Desbiens c. Standish | 2024 QCCA 725 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(505-17-011878-206) | |||||
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DATE : | 4 juin 2024 | ||||
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ISABELLE DESBIENS, personnellement et en sa qualité de parent et tuteur de l’enfant mineur X | |||||
ARGYRIS CHIONIS, personnellement et en sa qualité de parent et tuteur de l’enfant mineur X | |||||
APPELANTS – demandeurs | |||||
c. | |||||
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RACHEL STANDISH, en sa qualité de parent et tuteur de l’enfant mineure Y | |||||
JANA WALLACE, en sa qualité de parent et tuteur de l’enfant mineure Z | |||||
CHRISTOPHER GOEDIKE, en sa qualité de parent et tuteur de l’enfant mineure A | |||||
INTIMÉS – défendeurs | |||||
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[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Longueuil (l’honorable Judith Harvie), rejetant sommairement l’action intentée par les appelants au motif qu’elle est prescrite.
[2] Pour les motifs de la juge Bich, auxquels souscrit le juge Kalichman, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel, avec les frais de justice;
[4] INFIRME le jugement de première instance et, procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu par la Cour supérieure, REMPLACE le dispositif de ce jugement par le suivant :
[42] REJETTE la demande en irrecevabilité des défendeurs, avec les frais de justice.
[5] Pour sa part, le juge Bachand aurait rejeté l’appel, avec les frais de justice
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| MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. | |
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| FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A. | |
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| PETER KALICHMAN, J.C.A. | |
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Me Yacine Agnaou | ||
Me Jeffrey Jabbour | ||
Me Alexander Paradissis | ||
DUPUIS PAQUIN AVOCATS & CONSEILLERS D’AFFAIRES | ||
Pour les appelants Isabelle Desbiens et Argyris Chionis | ||
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Me Éric Cloutier | ||
Mme Marie-Maude Lefebvre, stagiaire en droit | ||
CBL & ASSOCIÉS AVOCATS | ||
Pour l’intimée Rachel Standish | ||
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Me Daniel Sirhan | ||
DANIEL K. SIRHAN, BUREAU D’AVOCATS | ||
Pour l’intimée Jana Wallace | ||
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Me Laurent Fournier | ||
Me Catherine Duplessis-Guindon | ||
GRONDIN SAVARESE LEGAL | ||
Pour l’intimé Christopher Goedike | ||
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Date d’audience : | 9 mai 2023 | |
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MOTIFS DU JUGE BACHAND |
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[6] L’appelant porte en appel un jugement de la Cour supérieure rejetant sommairement l’action intentée par les appelants au motif qu’elle est prescrite[1].
[7] Le pourvoi soulève principalement la question de savoir si une action visant à réparer le préjudice causé par le dépôt de fausses plaintes à la police est « fondée sur une atteinte à la réputation/for defamation » au sens où l’entend le législateur à l’article
[8] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la juge de première instance a eu raison de trancher la question au stade de l’irrecevabilité et qu’elle a également eu raison de conclure que l’action des appelants était visée par l’article
I. Contexte
[9] Je commencerai en revenant brièvement sur le contexte de l’affaire. Il convient de rappeler d’entrée de jeu que, à ce stade-ci de l’instance, les faits allégués dans la demande introductive d’instance doivent être tenus pour avérés[2].
[10] Au début de l’année 2017, deux adolescentes agissant séparément portent plainte à la police pour dénoncer X, dont les parents sont les appelants dans le présent pourvoi. Ces plaintes donnent lieu au dépôt d’accusations d’agression sexuelle ainsi qu’à l’arrestation de X, une première fois en mars 2017, puis une nouvelle fois en avril 2017. Parallèlement, X est suspendu de l’école secondaire qu’il fréquente alors et les élèves de l’établissement sont informés des accusations pesant contre lui. Peu de temps après, une troisième adolescente porte plainte, ce qui donne lieu au dépôt de nouvelles accusations.
[11] Après que les appelants eurent recueilli des éléments de preuve disculpant leur fils, le ministère public conclut ne pas être en mesure de faire la preuve des infractions lui étant reprochées. X est ensuite acquitté de toutes les accusations — le 25 août 2017 dans le premier dossier, le 22 septembre 2017 dans le deuxième et le 10 novembre 2017 dans le troisième.
