Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

9179-3588 Québec inc. (Institut Drouin) c. Drouin

2013 QCCA 2146

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-022824-122

(505-17-005191-111)

 

DATE :

 Le 11 décembre 2013

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

 

 

9179-3588 QUÉBEC INC. faisant affaires sous la dénomination sociale de INSTITUT DROUIN

et

JEAN-PIERRE PÉPIN

APPELANTS - défendeurs

c.

 

JACQUES DROUIN, en sa qualité de Directeur général des élections du Québec

INTIMÉ - demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

MIS EN CAUSE - mis en cause

et

COMMISSION D'ACCÈS À L'INFORMATION

INTERVENANTE - intervenante

 

 

ARRÊT

 

 

 

[1]           Les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure, district de Longueuil, rendu le 6 juin 2012 (l’honorable Sophie Picard) qui leur ordonne de cesser d’utiliser tout renseignement tiré de la liste électorale de 2003, de ne pas diffuser un ouvrage intitulé « Annuaire des citoyens » et de détruire toutes les données tirées de la liste électorale de 2003.

[2]           Pour les motifs du juge Dalphond, auxquels souscrivent les juges Pelletier et Hilton, LA COUR :

[3]           REJETTE l’appel avec dépens.

 

 

 

 

 

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

 

 

 

 

 

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.

 

 

 

 

 

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

 

Me Denis Racine

BUSSIÈRES RACINE AVOCATS

Pour les appelants

 

Me Michel Guimond

DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS DU QUÉBEC

Pour l'intimé

 

Me Dominique Legault

BERNARD, ROY (Justice Québec)

Pour le mis en cause

 

Me Marie-Josée Brunelle

Commission d'accès à l'information du Québec

DESMEULES ET ASSOCIÉS

Pour l'intervenante

 

Date d’audience :

30 septembre 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGE DALPHOND

 

 

[4]           Les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure qui leur ordonne de cesser d’utiliser tout renseignement tiré de la liste électorale de 2003, de ne pas diffuser un ouvrage intitulé « Annuaire des citoyens » (Annuaire) et de détruire toutes les données tirées de la liste électorale de 2003.

[5]           Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le pourvoi doit être rejeté.

LE CONTEXTE

[6]           Les appelants sont une entreprise de généalogie, 9179-3588 Québec inc., et son dirigeant et actionnaire, Jean-Pierre Pépin. Ce dernier se décrit comme un féru de généalogie. En 1997, il acquiert par l’entremise de sa société les archives de l’Institut Drouin, un organisme spécialisé en généalogie.

[7]           L’intimé est le directeur général des élections provinciales (DGE), une personne nommée par l’Assemblée nationale et chargée de l’application de la Loi électorale, L.R.Q., c. E- 3.3. L’une de ses fonctions est la constitution et la mise à jour de la liste électorale (art. 1 Loi sur l’établissement de la liste électorale permanente, L.R.Q., c. E-12.2). Cette liste comprend les nom, prénom, sexe, date de naissance et adresse de tous les électeurs éligibles à voter lors d’une élection provinciale ou un référendum (art. 40.1 et 40.2 Loi électorale). Elle révèle donc des renseignements personnels, dont certains sont de nature privée. Sa distribution est limitée et contrôlée et son usage restreint à des fins précisées dans la Loi électorale.

[8]           En 2005, les appelants rendent accessibles par Internet, gratuitement, l’Annuaire, un ouvrage composé à 95% d’informations colligées à la liste électorale d’avril 2003. Ils en transmettent une copie, sur support informatique, à plus d’une cinquantaine d’organisations généalogiques. Il devient ainsi possible de consulter non seulement les nom, adresse, sexe et âge de tous les citoyens canadiens qui résidaient au Québec et avaient 18 ans en avril 2003, mais aussi de faire des recoupements permettant de déterminer les personnes habitant à une adresse précise.

[9]           Ainsi, il est aisé d’identifier les personnes âgées vivant seules, les couples de même sexe, les jeunes adultes vivant toujours chez leurs parents, etc. En d’autres mots, des détails intimes concernant le mode de vie ou les choix personnels des électeurs sont ainsi rendus accessibles et dévoilés.

