Briand-Girard et Hôtel-Dieu d'Alma |
2012 QCCLP 5758 |
______________________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À UNE REQUÊTE EN RÉVISION OU EN RÉVOCATION
______________________________________________________________________
[1] Le 29 février 2012, madame Émilie Briand-Girard (la travailleuse) dépose une requête en révision à l’encontre d’une décision de la Commission des lésions professionnelles du 18 janvier 2012.
[2] Par cette décision, la Commission des lésions professionnelles rejette une requête déposée par la travailleuse, le 18 avril 2011, confirme une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) du 3 mars 2011, rendue à la suite d’une révision administrative et déclare irrecevable la réclamation produite par la travailleuse, le 15 décembre 2010.
[3] À l’audience tenue le 22 mai 2012, à Saguenay, la travailleuse et Hôtel-Dieu d’Alma (l’employeur) sont présents et représentés par procureurs.
[4] Le dossier est mis en délibéré à compter du 22 mai 2012.
L’OBJET DE LA REQUÊTE
[5] La travailleuse demande au tribunal de réviser la décision de la Commission des lésions professionnelles du 18 janvier 2012. Cette décision serait entachée de vices de fond de nature à l’invalider.
L’AVIS DES MEMBRES
[6] Le membre issu des associations d’employeurs et celui issu des associations syndicales sont d’avis de rejeter la requête de la travailleuse.
[7]
La décision de la Commission des lésions professionnelles du 18 janvier
2012 n’est pas entachée de vices de fond de nature à l’invalider. Le
premier juge administratif choisit une interprétation de l’article
[8] Les arguments soumis par la travailleuse ne visent qu’une nouvelle appréciation de la preuve pour espérer des conclusions différentes. Le recours en révision ne peut servir à cette fin. Il ne s’agit pas d’une procédure d’appel. Seule une erreur grave, évidente et surtout déterminante peut permettre une intervention. Tel n’est pas le cas dans la présente cause.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[9] Le tribunal doit déterminer s’il y a lieu de réviser la décision de la Commission des lésions professionnelles du 18 janvier 2012.
[10]
Le pouvoir de la Commission des lésions professionnelles de réviser ou
révoquer une décision qu’elle a rendue est prévu à l’article
429.56. La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu'elle a rendu :
1° lorsqu'est découvert un fait nouveau qui, s'il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente;
2° lorsqu'une partie n'a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre;
3° lorsqu'un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.
Dans le cas visé au paragraphe 3°, la décision, l'ordre ou l'ordonnance ne peut être révisé ou révoqué par le commissaire qui l'a rendu.
__________
1997, c. 27, a. 24.
[11]
Le recours en révision ou révocation doit être considéré comme un
recours d’exception. Ce pouvoir de réviser ou révoquer que possède la Commission des lésions professionnelles s’inscrit dans le contexte de l’article
[12]
Tel que préalablement indiqué, la travailleuse soutient que la décision
rendue par le premier juge administratif le 18 janvier 2012 est entachée de
vices de fond de nature à l’invalider. La travailleuse invoque ainsi le
troisième paragraphe de l’article
[13] Dans l’affaire Produits Forestiers Donohue inc. et Villeneuve[2], la Commission des lésions professionnelles indique que le vice de fond réfère à l’erreur manifeste de droit ou de fait ayant un effet déterminant sur l’issue de la contestation. Cette façon d’interpréter la notion de vice de fond de nature à invalider une décision a été reprise de façon constante et elle est toujours d’actualité.
[14] Dans sa décision CSST c. Fontaine[3], la Cour d’appel du Québec se penche notamment sur cette notion de vice de fond de nature à invalider une décision de la Commission des lésions professionnelles. Dans cette décision, la Cour d’appel ne remet pas en question le critère de vice de fond, tel qu’interprété par la Commission des lésions professionnelles. Elle invite plutôt à la prudence dans son application.
[15] La Cour d’appel insiste également sur le fait que le recours en révision, pour vice de fond de nature à invalider une décision, ne doit pas être l’occasion de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve afin de substituer son opinion à celle du premier juge administratif.
[16] Seule une erreur grave, évidente et déterminante peut amener une intervention à l’égard de la décision du premier juge administratif[4].
