Boiserie Alpin inc. et Normandin |
2010 QCCLP 7082 |
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[1] Le 11 décembre 2009, Boiserie Alpin inc. (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 29 octobre 2009 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST infirme la décision qu’elle a initialement rendue le 11 septembre 2009 et déclare que madame Linda Normandin (la travailleuse) a subi une lésion professionnelle le 11 août 2009.
[3] L’employeur et la travailleuse sont présents à l’audience tenue par la Commission des lésions professionnelles le 6 août 2010. Ils ne sont pas représentés. La cause est mise en délibéré à la suite de la réception de certains documents demandés à l’audience et d’une réplique, soit le 15 septembre 2010.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] L’employeur demande de reconnaître que la travailleuse n’a pas subi de lésion professionnelle le 11 août 2009.
LES FAITS
[5] De la preuve testimoniale et documentaire présentée, la Commission des lésions professionnelles retient les éléments suivants comme étant pertinents pour la solution du litige.
[6] La travailleuse, née le [...] 1964, est à l’emploi au poste de « préposée à la teinture # C » depuis le 26 avril 2008. Il s’agit essentiellement de l’essuyage des meubles en provenance des chambres de peinture.
[7] Son travail consiste à faire du lavage de portes laquées dans un baril rempli de diluant à peinture, lavage de modules et de portes au Varsol, décapage, teinture de portes ainsi que de modules de cuisine, sablage de « primer » et de laque à la main avec sableuse, application de « glaze » et application occasionnelle de teinture au pistolet. Elle explique faire la teinture à l’aide d’un linge imbibée, et ce, à l’intérieur de mobiles de bois, nécessitant ainsi d’être penchée vers l’avant et d’y entrer la moitié du corps. Elle n’utilisait pas de masque.
[8] Son horaire de travail est du lundi au jeudi, pour un total de 34 heures par semaine. Selon l’employeur, c’est plutôt en moyenne 26 heures par semaine qu’elle travaillait. Elle explique avoir été exposée constamment à des solvants en raison d’un manque d’aération des lieux.
[9] La travailleuse explique qu’avant cet emploi, elle était en parfaite santé, sauf qu’elle a déjà eu un problème de pyélonéphrite et qu’elle a des migraines à la période menstruelle depuis deux ou trois ans.
[10] Elle indique qu’en avril 2008, lors de son arrivée, les lieux étaient plus grands et l’aération meilleure. À compter de l’automne 2008, elle commence à ressentir des étourdissements, les migraines sont plus importantes, elle a une sensation d’ivresse. Les soirs, les fins de semaine et pendant les vacances, elle se sent mieux.
[11] À compter de la fin du mois de décembre 2008 ou du début du mois de janvier 2009, il y a eu des modifications dans son espace de travail.
[12] D’abord, une première cabine de peinture ouverte est déménagée à proximité de son poste de travail. Les vapeurs des différents produits s’y échappent. Les symptômes qu’elle ressent s’accentuent et se multiplient :
A partir de l’instant où la salle de peinture a été déménagée dans cet espace clos, mes symptômes se sont multipliés et ceux déjà existants ont amplifiés.
-Les migraines qui jusque-là étaient occasionnelles sont devenues hebdomadaire et pouvaient durer 3-4 jours.
-Larmoiement constant
-Irritabilité
-Toux sèche
-Perte d’appétit (un bol de céréale pour souper Me suffisait)
-Paupières gonflées au réveil
-Mémoire défaillante
-Sensation d’être ivre
-Baisse significative de libido
-Fatigue
-Euphorie
-Vision brouillé
-Perte d’équilibre et vertiges
-Confusion marquée (j’ai souvent cherché quelque chose que j’avais déjà dans la main)
-Brûlures d’estomac
-Sentiment de dépression (perte d’intérêt, pleurs, découragements, etc.)
