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[1] Le 16 décembre 2003, Mme Sonia Hubert (la travailleuse) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle elle conteste une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 8 décembre 2003 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 10 novembre 2003 et déclare que l’assignation temporaire déposée par l’employeur respecte les conditions prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la Loi).
[3] Une audience est tenue le 21 janvier 2004 à Trois-Rivières en présence de la travailleuse et de l’employeur.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] La travailleuse demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer qu’elle ne pouvait effectuer le travail assigné temporairement par l’employeur, cette assignation n’étant pas conforme à la Loi.
L’AVIS DES MEMBRES
[5] Le membre issu des associations syndicales est d’avis que l’employeur a abusé de ses droits en l’espèce. En effet, il s’est servi du mécanisme d’assignation temporaire dans le seul but de nuire à la travailleuse, ce qui est illégal. Les trois conditions prévues à l’article 179 étaient remplies mais il ne s’agit pas des seuls critères pour juger de la validité d’une telle assignation. Le déménagement de la travailleuse a constitué un choix personnel pour elle et elle aurait normalement dû vivre avec les conséquences de ce choix. Les circonstances particulières de ce dossier font cependant en sorte qu’on devrait lui donner gain de cause.
[6] Le membre issu des associations d’employeurs estime plutôt que la requête de la travailleuse devrait être rejetée. Les trois conditions prévues à l’article 179 de la Loi sont remplies et l’assignation temporaire est donc valide. Elle a choisi de déménager et doit vivre avec les conséquences de sa décision.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[7] Pour rendre sa décision, la Commission des lésions professionnelles a pris connaissance de l’ensemble de la documentation au dossier, des témoignages rendus à l’audience, de l’argumentation des parties et tenu compte de l’avis des membres. Elle rend en conséquence la décision suivante.
[8] Le 24 juillet 2003, la travailleuse subit un accident du travail alors qu’elle soulève une boîte de pièces de métal pesant environ 10 livres. En voulant retenir la boîte pour éviter qu’elle ne tombe, elle reçoit le coin de celle-ci sur le coté du poignet gauche. Un diagnostic de contusion du poignet est porté par le médecin de la travailleuse qui autorise dès le 5 août 2003 des travaux légers. L’employeur ne se prévaudra cependant pas de cette possibilité.
[9] Le 28 août 2003, la travailleuse avise son agent d’indemnisation qu’elle aimerait que son dossier soit transféré à Trois-Rivières où elle entend déménager.
[10] Le 25 septembre 2003, la docteure Renée Thibodeau refuse le projet d’assignation temporaire proposé par l’employeur à compter du 17 septembre 2003 à un poste où elle devrait manipuler des pièces et répondre au téléphone.
[11] Le 16 octobre 2003, la docteure Thibodeau accepte l’assignation temporaire de travail proposée par l’employeur visant à ce que la travailleuse réponde simplement au téléphone.
[12] Le 20 octobre 2003, le gestionnaire de l’employeur adresse une lettre à la CSST demandant l’application de l’article 142 de la Loi puisque la travailleuse ne s’est pas présentée au travail le 20 octobre 2003. La lettre précise que plusieurs tentatives pour rejoindre la travailleuse ont été faites et se sont avérées infructueuses.
[13] Le même jour, la travailleuse visite son agent d’indemnisation. Elle lui explique que les travaux légers demandés par l’employeur sont à Montréal alors qu’elle demeure maintenant à Trois-Rivières. Elle affirme avoir demandé à plusieurs reprises depuis l’accident à l’employeur si elle pouvait effectuer des travaux légers et on lui répondait à chaque fois qu’il n’y en avait pas. Elle croit que lorsque l’employeur a su qu’elle vivait à Trois-Rivières, il s'est empressé de trouver des travaux légers pour lui offrir une assignation temporaire. Elle avait demandé à son agent CSST si son déménagement poserait des problèmes et il lui aurait dit qu’après « sa démission chez l’employeur, il n’y avait aucun problème pour continuer l’indemnité de remplacement du revenu ». La travailleuse mentionne de plus qu’elle n’a aucun véhicule pour se déplacer.
[14] Le 21 octobre 2003, la travailleuse conteste l’assignation temporaire par une longue lettre adressée à la CSST. Il y a lieu d’en reproduire certains extraits :
[…]
J’ai donc apporté se papier à mon employeur et par le même fait je lui ai demandé s’il avait des travaux légers pour moi.
Il m’a demandé si je pouvais entraîner la nouvelle secrétaire chose que j’ai fais du mieux possible.
Dernière avant-midi de travail et par la suite il me dit de rester chez moi car il ne pouvait se permettre de donner deux salaires dans un même bureau.