[12] Dans la demande introductive d’instance qu’ils déposent en février 2020, les appelants — qui agissent à la fois personnellement et pour le compte de leur fils — allèguent que les trois plaignantes, dont les parents sont défendeurs en première instance et intimés dans le présent pourvoi, ont « induit les policiers et les procureurs de la Couronne en erreur en soumettant des allégations fausses et mal fondées »[3]. Ils ajoutent que, par leur comportement, les plaignantes ont délibérément porté atteinte aux droits fondamentaux que confère à leur fils l’article
[13] Les intimés répondent en déposant une demande en irrecevabilité fondée sur l’article
[14] Estimant pouvoir trancher cette question dans le cadre d’une demande en irrecevabilité, la juge conclut d’abord qu’il s’agit bien d’une action fondée sur une atteinte à la réputation. Elle le fait en s’appuyant notamment sur un courant jurisprudentiel remontant à l’affaire Bourque c. Bellemare[6]. À ses yeux, le fondement de l’action des appelants n’est pas une arrestation abusive ni le dépôt d’accusations manifestement mal fondées, mais bien les fautes qu’ont commises les plaignantes en faisant des déclarations mensongères aux policiers. Ces déclarations sont diffamatoires, puisque « [l]e fait de tenir des propos que l’on sait faux au sujet de quelqu’un de façon à nuire à sa réputation au point d’entraîner une enquête policière, une arrestation et des accusations criminelles constitue un geste fautif qui correspond à de la diffamation »[7].
[15] Puis, s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Gordon c. Mailloux[8], la juge ajoute que le fait que la demande introductive d’instance allègue des atteintes à d’autres droits fondamentaux de X, dont celui à la sauvegarde de sa dignité, n’a aucune incidence sur la qualification de l’action, car il n’est pas possible de distinguer suffisamment ces autres atteintes de celle à sa réputation. Par ailleurs, la juge prend ses distances par rapport à l’affaire Fillion c. Chiasson[9], où l’atteinte à la réputation causée par des propos litigieux pouvait être dissociée d’une atteinte à la vie privée dont la victime avait souffert en raison de ces mêmes propos.
[16] Enfin, la juge estime que les réclamations faites par les appelants à titre personnel sont également visées par l’article
[17] Dans le cadre du présent pourvoi, les appelants plaident que la juge a eu tort de conclure que leur action est fondée sur une atteinte à la réputation au sens de l’article
[18] Les intimés répondent en soulignant d’abord que la demande introductive d’instance fait état non pas d’un quelconque abus de droit lié à une instrumentalisation du processus en matière criminelle, mais uniquement de fautes consistant à avoir induit les policiers en erreur en formulant des allégations mensongères. Les intimés sont également d’avis que la juge a eu raison de s’appuyer sur le courant jurisprudentiel remontant à l’affaire Bourque et de conclure qu’une action visant à réparer le préjudice subi en raison de fausses plaintes à la police tombe dans le champ d’application de l’article
II. Analyse
[19] Le pourvoi soulève deux grandes questions. La première est de savoir si la juge de première instance a eu raison de trancher la question de la prescription extinctive au stade préliminaire. La seconde est de savoir si elle a commis une erreur révisable en concluant que l’action des appelants est prescrite.
[20] La norme d’intervention applicable est celle de la décision correcte[12].
[21] Bien que la prudence soit de mise en matière de demande d’irrecevabilité fondée sur l’article
[Le] tribunal saisi d’une demande d’irrecevabilité ne peut refuser de statuer et renvoyer l’affaire au juge du fond parce que la question de droit soulevée à ce stade préliminaire est difficile ou complexe ou parce qu’un procès lui paraît préférable, opportun ou intéressant : il est tenu de trancher et de décider de la recevabilité ou de l’irrecevabilité de l’action. C’est une erreur de ne pas le faire et de s’en remettre au juge du fond. Comme le rappelle l’arrêt Giroux c. Hydro‑Québec [
[65] Une requête en irrecevabilité sous l’article
[Soulignements ajoutés dans l’arrêt Dostie]
[22] À mon avis, ces enseignements sont applicables à la présente affaire. Bien que le débat concernant la prescription extinctive soulève des questions complexes, il s’agit essentiellement de pures questions de droit relatives à la notion d’action fondée sur une atteinte à la réputation ainsi qu’au cadre d’analyse applicable lorsqu’il y a lieu de déterminer si une action est visée par l’article
[23] En outre, l’application à l’espèce de la principale règle que la juge a dégagée des sources pertinentes — soit qu’une action visant à réparer le préjudice subi en raison de fausses plaintes à la police constitue une action fondée sur une atteinte à la réputation — ne présentait pas de difficultés particulières, du moins pas au point où elle aurait dû renvoyer ce volet de l’affaire au ou à la juge du fond.
