Sergakis c. McQueen |
2016 QCCS 5580 |
JG2593
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-093620-162 |
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DATE : |
Le 15 novembre 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
SERGE GAUDET, j.c.s. |
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PETER SERGAKIS |
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et |
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9019-8441 QUÉBEC INC. |
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Demandeurs |
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c. |
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PETER MCQUEEN |
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Défendeur |
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JUGEMENT |
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(demande en rejet pour abus de procédures) |
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[1] En avril 2016, les demandeurs ouvrent un bar dans le quartier Notre-Dame de Grâce, à Montréal. Peu avant l’ouverture, une vidéo plutôt provocante est diffusée sur Internet. Estimant la vidéo de mauvais goût et qu’un bar « that’s selling sex » ne convenait pas dans ce voisinage, le conseiller municipal du quartier, M. Peter McQueen, a invité la population à manifester sa réprobation face à cette « espèce de bar de danseuses ».
[2] Le bar appartient à 9019-8441 Québec inc. (« 9019 »), une corporation contrôlée par M. Peter Sergakis. Dans le présent dossier, M. Sergakis et 9019 poursuivent M. McQueen, alléguant que ses commentaires sur le projet étaient diffamatoires.
[3]
Se prévalant des articles
[4] M. Sergakis est un personnage connu dans le monde des tenanciers de bars, étant propriétaire de nombreux établissements, incluant le bar de danseuses nues Le Cabaret des Amazones. Il est d’ailleurs le président de l’Union des tenanciers de bars du Québec.
[5] En 2015, par l’entremise de 9019, M. Sergakis s’est porté acquéreur des actifs du Maz Bar, sur la rue Sherbrooke, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce. Il souhaite le rénover et y ouvrir un bar sportif de type western, nommé Jersey’s Saloon, où il y aurait rediffusion d’événements sportifs et où les serveuses, habillées à la mode western, feraient des prestations les jeudis, vendredis et samedis soirs, selon certains thèmes (soirées rock, western, R&B, etc.).
[6] À la fin mars 2016, une vidéo promotionnelle est diffusée sur Internet[1]. Elle montre de jeunes femmes, habillées de bottes western, de bas résille, de micro-shorts en jeans et de chemises à carreaux nouées à la poitrine, se déhancher et danser de manière lascive (en montant notamment sur un comptoir de bar) et adopter des poses suggestives tout en préparant des shooters ou des cocktails. La vidéo montre notamment, en plan très rapproché, le ventre dénudé d’une femme qui est allongée sur un comptoir, et sur lequel se trouve un verre de shooter dont le contenu se répand ensuite sur elle. Les images et la musique soutenue ne sont pas sans évoquer l’ambiance d’un strip club. Bref, la vidéo est provocante, jouant à fond la carte sexy[2] pour mousser le projet.
[7] La vidéo a certainement pour effet de provoquer plusieurs personnes, dont le conseiller McQueen, qui exprime sa réprobation du projet commercial qu’elle annonce.
[8] Le 30 mars 2016, il exhorte la population à réagir et à manifester son mécontentement, écrivant sur son compte Facebook :
Projet Montréal is working to mobilize the community against this type of bar on one of our community’s most family friendly commercial streets Sherbrooke between Marcil and Oxford near Girouard park and NDG Annexe and Étoile Filante school. We will have a petition online asap, and you are all invited to the Monday April 4th 6:30pm borough council meeting at 5151 Ct Ste Catherine to ask our mayor and zoning and permits services what can be done to prevent this type of bar from opening here, thanks.
Projet Montréal travaille sur une mobilisation le plus vite possible. Nous aurions une pétition en ligne bientôt, et nous invitons tout le publique concerné à venir au Conseil d’Arrondissement lundi 4 avril 18hrs30 au 5151 Ct-Ste-Catherine pour demander à notre Maire et nos services d’urbanisme et permis de tout faire pour bloquer cette espèce de bar à danseuses sur Sherbrooke entre Marcil et Oxford près du parc Girouard et l’école NDG annexe et Étoile Filante dans notre communauté![3]
[9] Le 31 mars 2016, M. McQueen écrit ce qui suit, toujours sur son compte Facebook :
J’ai rarement vu un projet d’affaires d’aussi mauvais goût que ce bar qui planifie ouvrir ses portes sur Sherbrooke entre Marcil et Oxford ou il y avait le Maz Bar avant!
Vous avez été plusieurs à m’appeler et è m’écrire pour dénoncer l’arrivée de cette aberration, et je ne peux que me désoler qu’encore aujourd’hui, des promoteurs trouvent que ce type de « bar » a sa place dans un quartier familial, riche de sa culture comme le nôtre.
Comment peut-on envisager redévelopper un quartier, attirer des familles et des commerces de proximité alors que l’on laisse s’installer des établissements dignes d’une autre époque ? Pouvez-vous imaginer faire vos courses avec vos enfants et passer devant un tel établissement?
Je ferai tout en mon pouvoir pour défendre les intérêts des résidents et gens d’affaires de mon district. Car nous ne pouvons tolérer que notre quartier tombe dans la régression. Ce n’est pas de ce type de développement que nous voulons pour NDG.
Je vous invite à venir en grand nombre au conseil d’arrondissement lundi prochain pour vous exprimer sur l’arrivée de ce « bar » dans notre quartier.
Vous pouvez aussi me contacter directement par courriel peter.mcqueen@ville.montreal.qc.ca à ou par télécopieur au 514 868-4281.