[17] C’est en ayant à l’esprit ces principes de droit que le tribunal entend procéder à l’analyse des motifs mis de l’avant par la travailleuse pour faire réviser la décision de la Commission des lésions professionnelles du 18 janvier 2012.
[18] Il convient d’abord de revenir sur les faits de la présente affaire. Cet exercice ne vise pas à reprendre l’ensemble de la preuve soumise, mais bien de s’attarder à certains faits permettant de saisir le contexte dans lequel est déposée la requête de la travailleuse et d’évaluer le bien-fondé des motifs avancés à son soutien.
[19] Pour ce faire, le tribunal précise d’emblée qu’il a écouté l’intégral des enregistrements de l’audience tenue devant le premier juge administratif.
[20] Ce faisant, il retient qu’à l’époque pertinente, la travailleuse occupe un poste d’infirmière clinicienne pour le compte de l’employeur (CSSS Lac-Saint-Jean (est)).
[21] Dans le cadre de son travail, elle doit notamment se déplacer au domicile de bénéficiaires.
[22] Le 4 octobre 2009, ce faisant, elle chute dans des escaliers.
[23] La travailleuse ressent des douleurs lombaires. Elle continue à travailler. La première consultation médicale a lieu le 20 octobre 2009 (docteure Sylvie Tremblay). On lui prescrit une médication (Naproxen).
[24] Elle poursuit ses activités professionnelles et consulte à nouveau le 31 mai 2010 (docteur Charles Fournier). À ce moment, il est question d’une sacro-iliite et la travailleuse reçoit une infiltration.
[25] Elle consulte de nouveau le 7 juin 2010 (docteure Jessica Fournier), date à laquelle on lui recommande un arrêt de travail. On demande également une résonance magnétique lombaire.
[26] À compter de juillet 2010, la travailleuse effectue un retour au travail, à des tâches allégées. Elle est également dirigée en orthopédie.
[27] Le 22 juillet 2010, elle est examinée par le docteur Guy Harvey, orthopédiste. Il rapporte que la travailleuse ressent une symptomatologie lombaire à la suite d’un mouvement de rétention lors d’une « quasi-chute » effectuée au travail.
[28] À la suite de son examen, le docteur Harvey est d’avis que la travailleuse présente des signes qui orientent plus vers une sacro-iliite comme source de douleurs plus qu’une radiculopathie. Le même jour, la travailleuse a un rendez-vous pour une infiltration facettaire.
[29] Entre-temps, la travailleuse achemine une réclamation à l’assurance-salaire. La docteure Fournier, médecin traitant, remplit des rapports médicaux au soutien de cette réclamation. La travailleuse revoit la docteure Fournier à quelques reprises.
[30] Le 20 octobre 2010, il y a un nouvel arrêt de travail. Le 23 octobre 2010, la travailleuse est dirigée vers la docteure Mireille Belzile, spécialisée en médecine sportive puis vers le docteur Jean-François Roy, orthopédiste, qu’elle rencontre le 29 octobre 2010. Ce dernier prévoit une chirurgie lombaire. Celle-ci a lieu le 15 décembre 2010.
[31] Entre-temps, le 14 novembre 2010, la travailleuse remplit un formulaire de déclaration d’événement accidentel qu’elle envoie à son employeur. Ce formulaire est reçu par l’employeur quelques jours plus tard.
[32] La travailleuse fait une demande de son dossier médical à la clinique où elle a consulté depuis octobre 2009. On l’informe alors que son dossier a été égaré.
[33] Le 15 décembre 2010, l’employeur produit un formulaire d’Avis de l’employeur et demande de remboursement à la CSST. Il est question d’un événement du 4 octobre 2009.
[34] Le 6 janvier 2011, la CSST rend une décision par laquelle elle refuse la réclamation de la travailleuse. Celle-ci en demande la révision.
[35] Le 3 mars 2011, la CSST rend une décision à la suite d’une révision administrative. Elle déclare la réclamation de la travailleuse irrecevable puisqu’elle a été produite hors délai.
[36] La travailleuse dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles à l’encontre de cette décision.