[10]        Le 8 février 2006, le DGE met en demeure les appelants de se conformer à la Loi électorale en cessant la diffusion de l’Annuaire, ce que ces derniers acceptent de faire. Le DGE entreprend parallèlement des démarches pour récupérer les exemplaires de l’Annuaire en circulation.

[11]        À l’été 2006, les appelants recommencent cependant la diffusion de l’Annuaire, mais désormais sur paiement de frais. Ils en distribuent ainsi entre 300 et 500 exemplaires.

[12]        Le 9 février 2011, le DGE met à nouveau en demeure les appelants de se conformer à la Loi électorale. Faute d’entente cette fois-ci, il entreprend des procédures en injonction.

[13]        Lors du procès, M. Pépin refuse de répondre à toutes questions sur la provenance de la liste électorale en sa possession. Par ailleurs, la preuve démontre que l’accès à la liste électorale n’est pas indispensable à la pratique de la généalogie par les appelants ou toute autre personne.

LE JUGEMENT ATTAQUÉ

[14]        Par jugement rendu le 6 juin 2012 (2012 QCCS 2685), la Cour supérieure conclut que la Loi électorale édicte la confidentialité de la liste électorale. Selon elle, cela ne porte pas atteinte à la liberté d’expression des appelants, droit reconnu tant par la Charte canadienne des droits et libertés que la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12. En effet, selon la juge, les appelants n’ont démontré ni la nécessité d’avoir un accès à la liste électorale ni que sa confidentialité empêchait des « discussions publiques significatives sur des questions d’intérêt public » (paragr. 80) selon les paramètres établis dans l’arrêt Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 81. Elle ajoute que si elle avait conclu en une atteinte à un droit protégé, celle-ci serait justifiée dans une société libre et démocratique.

[15]        La juge retient aussi que l’exception relative à la généalogie contenue à la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, L.R.Q., c. P-39.1, ne s’applique pas et que, par ses agissements, le DGE n’a pas renoncé à la confidentialité de la liste électorale.

[16]        Dans les circonstances, la juge est d’avis que la demande d’injonction est appropriée et elle prononce les ordonnances demandées.

LES MOYENS D’APPEL

[17]        Les appelants plaident que la juge de première instance a erré à maintes reprises :

— en ne comprenant pas qu’ils plaidaient le droit constitutionnel à la liberté de diffuser l’Annuaire et non celui d’avoir accès à la liste électorale;

— en ne constatant pas l’absence d’atteinte réelle à la vie privée par la diffusion de l’Annuaire, puisque les informations y contenues sont essentiellement de nature publique;

— en ne reconnaissant pas que le DGE avait renoncé à la protection de la liste électorale; et

— en stérilisant l’exception reconnue aux généalogistes par la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé.

L’ANALYSE

I.          Le caractère des renseignements contenus à la liste électorale

[18]        La Loi électorale énonce le caractère confidentiel des renseignements contenus à la liste et en interdit l’utilisation à des fins autres qu’électorales :

CHAPITRE III.1

TRANSMISSION DE LA LISTE

 

[…]

 

CHAPTER III.1

TRANSMISSION OF THE LIST

 

 

40.38.3. La liste transmise contient une mise en garde sur son caractère confidentiel et énonce les sanctions applicables à quiconque communique ou utilise les renseignements contenus à la liste électorale à d’autres fins que celles prévues par la présente loi.

 

40.38.3. The list transmitted shall contain a cautionary note concerning its confidentiality and shall state the penalties applicable to any person who communicates or uses the information contained in the list of electors for purposes other than those provided for by this Act.

Le député ou la personne désignée par le parti politique pour recevoir la liste doit s’engager par écrit à prendre les mesures appropriées pour protéger son caractère confidentiel et pour restreindre son utilisation aux seules fins prévues par la présente loi.

 

The Member or the person designated by a political party to receive the list must undertake in writing to take appropriate measures to protect the confidentiality of the list and to restrict its use to the purposes provided for by this Act.

