[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement du Tribunal des droits de la personne (l'honorable Michèle Rivet), district de Joliette, rendu le 5 mars 1997, qui les a condamnés à verser à la mise en cause une indemnité compensatoire de 8 600 $ pour les dommages matériels et moraux subis par suite de harcèlement sexuel, 2 000 $ à titre de dommages exemplaires et qui a ordonné, à titre de mesure de redressement, l'envoi d'une lettre d'excuses à la mise en cause;
[2] APRÈS étude du dossier, audition et délibéré;
LES FAITS :
[3] En juin 1992, la mise en cause est engagée par l'appelant Gilles Genest pour faire l'entretien ménager dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées, le «Pavillon St-Alphonse».
[4] Le 28 octobre 1992, la mise en cause s'absente du travail pour raison de santé et elle démissionne de son emploi en décembre 1992. Le 25 novembre 1992, elle porte plainte auprès de l'intimée, accusant les appelants d'avoir porté atteinte à son intégrité physique en posant des gestes de harcèlement sexuel à son endroit.
[5] L'intimée, agissant au nom de la mise en cause, saisit le Tribunal des droits de la personne (Tribunal) d'une demande introductive d'instance dans laquelle elle allègue que Bernard Genest a porté atteinte à son droit à des conditions de travail exemptes de harcèlement fondé sur le sexe alors qu'elle travaillait en Pavillon St-Alphonse. Les conclusions de cette demande se lisent ainsi:
Verser à madame Ginette Beaudet, à titre d'indemnité compensatoire pour la démission forcée par le harcèlement sexuel, une somme globale de 10 600 $ répartie comme suit:
a) une somme de 3 600 $ à titre de dommages matériels pour perte de revenu correspondant à un délai-congé d'une période raisonnable pour se chercher un autre emploi à la suite de sa démission à cause du harcèlement sexuel;
b) une somme de 5 000 $ à titre de dommages moraux pour atteinte à son droit à la reconnaissance et à l'exercice de ses droits en toute égalité, sans discrimination, et pour atteinte à son droit au respect de sa dignité;
c) une somme de 2 000 $ à titre de dommages exemplaires en raison de l'atteinte illicite et intentionnelle aux droits de la plaignante;
Ordonner les mesures de redressement non compensatoires suivantes:
a) au défendeur Gilles Genest d'adopter et appliquer une politique contre le harcèlement sexuel;
b) au défendeur Bernard Genest d'adresser une lettre d'excuses à madame Ginette Beaudet pour le tort que son comportement inapproprié lui a fait subir.
Le tout avec intérêts depuis la signification de la proposition de mesures de redressement, soit le 2 septembre 1995, au taux fixé suivant l'article 28 de la Loi sur le ministère du Revenu (L.R.Q., c. M-31), ainsi que le permet l'article 1619 C.c.Q. et les dépens.[1]
LE JUGEMENT DONT APPEL :
[6] La juge de première instance a accueilli en partie la demande de l'intimée après avoir analysé les trois questions suivantes.
[7] La première question concerne la compétence du Tribunal de se saisir d'une demande d'indemnisation lorsque la victime réclame une indemnité de remplacement de revenu par suite d'une absence au travail résultant d'une maladie causée par le harcèlement sexuel.
[8] En effet, à la suite de l'affaire Béliveau-St-Jacques c. FEESP[2], dans laquelle la Cour suprême conclut à la non-disponibilité du recours en dommages-intérêts fondé sur la Charte des droits et libertés de la personne[3](Charte) lorsque la réclamation découle de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[4] (LATMP), la question devenait cruciale.
[9] La première juge écarte l'application de Béliveau-St-Jacques parce que, à son avis, la Cour suprême exclut le droit à l'indemnisation des dommages en vertu de la Charte dans l'unique situation où la victime du harcèlement sexuel a été indemnisée selon la LATMP.
[10] La deuxième question, afférente aux dommages exemplaires, vise à cerner les conditions préalables à l'octroi de tels dommages, soit l'atteinte illicite aux droits reconnus par la Charte et l'atteinte intentionnelle au sens retenu par la Cour suprême dans les affaires Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand[5] et Augustus c. Gosset[6].
