L.R.Q., c. N-1.1

CHAPITRE I 

DÉFINITIONS

Interprétation:

1. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:

(…)

 7° «employeur»: quiconque fait effectuer un travail par un salarié;

(…)

 9° «salaire»: la rémunération en monnaie courante et les avantages ayant une valeur pécuniaire dus pour le travail ou les services d'un salarié;

 «salarié»;

 10° «salarié»: une personne qui travaille pour un employeur et qui a droit à un salaire; ce mot comprend en outre le travailleur partie à un contrat en vertu duquel:

i.  il s'oblige envers une personne à exécuter un travail déterminé dans le cadre et selon les méthodes et les moyens que cette personne détermine;

ii.  il s'oblige à fournir, pour l'exécution du contrat, le matériel, l'équipement, les matières premières ou la marchandise choisis par cette personne, et à les utiliser de la façon qu'elle indique;

iii.  il conserve, à titre de rémunération, le montant qui lui reste de la somme reçue conformément au contrat, après déduction des frais d'exécution de ce contrat;

(…)

 

[21]        Outre les définitions de la Loi sur les normes du travail[8]l, les définitions contenues à la Loi sur la Régie de l'assurance maladie du Québec[9] à la Loi sur le régime des rentes du Québec[10] et à la Loi sur l'assurance parentale[11]  réfèrent aux définitions de la Loi sur les Impôts[12].

[22]        Aux termes de la Loi sur les Impôts[13], un employeur est la personne de qui l'employé reçoit sa rémunération et l'employé est la personne qui occupe la charge ou l'emploi. L'importance est mise sur le versement de la rémunération. Pour définir une entreprise, le critère de risque de profits et de perte doit être présent.

Le Code civil du Québec

[23]        Les tribunaux du Québec ont reconnu que la qualification de salarié ou employé par opposition à celle de travailleur autonome, entrepreneur indépendant ou prestataire de services doit aussi se faire en regard des notions du Code civil du Québec.[14]  Le bulletin d'interprétation de Revenu Québec[15] réitère ce principe :

"Le ministère du Revenu reconnaît qu'en l'absence de dérogation aux principes du droit civil dans les lois fiscales, ce sont les notions de droit civil qui doivent prévaloir."

 

[24]        L'article 2085 C.c.Q. donne une définition du contrat de travail :

2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur.

[25]        Le contrat de services ou d'entreprise est aussi défini aux articles 2098 et 2099 C.c.Q.:

2098. Le contrat d'entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l'entrepreneur ou le prestataire de services, s'engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s'oblige à lui payer.

2099. L'entrepreneur ou le prestataire de services a le libre choix des moyens d'exécution du contrat et il n'existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution.

[26]        Finalement, l'article 1525 CcQ donne une définition de ce qui constitue l'exploitation d'une entreprise :

1525. Constitue l'exploitation d'une entreprise l'exercice, par une ou plusieurs personnes, d'une activité économique organisée, qu'elle soit ou non à caractère commercial, consistant dans la production ou la réalisation de biens, leur administration ou leur aliénation, ou dans la prestation de services.

[27]        Il ressort de ces définitions que le contrat de travail s'analyse en regard de 3 composantes: le travail, la rémunération, et la subordination. Parallèlement, le contrat  d'entreprise ou de services se caractérise par la liberté ou l'autonomie de l'entrepreneur ou du prestataire de service dans l'organisation de son activité économique, dans la créativité investie dans la prestation des services et finalement dans les risques de profits et de pertes reliés à l'exploitation d'une entreprise.

Le bulletin d'interprétation de l'ARQ

[28]        Le Ministère du Revenu a émis un bulletin d'interprétation[16] relatif à la détermination du statut d'un travailleur. Ce bulletin d'interprétation,  s'il n'a pas la valeur d'une réglementation ou d'une loi, est néanmoins pertinent pour interpréter le sens que l'ARQ donne à la relation de travail.

Interprétation Revenu Québec, RRQ. 1-1/R2, 30 octobre 1998

"Ce bulletin énonce et commente les principaux critères habituellement retenus par le ministère du Revenu pour déterminer le statut d'un travailleur.