CHAPITRE IV

CARACTÈRE CONFIDENTIEL

 

CHAPTER IV

CONFIDENTIALITY

40.39. Les renseignements relatifs aux électeurs n’ont pas un caractère public au sens de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1).

 

40.39. Information relating to electors is not public information within the meaning of the Act respecting Access to documents held by public bodies and the Protection of personal information (chapter A-2.1).

40.41. Il est interdit à quiconque d’utiliser, de communiquer ou de permettre que soit communiqué, à d’autres fins que celles prévues par la présente loi et par la Loi sur la consultation populaire (chapitre C-64.1), un renseignement relatif à un électeur, ou de communiquer ou de permettre que soit communiqué un tel renseignement à quiconque n’y a pas légalement droit.

40.41. No person may use, communicate or allow to be communicated, for purposes other than those provided for in this Act or the Referendum Act (chapter C-64.1), or communicate or allow to be communicated to any person not legally entitled thereto, any information relating to an elector.

[19]        Une telle protection est manifestement au bénéfice des électeurs. Elle ne peut faire l’objet d’une renonciation que par les électeurs et non par le DGE. Quant à ce dernier, il a le devoir de prendre les dispositions requises pour assurer cette confidentialité, dont, au besoin, des procédures judiciaires. L’inaction temporaire d’un agent de l’État quant au respect de dispositions législatives d’ordre public ne saurait justifier un refus des tribunaux de rendre les ordonnances appropriées lorsque le méfait que le législateur veut empêcher existe toujours.

[20]        De toute façon, sur le plan factuel, l’argument de l’inaction du DGE a été rejeté par la juge en ces termes :

[35]      En conséquence, rien n’indique que le DGE aurait manqué à ses obligations en vertu de la Loi électorale ou qu’il aurait fait preuve de laxisme, comme le laissent entendre les défendeurs. Il n’y aura donc pas lieu de traiter de ce sujet dans le cadre de l’analyse.

[21]        En effet, alors que l’Annuaire des citoyens du Québec a été publié en 2005, dès février 2006, les appelants recevaient une mise en demeure pour cesser sa diffusion.

[22]        Le moyen des appelants relatifs à une renonciation du DGE ne peut réussir.

[23]        Il est aussi manifeste que l’Annuaire contient des renseignements personnels, dont certains inconnus du grand public, comme l’âge et l’adresse d’une personne, et que son utilisation permet d’établir d’autres caractéristiques personnelles de nature privée, comme l’orientation sexuelle, le statut social (personne âgée vivant seule, résidence en appartement ou maison unifamiliale, nature du quartier, etc.) ou le nombre de personnes dans une même unité d’habitation.

[24]        Le moyen des appelants relatifs au fait que la liste électorale ne contiendrait que des renseignements de nature publique lorsqu’on vit en société ne peut donc, non plus, réussir.

II.         L’exception relative à la généalogie est inapplicable

[25]        L’article 1, al. 4 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé contient une exception à l’application de cette dernière loi :

La présente loi ne s’applique pas à la collecte, la détention, l’utilisation ou la communication de matériel journalistique, historique ou généalogique à une fin d’information légitime du public.

This Act does not apply to journalistic, historical or genealogical material collected, held, used or communicated for the legitimate information of the public.

[soulignement ajouté]

[26]        Je suis d’avis que cette exception n’est d’aucune pertinence dans le présent litige. En effet, elle vise la collecte et l’utilisation de matériel généalogique par une entreprise assujettie à cette loi. Or, les renseignements apparaissant à la liste ont été recueillis et assemblés par le DGE, une institution gouvernementale assujettie à une autre loi, la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, L.R.Q., c. A-2.1, comme le prévoit l’article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé.

[27]        De même, les renseignements ne deviennent pas soumis à cette dernière loi parce qu’une entreprise privée en obtient par la suite une copie, et ce, illégalement, puisqu’une telle obtention ne peut constituer une collecte ou détention de renseignements au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé.

[28]        De toute façon, même si la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé s’appliquait, il demeure que la Loi électorale accorde une protection prépondérante au sens de l’article 94 de la première :

94. Les dispositions de la présente loi prévalent sur celles d’une loi générale ou spéciale postérieure qui leur seraient contraires, à moins que cette dernière loi n’énonce expressément s’appliquer malgré la présente loi.