[24] Ainsi, j’estime que les appelants — qui, d’ailleurs, n’ont pas insisté outre mesure sur ce volet de l’appel durant l’audience — ont tort de reprocher à la juge d’avoir fait fi du principe de prudence applicable en matière de demande en irrecevabilité.
[25] J’aborde maintenant la question au cœur du pourvoi, soit celle de savoir si l’action des appelants est fondée sur une atteinte à la réputation au sens de l’article
[26] Selon moi, c’est le cas. Je parviens à cette conclusion pour trois principales raisons. D’abord, la notion de fondement de l’action à laquelle renvoie le législateur à l’article
[27] La notion d’action fondée sur une atteinte à la réputation peut être entendue de deux manières.
[28] La première approche consiste à faire porter l’analyse sur la nature des chefs de dommages-intérêts réclamés. L’article
[29] La seconde approche consiste à faire porter l’analyse sur l’atteinte initialement subie par la personne visée par les propos litigieux. L’action serait visée par l’article
[30] Le courant jurisprudentiel remontant au jugement de la Cour supérieure dans l’affaire Bourque c. Bellemare[15] opte résolument pour la seconde approche. Dans cette affaire, l’action du demandeur visait à réparer le préjudice qu’il prétendait avoir subi en raison d’une atteinte à sa réputation découlant de fausses plaintes à la police faites par la défenderesse. En réponse à l’argument de cette dernière invoquant la prescription d’un an prévue à l’article
[31] Ce raisonnement a été repris dans plusieurs jugements rendus par la Cour du Québec et la Cour supérieure[17] — dont l’un a d’ailleurs fait l’objet d’un appel que la Cour a rejeté sommairement au motif qu’il était voué à l’échec[18] — et, à ma connaissance, la doctrine qui s’intéresse à l’article
[32] Il convient par ailleurs de souligner que la Cour suprême a adopté un raisonnement similaire dans l’arrêt Dorval, où était en cause l’interprétation non pas de l’article
[24] L’article
[25] Les parties ont longuement débattu de la définition du terme « préjudice corporel » mentionné à cet article et du mode de qualification du préjudice de la « victime par ricochet ». Ce débat s’explique par le fait que tant dans la jurisprudence que dans la doctrine, dans le langage courant et dans les mémoires des parties, le terme « préjudice corporel » renvoie à différentes réalités. Ainsi, il renvoie parfois à l’atteinte portée au droit d’autrui, soit, en l’espèce, l’effet de l’acte fautif sur l’intégrité physique de Mme Dorval ― son décès. Il renvoie, d’autres fois, aux conséquences de cette atteinte, soit les pertes pécuniaires et non pécuniaires susceptibles d’une réclamation pour dommages-intérêts tant par la victime décédée que par les victimes par ricochet. Pourtant, il est indéniable que lorsque le terme « préjudice corporel » est employé dans le Code, il fait nécessairement référence à une atteinte à l’intégrité physique d’une personne (Schreiber, par. 64; Andrusiak, par. 47). Cette interprétation n’est pas remise en question.
[26] Le débat porte plutôt sur l’interprétation de l’art.
[…]
[30] En somme, l’atteinte fautive, qu’elle soit de nature corporelle, matérielle ou morale, demeure le fondement du recours en responsabilité civile, et les conséquences de cette atteinte sont cristallisées par les chefs de dommages-intérêts réclamés. […]
[Soulignements ajoutés]
[33] À mon avis, l’article
[34] En arrivant à cette conclusion, j’ai tenu compte du fait que les deux dispositions poursuivent des objectifs bien différents : alors que l’article
[35] Quelle est donc l’objet de l’atteinte initiale que X prétend avoir subie en raison du comportement fautif des plaignantes? Pour répondre à cette question, il faut d’abord trancher le débat opposant les parties quant à la nature des fautes que les appelants reprochent à ces dernières.