(…)

Il ressort de notre droit civil que le lien de subordination constitue l'élément principal de la détermination du statut de travailleur. L'article 2085 du Code civil du Québec, lu en conjonction avec l'article 2099, nous amène en effet à conclure que l'existence d'un lien de subordination quant à l'exécution du travail caractérise un contrat de travail.

Par ailleurs, la subordination qui y est visée est une subordination juridique et le Ministère considère que la présence d'une telle subordination, même minimale, suggère l'existence d'un contrat de travail.

(…)

Pour déterminer si un travailleur doit être considéré comme salarié ou autonome en regard d'un principal, la jurisprudence nous enseigne qu'il faut évaluer le degré de subordination existant entre eux et, à cette fin, analyser l'ensemble des faits entourant les relations du travailleur avec le principal.

(…)

Sans être exhaustifs, les critères suivants sont pris en considération lors de cette analyse :

                         1. la subordination effective du travail;

                         2. le critère économique;

                         3. la propriété des outils;

                         4. l'intégration des travaux effectués par le travailleur;

                         5. le résultat spécifique;

                         6. l'attitude des parties quant à leurs relations.

(…)

En somme, ces critères servent de guide dans l'appréciation de la relation entre le travailleur et le principal. C'est l'analyse de la situation, dans sa globalité, qui permet de déterminer la relation juridique qui lie le travailleur au principal à savoir s'il s'agit d'un contrat de travail ou au contraire, d'un contrat d'entreprise. À cet égard, chacun des critères doit être confronté aux faits en cause et la qualification donnée au contrat par le travailleur et le principal sera écartée si elle ne correspond pas à la réalité. Enfin, chacun de ces critères revêt une importance relative selon la nature de l'entreprise et la prestation de travail à fournir.

La subordination effective du travail

La subordination se définit généralement comme étant la faculté, pour le principal, de déterminer le travail à exécuter, d'encadrer cette exécution et de la contrôler. Elle est présente si, dans les faits, un rapport d'autorité s'exerce concrètement par le principal sur le travailleur. En pratique, la subordination se traduit par l'application de directives et de normes, fixées par le principal, qui déterminent le cadre réel dans lequel s'effectue le travail.

(…)

De même, le professionnel qui exerce dans une entreprise, au lieu où le principal l'a affecté, restera un salarié même si le principal ne lui donne pas d'instructions détaillées quant à la façon de remplir sa tâche. Conséquemment, l'appartenance à un ordre professionnel n'est pas concluante en soi au statut de travailleur autonome."

[29]        Le bulletin d'interprétation reprend les nombreux critères élaborés par la jurisprudence pour qualifier la relation employeur-employé ou salarié et travailleur autonome et client. Il réitère que ces critères doivent être soupesés sous l'éclairage des faits particuliers au cas sous étude. Il met aussi l'emphase sur l'existence d'un lien de subordination juridique.

Les auteurs et la jurisprudence

[30]        Les tribunaux ont interprété la notion de salarié par opposition à travailleur autonome, prestataire de services ou entrepreneur dans des contextes variés en procédant à une analyse globale et contextuelle.[17]. L'importance donnée aux critères de détermination varie en fonction de ces faits particuliers et du contexte dans lequel ils se sont déroulés. Chaque situation est en quelque sorte un cas d'espèce.

[31]        Le cas d'Océanica présente des difficultés additionnelles puisque le Tribunal doit qualifier le statut fiscal des infirmier(e)s d'Océanica dans le cadre d'une relation tripartite ou triangulaire. Cette relation met en cause le Client (le centre de santé), l'agence de placement Océanica et finalement les infirmier(e)s qui rendent leur prestation de travail au bénéfice du Client. Océanica agit dans cette relation tripartite comme une agence de placement, un "intermédiaire du travail". La qualification du lien de travail entre les infirmier(e)s et Océanica au sein de cette relation tripartite doit se faire dans un contexte global qui considère l'implication des trois parties.[18]  Cependant, le Client (le Centre de Santé, le CHSLD, le CLSD etc…) n'est pas parti aux présentes procédures. Aucun représentant des Clients n'a témoigné à l'audience et le point de vue du Client n'a pas été représenté. Les informations relatives aux relations entre les Clients et Océanica et les infirmier(e)s et les Clients proviennent donc des témoignages des infirmier(e)s, du représentant d'Océanica et des pièces au dossier[19].