 

94. The provisions of this Act have precedence over those of any subsequent general or special Act which would be contrary thereto, unless the latter Act expressly provides that it applies despite this Act.

 

Toutefois elles n’ont pas pour effet de restreindre la protection des renseignements personnels ou l’accès d’une personne concernée à ces renseignements, résultant de l’application d’une autre loi, d’un règlement, d’un décret, d’une convention collective, d’un arrêté ou d’une pratique établie avant le 1er janvier 1994.

However, they do not have the effect of limiting the protection of personal information or access to that information by a person concerned pursuant to another Act, a regulation, an order in council, a collective agreement, an order or a practice established before 1 January 1994.

[soulignement ajouté]

[29]        Cet article sur la prépondérance d’une loi plus avantageuse s’inspire des articles 168 et 171 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels[1]. Il vise la « préservation des dispositions plus avantageuses de protection des renseignements personnels »[2]. La Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé s’applique donc même à l’égard des lois subséquentes et spécifiques (art. 94, al. 1), mais uniquement dans la mesure où cela aurait « pour effet de restreindre la protection des renseignements personnels » (art. 94, al. 2).

[30]        Or, la Loi électorale, à ses articles 40.39 à 40.42, prévoit la confidentialité des renseignements contenus à la liste électorale, à l’exception de quelques personnes (parti politique, personnel électoral), alors qu’à l’inverse, les articles 18 et s. de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé prévoient l’accès à des renseignements personnels à certains tiers. Dans ces circonstances, l’article 94, al. 2 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé fait prévaloir les dispositions de la Loi électorale.

[31]        En résumé, que la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé et son exception généalogique s’appliquent ou non donne le même résultat : la Loi électorale s’applique quant à la confidentialité de la liste électorale.

III.        La validité des restrictions énoncées par la Loi électorale

[32]        Si la question en jeu était, comme l’a énoncé la juge de première instance, de déterminer si les appelants ont droit d’accès à la liste électorale au sens de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association, précité, les parties reconnaissent que les critères qui y sont énoncés ne sont pas remplis.

[33]        Les appelants font plutôt valoir que toute restriction à la diffusion des renseignements contenus à la Loi électorale est invalide en vertu de l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et de l’article 3 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Selon eux, la communication de renseignements et d’informations d’ordre ou d’intérêt généalogique constitue un acte expressif protégé par la liberté d’expression.

[34]        Ils ajoutent que la restriction prévue à la Loi électorale ne se justifie pas dans une société libre et démocratique. Bien qu’ils admettent que les étapes de l’objectif suffisamment important et du lien rationnel entre les moyens choisis et l’objectif poursuivi pourraient satisfaire les deux premières étapes du test de R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, les appelants croient que la restriction totale quant aux généalogistes d’utiliser la liste électorale n’est pas de nature à porter le moins possible aux droits fondamentaux de ces derniers.

[35]        À mon avis, les appelants ont raison de dire que la question en jeu n’en est pas une d’accès à la liste électorale, mais plutôt de droit à la diffusion de son contenu une fois qu’ils sont en sa possession. Avec égards pour la thèse du procureur général du Québec, le fait que l’obtention de la liste puisse être le résultat d’un geste illégal posé par une personne qui y avait accès n’est pas déterminant quant au droit de la diffuser par la suite.

[36]        Dans l’arrêt Gesca ltée c. Groupe Polygone Éditeurs inc. (Malcom Média inc.), 2009 QCCA 1534, [2009] R.J.Q. 1951, autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, 25 novembre 2010, [2010] 3 R.C.S. vi, mon collègue le juge Hilton écrit :