-Sommeil perturbé plusieurs fois par nuit et incapacité à dormir la nuit complète. [sic]
[13] Ensuite, au mois de juin 2009, une deuxième cabine de peinture ouverte est mise en fonction encore près de son poste de travail. Avant, cette cabine servait uniquement à appliquer de la peinture. Elle sert maintenant aussi à l’application au pistolet de laque, de scellant, d’apprêt et d’autres produits. Les symptômes que ressent la travailleuse s’aggravent nettement, rapidement et se multiplient encore :
Aux symptômes déjà existants se sont rajoutés :
-Jambes engourdie pendant 3 jours (fourmillement)
-Nervosité extrême
-Fatigue constante
-Jambes molles (impression qu’elles vont plier et que je vais tomber)
-Dyslexie (inversement des lettres quand j’écris)
-Bout de la langue qui fourmille
-Tremblements
-Crampes dans les jambes
-Assèchement des muqueuses nasales
-Mauvaise coordinations dans mes mouvements
-Incapacité de me concentrer
-Symptômes de dépression très accentués
-Impression de ne pas être moi-même
-Impression que mes facultés mentales sont défaillantes.
-Libido devenue inexistante
-Paranoïa
-soif accentuée
-Confusion (obligée d’arrêter sur le bord du chemin parce que je ne savais plus où j’allais. Perd le fil de mon idée quand je parle, ai l’impression d’être en train de perdre mes facultés mentales, temps de réaction plus long qu’avant etc.)
-Perte d’équilibre soudaine
-Nausées fréquentes
-Masse suspecte dans la gorge
-Migraines qui se sont accentuées
-Les pertes de mémoires ont empirées (achète les même choses 2 fois, oublie des choses simples du quotidien) [sic]
[14] La travailleuse affirme qu’elle tentait d’aérer en ouvrant les portes mais qu’on les refermait en lui faisant des gros yeux ou en l’avisant que ceci affecterait les meubles par la poussière.
[15] La travailleuse a eu ses vacances estivales du 17 juillet au 9 août 2009.
[16] Elle travaille les 10 et 11 août 2009. Ce sont des journées de canicule. Selon la travailleuse, la température intérieure atteignait 35 à 40 degrés Celsius. Elle explique que le tube digestif lui brûlait. Elle était étourdie, confuse.
[17] Le 12 août 2009, elle consulte le docteur Paul Vézina pour des symptômes de gastrite. Il note un manque de ventilation à l’usine et recommande un arrêt de travail.
[18] Le 13 août 2009, elle consulte le docteur T. Nguyen qui dirige la travailleuse en médecine environnementale pour intoxication.
[19] Le 19 août, le docteur Peter Rohan de l’Institut thoracique de Montréal, expert en médecine environnementale, examine la travailleuse. Il procède à des analyses.
[20] Le 25 août 2009, monsieur Christian Pelletier, inspecteur à la CSST, procède à une visite de l’usine. Il demande 29 corrections à des dérogations constatées. Les trois dérogations pertinentes pour les fins du présent litige sont :
· L’employeur n’assure pas un taux de deux changements d’air frais par heure dans le nouveau département de finition;
· L’employeur ne s’assure pas que les travailleurs(euses) affectés(es) aux vapeurs nocives portent un masque protecteur des voies respiratoires;
· La méthode de travail utilisée pour le pistolage de peinture et autres produits n’assure pas l’efficacité maximale du système de captation des vapeurs nocives.
[21] Le 26 août, le docteur Rohan, devenu le médecin qui a charge, fait une déclaration auprès de la Direction de la santé publique du Québec. Il retient le diagnostic d’« encéphalopathie type 1 à 2 suite à exposition chronique aux solvants ». Il dirige la travailleuse en neurologie.
[22] Le ou vers le 14 octobre 2009, le docteur Marcel Lavoie, médecin à la Commission de la santé publique du Québec, procède à l’inspection du poste de travail de la travailleuse. Dans les notes évolutives de la CSST, on y note que le docteur Lavoie est d’avis que la travailleuse était « inévitablement exposée aux solvants ». Il n’a toutefois pu identifier quels sont les produits auxquels elle est exposée ni la quantité d’exposition à ceux-ci. Il indique qu’à sa sortie de l’établissement, après avoir passé une heure, il était étourdi. Il note que l’employeur, depuis la visite de l’inspecteur de la CSST, a apporté certaines corrections, notamment en rendant obligatoire le port du masque à cartouche et en modifiant la ventilation intérieure. Il estime donc que les mesures qui seront ultimement prises seront « inévitablement inférieures » à la quantité d’exposition de la travailleuse.
