[1] L’appelante appelle du jugement de la Cour supérieure (l'honorable Lise Bergeron), rendu le 26 septembre 2014, qui limite l'étendue de son hypothèque légale à la quote-part de l’intimé Jésuel Albernhe dans un immeuble qu'il détient en copropriété indivise avec les autres intimées. Le jugement conclut aussi à la radiation de cette sûreté sur remise à l'appelante de la partie du prix de vente de l'immeuble correspondant à cette quote-part.
[2] Pour les motifs du juge Gagnon, auxquels souscrivent les juges Morissette et Dutil;
LA COUR :
[3] Accueille le pourvoi à la seule fin de rayer la conclusion suivante du jugement de première instance :
[36] DÉCLARE que la défenderesse doit consentir à la radiation de cet avis d’hypothèque légale sur paiement par la mise en cause de la somme de 31 398,44 $ correspondant à la part du demandeur Jésuel Albernhe dans le montant net revenant aux vendeurs;
[4] MaintienT, pour le reste, les autres conclusions du jugement de première instance;
[5] LE TOUT, avec dépens contre l'appelante.
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YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A. |
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JULIE DUTIL, J.C.A. |
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GUY GAGNON, J.C.A. |
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Me G. Marc Henry |
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Quessy, Henry |
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Pour l’appelante |
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Me Robert Allard |
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Dumas, Gagné |
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Pour les intimés |
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Date d’audience : |
1er octobre 2015 |
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MOTIFS DU JUGE GAGNON |
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[6] L'appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure (l’honorable Lise Bergeron), rendu le 26 septembre 2014[1], qui limite l’étendue de son hypothèque légale à la quote-part de l’intimé Jésuel Albernhe (« Albernhe ») dans un immeuble qu’il détient en copropriété indivise avec les autres intimées. Le jugement conclut aussi à la radiation de cette sûreté sur remise à l’appelante de la partie du prix de vente de l’immeuble correspondant à la quote-part d’Albernhe.
[7] Un jugement de la Cour supérieure, rendu le 29 octobre 2012[2], a condamné Albernhe à payer à l’appelante 64 363,41 $. Cette créance s’élèverait maintenant à plus de 100 000 $ en raison de l’effet galopant du taux d’intérêt annuel de 18 % calculé sur le solde en capital.
[8] Les intimés sont les copropriétaires indivis d’un immeuble résidentiel acquis au prix de 360 000 $. En vue de garantir sa créance, l’appelante a publié sur cette propriété un avis d’hypothèque légale contenant la mention suivante :
L’hypothèque résultant du jugement ci-devant mentionné grève la part dont le débiteur [Albernhe] est titulaire dans l’immeuble et qui [en vertu du contrat de vente publié le 27 mai 2011 au bureau de la publicité des droits pour la circonscription foncière de Montmorency sous le numéro 18 162 866] est d’un tiers.[3]
[9] En février 2014, les intimés reçoivent une offre d’achat pour leur immeuble au montant de 375 000 $. Informée de ce projet, l’appelante avise la notaire chargée de rédiger l’acte de vente de son intention de consentir à la radiation de son hypothèque seulement si sa créance était payée intégralement. En cas de vente, le montant censé revenir à Albernhe n’était que de 31 398,44 $, somme de beaucoup inférieure à la condamnation en capital et intérêts du 29 octobre 2012.
[10]
Pressentant l’émergence d’une difficulté réelle, les intimés ont choisi
de demander à la Cour supérieure de se prononcer sur les droits des parties
(art.
[11] Il faut aussi savoir que les intimés et les acheteurs ont signé un acte de préoccupation par lequel ils consentaient à reporter la vente de l’immeuble à une date future. Il était aussi prévu à cette convention que le paiement d’un loyer mensuel allait, le moment venu, servir d’acompte sur le prix de vente.
[12] En appel, la Cour a été informée de l’abandon de l’offre d’achat par les acheteurs en raison notamment du conflit opposant les intimés à l’appelante. En dépit de cette nouvelle réalité, le pourvoi n’est pas devenu théorique pour autant vu la prétention de l’appelante selon laquelle sa sûreté lui conférerait un droit de suite, et ce, même dans le cas où l’indivision des intimés prendrait fin par la vente de l’immeuble à un tiers. Il est donc manifeste que les parties ont intérêt à ce que cette question soit tranchée pour l’avenir.
