Montréal (Ville de) (Arrondissement Mercier/Hochelaga-Maisonneuve) |
2011 QCCLP 1103 |
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[1] Le 11 janvier 2010, l’Arrondissement Mercier / Hochelaga-Maisonneuve (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 5 janvier 2010, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, l’instance de révision confirme la décision initiale rendue le 29 mai 2009 déclarant que la totalité du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie le 23 octobre 2006 par madame Sylvie Giroux (la travailleur) doit être imputée au dossier financier de l’employeur.
[3] L’audience est tenue à Montréal le 11 janvier 2011. L’employeur est représenté. La cause est prise en délibéré le jour même.
L’OBJET DE LA REQUÊTE
[4] L’employeur demande un partage de coûts de l’ordre de 5 % à son dossier financier et 95 % aux employeurs de toutes les unités.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[5] La Commission des lésions professionnelles doit décider si l’employeur a droit au partage de coûts demandé.
[6] La preuve au dossier révèle qu’au moment de la lésion professionnelle du 23 octobre 2006, la travailleuse est âgée de 39 ans. Dans l’exécution de ses tâches d’éboueuse, elle soulève un sac de vidange pesant environ 15 livres et ressent une violente douleur à l’épaule droite au moment de le déposer dans la benne.
[7] Le diagnostic retenu au stade de l’admissibilité[1] de cette réclamation est le diagnostic initialement posé de tendinite à l’épaule droite.
[8] Cependant l’investigation médicale démontre une condition préexistante :
o Le 19 décembre 2006, des radiographies simples montrent une calcification dense de 5 mm au niveau de la grosse tubérosité humérale. Le radiologiste conclut à une tendinose calcifiée.
o Le 4 juin 2007, une résonance magnétique est effectuée. Le radiologiste constate des phénomènes de tendinose au niveau du supra-épineux, de l’infra-épineux et du sous-scapulaire. Il décrit aussi la calcification de 5 mm de diamètre au niveau de la portion distale de l’infra-épineux.
[9] La travailleuse rapporte des antécédents de tendinite à l’épaule droite dans le cadre d’une lésion professionnelle survenue le 7 juillet 2005 (CSST 128264132). Elle ne s’est absentée que deux à trois semaines et la lésion a été consolidée en juillet 2005 sans séquelles. Le diagnostic retenu au rapport final est celui de tendinite calcifiée à l’épaule droite. Selon la preuve, la travailleuse se serait bien rétablie de cette lésion.
[10] Dans le présent dossier, la travailleuse est traitée par physiothérapie, ergothérapie et infiltration de cortisone. Le 29 octobre 2007, le médecin qui a charge de la travailleuse consolide la lésion. Le 5 mars 2008, le Bureau d’évaluation médicale du 5 mars 2008 alloue un déficit anatomo-physiologique de 2% ainsi que la limitation fonctionnelle d’éviter de travailler la main droite plus haute que l’épaule de façon répétitive. La travailleuse ne peut plus exercer son emploi et, après un processus de réadaptation, elle est jugée capable d’exercer l’emploi convenable[2] de chauffeur de camion local à compter du 4 juin 2008 avec droit à une indemnité réduite de remplacement du revenu.
[11]
Le 22 octobre 2008, l’employeur demande un partage de coûts selon
l’article
329. Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.
L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.
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1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.
[12] D’abord, le tribunal constate que cette demande du 22 octobre 2008 respecte le délai prévu au second alinéa de cet article puisqu’elle est logée avant l’expiration de la troisième année qui suit l’année 2006.
[13] Quant au fond du litige, l’employeur invoque la notion de travailleuse déjà handicapée lorsque se manifeste la lésion professionnelle du 23 octobre 2006.
[14] Le tribunal rappelle que, pour réussir dans sa demande, l’employeur doit faire une démonstration en deux étapes, selon une jurisprudence[4] bien établie : 1) la première étape consiste à démontrer que la travailleuse est déjà atteinte d’une déficience lorsque se manifeste la lésion professionnelle; 2) la seconde étape consiste à démontrer qu’il existe une relation causale entre cette déficience et la lésion professionnelle, soit que la déficience influence sur l’apparition ou la production de la lésion professionnelle ou que la déficience agisse sur les conséquences de la lésion professionnelle.
[15] Au niveau de la première étape - la déficience - la jurisprudence définit cette notion comme une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique, physiologique ou anatomique et correspond à une déviation par rapport à la norme biomédicale. Cette déficience peut être congénitale ou acquise et peut ou non se traduire par une limitation des capacités de la travailleuse tout comme elle peut exister à l’état latent sans s’être manifestée avant la lésion professionnelle.