NDG est un quartier familial, une communauté résiliente et nous méritons mieux que ça.
Après tout, nous sommes en 2016!
[10] La même journée, TVA Nouvelles fait état de la controverse. Le reporter indique que l’« arrivée d’un nouveau bar dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce suscite énormément de réactions. (…) le Jersey’s Saloon présente des femmes en tenue très légère et ça se passe en plein quartier résidentiel ». Il explique ensuite qu’une vidéo circule sur Internet et que certaines images, « qui parlent d’elles-mêmes », dérangent, notamment en ce qu’elles montrent « une serveuse légèrement vêtue qui sert de l’alcool à des clients, on la voit parfois allongée sur le bar ». Le reporter poursuit en indiquant que le comptoir du Jersey’s Saloon « est très long et très large » et qu’« on a l’impression qu’il y aura cet aspect spectacle (…) qui sera plutôt partie intégrante de l’établissement licencié qui est la propriété, soit dit en passant, de Peter Sergakis, l’homme d’affaires bien connu à Montréal qui possède, on le sait, de nombreux bars à Montréal, dont certains bars de danseuses ».
[11] Le reporter de TVA mentionne que le Jersey’s Saloon ne sera pas un bar de danseuses, mais qu’il y a un peu trop de nudité au goût du conseiller municipal McQueen. Ce dernier, interviewé, fait la déclaration suivante :
Malheureusement, le nouveau propriétaire du bar a posté un vidéo sur Youtube qui montre que ça va être au Jersey’s Saloon et le vidéo a très mauvais goût, ça montre une femme qui danse presque nue sur le bar en donnant des shots d’alcool à une clientèle d’hommes. Et c’est tout ce que ça montre. Ça ne montre pas de la bouffe, ça montre pas des écrans de sports, alors, c’est… on sait pas exactement qu’est-ce que ça va être mais les gens de Notre-Dame-de-Grâce veulent pas ce type de commerce qui exploite les femmes, qui amène une clientèle potentiellement certainement bruyante, potentiellement dangereuse dans notre quartier et dans ce bout de quartier résidentiel ici à Notre-Dame-de-Grâce.
[12] Le même jour, CJAD News mentionne que M. McQueen « told the Aaron Rand show it’ll be a sex bar, where, according to a video, scantily-clad barmaids dance on bars and serve shots, but not food ». Ce reportage fait ensuite état de la réaction de M. Sergakis qui indique que le conseiller municipal se trompe sur toute la ligne : « I don’t think he knows what he’s talking about. He just came out with this, he’s totally making a mistake. We’re having a private party on Thursday, if he wants to come. The way he’s talking, sex bar, this is not the case. I don’t know where he found this ».
[13] Global News fait également état du débat le 31 mars. La reporter mentionne que, selon les opposants au projet, « the video that the owners and promoters put on-line has them concerned, they say it’s… a Coyote Ugly-style bar is just not a good fit for the neighbourhood, there’s a school nearby, and there’s a funeral home, there’s a park. So McQueen is suggesting that the owners rethink their plan for a sexy-style bar in this part of NDG ». Dans le cadre de ce reportage, M. McQueen déclare :
The problem I have with the project is definitely the selling of the sex. I mean, they made the video, it’s the video, it’s incredibly tacky, and I mean, they’re not showing any food, any billiards tables, any sports screens, all those things are okay, are allowed in that bar, we like that, we don’t have a problem with it, but sex, selling sex, you know, girls jumping up on the bar and dancing in XXX outfits, while selling just drinks and you know, push alcohol, that’s not a way that NDG… the community here wants on Sherbrooke Street »
[14] Enfin, le 1er avril 2016, la Gazette publie un reportage. On y écrit que le conseiller McQueen dénonce le profil sexy du bar en ces termes : « We have nothing against bars in N.D.G., but the problem is the promotional video shows a kind of bar that’s selling sex; we don’t feel that kind of bar is right for this family neighbourhood ». L’article de la Gazette mentionne que le propriétaire du bar est M. Sergakis, qui possède de nombreux bars, incluant le bar de danseuses nues Le Cabaret des amazones. Il mentionne également que M. Sergakis ne prend pas au sérieux les reproches voulant que la vidéo promotionnelle soit sexiste (« degrading toward women ») ajoutant que, de toute manière, cette vidéo ne montre pas vraiment ce que sera l’endroit. Le reportage se termine en indiquant que le conseiller McQueen, en définitive, espère que la vidéo est juste un truc promotionnel qui en met un peu trop (« just hype ») et que le bar sera d’une autre nature : « If it’s just a sports bar, that’s OK », [McQueen ] said, « but that’s not what they put in their video ».
[15] Le même jour, soit le 1er avril 2016, Me Sébastien Sénéchal transmet une mise en demeure au défendeur au nom de M. Sergakis et de Placements Sergakis inc[4]. Celle-ci indique que les propos tenus par le défendeur sur sa page Facebook et dans le reportage de TVA et de la Gazette « constituent des propos diffamatoires à l’égard de M. Peter Sergakis ». Me Sénéchal demande au défendeur de se rétracter dans les 48 h, à défaut de quoi une poursuite en dommages pour diffamation pourrait être intentée.
[16] Le défendeur ne donne pas suite à cette mise en demeure.
[17] Peu après, la vidéo promotionnelle qui avait déclenché la controverse est retirée de l’Internet.
[18] Le Jersey’s Saloon ouvre ses portes à la mi-avril.