[13]
La juge explique que l’hypothèque légale est une mesure conservatoire.
Elle rappelle que cette sûreté aurait pu être l’objet d’une requête en
radiation si l’appelante s’était avisée de grever tout l’immeuble (art.
[14]
Selon la juge, c’est l’article
[15] L’appelante soutenait en première instance qu’une telle conclusion favoriserait la collusion entre indivisaires de mauvaise foi qui n’auraient qu’à vendre leur immeuble pour se « débarrasser » de leur créancier hypothécaire. La juge rejette cet argument en rappelant les mécanismes de protection prévus à la loi dont notamment celui de l’article 1021 C.c.Q.[5].
[16] L'appelante, dans son avis d'hypothèque légale, prend soin de préciser que sa sûreté ne « grève [que] la part dont le débiteur est titulaire dans l'immeuble »[6]. En dépit de cette mention, elle souhaite se voir reconnaître un droit prioritaire à celui des intimés qui, pour leur part, désirent aliéner l’immeuble libre de toute charge réelle.
[17]
En appel, elle explique que sa sûreté est indivisible et subsiste en
entier sur la partie grevée détenue par son débiteur (art.
[18] Elle pousse son raisonnement jusqu’à prétendre que, lors de l’achat d’un bien indivis par un tiers, l’immeuble ainsi acquis, même dépouillé des attributs de l’indivision, conserverait les stigmates de l’hypothèque légale dans une proportion équivalente à l’ancienne quote-part du débiteur-copartageant.
[19]
La thèse de l’appelante ignore la règle du report de l’hypothèque sur le
prix de la cession lorsque les indivisaires ne conservent aucun droit sur le
bien cédé (art.
Les articles
[20]
Ce pourvoi met en exergue la portée de l'article
[21] Je reproduis les deux dispositions en cause :
[Je souligne.]
[22] Avant 1994, le partage entre indivisaires était qualifié d’acte déclaratif avec portée rétroactive. Cette idée provenait d’une conception selon laquelle les règles régissant l’indivision trouvaient application essentiellement dans un contexte successoral. L’indivisaire qui, au terme du partage, devenait l’unique propriétaire du bien était présumé posséder cette qualité depuis le jour du décès marquant le début de l’indivision.
[23] Cependant, l’hypothèque publiée sur une portion indivise de l’immeuble risquait de constituer une sûreté éphémère si le débiteur indivisaire ne se voyait pas remettre le bien par le jeu du partage des lots[7]. Les règles juridiques de l’époque invitaient au constat rétrospectif selon lequel, dans de telles conditions, un droit réel avait été publié « sur le bien d’autrui ».
[24] L’auteur Pierre-Claude Lafond explique comment les tribunaux ont réagi face à cette situation :
1345 - Sous l’empire de l’ancien
droit, le partage avait également pour conséquence directe la libération de
toute hypothèque portant sur une portion indivise de l’immeuble, lorsque le
débiteur-copartageant ne se voyait pas attribuer une partie de l’immeuble en
question (art.
[Je souligne.]
[25] La jurisprudence[9] et la doctrine[10] ont choisi d’atténuer les effets contraignants d’une règle mal adaptée à un contexte manifestement plus étendu que celui de l’indivision résultant du décès. La réalité moderne du droit des biens imposait d’étendre les possibilités d’indivision à d’autres situations que les seuls cas de succession.
[26]
L’article
[27]
Le législateur a aussi pris soin de préciser à l’article
[28]
Comme chacun des indivisaires a la capacité d’aliéner sa quote-part
(art.