À partir de ce moment je n’avais jamais de nouvelles à part quand j’appelais pour voir s’il avait des travaux pour moi et quand je passais chercher ma paie les premières semaines.
La réponse était négative à chaque fois.
À mon deuxième rendez-vous chez le médecin elle refait un autre papier et inscrit toujours travaux légers.
Je me présente donc chez mon employeur pour lui donner le papier et c’est alors qu’il me dit d’un air bête...et je site mot à mot {encore 3 semaines? Je suis obligé de travailler moi-même pour payer ton salaire car je ne peux te mettre dehors ou encore te remplacer par une autre personne.}
Je me sentais très mal à l’aise de voir qu’il était fâché contre moi à cause de ma blessure. Il m’a aussi ajouté qu’il avait du payer plus de 20 000$ à la CSST déjà pour un employé qui avait fait une tendinite, c’est alors que je lui ai répondu que sa n’étais pas ma faute que je n’avais pas fait exprès pour me blesser et je suis partit.
Quelques semaines plus tard mon mari a perdu son travail et comme les logements sont dispendieux à Montréal nous n’avions plus les moyens, nous avions de la misère à joindre les deux bouts.
C’est alors que j’ai appelé la CSST de Montréal pour savoir si je pouvais déménager à Trois-Rivières et les droits que j’avais.
Comme il n’avait jamais de travaux pour moi, ils m’ont dit que je pouvais partir et que même je pouvais démissionner de l’emploie que tant que le médecin me donnait pas un papier confirmant que je pouvait travailler normalement que je ne serais pas coupé.
Je me suis donc fiée à ce qu’ils m’ont dit et je suis déménagé le 1er septembre 2003
Et j’ai transféré ma physiothérapie à Trois-Rivières ainsi que mon dossier de CSST.
La secrétaire de mon patron m’a téléphone après mon déménagement pour me demander comment arranger son imprimante et c’est là qu’elle m’ai dit… { tu aurais pu appeler pour dire que tu étais déménagé} Je lui ai répondu … bien tu avais le numéro pour me joindre je ne me suis pas sauvé.
Je lui ai donc dit comment faire pour faire fonctionner son imprimante et je n’ai pas eu de nouvelles d’eux avant mon rendez-vous chez le médecin Le 18 septembre 2003 à Montréal.
Tout à coup il était intéressé à essayer de trouver des travaux légers pour moi, mais le médecin a refusé car le travail détaillé consistait au même que celui que je faisais avant la demande de travaux légers du médecin.
Je suis donc allé porter mon papier directement au travail encore cette fois et en entrant dans le bureau je remet le papier à la secrétaire et le patron avance sur le bord du bureau et je lui dit bonjour. Il m’a regardé avec excusez les mots mais je n’en trouve pas pour décrire son visage autre que ceux-ci « avec un air bête » et il est repartit dans son bureau sans rien me dire.
Entre un autre trois semaines s’écoule avant de revoir mon médecin c’est-à-dire Le 16 octobre 2003.
Le patron a trouvé autre chose pour moi, répondre au téléphone…
Il m’avait retourné chez moi en disant qu’il ne pouvait pas payer deux employés dans le même bureau au début.
Le médecin a donc fait une assignation temporaire.
Le lendemain sois le vendredi 17 septembre 2003 la secrétaire de mon patron m’appel me disant qu’il fallait que je sois au travail lundi matin 8h.
J’ai demandé si on pouvait prendre arrangement car je devais faire de la physio à 9h30 lundi matin et par la suite mon fils avait rendez-vous pour faire enlever son plâtre à l’hôpital.
Elle est allée voir le patron et elle est revenue en me disant que le patron exigeait que je sois là à 9h lundi matin et que je n’aie pas le choix d’entrer au travail.
J’ai donc appelé au bureau de CSST pour savoir ce que je pouvais faire avec çà.
La secrétaire m’a dit de passer lundi matin sois avant ou après ma physio pour voir mon agent.
Chose que j’ai fait.
Lundi matin sois le 20 septembre 2003 je me suis présenté au bureau de mon agent pour prendre des informations afin de savoir si je pouvais vraiment comme on m’avait dit au bureau de Montréal, démissionner de mon emploi.
Mon agent m’a dit qu’elle allait me r’appeler pour confirmer mes droits dans la même journée entre l’heure de mon retour de ma physio et le départ pour le rendez-vous de mon fils.
J’ai r’appelé à mon retour de physio et j’ai laissé un message disant que j’étais à la maison jusqu’à midi et j’ai attendu l’appel mais elle n’a pas eu le temps malheureusement.