[19] Le 28 avril 2016, M. Sergakis et 9019, relatant les faits mentionnés ci-dessus, intentent une poursuite en diffamation contre le défendeur, réclamant 100 000 $ en dommages moraux. La demande en justice ne précise pas quels sont les dommages moraux subis par M. Sergakis et ceux subis par 9019.
[20] Le 29 avril 2016, Placements Sergakis inc. émet un communiqué de presse pour annoncer la poursuite en diffamation intentée la veille contre le défendeur[5]. Le communiqué de presse mentionne que le défendeur a dénigré le projet commercial du Jersey’s Saloon « en véhiculant des propos mensongers et diffamatoires sur celui-ci » et qu’il a refusé de se rétracter. Le communiqué mentionne que toute personne qui en fera la demande recevra une copie de la demande en justice.
[21] Le 19 août 2016, le défendeur fait part de l’énoncé de ses moyens de défense oraux. Il estime que ses propos n’ont pas porté atteinte à la réputation des demandeurs et constituent un commentaire loyal et d’intérêt public, émis dans le cadre de la diffusion de la vidéo promotionnelle. À titre d’élu municipal, le défendeur avait le droit de commenter l’ouverture du bar projeté tel qu’il a été présenté dans cette vidéo. Le défendeur ajoute que M. Sergakis est un homme d’affaires bien connu pour exploiter divers établissements, dont plusieurs bars de danseuses nues.
[22] Le 26 août 2016, le défendeur demande le rejet de la demande introductive d’instance, invoquant que cette poursuite est abusive car manifestement mal fondée et qu’elle constitue une poursuite-bâillon.
[23] Le 29 septembre, soit juste avant l’audition de la requête en rejet, les demandeurs modifient leur demande en justice afin de préciser les dommages subis les demandeurs et ce, à la suite d’un interrogatoire au préalable de M. Sergakis effectué par les procureurs du défendeur[6].
[24] Les nouveaux paragraphes indiquent que plusieurs personnes auraient interpellé M. Sergakis dans ses établissements pour lui demander s’il avait l’intention de « vendre du sexe » et que ce dernier a senti un regard différent de la part de la clientèle à son égard. Le demandeur allègue avoir vécu cette situation de manière stressante, se demandant si les propos du défendeur allaient mettre en péril non seulement le projet de bar en question, mais aussi le développement d’une chaîne d’établissements fondée sur le même concept. Il mentionne également que de tels propos pourraient avoir une influence négative sur les possibilités d’obtenir du financement de la part des institutions financières qui sont très sensibles au « risque réputationnel (sic) ».
[25] Il est également allégué que, pour des raisons qui, selon les demandeurs, sont largement liées aux propos diffamatoires du défendeur, le projet commercial n’a pas eu le succès escompté, les ventes étant jusqu’ici décevantes. Il est allégué que les clients seraient intimidés de fréquenter l’établissement, ce qui équivaudrait, dans l’esprit de plusieurs, à aller dans un club de danseuses nues. La perte de profits de 9019 n’est pas cristallisée, mais, pour l’instant, une conclusion est ajoutée à cet égard par laquelle 9019 réclame 5 000 $.
A) Les principes applicables
i) La conciliation de la liberté d’expression et de la sauvegarde de la réputation
[26] Toute personne a le droit de s’exprimer librement. Ce droit à la liberté d’expression est garanti par la Charte canadienne (art. 2 b), ainsi que par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (art.3).
[27]
Par ailleurs, selon l’article
[28] Comme l’a indiqué la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Bou Malhab, « le concept de diffamation exige de concilier le droit à la protection de la réputation avec celui de la liberté d’expression, puisque ce qui appartient au premier est généralement retiré du second ».[7] Dans ce même arrêt, la Cour suprême indique qu’il n’existe pas d’instrument précis pour déterminer le point d’équilibre entre ces droits fondamentaux et que celui-ci variera avec l’évolution de la société. La Cour note ainsi que ce qui pouvait être une limite acceptable à la liberté d’expression au 19è siècle peut ne plus l’être aujourd’hui.
[29] À cet égard, la Cour suprême indique qu’« au cours des dernières décennies particulièrement, on observe une évolution du droit de la diffamation afin de protéger plus adéquatement la liberté d’expression à l’égard des questions touchant l’intérêt public »[8]. Ainsi, en common law canadienne, la Cour suprême a renforcé la défense de commentaire loyal[9] et a reconnu une défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public[10]. La Cour suprême note que cette préoccupation accrue pour la liberté d’expression dans le cadre de débats publics s’inscrit dans un courant observable dans de nombreuses démocraties, dont l’Angleterre, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la France[11].
[30] Le législateur québécois est également intervenu en ce sens en 2009, avec l’adoption de la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics[12]. Les considérants du projet de loi insistent sur « l’importance de favoriser le respect de la liberté d’expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne » et « l’importance de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux pour, notamment pour empêcher qu’ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics ».
[31] Le Code de procédure civile a donc été modifié en 2009 afin d’établir que l’abus de procédure peut résulter « du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics ».
[32]
Ce principe a été repris à l’article
[33] Le législateur a cependant profité de la réforme pour ajouter que la question du caractère abusif d’une demande en justice qui a pour effet de limiter la liberté d’expression dans le contexte d’un débat public doit être traitée en priorité[13].