[29]
Le ministre de la Justice explique, au sujet de cet article, que
« [l]e second alinéa, nouveau, est une codification jurisprudentielle de
la décision Perras c. Banque Provinciale du Canada,
[30]
En somme, l’interprétation développée par les tribunaux selon laquelle l’article
[31]
Cependant, ce mécanisme ne vise pas que les seules situations de
partage à l’origine d’un acte attributif de propriété. L’article
[32] Probablement en raison d’une rédaction qui aurait pu être plus heureuse, la doctrine a entretenu des sentiments partagés à l’égard de l’article 2679 C.c.Q.[16]. Même si les auteurs ne s’entendent pas sur le choix du législateur de regrouper dans un même article les différents concepts juridiques qui y sont énoncés, je n’ai toutefois pas perçu de véritable opposition à l’idée selon laquelle cette disposition s’appliquait aussi à des actes d’aliénation intervenus entre indivisaires et un tiers acquéreur.
[33]
Tout comme la juge de première instance, je suis donc d’avis que
l’article
[34]
C’est bien connu, nul n’est tenu de demeurer dans l’indivision (art.
[35] À sa lecture, on constate rapidement que la disposition en cause ne se concentre pas uniquement sur la notion de « partage ». Elle prévoit aussi le maintien de l’hypothèque sur le bien grevé dans les autres cas d’actes déclaratifs ou attributifs de propriété. À ce chapitre, les auteurs du Dictionnaire de droit privé considèrent qu'un acte attributif peut, selon le cas, être constitutif ou translatif[17]. Ils définissent ainsi ces notions :
Acte constitutif : Acte juridique dont l'objet est de créer un droit nouveau.[18]
Acte translatif de propriété : Acte translatif dont l'objet est de faire passer un droit de propriété d'un titulaire à un autre. Par ex., la vente, la dation en paiement.[19]
[Référence omise.] [Je souligne.]
[36] Le Dictionnaire de droit québécois et canadien[20] ne s’écarte pas de ces concepts en qualifiant d’acte attributif celui qui « confère un droit à une personne ». Quant aux actes constitutifs et translatifs, voici ce que l’auteur écrit :
Acte constitutif : Acte juridique qui crée un état de droit nouveau ou qui modifie une situation juridique antérieure.[21]
Acte translatif : Acte juridique qui a pour effet de faire passer un droit d’un titulaire à un autre. Ex. La vente est un acte translatif de propriété.[22]
[Je souligne.]
[37] Il est acquis au débat, à la différence du cas de l’hypothèque conventionnelle, que la sûreté en cause se limite qu’à la quote-part d’Albernhe. Rien dans la preuve ne permet à l’appelante d’entretenir l’ambition que son hypothèque légale pourrait s’étendre, même implicitement, à tout le bien indivis.
[38]
Or, selon l’article
[39]
Dans le présent cas, l’appelante a raison de soutenir que nous ne sommes
pas en présence d’un véritable acte de partage. L’argument ne fait cependant
pas avancer sa cause. Il faut plutôt retenir de la preuve que la fin de
l’indivision est ici provoquée par la vente de l’immeuble à un tiers (art.
[40]
Comme l’acte attributif concerné n’intervient pas dans un contexte de
partage (art.
[41]
Bref, une lecture appliquée du premier alinéa de l'article 1037 et de
l'article
[42]
En l’espèce, les intimés voulaient vendre leur immeuble à des tiers, en
l’occurrence un acte d’aliénation avec effet translatif. Il est également admis
qu’au terme de l’exercice aucun intimé n’entendait conserver de droit sur le
bien vendu. Les conditions du deuxième alinéa de l’article
[43] Cela dit, la thèse avancée par l’appelante me paraît insoutenable tant du point de vue du droit que de la simple logique.
[44]
Tout d’abord, elle crée une injustice en proclamant l’idée qu’une
hypothèque légale est susceptible de produire des effets sur un bien qui
n’appartient pas en pleine propriété au débiteur (art.
[45] De même, si on devait retenir la proposition de l’appelante, cela obligerait les copropriétaires indivis à procéder systématiquement à un partage formel du bien avant que la vente n’intervienne.
[46] Finalement, et strictement d’un point de vue conceptuel, on imagine difficilement comment les effets de l’indivision pourraient perdurer à l’égard du bien vendu une fois que celui-ci est passé aux mains du nouvel acquéreur.