J’ai eu un message sur le répondeur du cellulaire de mon conjoint c’étais la secrétaire de mon patron qui demandait pourquoi je n’étais pas entré au travail.
J’ai donc envoyé un courriel pour expliquer que j’attendais un retour d’appel de mon agent de CSST et que j’aillais redonner des nouvelles dès que j’en avais.
Les raisons pourquoi je conteste c’est qu’en premier lieu le patron est très bête avec moi et me dit des choses pour que je me sente coupable et sa me rend tellement mal à l’aise que j’en pleurais.
-J’ai été selon ce que la CSST de Montréal m’ont dit alors quand je suis déménagé j’ai inscrit mon fils à l’école à Trois-Rivières.
-Mon mari a des entrevues à Trois-Rivières pour du travail.
- Le voyagement je devrais le faire en autobus voyageur donc je paierais pour travailler.
- J’ai appelé et je suis allé plusieurs fois chez l’employeur pour savoir s’il aurait des travaux pour moi avec toujours une réponse négative jusqu’au moment ou il apprend que je vie maintenant à Trois-Rivières.
- Et une grande raison pour laquelle je conteste c’est que je suis certaine que je vais être congédié dès que je serai au retour normal au travail car le poste de machiniste pour les freins ABS n’est plus en fonction il a congédié les employés (es) qui occupaient se poste et surtout que je sais qu’il va me mettre encore sur le nez combien il a payé pour moi pendant que ne travaillais pas.
- Je suis une personne sensible donc quand il me fait sentir coupable comme çà je n’aime pas çà et sa m’attriste et sa enlève le plaisir de travailler à cet endroit. [sic]
[15] Le 10 novembre 2003, la CSST rend une décision à l’effet que l’assignation temporaire proposée par l’employeur respecte les conditions prévues par la Loi. Cette décision est rendue par Mme Julie Courville, directrice en santé-sécurité, qui s’est notamment rendue chez l’employeur pour évaluer le poste. Elle a constaté qu’il y avait très peu d’appels en anglais ce jour-là, l’employeur reconnaissant cependant qu’environ 50 % des appels reçus étaient en anglais. Il ajoute que si un appel ne peut être traité en français, la travailleuse peut en tout temps le transférer à la secrétaire qui demeure à ses côtés en permanence.
[16] Le 8 décembre 2003, la CSST confirme sa décision initiale du 10 novembre 2003.
[17] L’essentiel du témoignage de la travailleuse est contenu dans la lettre reproduite plus avant dans la présente décision. Elle ajoute qu’en août 2003, elle a mentionné à la secrétaire de l’employeur que son conjoint avait des entrevues à Trois-Rivières pour un nouvel emploi et que si cet emploi était obtenu, elle quitterait Montréal pour Trois-Rivières où elle tenterait de se trouver un emploi. Son employeur connaît son numéro de cellulaire et ne l’a jamais appelée par la suite pour s’informer si ses intentions de déménager à Trois-Rivières se matérialisaient.
[18] Après l’événement du 24 juillet 2003, elle avait pu continuer son travail en portant un bandage. Elle a également procédé à l’entraînement de la secrétaire. Il s’agissait de travaux légers non autorisés formellement par son médecin traitant. Elle avait déjà travaillé dans le bureau mais comme elle trouvait cela trop stressant, elle était retournée travailler comme machiniste. Vers le 5 août 2003, comme sa condition ne s’améliorait pas, elle est retournée voir le médecin. À 12 h ce jour-là, son employeur lui a dit qu’il n’avait pas les moyens de payer deux personnes et que la secrétaire en place pouvait très bien faire le travail seule. Il l’a donc retournée chez elle.
[19] Par la suite, chaque fois qu’elle est retournée chercher sa rémunération ou remettre les attestations préparées par ses médecins, elle demandait si des travaux légers étaient disponibles. La réponse était négative à chaque fois, l’employeur maintenant sa position du 5 août 2003.
[20] Elle n’a pas de voiture mais son conjoint en possède une qui est manuelle. Elle ne la conduit pas puisque son conjoint en a besoin.
[21] M. Stacy Tremblay témoigne par la suite. Il est le conjoint de la travailleuse. Il a accompagné la travailleuse chez son employeur au début d’octobre 2003. Elle en est ressortie en pleurant. La travailleuse lui a alors relaté ce que son patron venait de lui dire à savoir qu’il devait travailler à sa place, qu’il ne pouvait pas la congédier etc.