[11] Enfin, la dernière partie du jugement du Tribunal traite de l'application du droit aux faits de l'espèce et de l'indemnisation de la victime. Il faut retenir que la juge de première instance a préféré la version de la mise en cause à celle de l'appelant Bernard Genest et qu'elle a conclu que l'absence du travail de la mise en cause pour raison de maladie résultait du harcèlement sexuel en milieu de travail.
LES MOYENS D'APPEL :
[12] Les appelants proposent cinq moyens d'appel. Cependant, un jugement sur requête pour permission d'appeler a limité l'appel aux deux questions suivantes, qui sont intimement reliées:
1) la mise en cause et, par voie de conséquence, l'intimée qui la représente, disposent-elles d'un recours en responsabilité civile contre l'employeur compte tenu des dispositions de l'article 438 LATMP ?
2) les dommages accordés et la mesure de redressement ordonnée sont-ils justifiés ?
L'ANALYSE :
[13] Le véritable enjeu de ce pourvoi consiste à déterminer si le recours en dommages-intérêts découlant de la Charte est ouvert à la victime qui s'absente de son travail en raison de maladie qui découle du harcèlement sexuel survenu en milieu de travail lorsque celle-ci ne s'est pas prévalue des droits qui lui résultent de la LATMP.
[14] Il implique, au premier chef, l'examen de la portée de l'affaire Béliveau-St-Jacques. Plus précisément, il s'agit de se demander si l'effet de cet arrêt se limite aux situations dans lesquelles une victime de harcèlement sexuel a été indemnisée en vertu de la LATMP ou s'il s'étend à celles où la victime est indemnisable selon cette loi.
[15] Un bref rappel des faits de l'affaire Béliveau-St-Jacques paraît utile. Alléguant avoir été victime de harcèlement sexuel, l'appelante avait poursuivi en dommages-intérêts son employeur et l'auteur présumé du harcèlement pour être compensée de préjudices qui se détaillent comme suit: dommages moraux, dommages exemplaires, perte de santé et préjudice psychologique et incapacité de retourner au travail.
[16] Parallèlement à ce recours devant les tribunaux de droit commun, la victime a également demandé une compensation financière à la Commission de la santé et de la Sécurité du Travail (CSST). Elle s'est vu octroyer une indemnité de remplacement de revenu pour les périodes d'incapacité de travailler, une indemnité pour dommages corporels établie sur la base d'une atteinte permanente à son intégrité physique de 18% répartie comme suit: 15% pour son déficit anatomo-physiologique et 3% pour les douleurs et pertes de jouissance de la vie.
[17] Les dispositions législatives pertinentes auxquelles la Cour suprême a référé sont les suivantes:
LATMP:
2. […]
«accident du travail»: un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l'occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle;
[…]
«lésion professionnelle»: une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;
«maladie professionnelle»: une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail;
83. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit, pour chaque accident du travail ou maladie professionnelle pour lequel il réclame à la Commission, à une indemnité pour dommages corporels qui tient compte du déficit anatomo-physiologique et du préjudice esthétique qui résultent de cette atteinte et des douleurs et de la perte de jouissance de la vie qui résultent de ce déficit ou de ce préjudice.
438. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle ne peut intenter une action en responsabilité civile contre son employeur en raison de sa lésion.
442. Un bénéficiaire ne peut intenter une action en responsabilité civile, en raison de sa lésion professionnelle, contre un travailleur ou un mandataire d'un employeur assujetti à la présente loi pour une faute commise dans l'exercice de ses fonctions, sauf s'il s'agit d'un professionnel de la santé responsable d'une lésion professionnelle visée dans l'article 31.
CHARTE :
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnue par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires.
[…]
51. La Charte ne doit pas être interprétée de manière à augmenter, restreindre ou modifier la portée d'une disposition de la loi, sauf dans la mesure prévue par l'article 52.
52. Aucune disposition d'une loi, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à moins que cette loi n'énonce expressément que cette disposition s'applique malgré la Charte.