[34]
Le législateur a également profité de la réforme pour écarter un certain
courant jurisprudentiel selon lequel il devait y avoir mauvaise foi,
c’est-à-dire intention blâmable, pour qu’il y ait abus de procédure. Le nouvel
article
ii) Les principes régissant le recours en diffamation contre un conseiller municipal québécois
[35] Dans Prud’homme c. Prud’homme[15], la Cour suprême s’est penchée sur le régime de responsabilité applicable en matière de diffamation à l’égard des élus municipaux.
[36]
Selon la Cour suprême, même si la fonction de conseiller municipal est
créée par le droit public, ce sont en principe les règles du droit civil qui
s’appliquent à leur responsabilité civile. Cela découle de l’article
[37] La Cour indique ensuite qu’en droit québécois, il n’y a pas de régime particulier en matière de diffamation. Comme dans toute autre affaire mettant en cause la responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle, le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité reliant l’un et l’autre.
[38] Cela dit, en matière de diffamation, les notions de préjudice et de faute appellent certains commentaires.
[39] Tout d’abord, en ce qui concerne le préjudice, le demandeur doit démontrer que les propos du défendeur sont diffamatoires, c’est-à-dire, selon la définition généralement acceptée, qu’ils « font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables »[16]. La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. Il ne s’agit pas de savoir si le demandeur a été heurté par les propos du défendeur, mais plutôt de déterminer si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus ont déconsidéré sa réputation. Par ailleurs, les propos incriminés doivent être analysés dans leur ensemble et dans leur contexte[17].
[40] En ce qui concerne la faute, celle-ci peut résulter d’un comportement malveillant (intention de nuire à la réputation d’autrui) ou d’une simple négligence. La Cour estime qu’il y a donc trois types de situations où il peut y avoir faute : 1) lorsqu’une personne prononce des propos désagréables sur une personne tout en les sachant faux; 2) lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses et 3) lorsqu’une personne qui tient, sans juste motifs, des propos défavorables quoique véridiques à l’endroit d’un tiers.
[41] Dans tous les cas, « l’appréciation de la faute demeure une question contextuelle de faits et de circonstances ». À cet égard, la Cour suprême souligne, d’une part, l’importance de la liberté d’expression dans un régime démocratique[18] et, d’autre part, que le discours politique se situe au cœur même de la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression[19].
[42] Ces considérations amènent la Cour à dire que, dans une action en diffamation contre un élu municipal ayant émis des propos en rapport avec ses fonctions :
La liberté d’expression revêt une singulière importance puisque le rôle de cet élu est intimement lié à la pérennité de la démocratie municipale. L’élu municipal est en quelque sorte le porte-voix de ses électeurs : il transmet leurs doléances à l’administration, d’une part, et les informe de l’état de cette administration, d’autre part. Son droit de parole ne saurait être limité sans conséquences négatives sur la vitalité de la démocratie municipale (…).[20]
[43] Par ailleurs, la liberté de parole d’un élu municipal n’est pas absolue, car elle est limitée par les exigences du droit d’autrui à la protection de sa réputation. En conséquence, aussi libre qu’il soit de discuter des sujets d’intérêt public, l’élu municipal doit agir comme une personne raisonnable. La Cour ajoute à cet égard que :
Le caractère raisonnable de sa conduite sera souvent démontré par sa bonne foi et les vérifications préalables qu’il aura effectuées pour s’assurer de la véracité de ses allégations. Il s’agit là de balises de son droit de commentaire qui a été maintes fois reconnu par les tribunaux[21].
[44] Selon la Cour suprême, bien que les défenses de common law quant à l’immunité relative d’un élu municipal (qualified privilege) et celle du commentaire loyal (fair comment) ne soient pas applicables en tant que telle en droit civil québécois, les divers critères ou éléments donnant lieu à l’une ou l’autre de ses défenses de common law pourront cependant entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de savoir si un élu municipal québécois a agi de manière fautive. En d’autres termes, en droit civil québécois, tous les éléments pertinents sont subsumés dans l’appréciation de la faute.
[45] Il importe enfin de mentionner que, dans l’arrêt Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo[22], la Cour d’appel, en se fondant sur la décision de la Cour suprême dans WIC Radio, établit une distinction entre la situation de la personne qui émet des commentaires sur un sujet d’intérêt public par opposition à celle d’un journaliste qui doit rapporter les faits selon des normes professionnelles exigeantes. Selon la Cour, cette distinction est importante « car la nature subjective du commentaire atténue généralement l’atteinte à la réputation d’autrui par rapport à un énoncé de fait objectif, ce dernier étant plus susceptible d’influencer le public qu’un commentaire ».
[46] Ainsi, même si la défense de « fair comment » n’est pas applicable en tant que telle en droit québécois, la distinction entre l’énoncé d’un fait objectif par opposition à un commentaire (c.-à-d. une opinion fondée sur les faits) reste cependant importante. Ainsi, Baudouin, Deslauriers & Moore écrivent :
[…] en matière d’éditorial ou de critique, le caractère loyal et honnête des commentaires peut permettre une exonération lorsqu’il s’agit d’un sujet d’intérêt public ; que le traitement par l’auteur est correct et finalement qu’il existe une conclusion raisonnable à l’égard des faits pertinents[23].