[42]      Interdire aux journalistes d’utiliser des informations confidentielles aurait pour effet de limiter sérieusement, sinon anéantir, leur capacité d’enquête et de cueillette d’information. Un tel raisonnement aurait d’ailleurs empêché des enquêtes journalistiques d’envergure, telles que celle qui a mené au dévoilement de la gestion douteuse du programme des commandites. Or, la juge McLachlin, alors juge puînée, dans l’arrêt SRC c. Lessard [[1991] 3 R.C.S. 421] mentionne que les droits à la liberté d’expression et à la liberté de presse ne protègent pas seulement le droit de s’exprimer, mais garantissent également les moyens d’exercer ces droits :

Je passe maintenant de l’historique de la liberté d’expression au Canada à l’objet de la garantie. Les valeurs sur lesquelles se fonde la liberté de la presse, comme la liberté d’expression, comprennent la recherche de la vérité. La presse favorise cette recherche en présentant des reportages sur des faits et des opinions et en offrant ses commentaires sur des événements et des idées -activités essentielles au fonctionnement de notre démocratie, qui est fondée sur les reportages et les échanges d’idées faits en toute liberté. La presse agit en tant que représentante du public en surveillant les institutions gouvernementales, juridiques et sociales et en faisant des reportages sur celles-ci : Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire), [1991] 1 R.C.S. 671, le juge Cory; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [[1989] 2 R.C.S. 1326], le juge Cory; Commission de réforme du droit du Canada: L’accès du public et des médias au processus pénal (Document de travail 56, 1987), ch. 1, aux pp. 10 à 12. La liberté de la presse est importante également pour la participation au sein de la collectivité et l’accomplissement personnel. On n’a qu’à penser au rôle du journal d’une collectivité pour faciliter la participation au sein de celle-ci ou à celui des publications sur les arts, les sports et les politiques d’intérêt public pour se rendre compte de l’importance de la liberté de la presse dans la réalisation de ces objectifs. Nous voyons ainsi que les valeurs identifiées dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, comme étant essentielles à la libre expression sont à la base également de la garantie de la liberté de la presse et des autres médias. Quant aux moyens d’atteindre ces objectifs, on peut avancer que l’efficacité et la liberté de la presse dépendent de sa capacité de recueillir, d’analyser et de diffuser des informations, libre de restrictions apportées par l’État à son contenu, à sa forme ou à sa perspective, sauf celles qui peuvent se justifier en vertu de l’article premier de la Charte.

[Je souligne; notes omises]

[37]        Dans des motifs concurrents, j’ajoute :

[83]      Ainsi, il faut désormais écarter l’idée que les médias ne jouissent pas d’une plus grande liberté d’expression que les autres membres de la société canadienne, comme cela avait été énoncé dans Doyle c. Sparrow, (1979), 27 O.R. (2d) 206 (C.A.), le juge en chef adjoint de l’Ontario MacKinnon, p. 208, autorisation d’appel refusée, [1980] 1 R.C.S. xii), puisque depuis l’avènement des chartes, la liberté de la presse est reconnue expressément pour en souligner l’importance au bon fonctionnement et à la vitalité de notre société démocratique.

[84]      En démocratie véritable, cette liberté de diffuser ne se limite pas aux informations rendues publiques par le gouvernement de temps à autre, mais aussi à celles que le/la journaliste obtient sans poser un geste illégal (reportage, enquête, etc.). Cela comprend des informations obtenues d’une source qui manque à une obligation de confidentialité imposée à elle, mais non aux journalistes. C’est donc à tort que le juge de première instance énonce dans le jugement attaqué la proposition que les journalistes recevant des informations d’une source qu’ils/elles peuvent présumer agir en violation d’une obligation de confidentialité ne peuvent les diffuser légalement. Aucune telle règle n’existe au Canada.

[85]      Il faut une interdiction imposée par une loi (par ex., une disposition du Code criminel ou du Code de procédure civile) ou une ordonnance d’un tribunal pour conclure qu’un/une journaliste ne peut publier légalement une information d’intérêt public dont il/elle a obtenu copie sans poser un geste illégal.

[Je souligne]

[38]        Dans le même sens, la Cour suprême des États-Unis a jugé que des informations découlant d’une interception illégale par un tiers d’une communication pouvaient néanmoins être diffusées par un journaliste lorsque les renseignements portaient sur des préoccupations d’intérêt public (Bartnicki v. Vopper, 532 U.S. 514 (2001)).