[16] Au niveau de la seconde étape - la relation causale entre la déficience et la lésion professionnelle - la jurisprudence tient compte d’une série de paramètres non exhaustifs et non cumulatifs dont la nature et la gravité du fait accidentel, le diagnostic initial de la lésion professionnelle, l’évolution des diagnostics et de la condition de la travailleuse, la compatibilité entre le plan de traitement prescrit et le diagnostic de la lésion professionnelle, la durée de la période de consolidation compte tenu de la lésion professionnelle, la nature des soins et des traitements prescrits, l’existence ou non de séquelles découlant de la lésion professionnelle, le fait que la lésion initiale ait entraîné une récidive, rechute ou aggravation, l’âge de la travailleuse, le rôle de la déficience et celui du fait accidentel sur la survenance de la lésion et les opinions médicales.
[17] Le docteur Michel Truteau témoigne, à la demande de l’employeur, concernant la présence d’un handicap chez la travailleuse avant l’événement du 23 octobre 2006. Le docteur Truteau explique que cette travailleuse de 39 ans était atteinte d’une tendinopathie calcifiée, démontrée aux radiographies simples et à la résonance magnétique, avant l’événement du 23 octobre 2006, et probablement avant l’événement antérieur du 5 juillet 2005 puisqu’il est question de calcification au rapport final et qu’un tel processus ne peut se développer en si peu de temps.
[18] Se référant à la littérature médicale récente, le docteur Truteau explique que la tendinopathie calcifiante est d’étiologie inconnue et constitue une déviation par rapport à la norme biomédicale. Il s’appuie notamment sur l’extrait suivant de l’ouvrage intitulé Pathologie médicale de l’appareil locomoteur [5] :
[…]
TENDINOPATHIE CALCIFIANTE
La tendinopathie calcifiante de l’épaule est une condition d’étiologie inconnue caractérisée par le dépôt de sels calciques dans les tendons de la coiffe des rotateurs de l’épaule et dont l’expression clinique est très diversifiée. Une calcification est retrouvée chez 3 à 8% des adultes asymptomatiques sur une radiographie standard de l’épaule […]. Environ 34 à 50% des sujets ayant une calcification tendineuse de l’épaule présentent des symptômes douloureux et une calcification tendineuse est retrouvée dans l’épaule controlatérale chez 20 à 30% d’entre eux […]. La condition est plus fréquente à l’épaule droite, chez les femmes d’âge moyen de 30 à 60 ans et chez les personnes effectuant un travail sédentaire […]. Les calcifications sont uniques dans 80% des cas et siègent le plus souvent au tendon du muscle supra-épineux.
PHYSIOPATHOLOGIE
La calcification tendineuse constituée de cristaux d’hydroxyapatite […] comparable à celle de l’os est bien connue, mais les mécanismes à l’origine du dépôt des cristaux dans le tendon restent mal compris et controversés. L’hypothèse initiale était que les calcifications étaient la conséquence d’une dégénérescence tendineuse liée à l’âge. Les connaissances actuelles de la pathogénie de l’affection ne plaident cependant pas en faveur d’un phénomène dégénératif. Un processus cellulaire d’origine inconnu contrôlerait le dépôt de sels calciques dans le tendon suite à un processus évolutif comportant trois phases : précalcifiante, calcifiante et postcalcifiante […]. Une transformation fibro-cartilagineuse (métaplasie) à l’intérieur du tendon affecté se produit pendant la phase précalcifiante, habituellement asymptomatique. La phase calcifiante est
caractérisée par la formation et le dépôt d’une calcification dans le tendon, suivie d’une période de latence très variable, ayant de quelques mois à plusieurs années de résorption spontanée de cette calcification. Cette résorption est associée à une réaction inflammatoire avec présence de cellules multinuclées et de macrophages. L’évacuation de la calcification peut se produire dans la bourse, l’espace sous-acromial ou l’articulation. La troisième phase, dite postcalcifiante, est celle de la réparation du tendon qui peut s’échelonner sur plusieurs mois ou quelques années, alors qu’un tissu de granulation, des fibroblastes et de nouveaux capillaires viennent remodeler l’espace du tendon occupé par la calcification. À plus ou moins long terme, l’évolution spontanée est favorable et la calcification tendineuse peut se résorber complètement.