[32]        La qualification du statut des infirmier(e)s d'Océanica doit se faire en ayant comme toile de fond, le contexte d'extrême mouvance du domaine du travail. Le monde change rapidement et ces changements influent considérablement sur les relations de travail. L'auteur Dalia Gesualdi-Fecteau dans son texte «Fragmentation de l'entreprise et identification de l'employeur : Où est Charlie?»[20] illustre bien les changements récents et rapides vécus par les entreprises qui ont amené un ou des tiers à s'insérer dans les relations de travail traditionnelles en créant ce que l'auteure Marie-France Bich qualifie de "disharmonie dans le droit":[21]

"L'entreprise dite classique s'identifie à l'employeur qui la dirige et se caractérise par l'intégration verticale de la production; cette conception hiérarchisée de l'entreprise permet d'y insérer avec une certaine aisance la relation de travail, ce qui facilite la détermination du centre de pouvoir. Cette "configuration de l'entreprise" est donc le produit de la coordination d'un ensemble de facteurs humains, matériels et intellectuels en fonction de la réalisation d'une finalité. L'étude des modèles organisationnels permet de constater que la réalité de l'entreprise d'aujourd'hui ne peut plus se réduire à «l'entreprise classique», qui se définissait par son organisation productive fordiste*. La régulation fordiste entraînait un rapport salarial fondé sur un contrat de travail à long terme, la présence de garanties d'emploi et la progression des salaires au rythme des gains de productivité.

(…)

Ce modèle d'organisation de la production fut remis en question lors du premier choc pétrolier alors que les principaux pays industrialisés durent faire face à différentes pressions économiques : la diversification de la demande, la hausse des exigences de qualité, l'essor des nouvelles technologies de l'information et des communications et la mondialisation des marchés se sont ajoutés aux turbulences économiques qui plongèrent plusieurs grandes entreprises dans une grave crise de compétitivité. On accusa le manque de flexibilité des entreprises d'être à la source de leurs problèmes: pour redevenir compétitive et rentables, elles devaient accroître leur flexibilité afin d'être en mesure de s'adapter aux fluctuations du marché. En matière d'organisation de la production et du travail, «l'entreprise flexible» doit s'articuler autour de trois axes : la flexibilité numérique, fonctionnelle et financière. Essentiellement, les entreprises doivent pouvoir augmenter ou réduire leurs effectifs rapidement selon les besoins tout en réduisant au maximum la charge financière liée aux salaires et aux avantages sociaux. Dans ce contexte, les entreprises privilégient le recours à des travailleurs temporaires ou à temps partiel, tout en favorisant la construction de réseaux d'entreprises.

(…)

Ainsi, une nouvelle réalité se substitue à l'entreprise classique de production: «une logique de contractualisation prend alors la place de la précédente logique hiérarchique». Cette nouvelle entreprise est une «entreprise réseau» : celle-ci poursuit désormais sa fin en s'assurant du concours relativement stable «d'agents de production qui lui sont extérieurs, ainsi que des ressources associées à ces autres entreprises avec lesquelles elles contractent».

[33]        Dans son article intitulé «De quelques idées imparfaites et tortueuses sur l'intermédiation du travail»[22], Marie-France Bich, alors avocate et enseignante, définie ainsi les intermédiaires du travail:

"En ce sens, seront des intermédiaires du travail, pratiquant l'intermédiation du travail, tous ceux dont l'activité consiste à intervenir, à des degrés divers et sous des formes variées, dans une relation qui, autrement, s'établirait directement entre le donneur d'ouvrage, utilisateur du service, et l'exécutant, dans le cadre d'une relation d'emploi classique, c'est-à-dire bipartite.

L'appellation d'"intermédiaires de travail" conviendra ainsi aux personnes dont l'entreprise consiste à fournir à d'autres les services de salariés, pour des missions de courte ou de longue durée.