[39]        Il est vrai que ces principes ont été énoncés dans le cadre d’un litige mettant en cause la liberté de presse, un corollaire de la liberté d’expression, mais ils sont, selon moi, tout aussi applicables à une personne qui tente de diffuser une information d’intérêt public ou d’exprimer un message, en utilisant de telles informations.

[40]        En somme, le fait de diffuser des informations qui ont pu être obtenues d'une source qui a agi illégalement n’empêche pas un tiers diffuseur de bonne foi de bénéficier de la protection offerte par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise (liberté d’expression).

[41]        En l’espèce, la Loi électorale interdit cependant au tiers de diffuser. Il faut alors déterminer si cette interdiction viole la protection conférée à la liberté d’expression par les chartes et, si tel est le cas, si celle-ci est néanmoins raisonnable dans une société libre et démocratique.

[42]        Le contenu du droit protégé par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne ou l’article 3 de la Charte québécoise et le processus à suivre pour déterminer la validité d’une atteinte à ce droit ont fait l’objet de plusieurs jugements, tant de la Cour suprême du Canada que de cette Cour, notamment dans les affaires Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 r.c.s. 927; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697;Thomson Newspaper Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 r.c.s. 877; Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141; Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62).

[43]        J’en retiens que la sphère de protection s’étend à toute activité expressive qui tente de transmettre une signification (Irwin Toy ltd. c. Québec (Procureur général), précité, 968-969) et que les tribunaux doivent faire une « interprétation large et libérale » de cette notion d’activité expressive (Ford c. Québec (Procureur général), précité, 767).

[44]        Ainsi, dans l’arrêt Irwin Toy ltd. c. Québec (Procureur général), le juge en chef Dickson écrit aux pages 976-977 :

[I]ls peuvent se résumer ainsi: (1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soi; (2) la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; et (3) la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l’égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l’égard de ceux à qui il est destiné. Pour démontrer que l’action du gouvernement a eu pour effet de restreindre sa liberté d’expression, la demanderesse doit établir que son activité favorise au moins un de ces principes. […] Mais la demanderesse doit au moins décrire le message transmis et son rapport avec la recherche de la vérité, la participation au sein de la société ou l’enrichissement et l’épanouissement personnels.

[je souligne]

[45]        En réalité, la liberté d’expression protège tout message expressif, mais pas nécessairement toute forme d’expression de ce message (Ford c. Québec (Procureur général), précité, 755-756; Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec inc., précité, par. 58-81). Ainsi, la violence comme forme d’expression est exclue du champ d’application parce qu’elle nuit au libre échange des idées, à l’épanouissement personnel et à la recherche de la vérité (Irwin Toy ltd. c. Québec (Procureur général), précité, 969-970).

[46]        Fort de ces principes, il faut d’abord se demander si l’activité reprochée ici, la diffusion de l’Annuaire, est expressive.

[47]        M. Pépin prétend que chacun a droit à la vérité sur ses origines et que l’Annuaire est un outil utile à cette fin. En d’autres mots, la recherche généalogique devrait être encouragée et elle est facilitée avec la diffusion de l’Annuaire.

[48]         Puisque je suis d’avis qu’il faut donner une interprétation généreuse à la sphère de la liberté d’expression reconnue par l’article 3 de la Charte québécoise, je suis prêt à y voir un message transmis en rapport avec l’enrichissement et l’épanouissement personnels de ceux qui cherchent à connaître leurs origines. Quant à la forme d’expression de ce message, la diffusion de l’Annuaire par le web ou sur support CD, elle ne m’apparaît pas exclue de la sphère de protection.

[49]        Mais, il demeure que l’Annuaire contient des renseignements personnels de nature privée. Or, la Charte québécoise protège la vie privée :

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

5. Every person has a right to respect for his private life.

[50]        Quant à la Charte canadienne, elle protège aussi la sphère d’autonomie et de vie privée à son article 7 (R. c. Kang-Brown, 2008 CSC 18, par. 8 et s., [2008] 1 R.C.S. 456) et, en matière criminelle, à son article 8 (Hunter c. Southam, [1984] 2 R.C.S. 145; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 65-66).