[37] Une audience a lieu devant la Commission des lésions professionnelles le 7 décembre 2011. La travailleuse et l’employeur sont présents et représentés par procureurs. Il y a dépôt d’une preuve testimoniale (travailleuse et responsable du service de santé et sécurité au travail) et documentaire (documents médicaux). Un délai est accordé jusqu’au 22 décembre 2011 pour le dépôt de documents additionnels (remboursement de médication).
[38] Le procureur de la travailleuse plaide que la réclamation est recevable.
[39]
Il soumet d’une part que le délai de la loi est respecté. Ce délai doit
être calculé à compter de la date où l’on identifie la nature de la lésion qui
afflige la travailleuse, soit le 29 octobre 2010 (date de la consultation avec
le docteur Roy). Sinon, il peut s’agir du 7 juin 2010, date du premier
arrêt de travail. Dans les deux cas, le délai de six mois prévu à l’article
[40] D’autre part, si la réclamation est jugée hors délai, il plaide l’existence de motifs raisonnables permettant de justifier ce hors délai. La travailleuse n’a jamais cessé de travailler à la suite de la lésion du 4 octobre 2009. L’intérêt de la travailleuse pour réclamer naît et devient actuel à partir du moment où on lui explique la nature de sa condition (consultation avec le docteur Roy). Enfin, il plaide la confusion médicale depuis sa rencontre avec la docteure Tremblay le 20 octobre 2009, jusqu’à celle de la docteure Belzile le 23 octobre 2010.
[41] Pour sa part, la procureure de l’employeur de l’époque demande à la Commission des lésions professionnelles de maintenir la décision de la CSST, soit de déclarer la réclamation de la travailleuse irrecevable.
[42] Le 18 janvier 2012, la Commission des lésions professionnelles rend sa décision par laquelle elle déclare irrecevable la réclamation produite par la travailleuse, le 15 décembre 2010.
[43]
Le premier juge administratif conclut d’une part que la réclamation de
la travailleuse est produite en dehors du délai prévu à l’article
[44] La travailleuse, par l’entremise de son procureur, dépose une requête en révision à l’encontre de cette décision.
[45]
Dans un premier temps, on reproche au premier juge administratif d’avoir
commis une erreur de droit manifeste et déterminante dans l’interprétation et
l’application de l’article
[46]
Dans un deuxième temps, il lui est reproché d’avoir commis une erreur de
droit manifeste et déterminante dans l’application de l’article
[47] À l’audience, le procureur de la travailleuse élabore davantage les motifs préalablement décrits.[5]
[48]
Il rappelle que l’article
[49] Le premier juge administratif ayant opté pour la seconde interprétation, il soumet que celle-ci est déraisonnable. Elle ne respecte pas une interprétation large et libérale de la loi qui doit prévaloir. Il s’agit d’une interprétation restrictive, laquelle ne permet pas la reconnaissance d’un droit.
[50] Par conséquent, il indique que le premier juge administratif se devait de considérer le moment où la travailleuse avait un intérêt à réclamer, soit à partir du 29 octobre 2010 (rencontre avec le docteur Roy) ou à la limite, dès le 7 juin 2010 (arrêt de travail). Dans les deux cas, la réclamation de la travailleuse respecte le délai de six mois.
[51] Dans l’éventualité où la réclamation est jugée hors délai, il reproche au premier juge administratif d’avoir écarté, voire occulté, le motif raisonnable présenté par la travailleuse, soit l’existence d’une confusion médicale. Il passe en revue la preuve médicale et les différents médecins consultés pendant un an. On semble alors faire comprendre à la travailleuse qu’elle n’a rien ou que les choses vont se résorber, ce qui crée une confusion chez la travailleuse quant à la véritable nature de sa condition.
[52] Le fait pour le premier juge administratif d’avoir ignoré cette preuve de motif raisonnable équivaut à un défaut d’exercer sa juridiction.
[53] Cette preuve, ignorée par le premier juge administratif, doit être tranchée. Selon le procureur de la travailleuse, il s’agit d’un motif raisonnable permettant de justifier le hors délai.
[54] Au surplus, il soumet que le premier juge administratif se devait d’examiner l’absence d’intérêt à titre de motif raisonnable. Son défaut de le faire équivaut également à un défaut d’exercer sa juridiction.