La notion d"intermédiation du travail couvre donc des situations diverses mais se caractérisant toutes par le fait que leur objet ou leur effet principal se rattache à la fourniture ou à la gestion d'une main-d'œuvre qui exécute chez le client des tâches fonctionnellement intégrées ou liées à l'entreprise de ce dernier.  Plutôt que d'embaucher et de contrôler directement l'individu qui exécute les tâches en question (l'exécutant), l'exploitant d'une entreprise (donneur d'ouvrage et utilisateur) fera affaire avec un intermédiaire qui peut lui fournir toute une gamme de services allant jusqu'à la mise à disposition complète des ressources humaines.  À ce qui aurait été une relation de travail bipartite fondée sur un rapport contractuel purement synallagmatique (où le donneur d'ouvrage et l'exécutant sont les seuls contractants) succède alors une relation tripartite fondée sur un réseau de contrats (donneur d'ouvrage Û intermédiaire Û exécutant)."

[34]        Marie-France Bich décrit avec éloquence la situation des agences de placement qui agissent à titre d'intermédiaire entre le Client et les employés pour l'exécution de tâches temporaires ou permanentes chez le Client. Dans le contexte de cette relation tripartite, l'auteure tente d'identifier le véritable employeur. Elle s'exprime comme suit:

"Comment le droit québécois traite-t-il cette situation?  La jurisprudence s'est engagée jusqu'ici dans une entreprise de réduction quasi mathématique, tentant de discerner une relation bipartite prédominante dans la relation tripartite qui s'instaure entre le salarié, l'intermédiaire et le client: bref, de trois acteurs, il s'agit de passer à deux, ce que l'on fera en identifiant un, et un seul, "véritable" employeur.

Cette attitude est compréhensible, puisque (on l'a dit et répété) les lois du travail, à l'instar du droit commun, ont été conçues en fonction d'un modèle relationnel bipartite.  L'intrusion d'un tiers trouble cette relation, crée une dysfonction dans le couple salarié-employeur et engendre une disharmonie dans le droit.  Il ne faut donc pas se surprendre de ce que le réflexe ait été de maintenir et de protéger le paradigme du bipartisme, en éliminant à toutes fins que de droit l'un des acteurs du dédoublement de la fonction d'employeur: il ne peut y avoir qu'un employeur et il s'agit simplement de l'identifier."                               (page 271)

[35]        Cette opinion trouve écho dans les propos du juge Lamer dans la décision Pointe-Claire[23]: "la relation tripartite s'intègre difficilement dans le schéma classique des rapports bilatéraux[24]".

[36]        Le domaine de la santé dans lequel œuvre Océanica n'a pas été à l'abri des bouleversements du monde du travail. En quelques décennies, le travail dans le milieu hospitalier est passé d'un modèle traditionnel hiérarchique impliquant un employeur et des employés, à un modèle fragmenté impliquant de nombreux intervenants.  On parle maintenant d'entreprise-réseau, de sous-traitance, d'impartition, de location de personnel. La mission initiale de l'entreprise est maintenant exécutée par plusieurs entités juridiques. Le ménage, les repas, les analyses de laboratoire et les services infirmiers sont exécutés par des entreprises n'appartenant pas au Client mais auxquelles le Client est lié contractuellement. Ces changements ne sont pas sans  impact sur les relations juridiques entre les parties maintenant impliquées dans la prestation des services de santé.

[37]        Dans cette mouvance, comment les tribunaux ont-ils qualifié les relations juridiques impliquant des intermédiaires de travail?

[38]        Avant 1997, la jurisprudence émanant principalement du domaine du droit du travail considérait que le meilleur critère de qualification de la relation employeur-salarié était celui de la subordination juridique du salarié.  Ainsi on s'attardait à rechercher les éléments factuels du contrôle effectif de la prestation de travail du salarié.  En 1997, la Cour suprême du Canada dans l'affaire Pointe-Claire c. Le Tribunal du travail[25] a eu à analyser la situation des agences de location de personnel dans un contexte de droit du travail.  Le juge Lamer a alors préconisé l'approche d'analyse globale et plus large.

"Selon cette approche globale les critères de la subordination juridique et de l'intégration à l'entreprise ne devraient pas être utilisés comme des critères exclusifs pour déterminer le véritable employeur[26]".

[39]        Plusieurs autres critères sont alors ajoutés à celui de la subordination juridique des employés. On parle de processus de sélection, l'embauche, la formation, la discipline, l'évaluation, la supervision, l'assignation des tâches, la rémunération et l'intégration dans l'entreprise.  Néanmoins, l'objectif reste toujours d'identifier la partie qui exerce le plus grand contrôle sur tous les aspects du travail du salarié. 

