Section des affaires sociales
En matière d'indemnisation
Référence neutre : 2013 QCTAQ 06498
Dossier : SAS-M-208782-1302
JEAN-MARC DUFOUR
ANDRÉE DUCHARME
c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC
et
COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL (IVAC)
Partie mise en cause
[1] Le requérant conteste une décision en révision rendue le 21 février 2013 par la Commission de la santé et de la sécurité du Travail (ci-après : IVAC) en sa qualité de gestionnaire de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels (ci-après : Loi IVAC).
[2] La décision en révision du 21 février 2013 énonce ce qui suit :
« Le 22 janvier 2013, le requérant, par la voix de son procureur, demande la révision d’une décision rendue le 3 janvier 2012 déterminant que le requérant ne peut bénéficier des avantages de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels (LIVAC) puisqu’il n’a pas été personnellement victime d’acte criminel.
Le procureur de monsieur demande de rendre une décision sur dossier et produit une expertise psychiatrique faite le 14 décembre 2012 qui atteste que monsieur présente un état de stress post-traumatique en lien avec l’événement du 2 décembre 2012.
Dans la demande de prestations, le requérant décrit qu’il est arrivé sur les lieux du crime découvrant ses trois enfants assassinés. Il précise présenter des symptômes tels que cauchemars, stress, incapacité de reprendre son emploi.
Le but de la Loi sur l’IVAC lorsqu’elle a été édictée en 1972 visait à indemniser les victimes d’actes criminels. La loi visait les personnes directement victime d’un acte criminel précisé à cette loi (IVAC); la loi vise certains crimes contre la personne (voies de fait, meurtre) et exclut les crimes contre la propriété (par exemple introduction par effraction).
Ces dispositions légales sont appliquées par la Direction de l’IVAC et seul le législateur peut les modifier.
Ainsi, dans le présent dossier, bien que conscient que cette tragédie ait pu affecter profondément le requérant, le Bureau de la révision administrative ne peut que maintenir la décision de refus puisque le requérant n’a pas été victime directement de l’acte criminel.
[…] »
EXTRAITS DE LA LOI IVAC
[3] Le Tribunal reproduit ci-dessous les articles de la Loi IVAC qui ont été plaidés par les procureurs lors de l’audience :
« 1. Dans la présente loi, les mots suivants signifient:
a) «Commission»: la Commission de la santé et de la sécurité du travail;
b) «blessure»: une lésion corporelle, la grossesse, un choc mental ou nerveux; «blessé» a une signification similaire;
c) «réclamant»: la victime, un proche visé à l'article 5.1 ou, si la victime est tuée, ses personnes à charge, la personne visée dans l'article 6 et les parents visés dans l'article 7.
2. Toute victime d'un crime ou, si elle est tuée, ses personnes à charge, peuvent se prévaloir de la présente loi et bénéficier des avantages qui y sont prévus.
[non en vigueur] Lorsque la victime subit une rechute après le (indiquer ici la date du jour précédant la date de l'entrée en vigueur du chapitre 54 des lois de 1993) et plus de deux ans après la fin de la dernière période d'incapacité temporaire pour laquelle elle a eu droit à une indemnité ou, si elle n'y a pas eu droit, plus de deux ans après la date de la manifestation de son préjudice, elle est assujettie, à compter de la date de la rechute, aux dispositions de la Loi sur l'aide et l'indemnisation des victimes d'actes criminels (1993, chapitre 54) comme s'il s'agissait d'un nouveau préjudice.
3. La victime d'un crime, aux fins de la présente loi, est une personne qui, au Québec, est tuée ou blessée:
a) en raison d'un acte ou d'une omission d'une autre personne et se produisant à l'occasion ou résultant directement de la perpétration d'une infraction dont la description correspond aux actes criminels énoncés à l'annexe de la présente loi;
b) en procédant ou en tentant de procéder, de façon légale, à l'arrestation d'un contrevenant ou d'un présumé contrevenant ou en prêtant assistance à un agent de la paix procédant à une arrestation;
c) en prévenant ou en tentant de prévenir, de façon légale, la perpétration d'une infraction ou de ce que cette personne croit être une infraction, ou en prêtant assistance à un agent de la paix qui prévient ou tente de prévenir la perpétration d'une infraction ou de ce qu'il croit une infraction.
Est aussi victime d'un crime, même si elle n'est pas tuée ou blessée, la personne qui subit un préjudice matériel dans les cas des paragraphes b ou c du présent article.