[36] À mon avis les intimés ont raison : les fautes reprochées à leurs filles consistent en la formulation d’allégations mensongères à l’égard de X et non en une quelconque instrumentalisation du processus criminel qu’il y aurait lieu de distinguer, aux fins de l’analyse, de la formulation des allégations mensongères à proprement parler.
[37] Si j’arrive à cette conclusion, c’est d’abord parce que les paragraphes pertinents de la demande introductive d’instance mettent l’accent sur la communication d’allégations mensongères, et ce, sans jamais faire état de fautes distinctes que les plaignantes auraient commises dans le cadre de l’enquête policière ou de l’analyse des dossiers par le ministère public. En voici le libellé :
Les fautes
17. Les défendeurs […] sont les parents et tuteurs respectifs des enfants Y, Z et A;
18. Les enfants […] ont induit les policiers et les procureurs de la Couronne en erreur en soumettant des allégations fausses et mal fondées;
19. En effet, Y, Z et A étaient conscientes des conséquences de leurs actes en accusant faussement X d’agression sexuelle;
[38] J’estime également pertinent qu’il ressorte des éléments au dossier que les plaignantes ne se connaissaient pas et que rien ne permet de croire qu’elles ont pu néanmoins agir de manière concertée. D’ailleurs, la demande introductive d’instance mentionne que deux services de police différents ont été mobilisés : les deux premières plaignantes se sont adressées à celui de la Ville de Saint-Hubert, alors que la troisième a porté plainte auprès des policiers de la Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu. En outre, rien ne donne à penser qu’elles ont joué quelque rôle que ce soit dans le traitement des dossiers au-delà de la communication d’allégations d’agression sexuelle visant X À mon avis, les intimés ont raison de souligner que ces éléments tendent à réfuter la thèse selon laquelle toute atteinte à la réputation de X ne constitue qu’une conséquence de fautes initiales consistant en l’instrumentalisation du processus en matière criminelle[26].
[39] Par ailleurs, dans la mesure où il y aurait bel et bien eu instrumentalisation de ce processus, je ne vois pas comment celle-ci aurait pu survenir autrement que par la formulation des allégations mensongères à l’endroit de X. La présente affaire se distingue donc de Bourassa, une autre affaire de fausses plaintes à la police. Bien que la Cour ait alors conclu que le recours du demandeur en était un à la fois en diffamation et en abus de procédure, elle l’a fait après avoir constaté que — selon les allégations de la demande introductive d’instance — les défendeurs avaient participé activement à cet abus de concert avec la police et le ministère public, qui étaient d’ailleurs eux aussi visés par un recours pour poursuite abusive[27]. Rien de tel en l’espèce.
[40] Bref, la distinction que les appelants nous invitent à faire entre une faute consistant en l’instrumentalisation du processus en matière criminelle et l’atteinte à la réputation de X ne trouve aucun appui dans les éléments au dossier.
[41] J’estime pertinent d’ajouter que la position des appelants a évolué depuis le débat en première instance. Plutôt que d’alléguer une faute distincte consistant en l’instrumentalisation du processus en matière criminelle — ce que, du reste, ils auraient pu faire en modifiant leur demande introductive d’instance après le dépôt de la demande en irrecevabilité —, ils soutenaient alors que leur action devait être qualifiée en fonction des conséquences des allégations mensongères formulées par les plaignantes sur les droits de X à sa liberté, à son honneur et à sa dignité. Voici comment la juge résume leurs prétentions :
[25] Les demandeurs plaident que la prescription de trois ans s’applique à leur recours. Selon eux, déposer une plainte non fondée à la police constitue un acte fautif générateur d’une responsabilité autre que de la diffamation. Ces fausses plaintes auraient entraîné une atteinte à la dignité, l’honneur et la liberté de X. Ces atteintes constituent les fondements de la demande, lesquels se distingueraient d’une atteinte à la réputation quant à eux.
[42] Une fois établi que l’action des appelants repose sur le comportement fautif que les plaignantes auraient eu en formulant des allégations mensongères à l’endroit de X, on peut difficilement faire autrement que de conclure que l’atteinte subie par ce dernier a pour objet — à tout le moins principalement — sa réputation. En effet, la formulation d’allégations d’agression sexuelle mensongères porte forcément atteinte à la réputation de la personne visée, car il s’agit d’un exemple clair d’une situation où « une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux », pour reprendre les propos de la Cour suprême dans le passage de l’arrêt Prud’homme définissant les situations susceptibles d’engager la responsabilité d’une personne pour diffamation[28].