[47] Comme tenu des principes énoncés dans l’arrêt Prud’homme, ce principe s’applique a fortiori à un élu qui donne son opinion politique sur un sujet d’intérêt public.
iii) Les principes en matière de procédures abusives ou paraissant abusives
[48]
Tel que déjà mentionné, l’article
[49] L’abus peut résulter d’une procédure manifestement mal fondée, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut également résulter de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
[50]
Selon l’article
[51]
Dans l’arrêt Acadia Subaru, la Cour d’appel établit que
« sommairement » signifie « brièvement, promptement, sans les
formalités de l’enquête et de l’instruction au fond »[24].
Le second alinéa de l’article
[52]
Par ailleurs, le tribunal peut intervenir non seulement lorsque la
demande en justice ou l’acte de procédure est abusif, mais aussi s’il paraît
l’être. Cependant, en ce dernier cas, le tribunal ne peut rejeter la demande,
son intervention étant limitée aux sanctions prévues au second alinéa de
l’article
[53] Dans l’application de ces principes, il importe de distinguer soigneusement le cas de la poursuite-bâillon, des autres types d’abus de procédures. En effet, lorsque l’abus dont il est question ne met pas en cause la liberté d’expression ou le débat démocratique, la prudence est de mise avant de rejeter une demande en justice sans enquête au fond. En revanche, en matière de poursuite-bâillon, une intervention rapide est nécessaire, voire essentielle, puisqu’il s’agit précisément d’éviter que les tribunaux ne soient utilisés pour indûment limiter la liberté d’expression dans le cadre d’un débat public. Dans l’arrêt Développements Cartier Avenue inc. c. Dalla Riva, le juge Vézina, au nom de la Cour d’appel, établit cette distinction [25]:
Les nouvelles dispositions pour sanctionner les abus de procédure exigent du doigté et de la finesse de la part des juges qui doivent décider sommairement des droits des parties alors que leur rôle est d’abord et avant tout de trancher en pleine connaissance de cause après avoir entendu pleinement les parties et leurs témoins.
Confrontés à une poursuite-bâillon, ils doivent intervenir sans délai, mais dans le cas d’actions traditionnelles où il n’y a pas d’urgence, ils doivent se hâter lentement.
B) Application des principes à l’espèce
1) Le défendeur a-t-il sommairement établi que le recours entrepris peut constituer un abus de procédure ?
[54] Selon le Tribunal, le recours entrepris par les demandeurs peut constituer un abus. D’une part, il paraît voué à l’échec et, d’autre part, divers éléments semblent indiquer qu’il s’agit d’une poursuite-bâillon.
i) La demande en justice paraît vouée à l’échec
[55] Mentionnons tout d’abord qu’il est loin d’être évident que les propos tenus par le défendeur soient diffamatoires à l’égard des demandeurs.
[56] Premièrement, le défendeur n’a jamais attaqué M. Sergakis personnellement, ni tenu à son endroit des propos désagréables. Le défendeur a plutôt critiqué le projet commercial du Jersey’s Saloon, tel que celui-ci était présenté dans la vidéo promotionnelle qui a été diffusée sur Internet. Les critiques du défendeur visent toujours la vidéo promotionnelle ou les activités projetées dans le bar à la lumière du contenu de cette vidéo, et non pas M. Sergakis lui-même dont il ne mentionne jamais le nom.
[57] C’est le projet de bar qui est qualifié par le défendeur de « projet de mauvais goût » et d’« espèce de bar à danseuses ». C’est aussi le projet qui est attaqué par le défendeur comme étant un « type de commerce qui exploite les femmes » et comme un type de bar « that’s selling sex ». M. Sergakis n’est jamais visé personnellement par les commentaires du défendeur.
[58] Dans la demande en justice, M. Sergakis allègue néanmoins qu’en tenant de tels propos, le défendeur laisse entendre qu’il « exerce un commerce qui consiste en l’exploitation de femmes et en la vente de sexe », ce qui constituerait en partie des activités criminelles[26].
[59] Le Tribunal ne croit pas que le citoyen raisonnable, mis devant l’entièreté des propos du défendeur, en conclurait que des activités criminelles ou illégales vont se dérouler au Jersey’s Saloon. Lorsqu’ils sont pris dans leur contexte et dans leur ensemble, les propos du défendeur ne laissent pas entendre que le Jersey’s Saloon est un endroit où il y aura « vente de sexe » par des « femmes exploitées », comme l’allèguent les demandeurs, mais plutôt qu’il s’agit d’un commerce qui utilisera le charme de jeunes femmes peu vêtues comme un de ses principaux arguments de vente, ce que le défendeur réprouve, notamment dans ce type voisinage.
[60] Il est difficile de voir comment les critiques du projet par le défendeur, lesquelles ne mentionnent aucunement M. Sergakis, seraient susceptibles de déconsidérer ce dernier objectivement auprès des tiers, et ce d’autant plus qu’il exploite déjà des bars de danseuses nues.
[61] Par ailleurs, en ce qui concerne 9019, le Tribunal souligne que la mise en demeure transmise au défendeur le 1er avril 2016 ne mentionne aucunement que la réputation de 9019 aurait été atteinte par les propos du défendeur. Cette mise en demeure a en effet été transmise au nom de M. Sergakis et de Placements Sergakis inc. et non pas au nom de 9019. Il est pour le moins curieux que la demande en justice entreprise par la suite le soit au nom de M. Sergakis et de 9019. En outre, les allégations de la demande en justice (telle qu’intentée en avril 2016) ne précisent pas en quoi 9019 (une compagnie à numéro) aurait subi des dommages moraux pour atteinte à sa réputation.