6. Malgré l'article 2, la personne qui, sans être une personne à charge, a acquitté les frais funéraires de la victime peut en obtenir le remboursement jusqu'à concurrence de 3 000 $; si une telle personne a acquitté des frais pour le transport du corps de la victime, elle a droit, dans les cas prévus par les règlements adoptés en vertu de la Loi sur les accidents du travail (chapitre A-3), d'être remboursée pour la somme qui y est prescrite.
Le montant de l'indemnité prévu à titre de frais funéraires est revalorisé le 1er janvier de chaque année conformément aux articles 119 à 123 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A-3.001).
7. Nonobstant l'article 2, les parents d'un enfant mineur, soit son père, soit sa mère, qui n'étaient pas des personnes à charge de cet enfant mais qui assumaient en tout ou en partie son entretien, peuvent se prévaloir de la présente loi pour l'obtention d'une indemnité de 2 000 $ si l'enfant est décédé dans des circonstances donnant ouverture à l'application de la présente loi. »
QUESTION EN LITIGE
[4] La question en litige consiste à déterminer si le requérant est une « victime » au sens de la Loi IVAC. Si l’on paraphrase la Loi IVAC, il s’agit de déterminer si le requérant a été blessé en raison d'un acte d'une autre personne et se produisant à l'occasion ou résultant directement de la perpétration d'une infraction dont la description correspond aux actes criminels énoncés à l'annexe de la présente loi.
[5] Compte tenu des conclusions auxquelles arrive le Tribunal, il devra statuer sur certains éléments d’indemnisation. Cependant, ces éléments ne sont pas vraiment en litige, ils découlent d’une preuve non contestée et non contredite.
LA PREUVE TESTIMONIALE
[6] Témoignant lors de l’audience, le requérant raconte qu’il était le père de trois jeunes enfants, un fils de cinq ans et deux filles de quatre et deux ans, dont il avait la garde à temps plein. Le drame s’est produit lors de l’exercice par leur mère du droit d’accès à ses enfants. L'exercice de ce droit était encadré par des mesures spéciales, notamment, la grand-mère maternelle devait alors être présente.
[7] Le requérant explique que dans la journée du 2 décembre 2012, la grand-mère maternelle des enfants l’appelle sur son téléphone portable, il est alors dans son automobile, elle lui dit « appelle la police, elle a noyé les enfants ». Le requérant se dirige immédiatement à l’appartement de la mère de leurs trois enfants. Durant les cinq minutes du trajet, il considère que ce qu'a raconté la grand-mère est inimaginable, mais plus il approche des lieux, plus il est angoissé par la possibilité que ce soit la réalité. Il brûle donc quelques feux rouges, il a « une boule dans l’estomac », « j’allais pour les sauver ». Il appelle aussi les autorités policières, on lui demande de rappeler une fois qu’il sera sur place.
[8] En arrivant, la grand-mère maternelle est sur le perron. Il entre dans le logement dont il ne connaît pas les divisions, il aperçoit son garçon âgé de cinq ans étendu sur un lit dans la première pièce à gauche. De la mousse sort de son nez, il a les doigts bleus, le requérant le touche, il est « raide ». En lui touchant, le requérant pensait pouvoir faire quelque chose pour son fils, mais il comprend qu’il n’y a plus rien à faire.
[9] Il recherche aussitôt ses deux filles, leur grand-mère lui dit qu'elles sont dans le bain au fond du logement. Il s'y précipite, elles sont dans la baignoire, elles ont les doigts bleus, elles sont « couchées en cuillère », elles ne bougent pas, il n’y a plus rien à faire.
[10] C’est à ce moment que le requérant appelle la police. Un premier policier arrive rapidement sur les lieux, on lui demande de sortir, d'autres policiers arrivent, des ambulances, etc. En sortant, il aperçoit la maman qu’il n’avait pas vue auparavant, elle est sur un divan et « elle semble dormir et d’être bien ».
[11] Le requérant explique que ce sont les images des événements décrits ci-dessus qui le suivent et qui le hantent depuis, sans arrêt. Il y pense plusieurs fois par jour, surtout la nuit. Ces images [son fils sur le lit, ses filles dans le bain, avec les détails décrits ci-dessus] le suivent partout. Elles surgissent comme des « pop up » lorsqu’il voit un jeune enfant, lorsqu’il passe dans un lieu où il a déjà été avec ses enfants, lorsqu’il jette un coup d’œil à leurs chambres, ça prend un rien pour ramener ces images « d’horreur », il est incapable d’avoir des images positives de ses enfants.