[18] Après avoir analysé le régime d'indemnisation de la LATMP et le recours en dommages compensatoires et exemplaires de l'article 49 de la Charte, M. le juge Gonthier met les deux régimes en parallèle dans un chapitre qu'il intitule «Conciliation des deux régimes». De son analyse, on peut retenir les éléments suivants:
· l'immunité civile de l'employeur et du co-employé est de grande portée et elle vise le recours en dommages qui résulte d'un événement constitutif de la lésion professionnelle;
· la LATMP repose sur le principe de la responsabilité sans faute et prévoit un mécanisme d'indemnisation forfaitaire;
· l'article 49 de la Charte doit céder le pas à l'article 438 de la LATMP.
[19] M. le juge Gonthier conclut à l'interdiction pour la victime d'une lésion professionnelle de recourir à l'action en dommages-intérêts fondée sur l'article 49 de la Charte:
Je suis donc d'avis que l'article 438 a pour effet de validement interdire à la victime d'une lésion professionnelle l'usage du recours en dommages-intérêts prévu à la Charte. Par cette exclusion, la LATMP ne contrevient évidemment pas à l'un des droits garantis aux articles 1 à 38 de la Charte. D'ailleurs, la victime d'une lésion professionnelle ne se trouve pas privée de toute forme de compensation monétaire. Elle se voit plutôt soumise à un régime particulier, qui offre nombre d'avantages, mais qui ne permet d'obtenir qu'une indemnisation partielle et forfaitaire. En ce sens, et bien que cela ne soit pas déterminant, il n'est pas sans intérêt de remarquer que notre Cour a déjà jugé qu'une prohibition semblable des recours civils aux victimes d'accidents du travail ne contrevenait pas à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (Renvoi: Workers' Compensation act, 1983 (T.-N.), [1989] 1 R.C.S. 922).[7]
[20] La prohibition de recours multiples contre l'employeur d'une victime de lésion professionnelle ne saurait découler du choix de cette dernière de recourir ou non à l'indemnisation en vertu de la LATMP. Cette option ne lui est pas offerte puisque l'article 438 LATMP lui défend d'intenter une action en responsabilité civile en raison de sa lésion professionnelle. Toute autre interprétation aurait pour effet de rendre optionnel le régime d'indemnisation de la LATMP et de contourner l'interdiction énoncée à l'article précité. Cela suffit pour rejeter l'argument voulant qu'en l'absence de demande d'indemnisation auprès de la CSST, le recours de l'article 49 de la Charte demeure ouvert.
[21] En l'espèce, le fondement du recours de la mise en cause est une maladie survenue par le fait ou à l'occasion du travail tel que le Tribunal l'a d'ailleurs reconnu. En conséquence, ce dernier n'avait pas la compétence d'accorder des dommages-intérêts.
[22] En revanche, comme l'a énoncé la Cour suprême dans Béliveau-St-Jacques, si la victime ne peut utiliser l'action en responsabilité civile pour compenser les dommages résultant de la faute du co-employé, les autres recours prévus par la Charte, notamment les mesures de redressement, demeurent ouverts.
[23] En l'espèce, le Tribunal a ordonné à l'appelant Bernard Genest, comme mesure de redressement non compensatoire, d'adresser à la victime une lettre d'excuses «pour le tort que son comportement inapproprié lui a fait subir».
[24] On peut s'interroger sur l'opportunité d'une ordonnance de ce type. Le contrevenant doit-il reconnaître un comportement qu'il nie avoir exercé ? Quel genre d'excuses doit-il adresser ? Plusieurs questions viennent à l'esprit. Cependant, dans le présent dossier, elles ne nécessitent pas un examen nuancé car les termes de la mesure sont si vagues qu'elle n'est pas susceptible d'exécution au sens retenu par la jurisprudence. En conséquence, l'ordonnance de redressement non compensatoire n'est pas valide.
[25] POUR CES MOTIFS, la Cour:
[26] ACCUEILLE, avec dépens, l'appel des appelants;
[27] INFIRME le jugement de première instance;
[28] REJETTE, avec dépens, la demande de l'intimée.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.