SÉMIOLOGIE
Interrogatoire
Bien souvent asymptomatique, découverte fortuitement à la radiographie simple, la tendinopathie calcifiante de l’épaule peut avoir diverses présentations cliniques qui ne sont pas spécifiques à cette affection et qui, le plus souvent, reflètent le processus évolutif de la calcification tendineuse. Des douleurs chroniques de l’épaule, en général légères et de fréquence variable avec gêne fonctionnelle possible, peuvent survenir durant la phase de formation de la calcification. Si la taille de celle-ci est assez volumineuse, un syndrome d’accrochage subacromial peut survenir se manifestant par une douleur aux mouvements de flexion et d’abduction de l’épaule. Une douleur aiguë ou subaiguë de l’épaule avec atteinte fonctionnelle importante est caractéristique de la phase de résorption de la calcification. Chez les malades qui présentent un tableau de douleur chronique de l’épaule, on peut observer une perte de mobilité de l’épaule, liée à un épaississement réactionnel chronique des parois de la bourse subacromio-deltoïdienne limitant surtout la flexion et l’abduction scapulo-humérale.
Au-delà de ce polymorphisme clinique, le dépistage radiologique d’une calcification tendineuse de l’épaule chez un sujet éprouvant une douleur de l’épaule ne signifie pas nécessairement qu’il s’agisse de l’origine première, ni exclusive, du motif de consultation. En effet, le clinicien doit envisager la possibilité que d’autres affections locales ou régionales soient à l’origine de la douleur.
[…]
(le tribunal souligne)
[19] Le docteur Truteau explique que la travailleuse présentait, avant l’événement du 23 octobre 2006, cette tendinopathie calcifiante, en état de latence, et qu’il s’agit d’une condition fragilisante qui peut se déclencher sans raison.
[20] Dans le cas de la travailleuse, cette condition a prolongé considérablement la période de consolidation et a entrainé des conséquences graves (atteinte permanente, limitations fonctionnelles, réadaptation) à la suite d’un événement banal.
[21] Le tribunal considère que l’employeur a relevé le fardeau de preuve qui lui incombait de démontrer que la travailleuse était déjà atteinte d’un handicap au moment de la manifestation de la lésion professionnelle et que ce handicap a agi sur les conséquences de la lésion.
[22] Selon les connaissances médicales récentes, la tendinopathie calcifiante que présentait la travailleuse n’est pas d’origine dégénérative, comme le conclut l’instance de révision, mais d’étiologie inconnue. Elle constitue une déficience par rapport à la norme biomédicale et a agi sur la lésion professionnelle en prolongeant la période de consolidation et entraînant des conséquentes plus importantes.
[23] En effet, la preuve établit que la lésion professionnelle subie lors de l’événement banal du 23 octobre 2006 - la manipulation d’un sac de vidange - a connu une évolution beaucoup plus importante de ce qu’on devrait s’attendre d’une tendinite à l’épaule. Le handicap de tendinopathie calcifiante que présentait déjà la travailleuse a retardé la consolidation (29 octobre 2007) de la lésion, a nécessité un long suivi médical, une investigation plus poussée.
[24] En outre, les conséquences sont plus importantes, notamment l’octroi d’une limitation fonctionnelle rendant la travailleuse incapable d’exercer son emploi prélésionnel, nécessitant un processus de réadaptation avec détermination d’un emploi convenable (4 juin 2008) et donnant droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu durant tout ce processus et au versement d’une indemnité réduite de remplacement du revenu par la suite.
[25] Pour la détermination de la proportion du partage de coûts, le tribunal se réfère à la jurisprudence[6] qui accorde une proportion de 5% - 95% en ne se limitant pas seulement au critère de la prolongation de la période de consolidation mais en tenant compte de toutes les conséquences du handicap sur la lésion professionnelle.
[26] La Commission des lésions professionnelles accorde donc à l’employeur le partage de coûts selon la proportion demandée.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de l’employeur, l’Arrondissement Mercier / Hochelaga-Maisonneuve;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 5 janvier 2010, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie le 23 octobre 2006 par madame Sylvie Giroux doit être imputé dans les proportions suivantes : soit, 5% au dossier financier de l’employeur et 95% aux employeurs de toutes les unités.
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Lina Crochetière |
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Madame Marie-France Pinard |
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VILLE DE MONTRÉAL |
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Représentante de la partie requérante |
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[1] Décision de l’instance de révision du 29 janvier 2007
[2] Décision de l’instance de révision du 8 octobre 2008
[3] L.R.Q., c. A-3.001.
[4] À l’origine de ce courant : Municipalité Petite-Rivière-St-François et CSST,
[5] Yves BERGERON, Luc FORTIN et Richard LECLAIRE,
[6] Voir
notamment : Meubles Canadel, C.L.P.
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