[23] Le 10 novembre 2009, monsieur Stéphane Raymond, technicien en hygiène du travail, procède à l’échantillonnage pour l’étude environnementale.
[24] Dans le rapport daté du 4 février 2010, monsieur Raymond conclut que les travailleurs ne sont pas exposés de façon significative aux solvants lors des activités de production normale. Il note qu’au jour de la prise d’échantillonnage, il n’y avait pas de grosses pièces laquées ou vernis à sécher. Il estime que des pièces de dimensions plus grandes auraient possiblement amené des valeurs inférieures aux normes mais supérieures à celles retrouvées.
[25] Lors de l’audience, la travailleuse souligne que le plan du département de peinture joint au rapport de monsieur Raymond ne place pas son poste de travail au bon endroit. Elle explique que son poste était plus près des zones de séchage, augmentant ainsi son exposition. Elle affirme par ailleurs qu’il était régulier, sinon journalier, que de grandes pièces soient à sécher. Elle se dit étonnée qu’il n’y en avait pas, estimant que les lieux semblent avoir été « aménagés » pour la visite. D’ailleurs, le docteur Lavoie lui aurait mentionné que l’employeur n’était pas disponible pour la visite.
[26] Le 3 mai 2010, madame Maryse Lassonde, neuropsychologue, examine la travailleuse à la demande de la CSST. Elle conclut :
En résumé, le profil neuropsychologie global actuel indique la présence d’importants déficits touchant plusieurs aspects de la cognition, incluant entre autres le domaine exécutif fortement relié à l’intégrité des fonctions dites frontales. Ce profil de déficits cognitifs explique à notre avis les difficultés alléguées par Madame depuis la période d’exposition à divers solvants et sont très fort probablement en lien avec cet incident, tout comme semblent d’ailleurs l’avoir reconnu plusieurs experts au dossier.
L’AVIS DES MEMBRES
[27] Monsieur Jean-Marie Trudel, membre issu des associations d’employeurs, et monsieur Roland Meunier, membre issu des associations syndicales, sont d’avis que la preuve présentée par la travailleuse permet l’application de l’article 29 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la Loi). L’employeur n’a pas présenté de preuve permettant de repousser la présomption.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[28] La Commission des lésions professionnelles doit déterminer si la travailleuse a subi une lésion professionnelle le 11 août 2009.
[29] L’article 2 de la Loi définit ainsi la notion de « lésion professionnelle » :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par :
« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;
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1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1.
[30] Dans le cas qui nous occupe, la travailleuse ne prétend pas et n’offre pas de preuve voulant que le 11 août 2009, il soit survenu un accident du travail ou encore une récidive, rechute ou aggravation d’une lésion professionnelle antérieure. La Commission des lésions professionnelles doit plutôt décider, comme le prétend la travailleuse, si elle a subi une maladie professionnelle.
[31] L’article 2 de la Loi définit ainsi la notion de « maladie professionnelle » :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par :
« maladie professionnelle » : une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail;
__________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1.
[32] L’article 29 de la Loi édicte, par ailleurs, une présomption de maladie professionnelle dans les termes suivants :
29. Les maladies énumérées dans l'annexe I sont caractéristiques du travail correspondant à chacune de ces maladies d'après cette annexe et sont reliées directement aux risques particuliers de ce travail.
Le travailleur atteint d'une maladie visée dans cette annexe est présumé atteint d'une maladie professionnelle s'il a exercé un travail correspondant à cette maladie d'après l'annexe.
__________
1985, c. 6, a. 29.
[33] En ce qui a trait aux maladies causées par des produits ou substances toxiques, la section I de l’annexe I prévoit ceci :
Section I
MaladieS Causées par des produits ou substances toxiques
Maladies Genres de travail
[...]
12. Intoxication par les hydro- un travail impliquant l’utilisation, la
carbures aliphatiques, alicycliques et manipulation ou une autre forme
aromatiques : d’exposition à ces substances.