[12] La nuit, le requérant témoigne avoir de la misère à dormir, il se réveille souvent, il fait des cauchemars, il repense à tout cela, à ce qu'il aurait pu faire pour sauver ses enfants. Il décrit un cauchemar qu'il fait fréquemment, il est entouré d'enfants en détresse, dont les siens, et il ne peut rien faire pour les sauver.
[13] Le requérant est suivi par une psychologue, il ne sent pas beaucoup d'amélioration, il a encore beaucoup de « flash-back », il essaie d’éviter certains endroits qui lui rappellent ses enfants. Il a essayé de jouer au hockey quelques fois, il n'a pas d’énergie, il est fatigué, ça ne l'intéresse plus. Il ne travaille pas depuis l'accident.
[14] À une question du Tribunal, le requérant explique qu'il était séparé de la mère de ses enfants depuis quelques années. Avant le drame, la maman voyait les enfants une fin de semaine sur deux. Elle ne lui avait pas fait de menace, « elle m’avait dit que je lui enlevais son bonheur puisque j’avais la garde des enfants ».
[15] Le requérant n'a pas été contre-interrogé, ni sur son témoignage livré lors de l’audience, ni sur ce qu'il a relaté aux experts et qui est repris dans les rapports R-1, R-2 et R-3.
LA PREUVE DOCUMENTAIRE
[16] Dans un rapport d'expertise du 9 mai 2013 [R-3], le psychiatre R. Laliberté résume les événements d’une façon qui est transposable au témoignage du requérant discuté ci-dessus. Le Tribunal estime que le passage suivant de ce rapport est particulièrement pertinent :
« [p. 11] […]
Dans le présent dossier, je retiens un diagnostic d’état de stress post-traumatique lequel découle directement du fait que monsieur […] a vécu un « choc nerveux » en retrouvant les corps inanimés de ses trois enfants décédés de façon tragique la journée du 2 décembre 2012. Le diagnostic d’état de stress post-traumatique ne fait, à mon avis, aucun doute et on ne peut parler actuellement de rémission, la pathologie reste active. L’événement vécu par monsieur […] correspond à une sévère agression psychique, un traumatisme où le facteur de stress doit être qualifié d’extrême […] »
[17] Le psychiatre estime par ailleurs que le requérant est actuellement inapte à tout emploi.
[18] Sous la cote R-1, le Tribunal dispose d’une autre expertise psychiatrique signée le 14 décembre 2012 par le Dr M. Brochu, psychiatre.
[19] Ce rapport résume en détail la version du requérant sur l'évolution des droits de garde ainsi que les démarches du requérant pour être reconnu père de leur fille de deux ans. En bref, dans un contexte difficile, les droits de garde ont été au début répartis de façon assez équilibrée entre les parents, mais au fil du temps, la mère ne respectant pas les conditions fixées par la Cour supérieure, la garde a été accordée à temps plein au père. Le passage suivant de l’expertise du Dr Brochu témoigne de difficultés rencontrées par le requérant :
« [p. 8] […]
À l’automne 2011, madame ne respectait pas les conditions de garde ordonnées par le juge, et il y eu nouvelle ordonnance qui donnait la garde complète des deux aînés à monsieur, sauf pour un droit de visite aux deux semaines à la mère. Cette visite devait s’effectuer à la Maison de la famille.
Monsieur nous explique que son ex-conjointe a manqué plusieurs visites.
Finalement, il y a eu audition à la Cour en décembre 2011 dans le contexte où le test d'ADN démontrait la paternité de monsieur quant au troisième enfant. Monsieur s'est vu confier la garde complète des trois enfants. Son ex-conjointe a mal réagi et s'est sauvée avec sa fille la plus jeune, ce qui a mobilisé les forces policières. Monsieur a pu récupérer sa fille cadette, et les droits de visite ont été maintenus via la Maison de la famille.
En janvier 2012, son ex-conjointe a obtenu d’avoir les enfants en visite une journée aux deux semaines en présence de leur grand-mère, l’échange devant se faire à la Maison de la famille.