[22] M. Luc Séguin témoigne par la suite. Il est président directeur général de l’employeur. Il mentionne ne pas bien comprendre le but de la rencontre où il croyait plutôt négocier des solutions que procéder à une audience. Cependant, il avait adressé une lettre au tribunal le 12 janvier 2004 qui se lit comme suit :
Madame,
Nous accusons réception de l’avis d’enquête et d’audition qui aura lieu le 21 janvier 2004 à 9h00 à vos bureaux pour la personne ci-haut mentionnée.
Considérant que tous les renseignements requis figurent déjà au dossier; que notre présence ne serait que représentative et que n’avons rien d’autre à ajouter au dossier, nous vous informons que nous serons absents pour cette audition.
Nous espérons le tout conforme et nous vous remercions à l’avance de votre collaboration.
Nous vous prions d’agréer, Madame, l’expression de nos sentiments distingués. (nos soulignés)
[23] Il estime que la travailleuse est une bonne employée et qu’il y a une bonne chimie entre elle et lui.
[24] La travailleuse est entrée à son emploi en avril 2003. Elle a été affectée initialement à un contrat de pièces d’autos qui s’est avéré non rentable. Elle a été réaffectée deux semaines dans le bureau puis est retournée dans l’usine.
[25] Il est de la politique de l’entreprise de ne pas négliger les cas de CSST et de garder un contact direct avec les employés. On tente toujours de trouver des tâches que le travailleur accidenté est capable de faire. Les gestionnaires qui s’occupent des dossiers de l’employeur lui ont d’ailleurs indiqué qu’il fallait trouver une assignation temporaire à la travailleuse.
[26] Il mentionne avoir vite réalisé que la seule tâche que la travailleuse pouvait faire était de répondre au téléphone et de classer des dossiers. Il n’a cependant pas préparé de document en ce sens avant la mi-octobre. L’employeur doit voir s’il y a assez de travail pour une assignation temporaire et il mentionne qu’il faut habituellement trois semaines à un mois pour obtenir une réponse du médecin traitant.
[27] Il se plaint du manque de contact de la travailleuse avec l’entreprise et du fait qu’elle ne l’ait pas avisé de son déménagement. Il s’est présenté lui-même chez la travailleuse à une ou deux reprises pour finalement apprendre la troisième fois qu’elle était déménagée, et ce de la bouche du voisin. Les assignations temporaires ont été proposées après cette découverte.
[28] L’employeur possédait le numéro de cellulaire de la travailleuse mais il était impossible de la rejoindre de cette façon. Il se demandait si la travailleuse était toujours à son emploi.
[29] L’assignation temporaire est utilisée pour garder un contact avec les employés.
[30] Il nie avoir été agressif envers la travailleuse.
[31] Entre le début d’août et la mi-septembre, aucune assignation temporaire n’a été proposée parce qu’il devait vérifier quel travail pourrait être assigné à la travailleuse.
[32] Il estime qu’en octobre 2003, il y avait plus de travail de secrétariat qu’en août 2003. Cependant, comme la travailleuse ne s’est pas présentée à l’ouvrage, c’est la secrétaire en place qui a fait tout le travail et aucune embauche n’a été effectuée.
[33] Il admet qu’il était choqué d’avoir à payer la travailleuse via la CSST alors qu’il ne pouvait plus demander ses services suite à son déménagement.
[34] La travailleuse témoigne à nouveau. Elle n’a pas jugé bon de rappeler l’employeur lorsqu’elle a réellement déménagé parce qu’elle l’avait avisé de la possibilité de cette situation. Comme l’employeur avait son téléphone cellulaire et son courriel, il pouvait facilement la rejoindre en cas de besoin. De plus, elle passait régulièrement au bureau pour porter des attestations médicales. Elle affirme s’être rendue chez l’employeur dans les semaines des 5 et 12 août pour récupérer sa rémunération et par la suite aux trois semaines pour aller porter des attestations médicales.
[35] La Commission des lésions professionnelles doit donc décider si l’assignation temporaire proposée par l’employeur est valable.
[36] L’assignation temporaire est prévue aux articles 179 et 180 de la Loi :
179. L'employeur d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle peut assigner temporairement un travail à ce dernier, en attendant qu'il redevienne capable d'exercer son emploi ou devienne capable d'exercer un emploi convenable, même si sa lésion n'est pas consolidée, si le médecin qui a charge du travailleur croit que:
1° le travailleur est raisonnablement en mesure d'accomplir ce travail;
2° ce travail ne comporte pas de danger pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique du travailleur compte tenu de sa lésion; et
3° ce travail est favorable à la réadaptation du travailleur.
Si le travailleur n'est pas d'accord avec le
médecin, il peut se prévaloir de la procédure prévue par les articles
__________
1985, c. 6, a. 179.