[51]        Le droit à la vie privée peut se définir comme le droit d’un individu de déterminer lui-même quand, comment et dans quelle mesure il diffusera des renseignements personnels le concernant. Il protège ainsi une sphère d’autonomie individuelle. Les lois sur la protection des renseignements personnels ont d’ailleurs au Canada un statut quasi constitutionnel (Conseil de la magistrature c. Commission d’accès à l’information, [2000] R.J.Q. 638, par. 48-50 (C.A.); Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, par. 24-25, [2002] 2 R.C.S. 773; Alberta (Information and Privacy Commissioner), précité, par. 19).

[52]        Cela signifie en corollaire que ceux à qui de tels renseignements sont communiqués conformément à la loi les garderont confidentiels et qu’ils ne seront utilisés que pour les fins pour lesquelles ils ont été divulgués (Dagg c. Canada (Ministre des Finances), précité, par. 67). Ainsi, les dossiers médicaux, les renseignements sur les revenus, les données indiquant les préférences personnelles, etc. sont protégés.

[53]        En l’espèce, deux droits protégés sont donc en jeu : la liberté d’expression et la protection de la vie privée.

[54]        Il incombait alors au législateur provincial de les concilier, ce qu’il a fait en interdisant la diffusion publique de la liste électorale et des informations qu’elle contient. Cette atteinte à la liberté d’expression est-elle constitutionnelle? Oui, dans la mesure où elle est justifiée au sens de l’article 9.1 de la Charte québécoise et de l’article 1 de la Charte canadienne.

[55]        Les critères applicables pour justifier une atteinte sont bien connus et ainsi résumés dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) :

[18]      Cela nous amène à l’analyse fondée sur l’article premier. À cette étape-ci, il nous faut déterminer si la PIPA vise un objectif urgent et réel et, dans l’affirmative, si ses dispositions sont rationnellement liées à cet objectif, si cet objectif porte atteinte au droit à la liberté d’expression au-delà de ce qui est nécessaire et si ses effets sont proportionnels à l’objectif du gouvernement. Bien que la PIPA soit rationnellement liée à un objectif urgent et réel, la justification des restrictions considérables qu’elle impose à la liberté d’expression ne peut se démontrer parce que ces restrictions sont disproportionnées par rapport aux bienfaits qu’elle cherche à promouvoir.

[56]        Dans leur mémoire, « [l]es appelants admettent que les étapes de l’objectif suffisamment important […] et du lien rationnel entre les moyens choisis et l’objectif poursuivi […] pourraient rencontrer les deux premières étapes du test de Oakes[3]. ».

[57]        Je suis d’accord puisqu’il me semble faire peu de doute que la restriction prévue par la Loi électorale vise la protection des informations personnelles de nature privée et constitue un objectif urgent et réel important puisqu’elle protège ainsi un droit fondamental dans une société démocratique (Dagg c. Canada (Ministre des Finances), précité, par. 65-67; Alberta (Information and Privacy Commissioner), précité, par. 19-24).

[58]        Reste à déterminer si le moyen choisi pour atteindre l’objectif est proportionné, ce qui requiert une analyse selon les trois étapes.

i) la restriction a-t-elle un lien rationnel avec l’objectif?

[59]        Les appelants concèdent que tel est le cas.

[60]        Je suis d’accord. En effet, édicter la confidentialité de la liste et en interdire l’utilisation sauf à des fins précisées sont, sans l’ombre d’un doute, des mesures rationnellement liées à l’objectif de protection de la vie privée.

ii) la restriction porte-t-elle atteinte au droit au-delà de ce qui est nécessaire?

[61]        Cette question consiste à déterminer si la restriction est raisonnablement bien adaptée à l’objectif urgent et réel invoqué. L’exercice ne permet pas de se substituer au législateur dans le choix de la mesure lorsque plusieurs sont possibles, mais uniquement de se demander s’il existe un ou plusieurs autres moyens moins attentatoires d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle (Farinacci c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 1564).