En octobre 2012, monsieur nous explique que compte tenu de certains manque-ments de son ex-conjointe, il y a eu suspension des droits de visite à la mère pour un mois. Les visites devaient reprendre à la mi-novembre, mais madame ne s'est pas présentée. La visite suivante était le 2 décembre, jour du drame […] »
[20] À l’examen mental, le Dr Brochu écrit que :
« [p. 14] […]
Le cours de la pensée est également normal, sans relâchement excessif ni blocage. Le contenu de la pensée se caractérise par la description des événements dramatiques survenus le 2 décembre dernier. Monsieur décrit des symptômes de réminiscence sous forme de flash-back. Il présente également des cauchemars chaque nuit. Il y a une altération importante au niveau du sommeil. »
[21] Le Dr Brochu conclut ainsi :
« [p. 16] Monsieur […] présente un état de stress post-traumatique en lien avec les événements survenus le 2 décembre 2012. L’évolution demeure imprévisible, et monsieur […], à notre avis, aura besoin d’un suivi psychologique et médical régulier afin que les interventions appropriées puissent être effectuées selon l’évolution clinique. Il est donc difficile de prévoir le pronostic.
À notre avis, monsieur […] n’est pas actuellement en mesure d’effectuer son travail habituel. Il est impossible de statuer sur une date de fin d'invalidité […] »
[22] Enfin, dans un résumé d'évaluation psychologique déposé sous la cote R-2, la psychologue traitante, Madame C. Forest, émet une impression diagnostique de stress post-traumatique, en écrivant notamment ceci :
« [p.3] […] Cependant, l’ampleur du drame qu’il a vécu, limite considérablement une stabilisation de sa condition. Les déclencheurs qui le précipitent dans un envahissement de ses pensées en flash-back de la scène du crime sont nombreux et variés. […] »
REPRÉSENTATION DES PROCUREURS
[23] Le procureur du requérant plaide que la Loi IVAC doit recevoir une interprétation large et libérale. Il estime que la loi est claire et que compte tenu des faits prouvés, le requérant est définitivement une victime au sens de l’article 3a). Il dépose de la jurisprudence sur l’interprétation, dans le contexte du droit du travail, de la locution « à l’occasion de ». Il dépose aussi une jurisprudence, dans le contexte de la Loi visant à favoriser le civisme, sur l’interprétation large et libérale d’une loi qui est, selon lui, de la même nature que la Loi IVAC. En outre, le procureur plaide que la preuve démontre que la mère en voulait au requérant en raison de la garde à plein temps des enfants qui lui avait été accordée, les gestes de la mère seraient ainsi dirigés contre lui personnellement, ce qui amènerait à confirmer son statut à titre de victime au sens de la Loi IVAC.
[24] La procureure du PGQ plaide essentiellement que le requérant est une victime indirecte des meurtres de ses trois enfants. Selon la procureure, lorsque le requérant est arrivé sur les lieux du drame, les crimes avaient déjà été perpétrés. Ainsi, il ne peut être indemnisé, car la Loi IVAC est claire, elle ne vise que les victimes directes qui ont été blessées à l’occasion même de la perpétration d’un crime, sauf dans la mesure prévue à ses articles 6 et 7. Elle dépose un cahier des sources, soit des décisions du Tribunal, ou de la Commission des affaires sociales, qui établiraient le principe que la Loi IVAC ne vise que les victimes qui ont été blessées directement, à l’occasion même de la perpétration d’un crime. Elle ajoute que la loi étant claire, il n’appartient pas au Tribunal de la réécrire, son rôle se limite à l’appliquer.
DISCUSSION
[25] Selon le Tribunal, il est clair que le requérant a été victime d’une « blessure » au sens de l'article 1 b) de la Loi IVAC. La preuve non contestée démontre en effet que le requérant présente un état de stress post-traumatique en lien avec l'assassinat de ses trois enfants. Or, un tel état est manifestement « un choc mental ou nerveux » au sens de l’article 1 b).
[26] La question qui demeure est de déterminer si le requérant est une victime au sens de l'article 3 de la Loi IVAC.
[27] Devant ce qui parait inexplicable à première vue, il faut tenter de répondre à la question suivante, quel but la requérante voulait-elle atteindre en commettant ces crimes?
[28] Manifestement, elle ne voulait pas atteindre un enfant précis pour un motif qui lui est propre, ce qui ressort du fait que ce sont les trois enfants qui ont été assassinés.
[29] Le Tribunal est interpellé par la partie du témoignage du requérant où il explique, en réponse à une question du Tribunal, que la mère de ses enfants lui reprochait de lui voler son bonheur.
[30] Ce fait doit être apprécié dans le contexte de l’évolution, au détriment de la mère, du partage de la responsabilité de la garde des enfants. Au départ, la garde était assez équilibrée pour les deux enfants plus âgés, pour aboutir à une garde exclusive par le père, avec des droits de visite limités pour la mère. Pire, lorsque la paternité du requérant sera reconnue sur le troisième enfant, il en obtiendra la garde, ce qui donnera lieu à une fugue de la mère avec cet enfant, d’où l’intervention des policiers.