[55] Par conséquent, il demande de réviser la décision du premier juge administratif. La réclamation de la travailleuse doit être déclarée recevable. Si elle est jugée hors délai, on doit conclure à la présence d’un motif raisonnable (confusion médicale). À défaut, l’absence d’intérêt né et actuel doit être pris en considération à titre de motif raisonnable. Il demande à ce que les parties soient convoquées de nouveau afin que soit débattue la question de fond.
[56] Le nouveau procureur de l’employeur soumet qu’il n’y a pas lieu de réviser la décision du premier juge administratif du 18 janvier 2012.[6]
[57]
Il rappelle que le premier juge administratif s’en remet au cadre légal
applicable en semblable matière (articles 271 et 352). Il existe deux courants
d’interprétation de l’article
[58] Quant au fait que le premier juge administratif ne se serait pas prononcé directement sur les motifs de confusion médicale ou d’intérêt, il s’agit d’un faux débat. Le véritable débat consiste plutôt à savoir à quel moment la travailleuse a été en mesure de faire un lien entre ses douleurs et l’événement du 4 octobre 2009. Dès la consultation médicale du 20 octobre 2009, ce lien est fait. Peu importe qu’il y ait un diagnostic précis ou non. La travailleuse se voit prescrire une médication pour sa condition lombaire. En juin 2010, il y a un arrêt de travail pour la même problématique lombaire. En octobre 2010 la travailleuse rencontre le docteur Roy. Cette rencontre avec le docteur Roy n’est pas l’occasion pour la travailleuse de faire le lien avec la lésion du 4 octobre 2009, mais bien de réaliser la gravité de son état.
[59] Ceci étant, le tribunal est d’avis qu’il y a lieu de rejeter la requête en révision de la travailleuse. La décision de la Commission des lésions professionnelles du 18 janvier 2012 n’est pas entachée de vices de fond de nature à l’invalider.
[60]
Par cette décision, le premier juge administratif tranche la question en
litige. Pour ce faire, il explique le cadre légal applicable, dont les articles
[61] Le premier juge choisit la première interprétation, soit que le délai se calcule à partir de la date de la lésion, et il s’en explique aux paragraphes 41 à 49 de sa décision :
[41] La lésion subie par la travailleuse,
le 4 octobre 2009, ne l’ayant pas rendue incapable de travailler au-delà du
jour de cette lésion, le délai de réclamation qui s’applique est prévu à
l’article
271. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui ne le rend pas incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée sa lésion ou celui à qui aucun employeur n'est tenu de verser un salaire en vertu de l'article 60, quelle que soit la durée de son incapacité, produit sa réclamation à la Commission, s'il y a lieu, sur le formulaire qu'elle prescrit, dans les six mois de sa lésion.
__________
1985, c. 6, a. 271.
[42] Selon cet article, la travailleuse qui prétend être victime d’une lésion professionnelle, autre qu’une maladie professionnelle, doit produire sa réclamation dans les six mois de sa lésion.
[43] En l’espèce, la preuve révèle que la travailleuse a continué d’effectuer les tâches habituelles de son emploi pendant plusieurs jours. Elle consulte d’ailleurs pour la première fois, le 20 octobre 2009, soit 16 jours après le fait accidentel.
[44] Dans ce contexte, le procureur du travailleur
prétend que l’expression « s’il y a lieu », retrouvée à l’article
a. Le délai de six mois commence à courir au moment où la lésion de la travailleuse est identifiée par le docteur Roy, le 29 octobre 2010. Auparavant, la travailleuse n’a pas d’intérêt à réclamer, puisque les médecins lui disent qu’elle n’a rien de grave et que la douleur disparaîtra. Donc, à partir du 29 octobre 2010, la travailleuse avait jusqu’au 29 avril 2011 pour produire une réclamation, ce qu’elle a fait dès le 15 décembre 2010.
b. Le délai de six mois commence à courir lors du premier arrêt de travail, le 7 juin 2010. Dès lors, ce délai expire le 7 décembre 2010. Or, cela correspond au moment où l’employeur admet avoir été informé qu’il s’agit d’un accident du travail.