[62] Par ailleurs, les modifications apportées à la demande en justice à la veille de l’audition sur la demande en rejet, établissent plutôt que 9019 aurait subi des dommages matériels, soit une perte de profits estimée à 5 000 $. Cependant, les allégations de la demande en rapport avec de tels dommages démontrent que le lien de causalité pouvant exister entre les ventes décevantes du Jersey’s Saloon et les propos du défendeur reste des plus ténus. Ainsi, si les clients croient qu’aller au Jersey’s Saloon équivaut à aller à un club de danseuses, cela peut être dû aux activités qui s’y déroulent (les prestations des serveuses) ou à la vidéo promotionnelle qui a été diffusée sur Internet plutôt qu’aux propos du défendeur critiquant le projet.
[63] Les dommages réclamés par 9019 reposent donc sur une base des plus fragiles, tout comme ceux réclamés personnellement par M. Sergakis.
[64] Cela dit, même si l’on devait admettre, aux fins de l’analyse, que les propos du défendeur étaient diffamatoires à l’endroit des demandeurs, cela ne suffirait pas à engager sa responsabilité. En effet, il faut également démontrer que le défendeur a commis une faute.
[65] Or, cela est loin d’être clair.
[66] Le défendeur est un conseiller municipal. Dans le cadre de ses fonctions politiques, il critique le projet de bar, estimant, à la lumière de la vidéo promotionnelle diffusée sur Internet, que ce type de commerce n’est pas approprié pour le quartier qu’il représente au conseil de ville. Il demande à la population de s’opposer à l’ouverture de ce type de bar auprès des autorités municipales compétentes. Un débat public s’engage alors. Dans ce contexte, le défendeur donne des interviews à divers médias où il indique que, selon lui, et toujours à la lumière de la vidéo diffusée par les propriétaires, il s’agit d’un projet de mauvais goût, d’un type de commerce qui se sert du corps des femmes comme argument de vente, ce qu’il réprouve et juge inapproprié pour le quartier en question.
[67] Bref, le défendeur, dans le cadre d’un débat public directement lié à ses fonctions de conseiller municipal, critique un projet commercial en exprimant l’opinion que ce dernier lui paraît inapproprié pour le quartier dont il est le représentant élu. C’est dans ce contexte que le défendeur émet l’opinion que le projet de bar représenté par la vidéo « is selling sex », c’est-à-dire que l’attirance ou le désir sexuel suscité par de jeunes femmes légèrement vêtues est utilisé comme argument de vente. Or, à la lumière du contenu de la vidéo promotionnelle diffusée par les promoteurs du Jersey’s Saloon, une telle opinion n’a rien de déraisonnable.
[68] Dans ce contexte, compte tenu de la singulière importance de la liberté d’expression des élus municipaux pour la pérennité de la démocratie municipale, il est difficile de voir comment il serait possible de conclure que le défendeur a commis une faute en s’exprimant comme il l’a fait à l’égard du projet commercial en cause. Même s’il a pu utiliser des images fortes ou des mots durs à l’égard du projet en cause, le défendeur, dans le cadre de ses commentaires, n’a pas dit de faussetés à l’égard du projet commercial des demandeurs. Plutôt, il a exprimé son opinion sur l’opportunité de ce type de commerce dans le quartier qu’il représente et ce, à la lumière du contenu de la vidéo diffusée sur Internet par les propriétaires du bar.
[69] Comme l’a écrit la Cour suprême dans l’arrêt Prud’homme, citant avec approbation le professeur Trudel :
La démocratie municipale suppose la confrontation des points de vue et les débats ouverts, parfois vigoureux et passionnés. Les échanges sur des matières controversées ne peuvent exister que dans un climat de liberté. Si les règles entourant le déroulement de pareils débats sont appliquées de manière à laisser craindre à ceux qui y participent d’être traînés devant les tribunaux, au moindre écart, la probabilité qu’ils choisissent de se retirer de la chose publique s’accroît[27].
[70] Après avoir revu les faits de l’affaire, la Cour suprême, dans Prud’homme, conclut que le défendeur n’avait pas commis de faute :
Dans l’ensemble, l’intimé a agi de bonne foi, dans le but d’accomplir son devoir d’élu municipal. Ses propos, bien que parfois durs à l’endroit des appelants, ont été prononcés dans l’intérêt public. L’intimé n’a pas abusé de son droit de commentaire et de discussion sur les affaires publiques intéressant la municipalité. Retenir la faute de l’intimé dans de telles circonstances minerait dangereusement le droit de libre discussion dans l’enceinte politique municipale et affaiblirait la vitalité de la démocratie locale.
[71] Selon le Tribunal, ces propos sont entièrement transposables en l’espèce.
[72] Lorsque les propos du défendeur sont examinés dans leur ensemble et dans leur contexte et en fonction de ce qu’ils sont, c’est-à-dire une opinion de nature politique de la part d’un élu à la lumière des faits alors à sa connaissance[28] et portant sur un sujet d’intérêt public, il n’est guère possible de les considérer comme étant fautifs.
[73] À la lumière de ce qui précède, le Tribunal estime que le recours ici entrepris repose sur des bases juridiques extrêmement fragiles, au point que l’on peut conclure qu’il a été entrepris avec témérité.