[31] De l’avis du Tribunal, si les gestes dramatiques de la mère ont une explication, aussi moralement inacceptable soit-elle, c’est en probabilité une tentative de priver le père du bonheur qu’il peut retirer de la garde à temps plein de ses enfants.
[32] Selon l’expertise du Tribunal dans le domaine médico-légal, et plus spécifiquement dans le domaine de la psychiatrie légale, lorsqu’un parent tue ses enfants, c’est souvent pour atteindre l’autre parent.
[33] Or, le témoignage du requérant, conjugué avec l’histoire de la garde des enfants telle que relatée par le Dr Brochu, éléments qui ne sont contredits d’aucune façon constituent des faits graves, précis et concordants qui amènent le Tribunal à conclure qu’en probabilité, les meurtres commis par l’ex-conjointe du requérant le visaient directement et personnellement.
[34] Le Tribunal conclut donc que la blessure du requérant résulte directement de la perpétration des trois meurtres commis par son ex-conjointe à l’encontre de leurs enfants. Ceci suffit à rendre le requérant admissible à la Loi IVAC, en tant que victime qui a été blessée directement par la commission d’un crime visé par l’annexe de la Loi IVAC.
[35] Au surplus, le Tribunal estime que le requérant se qualifie également à titre de personne qui a été blessée, en raison d’un acte d’une autre personne et se produisant à l’occasion de la perpétration d’une infraction.
[36] Une loi s’interprète difficilement dans l’abstrait, ce n’est qu’à la lumière des faits qu’elle prend tout son sens, ce n’est que dans un contexte déterminé qu’on peut réellement trouver l’intention du législateur au regard de celui-ci. En d’autres mots, les précédents sont importants certes, cependant, il faut évaluer la portée de ceux-ci à la lumière des faits qui étaient en cause.
[37] La procureure du PGQ plaide la décision rendue par le Tribunal le 8 juin 2005 dans l’affaire SAS-M-093456-0406[1]. Dans cette affaire, il s’agit d’un enfant qui demande d’être reconnu comme étant une victime d’un acte criminel au sens de la Loi IVAC. À la lecture de la décision, il est clair que lorsque ses parents sont assassinés à la maison, l’enfant en question était absent. Dans cette affaire, le Tribunal a estimé que les troubles psychologiques qui affectent l’enfant se situent au second degré de la chaine de causalité et sont ainsi indirects.
[38] La procureure du PGQ plaide aussi la décision rendue par le Tribunal le 11 novembre 2002 dans le dossier SAS-Q-085667-0203[2]. Dans cette affaire, bien que les faits soient décrits de façon laconique, la requérante ne soutient pas qu'elle était présente sur les lieux du crime. Elle plaide surtout qu'elle a collaboré activement à l'enquête qui a permis aux policiers d'arrêter l'assassin de son fils. Il s’agit ainsi de circonstances différentes de celles du présent dossier.
[39] La procureure du PGQ plaide ensuite la décision rendue par la Commission des affaires sociales le 17 mars 1992 dans les dossiers AT-65467/AT-65458. Les faits relatifs à cette décision concernent des parents dont la fille a été assassinée lors de la fusillade à l'École Polytechnique. Dans cette affaire, bien que les faits soient décrits de façon laconique, les requérants ne soutiennent pas qu'ils étaient présents sur les lieux du crime. Il s’agit ainsi de circonstances différentes de celles du présent dossier.
[40] La procureure du PGQ plaide enfin la décision rendue par la Commission des affaires sociales le 27 mai 1992 dans le dossier AT-65563[3]. Dans cette affaire, la requé-rante demande d'être reconnue victime au sens de la Loi IVAC. Elle a appris le meurtre de sa fille en écoutant un bulletin spécial à la radio, elle n’était pas présente sur les lieux. Encore une fois, il s’agit ainsi de circonstances différentes de celles du présent dossier.
[41] Le Tribunal estime que ces décisions portent toutes sur des circonstances très différentes de ce qui est en cause dans le présent dossier. Ces décisions, même si elles contiennent des motifs incidents (obiter dictum) qui peuvent être intéressants, n’ont donc qu’une autorité limitée en ce qui concerne le présent dossier. Les motifs essentiels (ratio decidendi) de toutes ces décisions sont liés aux questions, dans le cadre de contextes factuels particuliers, que le Tribunal, ou la Commission des affaires sociales, avaient à décider, en l’occurrence est-ce qu’une personne qui n’a eu aucun rôle ou présence sur la scène du crime peut être indemnisée?