[45] Bien qu’un certain courant jurisprudentiel de
notre tribunal retienne la notion de l’intérêt à réclamer comme point de départ
du délai de six mois contenu à l’article
[46] Selon cette interprétation, l’expression « s’il y a lieu » réfère au fait de produire ou non une réclamation à la CSST et non pas au fait de le faire ou de ne pas le faire dans un délai de six mois après la lésion. Dans l’affaire Annett et ministère de la Sécurité publique2, le tribunal s’exprime ainsi :
[49] Pour
d’autres, l’article
____________
3 Deslauriers et Maçonnerie Robert Audette inc., C.L.P.
[47] La soussignée considère cette interprétation
davantage conforme au texte de loi. Si le législateur avait voulu que le dépôt
d’une réclamation par une travailleuse soit fait dans les six mois à compter du
moment où elle a un intérêt pour le faire, il aurait formulé autrement
l’article
[48] Ceci étant dit, la lésion de la travailleuse étant survenue le 4 octobre 2009, la travailleuse avait donc jusqu’au 4 avril 2010 pour produire sa réclamation à la CSST.
[49] Il y a donc lieu de conclure que la réclamation de
la travailleuse, reçue à la CSST le 15 décembre 2010, a été produite à l’extérieur du délai prévu à l’article
[nos soulignements]
[62] Le procureur de la travailleuse plaide qu’il s’agit d’une interprétation restrictive, laquelle s’inscrit à l’encontre d’une interprétation large et libérale visant à favoriser la reconnaissance d’un droit plutôt que sa négation.
[63]
D’emblée, le tribunal rappelle que l’article
[64] Pour résumer simplement ce débat d’interprétation, l’on dirait que pour certains[7], le délai de six mois peut se calculer à partir du moment où la personne a un intérêt à réclamer alors que pour d’autres[8], le délai de six mois se calcule à partir de la lésion.
[65] Ceci étant, le tribunal rappelle que le recours en révision ou révocation n’est pas l’occasion d’arbitrer un conflit jurisprudentiel ou de favoriser un courant jurisprudentiel plus qu’un autre, lorsque différentes interprétations peuvent se dégager d’un même texte législatif. L’interprétation retenue par le premier juge administratif doit être respectée, dans la mesure où celle-ci ne contient pas d’erreur manifeste de faits ou de droit ayant un effet déterminant sur le litige[9].
[66] Dans la cause sous étude, l’interprétation que retient le premier juge administratif ne contient pas une telle erreur manifeste de fait ou de droit pouvant avoir un effet déterminant sur le litige. L’interprétation qu’il retient du texte de l’article 271, jugée restrictive par la travailleuse, s’avère une issue possible, laquelle est d’ailleurs retenue par d’autres décideurs. Il s’agit d’une interprétation défendable.
[67] Or, comme le rappelle la Cour d’appel dans l’affaire précitée CSST c. Fontaine[10], il appartient d’abord au premier juge administratif d’interpréter la loi et la preuve soumise. C’est son interprétation qui, toutes choses étant par ailleurs égales, doit prévaloir. Il ne saurait s’agir pour le tribunal agissant au stade du recours en révision ou révocation de substituer à l’opinion ou l’interprétation des faits ou du droit du premier juge administratif une seconde opinion ni plus ni moins défendable que la première[11].
[68]
Ceci étant, le tribunal ne peut donc souscrire au motif de révision
soumis par la travailleuse quant à l’interprétation ou l’application de
l’article
[69]
Le tribunal ne peut davantage souscrire au fait que le premier juge
administratif aurait commis une erreur manifeste et déterminante quant à
l’analyse de motifs raisonnables en vertu de l’article
[70] Sur cet aspect, le premier juge administratif expose le cadre légal applicable et procède à l’analyse de la preuve soumise. Le fait que l’ordre de présentation des arguments ne soit pas respecté ou que de tels arguments ne soient pas repris textuellement par le premier juge administratif ne fait pas en sorte de vicier sa décision.
[71] Le tribunal rappelle d’abord qu’une décision de la Commission des lésions professionnelles peut être révisée ou révoquée lorsqu’il y a absence de motivation. Sur ce dernier aspect, il faut toutefois distinguer entre une absence totale de motivation et une motivation succincte. Et c’est la décision dans son intégralité qu’il faut analyser pour vérifier si la Commission des lésions professionnelles a considéré l’ensemble de la preuve dans son appréciation[12].
[72] De plus, le décideur n’a pas à commenter tous les faits mis en preuve, ni à trancher chacun des arguments soumis par les parties. Il faut qu’une lecture de sa décision permette d’en comprendre son raisonnement et son fondement[13].