[47]
L’appelante ne manque pas d’invoquer les caractéristiques intrinsèques
de l’hypothèque (art.
[48] L'appelante ne peut tenter de tirer profit de l'indivision des intimés en s'opposant à l'aliénation de l'immeuble à la seule fin stratégique de susciter le paiement en entier de sa créance alors que sa sûreté n'a manifestement pas cette étendue.
[49] J’ajoute que sur un plan strictement pratique, les circonstances de l’espèce font voir que l'appelante peut, de toute façon, difficilement espérer obtenir plus que la valeur de la quote-part d’Albernhe. L'état des répartitions préparé par la notaire[25] contient l’inscription d’une sûreté prioritaire consentie par les intimés aux fins de garantir une créance institutionnelle d’une valeur substantielle susceptible d'accaparer une bonne partie du prix de vente de l’immeuble. Dans un tel contexte, l’attitude de l’appelante s’apparente à de l’obstruction.
[50] En définitive, la juge a eu raison de conclure :
[21] Dans l’affaire en l’espèce, ni Albernhe ni
aucun des indivisaires ne conservent de droit dans le bien, celui-ci faisant
l’objet d’une vente. Ainsi, en appliquant les dispositions du second alinéa de
l’article
[51] Par ailleurs, les conclusions du jugement entrepris tenaient pour acquis que la vente de l’immeuble allait se réaliser, d’où l’ordonnance faite à l’appelante de radier son hypothèque sur remise des sommes correspondant au prix de cession pour la quote-part d’Albernhe. Cette conclusion est devenue sans objet, la vente projetée ne s’étant pas réalisée. Il y a donc lieu de la rayer du dispositif du jugement[26].
[52] Je propose donc d’accueillir le pourvoi à la seule fin de rayer la conclusion 36 du jugement entrepris, mais avec dépens contre l’appelante, étant d’avis que, à l’époque, elle n’était pas justifiée de refuser de radier son hypothèque légale.
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GUY GAGNON, J.C.A. |
[1]
Émond c. Gestion A. Blouin inc.,
[2]
Gestion A. Blouin inc. c. Entrepreneur paysagiste Pro-Paysage (2006)
inc.,
[3] Avis d’hypothèque légale publié le 19 mars 2013 et enregistré sous les numéros 19 804 846 et 19 733 119, Pièce P-3.
[4] Voir notamment Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Les Éditions Thémis, 2007, no 1346, p. 568.
[5] Voir aussi art. 1037 al. 2 et 864 C.c.Q.
[6] Avis d'hypothèque légale, supra, note 3.
[7]
Art.
[8] P.-C. Lafond, supra, note 4, nos 1345-1346, p. 571.
[9]
Voir notamment Gagnon c. Paquette,
[10] P.-C. Lafond, supra, note 4, no 1345, p. 571.
[11] P.-C. Lafond, supra, note 4, no 1350, p.
575. Voir aussi Sylvio Normand,
[12] Selon le dictionnaire Vocabulaire juridique, l’aliénation est une opération translative susceptible de prendre plusieurs formes dont notamment celle de la vente, de la donation ou encore de l’échange. Voir Gérard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, 10e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 54, à l’entrée « Aliénation ». Voir aussi France Allard et al., Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues : les obligations, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 17, à l’entrée « Aliénation ».
[13] Je n’exprime pas d’opinion à l’égard des autres formes d’aliénation.
[14]
…ou sur le paiement résultant de l’exercice d’un droit de retrait (art.
[15] Québec, Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice : le Code civil du Québec, t. 2, Québec, Publications du Québec, 1993, p. 1678.
[16]
Lucie Laflamme,
[17] F. Allard et al., supra, note 12, p. 7, à l’entrée « Acte attributif ».
[18] Ibid., p. 8.
[19] Ibid., p. 13.
[20]
Hubert Reid,
[21] Ibid., p. 14.
[22] Ibid., p. 19.
[23] P.-C. Lafond, supra, note 4, no 1341, p. 568.
[24]
Art.
[25] État des répartitions du 28 juillet 2014, Pièce P-6.
[26] Il s’agit de la conclusion contenue au paragraphe 36 du jugement entrepris.