[42] Par ailleurs, même si la cohérence entre les décisions du Tribunal est souhaitable, il demeure que la règle qui consiste à ne pas remettre en question ce qui a déjà été décidé (stare decisis) ne s’applique pas aux tribunaux administratifs et, même si elle était applicable, cette règle ne porte que sur le motif essentiel d'une décision qui aurait valeur de précédent.
[43] Selon la procureure du PGQ, l’article 3a) de la Loi IVAC est clair, tout s’arrête dès que la perpétration de l’infraction est terminée.
[44] Il est certain que la notion de « perpétration d’une infraction » a un début et une fin. Mais en même temps, il apparaît que lorsque le législateur réfère à une blessure « se produisant à l'occasion » de la perpétration de l’infraction, il y a indubitablement une certaine marge d’appréciation, selon les faits de l’espèce.
[45] Le Tribunal souscrit à une analogie proposée par le procureur du requérant à partir de la jurisprudence émanant du droit du travail. Il cite notamment une décision de la Cour d’appel où le juge Chevalier, qui a rédigé l’opinion majoritaire de Cour d’appel, le juge Lebel souscrivant à son opinion, cite le passage suivant d’un manuel de la CSST[4] :
« [p. 20] […]
La notion d’accident “à l’occasion du travail” est beaucoup plus large et complexe que celle “par le fait du travail”.
Le fait accidentel survenu “à l’occasion du travail” est celui qui, sans avoir pour cause directe le travail de la victime a été déterminé dans un acte connexe au travail […] »
[46] À propos de ce passage, le juge Chevalier souligne :
« [p. 21] […]
Le contenu de ce “manuel des politiques” de la CSST n’a évidemment pas force de loi. Il ne constitue qu’un énoncé des opinions de cet organisme. J’estime cependant que de telles opinions ne doivent pas être écartées du revers de la main sous ce seul prétexte. L’expertise dont est nantie cette Commission par la connaissance qu’elle a des nombreuses et diverses situations factuelles qui peuvent se présenter son examen, la mettent à même de suggérer, sinon de proposer à l’attention de ceux qui sont sujets à la LAT la façon dont cette loi devrait être comprise et appliquée.
L’interprétation précitée me parait d’ailleurs conforme à la doctrine et à la jurisprudence courante. […] »
[47] La Loi IVAC est une loi sociale. Le Tribunal se limite ici à souligner que la jurisprudence et la Loi d’interprétation établissent le principe qu’une telle loi doit s’interpréter de manière large et libérale[5].
[48] Dans une décision rendue le 7 mai 2010 dans le dossier SAS-M-134742-0707[6], le Tribunal analyse le cas d'une requérante qui est la mère de la victime du crime au sens étroit. Cependant, à la différence de la présente décision, la mère est non seulement témoin, elle joue un certain rôle afin de prévenir la commission du crime, d'où une blessure psychologique. L’autorité de cette décision a donc une portée limitée.
[49] Néanmoins, dans cette décision, le Tribunal ne retient pas la prétention du PGQ selon qui la mère était une victime indirecte :
« [59] En somme, par l’emploi de l’expression « à l’occasion … de la perpétration de l'infraction», la présente formation conclut que le législateur n'a donc pas voulu limiter l'indemnisation au seul acte résultant directement de la perpétration de l'infraction. » les passages soulignés le sont dans le texte)
[50] Ce passage illustre qu’il est possible d’interpréter le texte de l’article 3a) de façon plus large que ce qui ressort des décisions citées par la procureure du PGQ.
[51] Dans cette décision, le Tribunal discute par ailleurs de la jurisprudence, essentiellement celle qui est plaidée dans le présent dossier par l’avocate du PGQ :
« [67] De ces décisions, le Tribunal constate que le refus confirmé, par cette même instance, de reconnaître une personne victime d’un crime au sens de la Loi sur l’IVAC est justifié dans chaque cas par l’absence même des requérants lors de la perpétration de l’infraction.
[68] À ce propos, dans l’une de ces décisions, le Tribunal maintenait le rejet d’une demande de prestations au motif que le jeune requérant, participant dans la nuit à un camp de scouts, était alors absent du domicile familial, l’endroit même où dans cette nuit-là son père et sa mère ont été assassinés par projectiles à la suite d’un règlement de compte[7].