[74]
Bref, le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure que le recours
entrepris peut constituer un abus au sens de l’art.
ii) La demande en justice paraît être une poursuite-bâillon
[75] Dans l’affaire Dalla Riva, le juge Vézina, en se fondant sur le Rapport du comité au ministre de la Justice sur les poursuites stratégiques[29], définit ainsi la poursuite-bâillon :
Il s’agit pour l’essentiel 1) de poursuites judiciaires 2) entreprises contre des organisations ou des individus 3) engagés dans l’espace public dans le cadre de débats mettant en cause des enjeux collectifs, 4) et visant à limiter l’étendue de la liberté d’expression de ces organisations ou individus et à neutraliser leur action 5) par le recours aux tribunaux pour les intimider, les appauvrir ou les détourner de leur action.
[76] De toute évidence, les trois premières conditions sont ici satisfaites.
[77] Le défendeur est un conseiller municipal qui s’est engagé dans un débat public mettant en cause des enjeux collectifs et contre lequel, en raison des propos qu’il a tenus dans le cadre de ce débat, une poursuite judiciaire a été entreprise. Celle-ci a été entamée par les personnes mettant de l’avant un projet commercial contre lequel le défendeur demandait à la population de se mobiliser.
[78] Reste à savoir si la demande en justice intentée contre lui détourne les fins de la justice en cherchant à limiter la liberté d’expression du défendeur plutôt qu’à obtenir une juste compensation pour des dommages à la réputation qui auraient été subis.
[79] Plusieurs indices portent le Tribunal à conclure que tel est le cas.
[80] Tout d’abord, même si certains médias ont tenu des propos analogues à ceux reprochés au défendeur[30], et même si ce sont les médias qui ont mentionné le nom de M. Sergakis dans le cadre de leur reportage (alors que le défendeur ne le mentionne pas), seul M. McQueen, qui était le meneur de la mobilisation politique à l’encontre du projet des demandeurs, a été poursuivi en justice. Cela peut indiquer que la demande vise plutôt à faire taire un opposant dont les opinions dérangent que d’obtenir une juste compensation pour des dommages prétendument subis.
[81] Ensuite, les dommages réclamés sont imprécis à plusieurs égards. Premièrement, M. Sergakis et 9019 réclament ensemble un montant de 100 000 $ à titre de dommages moraux, sans que l’on sache quels dommages auraient précisément subis par l’un et par l’autre. Or, pour les raisons mentionnées à la section précédente, il est loin d’être évident que les propos du défendeur aient pu affecter la réputation de M. Sergakis lui-même, ce dernier n’étant pas visé par les commentaires du défendeur et possédant par ailleurs des bars de danseuses nues. Pour ce qui est de 9019, il s’agit d’une compagnie à numéro inconnue du public, et qui n’était même pas mentionnée dans la mise en demeure du 1er avril 2016 qui ne mentionne qu’une atteinte à la réputation de M. Sergakis. Il se dégage de tout cela l’impression que si M. Sergakis et 9019 réclament ensemble la somme de 100 000 $, c’est pour camoufler le fait qu’il n’y a pas eu atteinte à la réputation de l’un ou de l’autre à la hauteur de 100 000 $.
[82] Les montants réclamés sont donc importants mais les allégations quant au préjudice subi par les demandeurs sont floues, imprécises et, à vrai dire, pas convaincantes, ce qui peut encore là indiquer que le but poursuivi n’est pas véritablement d’obtenir une indemnisation, mais plutôt de chercher à faire taire un élu municipal gênant.
[83] Un autre indice allant dans le même sens résulte du fait que l’introduction de la demande en justice a été annoncée publiquement par voie de communiqué, lequel indiquait notamment qu’une copie de la demande en justice serait transmise par courriel à quiconque en ferait la demande. Encore là, cette façon de faire laisse penser que l’intimidation du défendeur (et de ceux pouvant aussi songer à s’opposer aux intérêts commerciaux des demandeurs) avait plus d’importance que le fait d’obtenir une indemnisation.
[84] Enfin, tel que mentionné ci-dessus, le recours en tant que tel paraît audacieux, voire téméraire, compte tenu notamment du fait que l’existence d’une faute qui pourrait être reprochée au défendeur dans les circonstances de l’espèce semble des plus hypothétiques, pour ne pas dire davantage, notamment à la lumière de l’arrêt Prud’homme.
[85] Dans ces circonstances, le Tribunal est d’avis que les demandeurs semblent utiliser les tribunaux, non pas pour faire valoir une réclamation légitime, mais plutôt dans le but de faire taire un opposant dans le cadre d’un débat public[31], ce qui constituerait un détournement des fins de la justice et donc un abus de procédure.
[86] Le Tribunal considère donc que le défendeur a établi sommairement que la demande en justice des demandeurs peut constituer un abus de procédure, d’une part parce que le recours paraît voué à l’échec et, d’autre part, parce qu’il paraît constituer une poursuite-bâillon.
2) Les demandeurs ont-ils réussi à démontrer que leur demande n’est pas abusive et se justifie en droit ?
[87] Puisqu’un examen sommaire de la demande en justice et des pièces a permis de déterminer que la demande peut constituer un abus, il revenait aux demandeurs de démontrer que leur demande en justice n’est pas abusive et peut se justifier en droit.
[88] Or, selon le Tribunal, les demandeurs ne sont pas déchargés de ce fardeau.
[89] Essentiellement, en réponse à la demande en rejet du défendeur, les demandeurs ont invoqué que le Tribunal se devait d’être prudent avant de rejeter un recours sans enquête.
[90] Cela est insuffisant en l’espèce.