[43] Par ailleurs, les appelants ont tort d’affirmer que l’atteinte initiale subie par X ne saurait concerner sa réputation étant donné qu’une atteinte à celle-ci n’a pu se concrétiser avant la médiatisation de l’affaire, laquelle est survenue plusieurs semaines après les premières plaintes à la police. Des propos n’ont pas à être rendu publics ni même diffusés largement pour mériter d’être qualifiés de diffamatoires. Comme le note avec justesse le professeur Goubau, bien que des propos doivent avoir fait l’objet d’une certaine diffusion pour être diffamatoires, leur diffusion à une seule personne suffit[29], à condition bien sûr qu’ils « [fassent] perdre l’estime ou la considération de [la personne visée] ou [qu’ils] suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables »[30].
[44] Le constat selon lequel l’atteinte initiale subie par X a surtout trait à sa réputation ne règle pas tout, car, comme je l’ai mentionné plus haut, les appelants affirment réclamer des dommages-intérêts n’ayant rien à voir avec une atteinte de cette nature. En effet, sans nier que les allégations mensongères formulées par les plaignantes aient pu nuire à sa réputation[31], ils affirment poursuivre plutôt relativement aux atteintes que ces allégations auraient engendrées à la liberté, à l’honneur et à la dignité de X[32]. Ils y voient une autre raison pour laquelle le courant jurisprudentiel remontant à l’affaire Bourque serait inapplicable et leur action ne serait pas fondée sur une atteinte à la réputation au sens de l’article
[45] Ont-ils raison?
[46] D’entrée de jeu, il convient de reconnaître qu’il est envisageable que la tenue de propos diffamatoires engendre des atteintes à d’autres droits fondamentaux dont jouit la personne visée, comme son droit à l’honneur, son droit à la dignité ou même son droit à la liberté. Il est par ailleurs envisageable que ces atteintes à d’autres droits — notamment celui à l’honneur — surviennent de manière concomitante à l’atteinte à sa réputation. Toutefois, il est également possible qu’elles ne coïncident pas avec cette atteinte : cela pourra être le cas en matière de fausses plaintes à la police, où les propos diffamatoires engendrant — dans l’immédiat — une atteinte à la réputation de la personne visée pourraient ultérieurement entraîner, lors du dépôt d’accusations criminelles, une atteinte à sa liberté.
[47] Cette dernière observation permet de disposer d’un aspect de la thèse des appelants, soit celui insistant sur le fait que certains des dommages-intérêts réclamés se rapportent à l’atteinte que X aurait subie à sa liberté. La demande introductive d’instance ne contient aucune allégation selon laquelle cette atteinte serait survenue de manière concomitante à l’atteinte à sa réputation. Les seules allégations pouvant donner ouverture à un constat d’atteinte à sa liberté sont celles relatives aux arrestations dont il a fait l’objet à la suite du dépôt des accusations criminelles le visant. Or, cette atteinte ne saurait être conçue comme constituant une composante de l’atteinte initiale qu’il a subie en raison des allégations mensongères formulées par les plaignantes. Il faut plutôt y voir une conséquence de cette atteinte initiale au sens où l’entend la Cour suprême dans l’arrêt Dorval. Ce volet de la réclamation des appelants est donc sans conséquence sur l’analyse de l’applicabilité de l’article
[48] Qu’en est-il maintenant des autres aspects de leur thèse, soit ceux insistant sur le fait que les autres dommages-intérêts réclamés se rapportent aux atteintes que X aurait subies à ses droits à l’honneur et à la dignité? À la différence de l’atteinte à sa liberté qu’aurait subie X, l’on ne peut exclure la possibilité que ces autres atteintes soient survenues de manière concomitante à l’atteinte à sa réputation. Il est donc envisageable, voire probable, qu’elles constituent des composantes de l’atteinte initiale découlant des allégations mensongères formulées à son endroit.