[69] À l’effet contraire, il y a lieu, d’ailleurs, pour la présente formation de s’inspirer de cette décision rendue à l’époque, le 13 novembre 1997, par la Commission des affaires sociales[8] et ainsi d’appliquer le même raisonnement en l’espèce.
[70] dans cette affaire, les membres de la Commission déclaraient recevable la demande de prestations soumises par quatre personnes, au motif que lors de la commission du meurtre, ils «ont été des témoins suffisamment actifs dans le déroulement du drame... à tout le moins, ils ont vu la scène du crime qui venait tout juste de s’y produire».
[71] Ainsi, tout comme dans le présent cas, leur présence démontrée sur les lieux du crime et leur participation à l’action, à divers niveaux, ont été considérées afin de les reconnaître comme des victimes d’un crime au sens de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels. »
[52] Dans la décision rendue par la Commission des affaires sociales le 13 novembre 1997 dans les dossiers AT-66001 et autres, les juges administratifs s’expriment notamment ainsi :
« [p. 3] Sauf que, au-delà du problème de crédibilité évident des témoignages des appelants, une réalité que la Commission a bien perçue à travers les invraisemblances et contradictions constatées dans les témoignages rendus devant elle, un élément de preuve demeure évident et constant dans toutes les versions entendues. Lors du meurtre, il est indéniable que les quatre appelants étaient présents sur les lieux [dans l’immeuble].
De prime abord, on peut donc les considérer comme témoins de l'agression au couteau de D. D. sur F. I. C.
Furent-ils témoins de l'agression dès qu'elle a débuté? Sont-ils intervenus plutôt pendant le déroulement de l'agression? Leur intervention est-elle plutôt survenue une fois l'agression terminée? Voilà une question difficile à résoudre clairement dans chaque cas.
[…]
Le rôle joué par A. D. et C. L.-D., les père mère de l'agresseur, apparaît moins évident. Ont-ils été mêlés de façon aussi intime que G. et S. D. au drame? Ont-ils ou non vu leur fils D. D. donner des coups de couteau à la victime?
Sur ce plan, leurs témoignages devant la Commission sont apparus contradictoires, l'un affirmant avoir vu quelques coups de couteau être donnés par ce dernier à la victime avant de la voir s'effondrer par terre, l'autre déclarant plutôt que la victime gisait par terre, lorsqu'ils sont parvenus devant la chambre située au sous-sol où le drame venait de se produire.
Or, de l'avis de la Commission, ces contradictions ne sont pas fatales. Il suffit, pour la solution du présent litige, de disposer d'une preuve valable que ces derniers ont été des témoins suffisamment actifs dans le déroulement du drame, ce qui permet de conclure à leur admissibilité au programme d'indemnisation des victimes d'actes criminels.
Ainsi, parmi les imprécisions et contradictions dans les témoignages, il subsiste des éléments valables de preuve permettant de conclure que A. D. et C. L.-D., entendant les cris de G. D. qui assistait impuissante au drame, sont descendus de façon précipitée au sous-sol et que, à tout le moins, ils ont vu la scène du crime qui venait tout juste de s'y produire. Il est aussi plausible de conclure qu'ils se sont impliqués en posant certaines actions immédiatement après le meurtre et avant l'arrivée des policiers et ambulanciers: par exemple, de désarmer D. D. et tenter de le convaincre de ne pas mettre à exécution sa menace de se suicider.
Dans ce contexte et en tenant compte de l'ensemble des faits et circonstances qui ont entouré l'événement, la Commission estime que tous les appelants, du fait de leur présence démontrée sur les lieux du crime et de leur participation, à divers niveaux, à l'action, peuvent être considérés des victimes d'un crime au sens prévu dans la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels, les articles 2 et 3 paragraphe a) étant pertinents:
[…]
Ainsi, tous les appelants en leur qualité de témoins du drame, avant, pendant ou immédiatement après son déroulement, ont assisté aux actes posés par D. D. ou constaté leurs effets, lors ou à l'occasion de l'infraction commise par lui, soit un homicide involontaire ayant entraîné la mort de F. I. C. poignardé à dix-huit reprises. » (emphase ajoutée par le présent Tribunal)
[53] Comme dans tous les précédents déjà discutés, les faits de cette affaire ne sont pas similaires à ceux du présent dossier. Cependant, dans cette décision, on se rend compte que les juges administratifs appliquent l’article 3a) de manière souple et pragmatique et, clairement, ils ne voient aucun problème en ce qui concerne une personne qui arrive sur la scène d’un crime qui vient tout juste de se produire et qui pose certains gestes avant l’arrivée des policiers. C’est très exactement la situation du requérant dans le présent dossier.