180. L'employeur verse au travailleur qui fait le travail qu'il lui assigne temporairement le salaire et les avantages liés à l'emploi que ce travailleur occupait lorsque s'est manifestée sa lésion professionnelle et dont il bénéficierait s'il avait continué à l'exercer.
__________
1985, c. 6, a. 180.
[37] Ces articles sont contenus au chapitre de la réadaptation. Il découle de cette constatation que l’assignation temporaire est avant tout une mesure facilitant la réadaptation d’un travailleur dont le but premier n’est pas d’éviter l’imputation des coûts[2]. Toutefois, bien qu’il ne s’agisse pas du principal objet de l’assignation temporaire, il n’en reste pas moins qu’elle permet à l’employeur de limiter les coûts d’une lésion professionnelle en offrant aux travailleurs un travail qu’ils sont en mesure d’effectuer[3].
[38] En l’espèce, le tribunal estime que les trois conditions prévues à l’article 179 sont remplies. Ainsi, la travailleuse est raisonnablement en mesure d’accomplir le travail de répondre au téléphone puisqu’elle peut se servir exclusivement de son membre sain. En conséquence, le travail ne comporte pas de danger pour sa santé, sécurité et intégrité physique en relation avec sa lésion, du moins la preuve ne l’a nullement démontré. Ce travail est également favorable à la réadaptation de la travailleuse puisqu’il est de nature à lui permettre de ne pas perdre contact avec son milieu professionnel et de conserver ses habitudes de travail[4]. Ainsi, il est habituellement reconnu que le maintien au travail bénéficie aux travailleurs en général puisqu’il en résulte un maintien de l’activité physique, des habitudes de vie et de travail ainsi que le maintien du revenu complet et des avantages reliés à l’emploi habituel[5]. Finalement, le médecin qui a charge du travailleur a émis un avis conforme à l’article 179 de la Loi.
[39] La travailleuse a prétendu ne pas pouvoir effectuer le travail étant donné sa faible connaissance de l’anglais. Il s’agit bien entendu d'un motif qui peut être examiné par le tribunal même si, dans un premier temps, il suffit pour qu'une assignation temporaire soit valide que le médecin qui a charge du travailleur affirme que les trois conditions prévues à l’article 179 de la Loi sont rencontrées. Il est entendu que le médecin qui se prononce ainsi ne tient aucunement compte de la capacité d’un travailleur à effectuer un travail sinon que sous un angle médical. Lorsqu’une contestation est engendrée par un travailleur, les instances décisionnelles doivent alors vérifier si les trois conditions prévues à l’article 179 sont remplies. La notion d’être « raisonnablement en mesure d’accomplir ce travail » permet alors de dépasser la seule connotation médicale de cette expression pour vérifier si, dans les faits, un travailleur est en mesure d'accomplir le travail assigné en tenant compte de sa formation, de ses capacités et de ses connaissances.
[40] Dans le cas sous étude, le tribunal retient que la faible connaissance par la travailleuse de la langue de Shakespeare ne l’empêche pas de faire l’assignation proposée. Le tribunal s’en remet à cet effet aux constatations faites par la CSST lors de sa visite du poste de travail.
[41] Quant au fait que la travailleuse soit déménagée à Trois-Rivières, il s’agit d’un choix personnel dont elle doit assumer les conséquences. Comme son lien d’emploi avec l’employeur était maintenu et qu’elle n’a pas choisi de démissionner, elle devait se rendre disponible pour travailler à l’établissement de l’employeur, lequel est situé dans la région de Montréal. En déménageant à Trois-Rivières, même pour des motifs louables, elle s’est mise dans une situation dont elle seule devrait subir les conséquences. Décider autrement équivaudrait à permettre à un travailleur de stériliser les droits d’un employeur prévus à l’article 179 de la Loi. Un travailleur n’aurait alors qu’à quitter la région où il travaille habituellement pour empêcher qu’une assignation temporaire soit demandée par l’employeur. Cela serait inacceptable et irait à l’encontre de la volonté législative de donner aux employeurs la possibilité d’assigner temporairement un travail aux travailleurs accidentés. Le déménagement de la travailleuse ne constitue donc pas en l’espèce une raison pour déclarer invalide l’assignation temporaire[6].
[42] Malgré tout, le tribunal estime que l’assignation temporaire contestée dans le présent dossier est invalide. En effet, après avoir entendu les parties, le tribunal a l’intime conviction que l’employeur s’est servi des dispositions de l’article 179 de la Loi en faisant preuve de mauvaise foi et dans le seul but de nuire à la travailleuse.