[62]        La protection de renseignements personnels de nature privée communiqués volontairement[4] à l’État n’a de sens que si les renseignements ne servent qu’à la fin à laquelle ils peuvent légalement être demandés et à rien d’autre. C’est pourquoi la Loi électorale restreint l’accès à la liste à un petit nombre de personnes, lesquelles doivent s’engager à ne l’utiliser qu’à des fins précisées (art. 40.38.3 et 40.41 Loi électorale).

[63]        De même, il s’ensuit que toute autre utilisation doit être interdite faute du consentement des personnes qui ont fourni lesdits renseignements personnels. C’est ce que fait la Loi électorale en édictant des interdictions et des sanctions pénales.

[64]        La diffusion sur le web de la liste ou de l’Annuaire ne permet aucun contrôle quant à l’accès et encore moins quant à l’utilisation. D’ailleurs, même si ce n’est pas leur obligation, les appelants ne soumettent aucun autre moyen que l’État aurait pu mettre en place pour protéger à la fois la confidentialité des informations, tout en permettant l’exercice de la généalogie.

[65]        Bien entendu, ce dernier usage devrait être alors être prévu à la Loi électorale et ainsi connu des personnes appelées à fournir des renseignements au DGE qui ne pourraient ensuite s’en plaindre. Mais ici, c’est tout le contraire, puisque la loi garantit à ceux qui fournissent volontairement des renseignements personnels qu’ils ne seront utilisés qu’à des fins précises reliées au processus démocratique.

[66]        À mon avis, il n’existe pas de moyens moins attentatoires à la liberté d’expression des appelants permettant d’atteindre l’objectif, soit la protection des renseignements personnels communiqués au DGE, et ce, dans le cadre d’utilisation restreinte prévu à la Loi électorale.

iii) les effets sont-ils proportionnés à l’objectif urgent et réel?

[67]        D’une part, l’effet de la mesure n’est pas d’interdire la recherche généalogique, mais uniquement l’utilisation à cette fin des renseignements personnels communiqués au DGE. Les appelants peuvent continuer à inviter les membres du public à faire des recherches généalogiques et à leur offrir l’accès à diverses banques de données, autres que l’Annuaire ou la liste électorale de 2003. L’atteinte à leur droit apparaît alors minimale.

[68]        D’autre part, je ne crois pas qu’empêcher l’accès à des renseignements qui faciliteraient sans doute la pratique de la généalogie, sans l’empêcher, soit un effet disproportionné par rapport à l’importance de la protection des renseignements personnels. La protection de la vie privée est une valeur de très grande importance au sein d’une démocratie, voire quasi constitutionnelle.

[69]        Il apparaît tout à fait légitime pour l’État de prendre des mesures pour la protéger, même si cela peut compliquer la vie des amateurs de généalogie en les obligeant à utiliser d’autres sources, comme ils le faisaient avant la diffusion de l’Annuaire. De toute évidence, l’avantage pour l’ensemble des électeurs résultant de la protection décrétée par la Loi électorale excède de beaucoup le désagrément causé aux amateurs de généalogie, aux généalogistes professionnels et aux entreprises de généalogie.

LA CONCLUSION

[70]        En résumé, il ne me paraît faire aucun doute que l’atteinte à la liberté d’expression des appelants résultant de l’obligation de confidentialité des renseignements contenus à la liste électorale édictée par la Loi électorale se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[71]        Il s’ensuit que la juge de première instance a eu raison d’émettre les ordonnances d’injonction demandées afin d’assurer le respect de la Loi électorale.

LE DISPOSITIF

[72]        Pour ces motifs, je propose de rejeter l’appel avec dépens.

 

 

 

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.

 

 



[1]     René Laperrière, « La Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (L.Q. 1993, chapitre 17) : Commentaire et guide d’interprétation » dans René Côté et René Laperrière (dir.), Vie privée sous surveillance : la protection des renseignements personnels en droit québécois et comparé, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 1994, p. 141, à la p. 246.

[2]     Id.

[3] Exposé des appelants, paragr. 103.

[4]     Il n’y a pas d’obligation pour tout citoyen canadien éligible de s’inscrire sur la liste électorale.

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