[40]         Malgré l'arrêt Pointe-Claire, la tâche d'identifier le véritable employeur dans le cadre d'une relation tripartite n'a pas été simplifiée. Ceci c'est traduit par l'établissement de deux courants jurisprudentiels dans le contexte de relations tripartites, le premier préconisant que l'intermédiaire est le véritable employeur du salarié qu'il place temporairement chez le Client et le second préconisant que le Client est le véritable employeur du salarié. À ce sujet, l'auteur Marie-France Bich s'exprimait comme suit:

"Encore une fois, les situations de faits sont fort variées et l'on constate une même variété dans la jurisprudence.  Si l'on fait parfois allusion au mandat ou au concept d'employeur unique, c'est toutefois l'idée de la recherche du véritable employeur qui domine, comme dans le cas de l'arrangement de travail temporaire et, au moins depuis l'affaire Pointe-Claire, sur la base des mêmes critères, dans le cadre d'une approche globale.  Leur application est bien sûr étroitement rattachée aux situations d'espèce, mais on en arrive très souvent à la conclusion employeur = client et parfois à la conclusion employeur = intermédiaire.

Cette prépondérance est assez intéressante: au-delà de l'application des critères reconnus par l'affaire Pointe-Claire, elle semble témoigner d'une reconnaissance implicite de ce que le salarié a en réalité pour employeur celui à l'entreprise de laquelle il est le plus étroitement et le plus durablement intégré.  On a en outre l'impression que, plus souvent qu'autrement, les tribunaux, même s'ils n'en disent rien, avalisent ce faisant l'idée que l'intermédiaire est en pareil cas le mandataire (tacite) du client aux fins de l'établissement du lien d'emploi et, pour le reste, le simple prestataire d'un service administratif (dont la présence n'affecte pas le lien contractuel qui s'établit entre le salarié et le client-employeur.  Autrement dit, le contrat de sous-traitance de main-d'œuvre serait un mandat (sous l'aspect recrutement et embauche des salariés, qui emportent la conclusion d'un acte juridique), mandat doublé d'un contrat de service (ce service étant celui de la prise en charge totale ou partielle d'opérations liées à la gestion des ressources humaines mises à la disposition du client-mandant).  C'est une voie que l'on gagnerait à emprunter de façon plus systématique, et plus explicite aussi, parce qu'elle ne déforme pas la réalité des liens factuels engendrés par la situation contractuelle des parties: elle permet au contraire de trouver le "vrai" contrat entre les parties sur la base même des termes de leur entente et sans égard à l'étiquette qu'elles ont prétendu leur donner.  C'est une opération classique en droit des obligations.  Cette reconstruction contractuelle est d'autant plus convaincante qu'elle s'appuie sur la donnée fondamentale de la relation de travail du salarié à l'entreprise d'autrui".

[41]        Le Tribunal adopte cette méthode d'analyse dans le présent cas. Face à la  fragmentation des activités des Clients d'Océanica, le Tribunal doit considérer la relation entre Océanica et ses infirmier(e)s de façon globale en considérant la relation contractuelle des parties. L'analyse ne peut se limiter aux fonctions exécutées par les infirmier(e)s et au degré de supervision de Océanica sur celles-ci.  Il faut regarder l'entreprise poursuivie et établir le lien de connexité des parties à cette entreprise au sens large.  L'analyse de cette connexité entre l'agence, le client et l'infirmière doit tenir compte des liens fonctionnels, opérationnels et juridiques entre les parties.

[42]        Quelle est l'entreprise poursuivie par Océanica et les infirmièr(e)s?  L'objectif  poursuivi par le Client d'Océanica, Océanica et ses infirmières, est de fournir des soins de santé aux bénéficiaires qui les requièrent au sein de l'établissement du Client.  Par le passé, cette entreprise était exploitée en totalité par le Client qui engageait les employés pour l'exécution de toutes les tâches entourant la prestation de soins de santé.  Les exigences et les changements du monde du travail ont forcé le Client à confier à des tiers certaines tâches qu'il exécutait.  Dans le cas présent, le Client a confié à Océanica, le recrutement d'infirmièr(es) pour combler ses besoins de personnel.