[43] Le témoignage rendu par le représentant de l’employeur à l’audience a été truffé d’hésitations et de contradictions tout en étant louvoyant et évasif. Lorsqu’au début de l’audience l’employeur mentionne qu’il ignorait se présenter à une audience, il contredisait ainsi la lettre qu’il avait fait parvenir quelques jours plus tôt au tribunal afin de l’aviser de son absence à une « enquête et audition ».
[44] À l'audience, il mentionne dans un premier temps avoir réalisé rapidement que le seul travail qu’il pouvait offrir à la travailleuse était celui de téléphoniste alors qu’il justifie plus tard le fait de ne pas avoir offert d’assignation temporaire avant le mois d’octobre par l'absence d'évaluation des possibilités qui s’offraient à la travailleuse avant cette période. Le tribunal écarte donc son témoignage sans aucune hésitation.
[45] Par contre, le tribunal retient le témoignage rendu par la travailleuse dans son intégralité. Ce témoignage a été rendu de façon manifestement crédible et de bonne foi. La version de la travailleuse a de plus été maintenue, pour l’essentiel, tout au long du dossier.
[46]
Le tribunal rappelle qu’une personne physique ou morale doit exercer
ses droits en respectant les exigences de la bonne foi et non pas dans le seul
but de nuire à autrui. Ces principes ont d’ailleurs été intégrés au Code civil du Québec[7],
lequel, selon sa disposition préliminaire, régit en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne[8]et les principes généraux du
droit les rapports entre les personnes. Ce préambule mentionne de plus qu’il
constitue le droit commun du Québec et le fondement des autres lois qui peuvent
elles-mêmes y ajouter ou y déroger. Or, les articles
6. Toute personne est tenue d'exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
1991, c. 64, a. 6.
7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi.
1991, c. 64, a. 7.
[47] Le Code civil du Québec constitue en quelque sorte une charte régissant les droits civils des personnes morales et physiques, que ces droits se trouvent dans le code lui-même ou dans une autre loi[9].
[48] Le Code civil du Québec constitue ni plus ni moins que le droit commun applicable à tous, même aux personnes morales[10], et même aux litiges découlant de la Loi. La Cour du Québec a d'ailleurs déjà décidé que les dispositions du Code civil du Québec en matière de preuve s’appliquaient à l'ancien Bureau de révision de l’évaluation foncière du Québec[11].
[49]
La Commission d’appel en matière de lésions professionnelles a
déjà rejeté des réclamations lorsqu’un requérant qui n’était ni citoyen
canadien ni résident permanent avait conclu un contrat de travail sans
respecter la Loi sur l’Immigration[12],
une loi d’ordre public[13].
Par analogie, le tribunal estime que s’il a le pouvoir de refuser une
réclamation parce qu’un citoyen ne respecte pas la Loi sur l’Immigration, il peut certainement refuser de cautionner
l’abus de droit fait par un employeur qui utilise les dispositions de l’article
179 à des fins détournées qui ne respectent pas les dispositions des articles
[50] La théorie de l’abus de droit est appliquée depuis longtemps par les tribunaux. Qu’il suffise de se rappeler l’affaire Air Rimouski ltée c. Gagnon[14] où la Cour supérieure avait décidé qu’un propriétaire avait commis un abus de droit parce qu’il avait planté des poteaux sur sa propriété dans le but de nuire à une compagnie qui exploitait un service commercial aérien avec base d’opération sur la propriété contiguë, le tout de façon légale. La cour avait alors décidé que bien qu'à titre de propriétaire d’un lot, rien n'empêche une personne de planter de tels poteaux, ces derniers n’avaient en l’espèce aucune utilité sinon que d’avoir pour but et effet de nuire au voisin.
[51]
Le tribunal estime qu’il a non seulement le pouvoir mais le
devoir de vérifier si des dispositions aussi importantes que les articles
[52] D'autres exemples de référence par la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles et la Commission des lésions professionnelles à des dispositions issues du droit civil peuvent être cités. Ainsi, dans l’affaire General Motors du Canada ltée et Lauzon[15], la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles réfère aux principes de droit civil en matière de prescription, lesquels sont contenus au Code civil du Québec.
[53] Dans l’affaire Rioux et General Motors du Canada ltée[16], la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles réfère de nouveau au Code civil du Québec en matière de prescription reconnaissant ainsi l’application de ce corpus législatif au litige qu’elle était appelée à entendre.
[54] Les tribunaux ont de plus reconnu que dans le domaine du droit du travail, le droit civil du Québec fait figure de droit commun ou à tout le moins de droit supplétif[17]. Le tribunal ne voit pas pourquoi il en irait autrement dans le secteur d’activité qui l’intéresse.