[91] En effet, lorsque la liberté d’expression ou le débat démocratique est en jeu, la prudence doit laisser la place à une intervention rapide et vigoureuse, comme l’a indiqué la Cour d’appel dans l’arrêt Dalla Riva, afin d’éviter que le recours au tribunal ait pour but ou pour effet d’indûment limiter la liberté d’expression d’autrui et ainsi miner la vigueur du débat public et démocratique.
[92]
En un tel cas, et compte tenu du texte de l’article
[93] Cette démonstration n’a pas été faite en l’espèce. Les demandeurs n’ont pas établi à la satisfaction du Tribunal que le défendeur aurait commis une faute dans les opinions qu’il a émises et les propos qu’il a tenus. Les demandeurs n’ont pas établi clairement que leur réputation a pu être atteinte selon le critère objectif du citoyen raisonnable, ni n’ont expliqué avec clarté les dommages prétendument subis par eux.
[94] Les demandeurs n’ayant ainsi pas démontré en quoi leur demande en justice, a priori abusive, pouvait se justifier en droit, il faut en conclure que telle demande est effectivement abusive.
[95] Dans le cas d’une poursuite abusive qui a pour effet de limiter la liberté d’expression dans le cadre d’un débat public, comme en l’espèce, il importe d’agir rapidement pour rejeter le recours, et ce, afin de permettre que le débat public puisse s’exercer librement, sans l’épée de Damoclès que constitue le recours en diffamation entrepris[32]. Cela favorise la liberté d’expression des citoyens et des élus dans le cadre des débats publics, ce qui est précisément l’objectif recherché par le législateur, lequel correspond aux orientations récentes de la Cour suprême en matière de liberté d’expression dans le cadre de débats portant sur des sujets d’intérêt public.
C) Les dommages-intérêts qui pourraient être dus au défendeur
[96] Dans sa demande en rejet, le défendeur demandait 15 000 $ en dommages-intérêts, notamment pour les honoraires extrajudiciaires versés à ses avocats.
[97] À l’audience, compte tenu du fait qu’aucun témoin n’a été entendu et que le montant de tels dommages n’était pas admis, le défendeur a modifié ses conclusions afin de remplacer sa demande de 15 000 $ par une réserve de droit. Cette demande de modification a été autorisée par le Tribunal.
[98]
Selon l’article
[99] Le Tribunal considère justifié, dans les circonstances, de réserver le droit du défendeur de lui présenter une demande à cet effet dans les 45 jours du présent jugement.
Pour ces motifs, le Tribunal :
[103] Accueille la demande du défendeur en rejet de la demande introductive d’instance ;
[104] Déclare que la demande introductive d’instance est abusive ;
[105] Rejette la demande introductive d’instance ;
[106] Réserve les droits du défendeur de s’adresser au Tribunal dans les 45 jours du présent jugement pour réclamer les dommages-intérêts subis en raison de la demande en justice abusive des demandeurs ;
[106) Le tout, avec les frais de justice.
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__________________________________ Serge Gaudet, j.c.s. |
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Me Sébastien Sénéchal Bardagi Sénéchal Inc. Procureurs pour les demandeurs |
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Me Mylène Lemieux Gowling WLG Procureurs pour le défendeur |
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Date d’audience : 30 septembre 2016 |
[1] Pièce R-1.
[2] Selon le Larousse, est sexy ce qui « a un charme attirant et aguichant ; qui excite le désir ».
[3] Pièce P-2, reproduit tel quel.
[4] Pièce P-8.
[5] Pièce R-2.
[6] La modification de la demande a été contestée à l’audience, mais a été autorisée par le Tribunal, en dépit de son caractère tardif.
[7]
Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.,
[8] Idem, par. 19.
[9] WIC Radio Ltd c. Simpson,
[10] Grant c. Torstar Corp.,
[11] Bou Malhab, par. 19-21.
[12] L.Q. 2009, c.12
[13]
Art.
[14]
Bérubé c. Lafarge Canada inc.,
[15] [2004] 4 R.C.S. 663.
[16]
Prud’homme c. Prud’homme,
[17] Idem.
[18] Idem, par. 38-40.
[19] Idem, par. 41.
[20] Idem, par. 42.
[21] Idem, par. 45.
[22] 2009 QCCA 2201
[23] La responsabilité civile, Vol. 1, 8è éd. 2014, Yvon Blais, Cowansville, p. 299.
[24] 2011 QCCA 1037, par. 67.
[25] 2012 QCCA 431, par. 67-68.
[26] Par. 26 de la demande en justice.
[27]
Prud’homme c. Prud’homme,
[28] Il faut souligner que le bar n’ayant pas encore débuté ses activités au moment où les propos reprochés au défendeur ont été émis, ce dernier ne pouvait se baser que sur la vidéo promotionnelle diffusée sur Internet afin de déterminer la nature des activités qui s’y tiendraient. Or, sur la base de celle-ci, les opinions émises par le défendeur semblent parfaitement raisonnables.
[29] R. MacDonald, P. Noreau et D. Jutras, Rapport du comité au ministre de la Justice : les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique - les poursuites-bâillons (SLAPP), mars 2007, cité à l’arrêt Dalla Riva.
[30] Ainsi, les commentaires du reporter de TVA quant à la tenue très légère des serveuses et aux caractéristiques du comptoir, très long et très large, permettant aux serveuses d’y danser, ainsi que ceux de la Gazette laissant entendre que le contenu de la vidéo est sexiste (« degrading toward women »).
[31]
Cf. 3834310 Canada inc. c. Lapointe,
[32]
Art.