[73]
Aux paragraphes 50 à 71 de sa décision, le premier juge administratif
expose son analyse quant à la question de motifs raisonnables au regard de
l’article
[50] Ceci étant dit, la travailleuse a-t-elle démontré
par une preuve prépondérante, l’existence d’un motif raisonnable qui pourrait
permettre au tribunal de la relever de son défaut d’avoir produit sa
réclamation dans le délai prévu à la loi? L’article
352. La Commission prolonge un délai que la présente loi accorde pour l'exercice d'un droit ou relève une personne des conséquences de son défaut de le respecter, lorsque la personne démontre un motif raisonnable pour expliquer son retard.
__________
1985, c. 6, a. 352.
[51] Tout d’abord, il convient de définir
ce qu’est un motif raisonnable au sens de l’article
[…] une notion large qui permet «de considérer un ensemble de facteurs susceptibles d’indiquer, à partir des faits, des démarches, des comportements, de la conjoncture, des circonstances, etc., si une personne a un motif non farfelu, crédible et qui fait preuve de bon sens, de mesure et de réflexion».3 [sic]
[52] En l’espèce, l’analyse de la preuve ne permet pas au tribunal de conclure à l’existence d’un motif raisonnable qui permettrait une telle prorogation.
[53] Les scénarios proposés par le procureur de la travailleuse, à nouveau analysés sous l’aspect du motif raisonnable, ne parviennent pas à convaincre le tribunal que la réclamation de la travailleuse est recevable.
[54] Le premier scénario avait trait à la confusion entre les opinions médicales qui auraient existées, jusqu’à ce que la travailleuse rencontre le docteur Roy, lequel lui donne un diagnostic, décide de l’opérer et lui fait prendre conscience de la gravité de son état et des avantages qu’elle aurait à retirer des prestations de la CSST. Dès cette prise de conscience, la travailleuse produit sa réclamation.
[55] Il est depuis longtemps établi par notre jurisprudence que la gravité insoupçonnée de la lésion au moment de l'accident n’est pas un motif raisonnable4.
[56] Dans un même ordre d’idée, notre jurisprudence reconnaît que le niveau de connaissance requis pour produire une réclamation n’est pas la certitude qu’il existe un lien entre une pathologie et le travail, mais qu’il y ait un lien possible[14].
[57] Faisant siens les propos du juge administratif dans l’affaire Commonwealth Plywood limitée et Nault6 la soussignée estime que la connaissance que la travailleuse doit avoir :
[23] […] ne nécessite pas une certitude médicale découlant d’une opinion professionnelle définitive, mais qu’elle doit cependant se fonder sur une balance des probabilités constituées d’éléments médicaux et factuels amenant une personne raisonnable à conclure à la relation probable entre la maladie dont elle est affectée et le travail qu’elle exécute ou a exécuté.
[58] Or, la travailleuse est infirmière bachelière. Elle dispose de notions médicales et factuelles suffisantes pour lui permettre de penser à faire une réclamation à la CSST, à la suite de la chute dont elle a été victime le 4 octobre 2009 et des douleurs lombaires qui l’affligent.
[59] Par ailleurs, dans son témoignage, elle affirme qu’elle a toujours indiqué aux médecins consultés que ses maux étaient consécutifs à une chute subie au travail, le 4 octobre 2009. Elle le fit d’ailleurs au premier médecin qu’elle consulte, la docteure Tremblay, le 20 octobre 2009.
[60] Ainsi, puisque la travailleuse comprend, dès l’apparition des douleurs le jour même de sa chute, qu’il y a une relation probable entre ses douleurs et cette chute survenue au travail, elle doit déposer sa réclamation dans les six mois de cette connaissance.
[61] La travailleuse a aussi soutenu qu’elle aurait agi plus rapidement si les médecins consultés lui avaient fait part de la possibilité de s’adresser à la CSST. Notons tout d’abord que la travailleuse demeure plus de sept mois sans consulter de médecin, entre le 20 octobre 2009 et le 31 mai 2010.