[55]
Dans l’affaire Villa
Médica c. Boisvert[18]
infirmée pour d’autres motifs par la Cour d’appel[19]
et dans l’affaire Procureur général du
Québec c. Tribunal d’arbitrage de la
fonction publique[20],
la Cour supérieure du Québec rappelle qu’à moins de dispositions particulières
d’une loi statutaire spécifique, le Code
civil du Québec s’applique à tous les citoyens et peut être invoqué pour
solutionner tout problème juridique. Comme la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles
ne contient aucune disposition de la nature des articles
[56] Ceci étant dit, il ressort clairement de la preuve retenue par le tribunal que la décision de l’employeur de procéder en octobre 2003 à une assignation temporaire ne rencontrait aucunement les buts visés par le législateur en l’espèce soit dans un premier temps la réadaptation de la travailleuse et dans un deuxième temps la diminution de sa cotisation. La seule et unique raison pour laquelle l’employeur a décidé de procéder à une assignation temporaire est le fait qu’il a appris que la travailleuse était déménagée à Trois-Rivières. Il savait pertinemment qu’elle ne pourrait pas se présenter à l’assignation proposée.
[57] Hormis quelques travaux légers confiés à la travailleuse pendant les jours qui ont suivi l’événement initial, la preuve révèle clairement que par la suite l’employeur a lui-même ou par l’entremise de sa secrétaire répété de nombreuses fois qu’il n’était pas intéressé à une assignation temporaire puisqu’il n’y avait pas assez de travail pour une autre secrétaire et qu’il n’avait pas d’argent pour payer un deuxième salaire. Tout à coup, comme par enchantement, tous ces obstacles se sont levés à l’automne 2003 alors que l’employeur venait d’apprendre le déménagement de la travailleuse. Pourquoi tout à coup dispose-t-il un budget pour un deuxième salaire? Pourquoi tout à coup y a-t-il assez de travail pour deux?
[58] L’employeur a même avoué à l’audience qu’il avait été choqué d’apprendre le déménagement de la travailleuse. La preuve est claire que c’est suite à cet événement qu’il a réagi dans le seul but de nuire à la travailleuse, de se venger et de la punir. Le tribunal a déjà mentionné les raisons pour lesquelles il retient le témoignage de la travailleuse. Or, ce témoignage a révélé que l’employeur avait été contrarié par la lésion de la travailleuse, par le fait qu’il devait travailler plus et qu’il devait payer une autre personne pour faire son travail dans l’usine. Il avait d'ailleurs manifesté son mécontentement de diverses façons. Le déménagement de la travailleuse a été le point culminant qui a fait en sorte qu’il a décidé de se servir d’un droit dont il ne s’était pas servi jusque là et dont il n’avait aucune intention de se servir n’eut été le déménagement de la travailleuse. Il s’agit clairement là d’un abus de droit au sens donné à cette expression par les tribunaux au cours des dernières années.
[59]
Lors de l’entrée en vigueur de l’article
[60]
Les commentaires émis par le ministre de la Justice lors de
l’entrée en vigueur de l’article
· Ce nouvel article consacre la théorie de l’abus de droit reconnue par la doctrine et par la jurisprudence. Il indique les deux axes de l’abus de droit: l’acte posé avec l’intention de nuire et l’acte excessif et déraisonnable.
· Bien que dans son application la théorie de l’abus de droit fasse souvent appel aux notions de faute et de préjudice de la responsabilité civile, elle demeure distincte. L’abus n’est ni une simple erreur, ni une négligence. Il y a abus lorsqu’un droit, dont l’exercice normal est pleinement légitime, est mis en œuvre contrairement aux exigences de la bonne foi. L’abus existe parce que cet exercice, en cherchant à nuire, ne respecte pas le domaine d’exercice des droits d’autrui ou parce que la manière étant excessive et déraisonnable, elle vient rompre le jeu d’équilibre entre les droits des uns et des autres. [nos soulignés]
[61] Le tribunal ne peut que constater encore une fois que les propos du ministre s’appliquent à la cause dont il est saisi. Il est indéniable que l’employeur avait le droit d’assigner temporairement un travail selon les dispositions de l’article 179. Cependant, l’abus de droit s’apprécie par rapport aux critères de l’exercice raisonnable de ce droit incarné dans la conduite d’une personne prudente et diligente[21]. La jurisprudence a mentionné qu’il existe trois catégories principales d’abus de droit, soit l’exercice malveillant d’un droit, l’exercice anormal, maladroit ou incorrect d’un droit et enfin l’exercice antisocial d’un droit[22]. Le tribunal estime qu’en l’espèce l’employeur a à tout le moins exercé son droit de façon anormale, maladroite et incorrecte en déviant des raisons fondamentales pour lesquelles ce droit existe. Le tribunal estime même que la preuve démontre qu’il s’agissait de l’exercice malveillant d’un droit puisque l’employeur avait l’intention de nuire à la travailleuse en lui faisant perdre l’indemnité de remplacement du revenu qu’elle retirait jusque là.