[54] Le Tribunal estime que quelque chose « se produisant à l’occasion de la perpétration d’une infraction » est une notion plus large que quelque chose « résultant directement de la perpétration d’une infraction ».
[55] La prétention selon laquelle les deux notions réfèrent plus ou moins à la même chose, soit à quelque chose de direct au sens le plus étroit du terme, amène d’ailleurs la question suivante : le législateur aurait-il parlé inutilement? En interprétation législative, on préfère généralement une interprétation qui donne un sens à tous les mots d’un article de loi.
[56] Les faits qui sont en preuve dans le présent dossier sont particuliers et uniques. Il s’agit d’une personne qui arrive sur les lieux du meurtre de ses trois enfants alors que la scène du crime est encore brulante, ni les policiers ni les ambulanciers ne sont encore sur place. C’est dans ce contexte que le requérant est appelé à toucher au corps « raide » de son fils décédé, à examiner ses filles afin de déterminer si quelque chose peut être fait, au début à tout le moins, il a espoir de les sauver. C’est d’ailleurs le requérant qui appelle les policiers.
[57] Le Tribunal estime que c’est le genre de situation que le législateur a voulu viser par la Loi IVAC. Le Tribunal est d’avis que l’expression « à l’occasion de la perpétration de l’infraction » doit recevoir une interprétation large et libérale. Il apparaît que dans certaines circonstances exceptionnelles, cette notion rejoint le cas d’une personne blessée dans le contexte où le requérant l’a été.
[58] Le Tribunal conclut donc que le requérant est une victime au sens de la Loi IVAC.
[59] Considérant que l’expertise du Dr Brochu avait été portée à la connaissance d’IVAC lorsqu’elle a rendu sa décision en révision, il y a lieu de décider au-delà de la simple qualification du requérant.
[60] Considérant la preuve non contredite, la blessure du requérant est un choc post-traumatique.
[61] Considérant la preuve non contredite, le Tribunal décide que le requérant est, depuis le 2 décembre 2012, en incapacité totale de travailler. À ce stade-ci, il n’est pas possible de déterminer si cette incapacité est temporaire ou permanente.
[62] Considérant la preuve non contredite, il appert qu’il est trop tôt pour se prononcer sur l’existence de séquelles permanentes.
[63] Le dossier sera donc retourné à la partie mise en cause pour en assurer le suivi et pour rendre, en temps opportun, les décisions qui s’imposent.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
ACCUEILLE le recours du requérant;
INFIRME la décision en révision rendue par la partie mise en cause le 21 février 2013.
DÉCIDE que le requérant est une victime au sens de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, le tout en relation avec les événements du 2 décembre 2012.
PRÉCISE que la blessure du requérant est un choc post-traumatique.
DÉCLARE que le requérant est totalement incapable de travailler depuis le 2 décembre 2012.
RETOURNE le dossier à la partie mise en cause.
Bellemare, Avocat
Me Marc Bellemare
Procureur de la partie requérante
Chamberland, Gagnon (Justice-Québec)
Me Sara Ponton
Procureure de la partie intimée
[1] 2005 CACLII 70463 (QC T.A.Q.)
[2] 2002 CANLII 60376 (QC TAQ)
[3] AZ-92051120 .
[4] Antennucci c. Canada Steamship Lines Inc., 1991 CANLII 3706 (QC CA). Au même effet, le procureur du requérant plaide l’arrêt : Angers c. C.U.M. et C.A.L.P et autres., 1999 CANLII 13691 (QC CA).
[5] Pour un exemple d'une décision qui discute des principes d’interprétation d’une loi sociale d’indemnisation (Loi visant à favoriser le civisme), voir la décision rendue par le Tribunal le 22 juin 2007 : 2007 QCTAQ 06817 . Décision plaidée par le procureur du requérant à l’audience.
[6] 2010 QCTAQ 05241 . Lors de l’audience, le Tribunal a souligné aux parties l’existence de cette décision. L’avocate du PGQ a plaidé que les faits étaient différents de ceux de la présente affaire.
[7] SAS-M-093456-0406.
[8] AT-66001 et autres, décision rendue le 13 novembre 1997 par le docteur François Brunet et Me Jean-Marc Ducharme.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.