[49] Il ne s’ensuit cependant pas que l’on puisse distinguer, aux fins de l’analyse de l’applicabilité de l’article
[4] Au terme d’une analyse soignée des allégations de la requête réamendée pour autorisation d’exercer un recours collectif, le juge a conclu que l’action envisagée par l’appelant est une action en diffamation, régie généralement par l’article
[5] Dans cette affaire, la Cour suprême considère que sont diffamatoires les « propos racistes et discriminatoires » de l’ancien animateur de radio André Arthur et elle fait bien voir que de tels propos, par l’atteinte qu’ils comportent à la dignité des personnes visées, sont de nature à faire perdre à celles-ci l’estime et la considération que leur porte autrui, attentant donc à leur réputation. Il s’agit bien de propos diffamatoires.
[…]
[7] Le fait que des propos dénigrants aient un caractère discriminatoire ne les évacue pas de la sphère de la diffamation. De tels propos, lorsqu’ils médisent, rabaissent, discréditent ou se veulent insultants, peuvent être considérés comme un sous-genre des propos diffamatoires. […]
[8] En l’espèce, les propos de l’intimé Mailloux, qui affirme l’infériorité intellectuelle des personnes de race noire, sont assurément outrageants, méprisants et injurieux, laissant clairement entendre que ces personnes sont moins dignes de considération et ne méritent pas d’être traitées en toute égalité. Au contraire de ce que suggère l’appelant, il n’est pas possible, en pareil cas, de distinguer l’atteinte à la dignité (qui ferait souffrir l’individu dans son intimité et son intégrité) de l’atteinte à la réputation, tributaire du regard d’autrui.
[9] D’ailleurs, c’est précisément ce qui ressort de la requête réamendée de l’appelant, ainsi que le montre bien le juge de première instance aux paragraphes 49 à 56 de son jugement. Les allégations de cette requête, qui entremêlent d’indissociable façon la blessure intime (le regard de soi sur soi) et l’atteinte à la réputation (le regard des autres sur soi), correspondent à l’idée même de diffamation.
[…]
[12] Bref, et pour revenir à la nature du recours, le juge de première instance a correctement répondu à la question de la qualification juridique de l’action que l’appelant souhaite être autorisé à intenter : ce qu’il allègue ici relève bien de la diffamation et l’action en dommages-intérêts qu’il envisage est une action en diffamation. […]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[50] À mon avis, ces enseignements sont applicables en l’espèce, car, ici aussi, les allégations de la demande introductive d’instance « entremêlent d’indissociable façon », sans d’ailleurs offrir la moindre précision sur les rapports qu’elles entretiennent[35], les diverses atteintes qu’auraient immédiatement engendrées les allégations mensongères formulées par les plaignantes.
[51] Bref, le fait que appelants poursuivent seulement pour des atteintes à la liberté, à l’honneur et à la dignité de X est sans conséquence sur la qualification de leur action. Il s’agit bien d’une action fondée sur une atteinte à la réputation assujettie à la prescription d’un an prévue à l’article
[52] La juge de première instance a donc eu raison de conclure que cette action était prescrite.
III. Conclusion
[53] Pour ces motifs, je propose à la Cour de rejeter l’appel, avec les frais de justice.
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| FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A. |
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MOTIFS DE LA JUGE BICH |
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2925. L’action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n’est pas autrement fixé se prescrit par trois ans. | 2925. An action to enforce a personal right or movable real right is prescribed by three years, if the prescriptive period is not otherwise determined. |
2929. L’action fondée sur une atteinte à la réputation se prescrit par un an, à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée. | 2929. An action for defamation is prescribed by one year from the day on which the defamed person learned of the defamation. |
[55] La question, dans les circonstances, n’est pas facile à résoudre et je concède volontiers que l’on peut, certainement, envisager la réponse que propose mon collègue le juge Bachand. En tout respect, cependant, je ne partage pas son avis sur la qualification qu’il convient de donner à l’action des appelants et j’en viens donc pour ma part à la conclusion que l’art.
[56] Mais, avant d’aller plus loin, je me permettrai une brève remarque au sujet du parallèle interprétatif qui s’imposerait entre les art.
[57] Par contraste avec l’art. 2930, qui renforce et rempare l’art. 2925, l’art. 2929, qui vise « l’action fondée sur une atteinte à la réputation / action for defamation », est une exception à la prescription triennale et on doit plutôt l’interpréter d’une manière aussi restrictive que ses termes le permettent (sans dénaturer ceux-ci, bien sûr)[38].
[58] Cela étant, s’il faut, par analogie avec la méthode retenue dans le cas de l’art.