[34] Au départ, il est intéressant de rappeler un extrait tiré de la décision Mineault et Hull Volskwagen[2], concernant le fardeau de preuve de la travailleuse :
[159] Avant de procéder à l’analyse, le tribunal croit opportun de rappeler que le fardeau de la preuve repose sur les épaules du travailleur. Ce fardeau implique que ce dernier doit faire la preuve prépondérante de sa thèse. Ainsi, pour trancher la question qui lui est soumise, la Commission des lésions professionnelles doit se fonder sur des règles juridiques et doit décider selon la balance des probabilités. Elle n’a pas à rechercher la certitude scientifique. C’est ce qu’énonçait la Cour suprême du Canada dans l’affaire Snell c. Farrell25 :
La causalité n’a pas à être déterminée avec une précision scientifique.
(…)
…Il n’est pas essentiel que les experts médicaux donnent un avis ferme à l’appui de la théorie de la causalité du demandeur. Les experts médicaux déterminent habituellement l’existence de causalité en des termes de certitude, alors qu’une norme inférieure est exigée par le droit.
(…)
___________
25 Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311
[Notre soulignement]
[35] Ensuite, retenons qu’il ressort des ces dispositions que deux éléments doivent être prouvés afin d’appliquer la présomption de maladie professionnelle : une intoxication à certaines substances et un travail impliquant une exposition à ces substances.
[36] Le terme « intoxication » n’est pas un terme défini par la Loi. Il convient de s’en remettre à la définition du dictionnaire[3].
Intoxication : [...] Action nocive qu’exerce une substance toxique (poison) sur l’organisme; ensemble des troubles qui en résultent. [...]
[37] On peut donc conclure à une intoxication au sens de l’annexe I de la Loi dès que « l’exposition à la substance toxique a été suffisante pour être la cause plausible de la maladie diagnostiquée »[4].
[38] Dans le cas qui nous occupe, la Commission des lésions professionnelles estime que la preuve médicale présentée permet de reconnaître qu’il y a eu une intoxication.
[39] La travailleuse a témoigné de façon crédible quant à ses symptômes, lesquels sont mentionnés dans les nombreux rapports médicaux au dossier. Il s’agit de symptômes compatibles avec le diagnostic « d’encéphalopathie toxique aux solvants » posé.
[40] La possibilité d’une encéphalopathie toxique aux solvants a d’ailleurs été rapidement évoquée par le docteur Rohan.
[41] Par ailleurs, l’étude neuropsychologique de madame Lassonde confirme que la travailleuse présente des déficits cognitifs qui expliqueraient les difficultés éprouvées par la travailleuse depuis sa période d’exposition à divers solvants. La Commission des lésions professionnelles ne dispose d’aucune preuve à l’effet contraire.
[42] La Commission des lésions professionnelles estime que la preuve présentée permet de conclure que la travailleuse présente une atteinte cognitive, que cette atteinte découle d’une intoxication et que cette intoxication est secondaire à une exposition à des solvants.
[43] Concernant le deuxième élément à prouver, la Commission des lésions professionnelles estime que la travailleuse a démontré avoir exercé un travail impliquant une exposition à des substances ou produits toxiques.
[44] Rappelons encore ici, que la jurisprudence[5] souligne qu’un travailleur n’a pas à être exposé à un seuil minimal pour conclure qu’il a bel et bien été exposé, le législateur ne précisant aucun seuil particulier à l’annexe I de la Loi. Dans l’affaire Mineault[6], la Commission des lésions professionnelles refait une revue détaillée de la question :
[169] De plus, on retrouve dans la jurisprudence d’autres décisions qui font état du principe selon lequel un travailleur n’a pas à être exposé à un seuil minimal pour pouvoir bénéficier de la présomption de l’article 29 de la loi. Dans l’affaire Gagné et Miron.31 de 1991, reprise avec approbation par la Commission des lésions professionnelles en 200132, la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles s’exprime ainsi :
La Commission d’appel considère qu’il n’est pas nécessaire de faire la preuve de la concentration de ces fumées et de ces gaz [nickel, manganèse, chrome, cuivre, oxyde d’azote, ozone] puisque l’annexe ne qualifie pas le degré d’exposition.