[62] La mauvaise foi de l’employeur est de plus confirmée par l’exigence démesurée voulant que la travailleuse soit présente lundi matin le 20 septembre à 9 h malgré qu'elle devait se présenter à un traitement de physiothérapie. Pour un employeur qui avait mentionné jusque là qu’il n’avait pas de travail pour la travailleuse et qu’il n’avait pas les moyens de la payer, il s’agit d’un revirement pour le moins abrupt. L’employeur a de plus mentionné qu’en octobre 2003, le volume de travail faisait en sorte qu’il pouvait maintenant donner des tâches à la travailleuse. Cependant, malgré que cette dernière ne se soit pas présentée au travail, il n’a embauché personne d’autre, même à temps partiel, confirmant ainsi la conclusion à laquelle le tribunal en vient à savoir qu’il n’y avait pas plus en octobre de travail pour la travailleuse qu’il n’y en avait en août ou septembre, surtout que la secrétaire en place devait de toute façon continuer à prendre les appels en anglais. D'ailleurs, jamais l'employeur n'avait laissé entrevoir la possibilité d'une assignation dans l'éventualité d'un surcroît de travail. Cependant, l’employeur savait que comme la travailleuse vivait maintenant à Trois-Rivières, il pouvait l’assigner temporairement à un travail qu’elle ne pourrait pas exécuter puisque les dépenses entraînées par les frais de déplacement et d’hébergement faisaient en sorte que le jeu n’en valait pas la chandelle.
[63]
L’employeur offrait donc finalement une assignation,
contrairement à ce qu’il avait mentionné auparavant, puisqu’il savait
pertinemment que la travailleuse ne viendrait pas travailler de sorte qu’il
pourrait demander la suspension de ses prestations sans avoir à lui verser un
salaire. On a déjà vu mieux comme gestes visant la réadaptation d'un
travailleur! Le tribunal ne peut cautionner la mauvaise foi de l’employeur dans
ce dossier et estime donc que l’assignation temporaire n’était pas conforme aux
obligations imparties à l’employeur par les articles
[64] L’employeur reproche à la travailleuse de ne pas l’avoir avisé de son déménagement. Elle avait cependant averti la secrétaire de l’employeur de son intention de déménager si son conjoint se trouvait un emploi à Trois-Rivières. Elle se présentait de plus régulièrement sur les lieux du travail afin de remettre des billets médicaux. Il était facile pour l’employeur de s’enquérir des développements auprès de la travailleuse, de lui téléphoner ou de lui écrire un courriel.
[65] Pour tous ces motifs, l’assignation temporaire proposée par l’employeur doit être déclarée invalide.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de Mme Sonia Hubert, la travailleuse;
INFIRME la décision rendue par la CSST le 8 décembre 2003 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que l’assignation temporaire proposée le 16 octobre 2003 est invalide;
ET
DÉCLARE que la travailleuse a droit aux prestations prévues par la Loi.
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Me Jean-François Clément |
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Commissaire |
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[1] L.R.Q. c. A-3.001.
[2] Pièces d’auto Kenny inc. et CSST,
[3] Komatsu international inc. et Gagnon,
[4] Létourneau et Agregats
Dany Morissette inc., C.L.P.
[5] Blier et Olymel Princeville,
C.L.P.
[6] Voir
par analogie Daraîche et Francofor inc., C.L.P.
[7] L.Q. 1991, c. 64.
[8] L.R.Q., c. C-12.
[9] Champagne c. Racicot,
[10] Société de récupération, d’exploitation
et développement forestier du Québec
c. Gestion Grand Remous inc.,
[11] Journey’s End Corporation c. Ville de Brossard, JE97-1329 (C.Q.)
[12] SC 1976-77 c. 52.
[13] Laure et Verger Jean-Marie Tardif inc.,
[14] [1952] C.S. 149 .
[15]
[16]
[17] Syndicat des travailleuses et travailleurs
d’Épiciers unis Métro-Richelieu c. Lefebvre,
[18]
[19] J.E. 98-2114 .
[20]
[21] Centre d’accueil Lasalle et Syndicat
canadien de la fonction publique section locale 2869,
[22] Ville de St-Eustache c. 149644
Canada inc.,
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