[43]        Océanica s'insère donc dans la relation que le Client avait traditionnellement avec ses employés. Océanica prend à sa charge le recrutement des infirmiers(ères) à titre de mandataire du Client et pour son bénéfice exclusif.  C'est Océanica qui retient les services de l'infirmier(e), qui conclut l'entente salariale et verse le salaire. Ce salaire est payé par Océanica à même les honoraires qu'elle facture à ses Clients pour les services des infirmièr(e)s et ses services de recrutement. 

[44]        Océanica n'est qu'une agence de placement de personnel.  Elle ne fait pas de formation des infirmier(e)s, ne fournit pas d'équipement et ne défraie aucune dépenses pour ses employés. Elle reçoit le relevé des heures travaillées par les infirmier(e)s, paie leur rémunération, contrôle les heures travaillées et facture les Clients en conséquence.

[45]        De leur côté, les infirmier(e)s ne peuvent être considérés comme administrant leur propre entreprise.  Cette "entreprise" n'a aucune autonomie propre et ne peut exister sans le Client pour fournir le travail et l'agence pour établir le lien entre l'infirmier(e) et le Client.  Ils(elles) sont seuls employé(e)s de leur "entreprise".  Aucun investissement majeur n'est nécessaire à l'exploitation de celle-ci.  Il n'existe aucune différence entre les tâches exécutées par les infirmiers(e)s recruté(e)s par Océanica et les infirmiers(e)s salarié(e)s du Client.  Leur travail est supervisé par le personnel du Client.

[46]        Le travail des infirmier(e)s, tout comme celui d'Océanica, est intimement lié à l'entreprise du Client. 

[47]        Les faits mis en preuve permettent de conclure que dans le quotidien, le Client contrôle la prestation qualitative du travail de l'infirmier(e).  Le Client détermine les tâches à exécuter.  Il peut aviser Océanica qu'il ne désire plus retenir les services de l'infirmier(e) si ceux-ci sont inadéquats.  Il est responsable, avec l'infirmier(e), de la qualité des services fournis aux bénéficiaires.  Le Client paie indirectement la rémunération de l'infirmier(e) en versant des honoraires à Océanica.

[48]        La supervision du travail de l'infirmier(e) est faite principalement par le Client. Océanica, de son côté, est mandatée par le Client pour recruter des employés lorsque le Client ne satisfait pas à la tâche.  Océanica prend alors à sa charge certaines responsabilités de l'employeur-client soit le recrutement et le paiement de la rémunération.  Océanica agit à cet égard comme mandataire du Client en payant le salaire directement aux infirmier(e)s.  Ce faisant, Océanica s'oblige en son nom. La rémunération est payée par Océanica et non par le mandant (le Client).  Ainsi, Océanica devient personnellement responsable des charges fiscales en application de l'article 2157 C.c.Q.

2157. Le mandataire qui, dans les limites de son mandat, s'oblige au nom et pour le compte du mandant, n'est pas personnellement tenu envers le tiers avec qui il contracte.

 

Il est tenu envers lui lorsqu'il agit en son propre nom, sous réserve des droits du tiers contre le mandant, le cas échéant.

[49]        Réunis ensemble, le Client et Océanica ont tous les attributs de l'employeur traditionnel exploitant un centre de santé qui engage des infirmier(e)s sur une base occasionnelle ou permanente. Le fait de scinder les tâches de l'employeur et d'en déléguer une partie à Océanica ne change pas la nature du travail de l'infirmier(e) salarié(e) et n'en fait pas un travailleur autonome pour autant.

[50]        Si on devait retenir la prétention d'Océanica et conclure que les infirmier(e)s sont des travailleurs autonomes ceci équivaudrait, dans la réalité, à une aberration.  Un Client pourrait recourir à une agence de placement pour tous ses employés et ainsi éviter le paiement des impôts et des déductions à la source sans toutefois qu'il n'y ait aucun changement relativement au travail effectué et à sa supervision.