[170] Citons au même effet l’affaire Lanoix et Hydro-Québec33 dans laquelle la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles décide, en janvier 1998, que le travailleur a subi une intoxication aux solvants après avoir travaillé comme mécanicien (préposé à l’entretien des véhicules automobiles) pendant de nombreuses années et avoir été soumis à une exposition modérée aux distillats aliphatiques légers du pétrole, au trichloroéthane 1.1.1 et à l’hexane. Il subissait aussi une exposition légère au tétrachloroéthylène.
[171] Le principe est énoncé à nouveau dans l’affaire Roy et Hawker Siddeley Canada Inc., rendue par la Commission des lésions professionnelles en 199934 dans laquelle la commissaire Couture s’exprime ainsi :
En effet, la Commission des lésions professionnelles estime, contrairement à ce qu’a décidé le bureau de révision, que le travailleur n’avait pas à être exposé à un seuil minimal pour pouvoir bénéficier de l’application de cette présomption. La Commission des lésions professionnelles rejoint ainsi l’opinion exprimée par la Commission des affaires sociales dans les décisions déposées par le travailleur [AT-61967 et AT 64818, CAS 18 février 1991, Commissaires Pierre Leblanc et Christine Truesdel] En effet, nulle part à l’annexe I de la loi, le législateur n’a cru bon d’indiquer qu’il fallait, pour bénéficier de la présomption de maladie professionnelle, être exposé à un niveau particulier de produit. La Commission des lésions professionnelle estime au contraire, que le législateur a justement voulu, en ne précisant pas de seuil particulier, faciliter la preuve du travailleur. La Commission des lésions professionnelle est du même avis que celui exprimé dans la décision précitée, comme quoi, le but visé par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [L.R.Q. chap. A-3.001] est distinct de celui visé par la Loi sur la santé et la sécurité du travail [L.R.Q. chap. S-2.1]; ainsi que les règlements qui en découlent. La Commission des lésions professionnelles est d’avis que les présomptions prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles n’ont pas à être interprétées selon les normes édictées en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail et les règlements en découlant. Ce n’est donc pas parce que le travailleur a été exposé à des doses inférieures à ce qui est prévu au Règlement sur la qualité du milieu du travail que la présomption prévue à l’article 29 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ne peut s’appliquer. Ceci ne veut pas dire qu’une fois appliquée, cette présomption ne puisse pas être renversée, bien au contraire. La Commission des lésions professionnelles estime que la preuve du niveau d’exposition pourrait, dans certains cas, permettre le renversement de cette présomption.
[172] Plus récemment, dans Federated Genco Ltée et Saint-Amand35, la Commission des lésions professionnelles fait la distinction entre une exposition et une intoxication à une substance toxique. La commissaire Racine écrit :
De l’avis de la Commission des lésions professionnelles, il faut distinguer entre une exposition à une substance toxique et une intoxication à cette substance. Une intoxication exige le développement d’une pathologie découlant de l’exposition au produit toxique. En conséquence, pour reconnaître une intoxication au plomb, le travailleur doit démontrer qu’il souffre d’une maladie reliée à son exposition au plomb. Le travailleur doit donc prouver que sa démence ou son syndrome cérébral organique sont causés par son exposition au plomb.
[173] Ainsi, il ressort de cette jurisprudence que pour appliquer la présomption de l’article 29 de la loi, il faut donc prouver que la maladie a été engendrée par une substance toxique d’une part, ceci constituant l’intoxication et, d’autre part, démontrer que le travailleur était exposé à cette substance au travail, ce qui constitue l’exposition. Pour conclure à l’intoxication, les décisions citées ci-haut établissent le principe suivant lequel le seuil d’exposition n’a pas à dépasser un niveau particulier, l’exposition n’a pas à être aiguë, sévère ou au delà des normes reconnues.
[174] Par ailleurs, d’autres décisions sont cependant à l’effet contraire et exigent que l’intoxication soit aiguë36 ou au delà des normes37 pour donner ouverture à la présomption de l’article 29 de la loi. Dans Jacob et Natpro38, la commissaire indique à ces motifs de refus :
Au surplus, le tribunal ne peut ignorer les conclusions de l’inspecteur Schreiber et de son étude sur les concentrations de substances incriminées en milieu de travail, principalement le toluène, se situant en dessous des normes reconnues.