[59] Je m’explique.
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[60] Les appelants ayant institué leur action moins de trois ans après l’acquittement de leur fils, mais plus d’une année après, la prescription applicable à leur recours en dommages-intérêts est-elle celle de l’art.
[61] À l’instar de mon collègue, je veux bien que ce ne soit pas les chefs de dommages réclamés – ou ceux qui ne le sont pas – qui permettent, à eux seuls, d’identifier le fondement d’une action et de qualifier celle-ci, encore qu’il s’agisse à mon avis d’un élément pertinent à l’exercice. Mais il faut bien sûr examiner avant tout les allégations factuelles figurant dans la demande introductive d’instance et tenter de cerner ainsi l’acte fautif générateur. Qu’en est-il ici?
[62] Reconnaissons d’abord que la demande introductive d’instance des appelants, telle que précisée le 5 octobre 2020, laisse malheureusement à désirer. L’on n’y saisit pas d’emblée ce que réclament précisément les appelants ou ce qu’est, au juste, la théorie de la cause qu’ils promeuvent. À la fin, cependant, on comprend que l’action est fondée sur la faute suivante, dont les appelants font grief aux filles mineures des intimés («plaignantes ») : celles-ci auraient délibérément et en toute connaissance de cause porté plainte à la police à l’endroit du fils des appelants (« X »), qui, auraient‑elles faussement prétendu, les aurait sexuellement agressées. Induisant les autorités en erreur, ces plaintes ont déclenché une enquête policière et mené au dépôt d’accusations criminelles contre X et à l’arrestation de celui-ci, qui fut toutefois acquitté dans chaque cas, le ministère public ayant ultérieurement déclaré n'avoir pas de preuve à offrir au tribunal. La faute des plaignantes (qui engendrerait la responsabilité civile de leurs parents) aurait causé préjudice aux appelants et à leur fils, préjudice qui se déclinerait en différents chefs de dommages pour lesquels ils réclament compensation. Ainsi :
- ils ont dû passer un nombre considérable d’heures à identifier des éléments de preuve disculpatoires et à préparer la défense aux accusations criminelles, devant même recourir à un informaticien spécialisé, dont ils ont payé les services;
- des frais de tutorat ont été dépensés afin d’aider l’enfant dans son parcours scolaire;
- en raison d’un changement d’école devenu nécessaire à la suite des accusations criminelles, des frais de déplacement substantiels ont été engagés; les fausses accusations ont engendré des dommages moraux (stress et souffrance, troubles et inconvénients) qui les ont tous affectés d’importante manière.
[63] Comme on le voit, les appelants ne réclament pas de dommages pour atteinte à la réputation (qu’il s’agisse de la leur ou de celle de leur fils), du moins pas de façon expresse. Outre les dommages compensatoires énumérés ci-dessus, ils exigent toutefois, au nom de leur fils, des dommages punitifs « pour l’atteinte à ses droits protégés par l’art.
[64] Considérant ces allégations (tenues pour vraies à ce stade de l’instance) et les dommages réclamés, a-t-on affaire ici à une action « fondée sur une atteinte à la réputation / for defamation » au sens de l’art.
* *
[65] La jurisprudence québécoise reconnaît depuis longtemps que le fait de dénoncer faussement aux autorités la commission d’une infraction fictive, enclenchant ainsi indûment une enquête policière et une poursuite criminelle contre autrui, peut constituer une faute susceptible d’engager la responsabilité civile au sens de l’art.
[66] Mais comment qualifier ce type de faute? Doit-on en pareil cas parler d’un acte diffamatoire, qui attente à la réputation de la personne visée? Ne s’agit-il pas d’un autre genre d’acte fautif, distinct de l’acte diffamatoire, quoiqu’il puisse avoir un impact sur la réputation d’autrui?
[67] Il est vrai que, de manière assez générale – mais non unanime, comme on le verra –, la jurisprudence de la Cour supérieure et de la Cour du Québec depuis deux décennies semble indiquer que l’action entreprise à la suite d’une fausse plainte criminelle, dans un contexte comme celui de l’espèce (avec arrestation suivie d’une poursuite criminelle menant à un acquittement), doit être considérée comme fondée sur une atteinte à la réputation et conséquemment assujettie au délai de prescription d’une année que fixe l’art.