[51]        Ainsi, la conjugaison de plusieurs critères utilisés pour qualifier la relation de travailleur salarié par opposition à travailleur autonome, nous permet de conclure qu'Océanica doit être considérée comme l'employeur des infirmières.[27] La connexité du travail des infirmier(e)s et d'Océanica avec les buts poursuivis par le Client, l'absence des caractéristiques habituellement retrouvées chez un entrepreneur dans l'entreprise des infirmier(e)s (pas d'investissement initial, pas de profits et de risques pertes, peu d'équipement, peu de possibilité de délégation etc..) et la nature des liens contractuels entre Océanica et le Client sont autant de faits qui témoignent d'une relation d'employé(e)s-salari(é)s.  Les infirmier(e)s sont des salariés d'Océanica, qui agit à leur égard comme mandataire du Client, tout en s'engageant en son nom propre.

[52]        Océanica est donc redevable envers l'Agence de revenu du Québec de toutes les sommes dues aux termes des lois fiscales énumérées précédemment.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

REJETTE l'appel des avis de cotisation portant les numéros 3132601 et 3132571;

MAINTIENT les avis de cotisations portant les numéros 3132601 et 3132571 relatifs aux années d'imposition 2007 et 2008;

LE TOUT avec les entiers dépens.

 

 

__________________________________

MARIE MICHELLE LAVIGNE, J.C.Q.

 

 

Me Fatima Naam

Procureur de la demanderesse

 

Me Gérald Danis

Larivière, Meunier (Revenu-Québec)

Procureur de la défenderesse

Date d’audience :

 12 décembre au 16 décembre 2011

 



[1] Agence Océanica Inc. c. M.R.N., 2006 CCI 14

[2] Commission des Normes du Travail c. Agence Océanica Inc., 2007 QCCQ 10327   

[3] Sous-ministre du Revenu du Québec c. Océanica Inc., 2010 QCCQ 871

[4] Océanica Inc. c. Sous-ministre du Revenu du Québec, 2010 QCCA 1901

[5] Marie-Claire Hawolange-Hayowa, Fatima Dkhaissi, Raja Sultan, Germaine Pierre, Youssouf Ballo, Marie Surelette Aurélien, Marie Thesel André, Samsoum Loutouf, Denyse Leblond, Michaelle Bien-Aimé et Bernadette Pierre-Louis

[6] Voir entre autres Hôpital Notre-Dame de l'Espérance et Théôret c. Laurent 1978 1 RCS 605

[7] Voir Pointe-Claire c. Tribunal du travail [1997] 1 R.C.S. 1015 qui a été par la suite citée dans une multitude de décisions se prononçant sur la qualification des intermédiaires du travail

[8] LRQ c.N-1.1

[9] LRQ c.R-5

[10]  LRQ c-R-9

[11]  LRQ c. A-29.011

[12] LRQ c.J-3

[13] Ibid.

[14] 97980 Canada inc. c. Québec (Sous-ministre du Revenu), (C.Q., 2001-06-27),SOQUIJ AZ-01038075 , D.F.Q.E. 2001F-87      

     Dennis Sport Import Ltée c. Québec (Sous-ministre du Revenu), AZ-87091154 , 3 février 1987

     Carreau c. Canada, [2006] A.C.I. no 23, 2006 CCI 20

     BEM Souvenirs et feux d'artifice inc. c. Québec (Sous-ministre du Revenu) Agence du revenu du Québec), 2011 QCCQ 14935

[15] Bulletin d'interprétation de Revenu Québec

[16] Ibid.

[17] Pointe-Claire, supra note 7

[18] Pointe-Claire, supra note 7

[19] Voir entre autres P-5 - Commentaires, points importants vérifiés et explications des changements

[20] Dalia GESUALDI-FECTEAU, «Fragmentation de l'entreprise et identification de l'employeur : Où est Charlie?» dans Développements récents en droit du travail, Éditions Yvon Blais, 2008

[21] Marie-France BICH, «De quelques idées imparfaites et tortueuses sur l'intermédiation du travail» dans Développements récents en droit du travail, Éditions Yvon Blais, 2001, vol. 153, p. 257

[22] Marie-France BICH, supra note 23

[23] Pointe-Claire, supra note 7

[24] Pointe-Claire, supra, p. 1055

[25] Pointe-Claire, supra note 7

[26] Pointe-Claire, supra note 7

[27] Les Distributeurs Clé d'Or inc. c. Le sous-ministre du Revenu du Québec, EYB 1988-63054

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.