[175] Le tribunal ne peut souscrire à cette interprétation de la loi. Tel que mentionné auparavant, l’application de la présomption requiert une preuve en 2 volets, soit une intoxication à une substance toxique déterminée à l’annexe et une exposition à cette substance dans le cadre du travail. Il faut donc savoir si la maladie diagnostiquée a été contractée à cause d’une intoxication au sens de la loi et non pas de voir si le niveau d’exposition est plus élevé que ce qui est recommandé ou prévu dans un règlement ou ailleurs. Le tribunal se range ainsi du côté de la jurisprudence qui reconnaît que la notion d’intoxication prévue à l’article 29 de la loi inclut l’exposition en deçà d’un seuil recommandable. Rappelons cependant que la présomption, une fois établie, peut être renversée notamment avec une preuve d’histoire d’exposition incompatible avec l’intoxication.
[176] En outre, dans certaines décisions39, la Commission des lésions professionnelles a rejeté l’application de la présomption en se fondant sur le fait que l’encéphalopathie toxique n’est pas une maladie mentionnée à l’Annexe I de la loi :
Dans le cas sous étude, cette présomption ne peut s’appliquer pour le motif que la pathologie retenue a été encéphalopathie de type II B, alors qu’un tel diagnostic n’est pas mentionné dans l’annexe I de la loi.40
[177] Encore là, le tribunal ne peut être en accord avec ces conclusions, puisque la loi requiert, non pas que la maladie soit spécifiquement mentionnée à l’Annexe I de la loi, mais que la preuve établisse que la maladie soit générée par l’intoxication.
[178] Aussi, des réclamations ont été refusées à cause de l’absence de preuve scientifique de l’exposition. En 1998, dans l’affaire Bouchard et Entreprise L. Bouchard41, citée plus tard en 2001 dans l’affaire Garage Michel Potvin et Moreau42, la commissaire Beaudoin s’exprime ainsi :
Ainsi donc, la Commission des lésions professionnelles estime que l’absence de données scientifiques étayées concernant la nature des solvants, la quantité utilisée et les concentrations auxquelles le travailleur aurait pu être exposé et l’existence d’une possible relation avec une atteinte neurologique ne peut constituer une preuve prépondérante qui milite en faveur des prétentions du travailleur.
[179] Dans une autre affaire43, la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles rejette également une réclamation notamment à cause de l’absence de preuve scientifique de l’exposition aux solvants.
[180] Le tribunal considère que cette exigence de preuve scientifique n’est pas conforme à l’esprit de la loi, elle est trop onéreuse pour un travailleur et de surcroît pourrait favoriser un effet pervers en ce sens qu’elle pourrait encourager les employeurs à effectuer le moins possible d’études d’hygiène industrielle.
[...]
__________
31 Gagné et Miron inc, précité, note 28
32 Jean et Chabot Auto Inc.et CSST, C.L.P. 123440-03B-9909, 20 février 2001, M. Cusson
33 Lanoix et Hydro-Québec, C.A.L.P. 51841-64-9306, 8 janvier 1998, R. Brassard
34 Roy et Hawker Siddeley Canada Inc., [1999] CLP 279 , 286-287
35 Federated Genco Ltée et Saint-Amand, C.L.P. 140301-71-0006, 29 novembre 2001, C. Racine
36 Jacob et Natpro Inc. et CSST, CLP no 66551-04-9502, 14 juillet 1998, M. Carignan
37 Laroche et Lab Société en commandite-B. C., C.L.P. 149325-03B-0010, 13 juin 2001, P. Brazeau
38 Jacob et Natpro Inc. et CSST, précité, note 36
39 Bouchard et Entreprise L. Bouchard Inc. et CSST C.L.P. 85601-03-9701, 27 octobre 1998, M. Beaudoin; Leclerc et Les produits Foamex Inc. et CSST, C.L.P. 171181-04B-9905, 21 juin 2001, F. Mercure; Morin et Carrossart et autres, C.L.P. 119718-31-9906, 120917-31-9907, 149440-31-0011, 31 août 2001, R. Ouellet
40 Morin et Carrossart et autres précité, note 39
41 Bouchard et Entreprises L. Bouchard et CSST, précité, note 39
42 Garage Michel Potvin et autres et Moreau, CLP no 136540-31-0004, 136542-31-0004, 136544-31-0004, 136546-31-0004, 136549-31-0004, 136553-31-0004, 136555-31-0004, 136561-31-0004, 146912-31-0009, 146929-31-0009, 146930-31-0009, 146931-31-0009, 21 décembre 2001, M.-A. Jobidon
43 MIL Davie et Simms, C.A.L.P. 37196-03-9203, 16 juin 1999, G. Godin ( Requête en révision rejetée)
[45] La jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles partage toujours cette position[7].