[62] Quant à l’obligation du médecin de conseiller son patient sur les démarches qu'il peut possiblement entreprendre à la CSST, notre tribunal a reconnu qu’une telle obligation ne saurait incomber au médecin. Le libellé de l’article 271 indique que l'obligation de déposer une réclamation relève du travailleur. Le médecin du travailleur n'a donc aucun devoir d'assistance à l'égard d'une éventuelle réclamation à la CSST[15].
[63] Par ailleurs, le tribunal note qu’au plus tard à la mi-septembre 2010, le docteur Harvey discute avec la travailleuse de la possibilité qu’elle fasse une réclamation à la CSST. Néanmoins, elle ne le fait pas, n’agissant pas en personne prudente et diligente.
[64] L’absence d’arrêt de travail constitue aussi souvent un motif raisonnable invoqué par les travailleurs à l’appui de leur demande d’être relevé de leur défaut, tel que l’a fait la travailleuse. En l’espèce, la soussignée considère qu’elle ne peut accepter cette excuse, puisque la travailleuse a été mise en arrêt de travail, pour la première fois, le 7 juin 2010.
[65] Pourtant, bien qu’elle soit déjà très souffrante et qu’elle suppose l’existence d’une relation entre ses maux et son travail, puisqu’elle informe les médecins consultés qu’elle est tombée au travail, lesquels sont nombreux, elle attend tout de même six mois et six jours pour déposer une réclamation. Un tel comportement, encore une fois, n’apparaît pas aux yeux du tribunal être celui d’une personne prudente et diligente.
[66] De plus, dès le 22 juillet 2010, la travailleuse sait souffrir d’une sacro-iléite et d’une hernie discale, après sa rencontre avec le docteur Harvey. Pourtant, elle ne dépose pas de réclamation à ce moment.
[67] Qui plus est, à partir du 22 juillet 2010, bien qu’elle ne soit pas en arrêt de travail, son horaire est considérablement modifié, et ce, jusqu’au 20 octobre suivant. Pourtant, elle ne dépose pas de réclamation.
[68] Le tribunal constate que le parcours de la travailleuse, entre la chute du 4 octobre 2009 et le dépôt de sa réclamation, a certes été semé d’embûches : la difficulté de connaître son véritable état de santé, le fait que la clinique médicale ait égaré son dossier, ultimement, le fait que sa bonne forme physique ait pu camoufler certains symptômes.
[69] Cependant, tous ces faits ne sauraient constituer des motifs qui puissent permettre au tribunal d’excuser le retard de la travailleuse à déposer sa réclamation dans le délai de six mois prévu à la loi.
[70] La travailleuse l’a exprimé dans son témoignage : elle a déposé sa réclamation lorsqu’elle a compris que, pour l’avenir, en raison de l’état de sa colonne vertébrale, les bénéfices qu’elle pourrait retirer du régime offert par la CSST étaient beaucoup plus avantageux que ceux de son assurance-salaire.
[71] De l’avis du tribunal, il ne s’agit pas non plus, d’un motif raisonnable pouvant permettre de relever la travailleuse de son défaut d’avoir déposé sa réclamation dans le délai imparti par la loi.
____________
2 C.L.P.
3 Carrière et S.G.L. Canada inc. (Gic), C.L.P.
4 Paris et Ministère Loisir, Chasse et Pêche,
5 Roy et Alcatel
Canada inc., C.L.P.
6 C.L.P.
7 Alain et CSST,
C.L.P.
[nos soulignements]
[74] Le premier juge administratif motive sa décision. On ne peut certes parler d’une absence de motivation et encore moins d’un défaut d’exercer sa juridiction.
[75] Sans que le premier juge reprenne textuellement l’ensemble des arguments soumis par la travailleuse à l’audience du 7 décembre 2011 (absence d’arrêt de travail dès le 4 octobre 2009, intérêt né et actuel ou confusion médicale), l’on constate une analyse rigoureuse de la preuve présentée. Cette analyse sous-tend un rejet de ces différents arguments.
[76] Il faut d’ailleurs noter qu’au paragraphe 54 de sa décision, le premier juge administratif prend la peine d’indiquer que « Le premier scénario avait trait à la confusion entre les opinions médicales qui auraient existées, jusqu’à ce que la travailleuse rencontre le docteur Roy, lequel lui donne un diagnostic, décide de l’opérer et lui fait prendre conscience de la gravité de son état et des avantages qu’elle aurait à retirer des prestations de la CSST. Dès cette prise de conscience, la travailleuse produit sa réclamation. »
[77] C’est dans ce contexte que le premier juge administratif traite du degré de gravité de la lésion et d’une connaissance du lien possible ou probable.