[46] Dans le cas qui nous occupe, le rapport environnemental au dossier n’est pas concluant quant à une exposition supérieure aux normes réglementaires.
[47] Or, d’une part, tel que déjà exposé, la travailleuse n’a pas à faire une démonstration scientifique de son exposition et, d’autre part, rappelons que la Loi et son annexe n’ont pas à être interprétées selon les normes édictées en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[8] et les règlements en découlant. Ce n’est donc pas parce que la travailleuse a été exposée à des doses inférieures à ce qui est prévu au Règlement sur la qualité du milieu du travail[9] que la présomption prévue à l’article 29 de la Loi ne peut s’appliquer.
[48] Par ailleurs, la Commission des lésions professionnelles retient de la preuve présentée que les conditions dans lesquelles s’est faite la prise d’échantillonnage sont différentes du vécu de la travailleuse. Son poste de travail a été mal placé, faisant en sorte que les émanations pouvaient être plus faibles car plus éloignées de la réalité. Aucune grosse pièce n’était en séchage, alors que c’était plutôt le quotidien de la travailleuse. Enfin, on avait déjà procédé à une certaine modification de l’aération, quoique non complétée, à la suite du rapport de l’inspecteur de la CSST. Tous ces éléments font en sorte que le rapport environnemental soumis le 4 février 2010 doit être pris avec une certaine retenue.
[49] La Commission des lésions professionnelles considère que la visite faite par le docteur Lavoie correspond davantage à la situation réelle des conditions de travail.
[50] Or, ce médecin estime que la travailleuse était « inévitablement exposée aux solvants » et il s’est lui-même senti étourdi après sa visite.
[51] De cette preuve, la Commission des lésions professionnelles conclut que la travailleuse a été exposée à des solvants dans le cadre de son travail chez l’employeur et qu’en conséquence, la présomption édictée à l’article 29 de la Loi s’applique.
[52] Enfin, la présomption édictée à l’article 29 de la Loi, lorsqu’elle est établie, peut être repoussée. Or, l’employeur n’a pas fourni une preuve permettant de le faire.
[53] En conséquence, la Commission des lésions professionnelles conclut que le travailleuse est affectée d’une encéphalopathie toxique aux solvants, que ce diagnostic constitue une intoxication par les hydrocarbures aliphatiques, alicycliques et aromatiques au sens du paragraphe 12 de la section I de l’annexe I de la Loi et que la travailleuse a été exposée à ces substances à son travail.
[54] Ainsi, la travailleuse est victime d’une lésion professionnelle, soit une maladie professionnelle, à compter du 11 août 2009.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de Boiserie Alpin inc., l’employeur;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 29 octobre 2009 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que madame Linda Normandin, la travailleuse, a subi une lésion professionnelle sous la forme d’une maladie professionnelle le 11 août 2009.
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Pauline Perron |
[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] [2002] C.L.P. 646 .
[3] Le petit Robert : dictionnaire de la langue française, nouv. éd. Revue et corrigée, Paris, Le Robert, 1996, 2002.
[4] Le circuit Ford Kincoln ltée et Reda C.L.P. 291869-71-0606, 30 septembre 2009, D. Gruffy.
[5] Mineault, précité, note 2
[6] Précitée, note 2
[7] Attari et Varitron, C.L.P. 371756-62-0903, 24 septembre 2009, M. Auclair; Usinage M.E.W. et Couillard et CSST, C.L.P. 344175-04B-0804, 28 octobre 2009, M. Watkins.
[8] L.R.Q., c. S-2.1.
[9] R.R.Q., 1981, c. S-2.1, r. 15.
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