[78] Il faut de plus noter que dans son analyse de la preuve, le premier juge administratif s’attarde au comportement de la travailleuse qu’il juge dénué de diligence et de prudence, dans les circonstances.
[79] La teneur des motifs permet de comprendre que le premier juge administratif conclut à l’absence d’un motif raisonnable pour justifier le hors délai à soumettre une réclamation à la CSST, ce qui emporte les différents arguments reliés à l’absence d’arrêt de travail à compter de la lésion du 4 octobre 2009, d’intérêt ou de confusion médicale.
[80] Les motifs exprimés par le premier juge administratif sont bien élaborés et permettent de comprendre le raisonnement suivi et le fondement de sa décision.
[81]
Avec respect, le tribunal considère que les différents arguments de
révision avancés par le représentant de la travailleuse traduisent plutôt son désaccord
avec les conclusions de la décision rendue. Il aurait, sans doute, souhaité une
interprétation différente de l’article
[82]
Le tribunal rappelle que ce désaccord ne peut constituer un motif
permettant une intervention. Il ne démontre en rien que le premier juge
administratif aurait commis une erreur justifiant une révision dans son
interprétation de l’article 271 ou dans son application de l’article
[83] Le premier juge administratif a évalué la preuve soumise. Son appréciation de cette preuve l’a conduit à conclure d’une part que la réclamation de la travailleuse était hors délai et d’autre part, qu’il n’y avait pas de motif raisonnable justifiant ce hors délai. Le premier juge administratif motive sa décision sur ces différents aspects et cette motivation est intelligible.
[84] La décision du premier juge administratif n’est pas entachée d’une erreur pouvant être qualifiée de grave, évidente et surtout déterminante sur l’issue de la contestation dont il était saisi.
[85] Les différents arguments soumis par le procureur de la travailleuse ne visent qu’à obtenir une nouvelle appréciation de la preuve et à espérer une conclusion différente quant à la recevabilité de la réclamation de la travailleuse. Il s’agit ni plus ni moins d’un appel déguisé. Le recours en révision ne peut servir à cette fin.
[86] La requête en révision de la travailleuse est rejetée.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête en révision déposée le 29 février 2012 par madame Émilie Briand-Girard, la travailleuse.
|
__________________________________ |
|
Sophie Sénéchal |
|
|
|
|
|
|
|
|
Me Joël Brassard-Morissette |
|
SIMARD, BOIVIN, LEMIEUX, AVOCATS |
|
Représentant de la partie requérante |
|
|
|
|
|
Me Denis Bonneville |
|
LAROUCHE LALANCETTE PILOTE |
|
Représentant de la partie intéressée |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2]
[3]
[4] Voir également CSST c. Touloumi,
[5] Katherine LIPPEL et Guylaine VALLÉE
(dir.), Santé et sécurité du travail, coll. « JurisClasseur Québec.
Collection Droit du travail », Montréal, LexisNexis, 2010.pp.1/20, 1/21 et
1/22; Société canadienne des postes c. Morissette, C.A.
500-09-018728-089, 16 juillet 2008, jj. P. Rayle; Promotions sociales
Taylor-Thibodeau et Battista, C.L.P.
[6] Domtar inc. c. Québec (Commission
d’appel en matière de lésions professionnelles),
[7] Par exemple Paré et Guy Dauphinais inc., C.L.P.
[8] Par exemple Courteau et Rial électrique inc.,
[9] Robin et Hôpital
Marie Enfant, C.L.P.
[10] Précitée, note 3.
[11] Voir également TAQ c. Godin,
[12] Beaudin et Automobile
J.P.L. Fortier inc.,
[13] Manufacture Lingerie Château inc. c. C.L.P., C.S. Montréal, 500-05-065039-016, 1er
octobre 2001, j. Poulin; Mitchell inc. c. C.L.P., C.S. Montréal,
[14] Roy et Alcatel Canada inc., C.L.P.
[15] Alain et CSST, C.L.P.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.