[68] Il demeure pourtant un corpus jurisprudentiel qui n’adopte pas ce point de vue et qui définit cette faute sans recourir au concept de diffamation[47]. On en trouve un exemple dans l’arrêt Bertrand c. Racicot[48], affaire dans laquelle l’un des appelants, en son nom et celui de son associé, a déposé auprès d’un juge de paix une fausse dénonciation pour fraude et complot de fraude, déclenchant contre les intimés une poursuite criminelle dont ils furent acquittés[49]. Le juge de première instance avait conclu à l’existence d’une faute, laquelle avait causé un préjudice dont il ordonne la réparation[50], ce que confirme notre cour.
[69] Or, rien dans l’arrêt de la Cour ne renvoie à la notion de diffamation, pas plus d’ailleurs que le jugement de première instance, qui fait une étude fouillée de ce délit ou quasi-délit (pour reprendre la terminologie de l’époque) consistant à dénoncer faussement ou sans motif raisonnable une personne pour un crime qu’elle n’a pas commis, provoquant son arrestation ainsi qu’une poursuite criminelle et lui causant ainsi préjudice, notamment au chapitre de la réputation (chef de dommages accordé dans cette affaire). Ni le jugement de première instance ni l’arrêt prononcé en appel n’abordent la question de la prescription, qui ne paraissait pas être en jeu, mais l’analyse qui y est faite de la faute n’en est pas moins pertinente.
[70] L’affaire Guimont c. Harper[51] offre une autre perspective. Dans une situation semblable à celle de l’espèce (l’on reproche à l’une des défenderesses, Mme Harper, d’avoir porté plainte malicieusement à la police et dénoncé une agression sexuelle inexistante), la Cour supérieure distingue ainsi les chefs de réclamation : elle applique l’art.
[71] On peut mentionner également l’affaire Montplaisir c. Lachance[53], autre affaire de fausse plainte à la police, où l’on opte – sommairement, il faut le dire – pour la prescription triennale de l’art.
[72] Renvoyons également au jugement de la Cour du Québec dans M.K. c. A.F.[57], qui analyse distinctement la faute liée à une plainte criminelle mensongère et la faute que la défenderesse a commise en diffusant par ailleurs dans la communauté les mêmes faussetés au sujet du demandeur. C’est à semblable analyse, d’ailleurs, que se livre la Cour supérieure dans J.H. c. K.I.[58], jugement sur lequel il convient de s’arrêter puisque le raisonnement qu’on y tient sera avalisé par notre cour[59].
[73] K.I. a déposé auprès de la police une plainte pour voies de fait, menaces et harcèlement, entraînant l’arrestation de J.H., puis une poursuite criminelle dont il sera ultérieurement acquitté. Elle a aussi répandu les mêmes accusations dans son entourage. Le juge de la Cour supérieure conclut au caractère malicieux et délibéré des plaintes de voies de fait et de menaces et donc à l’existence d’une faute qui a en l’occurrence causé à J.H. un préjudice se déclinant en dommages moraux (stress, dépression, traumatisme, etc.) et en dommages pécuniaires (perte de temps et honoraires d’avocats défrayés pour le dossier criminel). On comprend du chapitre que le juge consacre aux dommages punitifs (qu’il n’octroiera pas) que le débat porte surtout sur l’atteinte à la liberté de J.H., que garantit l’art.
[74] Le juge de première instance ne traite donc pas la dénonciation mensongère de K.I. à l’endroit de J.H. comme un acte diffamatoire en tant que tel, mais comme une faute d’un autre ordre, faute à part entière (même si, manifestement, elle a pu nuire à la réputation de J. H.), distincte de celle qui concernait les propos médisants que K.I. a autrement tenus auprès de son entourage. En appel, notre cour valide cette façon de faire[61] :
[53] Tel que mentionné au début des présents motifs [renvoi omis], le juge a puisé abondamment dans la preuve avant de conclure que l’appelante avait délibérément fait une fausse déclaration en affirmant avoir été victime de voies de fait et de menaces de la part de l’intimé. Gardant à l’esprit le cadre juridique précédemment exposé, il ne fait donc aucun doute dans mon esprit que le juge n’a pas commis d’erreur révisable lorsqu’il écrit que l’appelante « a agi de façon téméraire (…) sans se soucier du préjudice possible à M. H..., et donc de mauvaise foi » [renvoi omis]. […]
[Soulignement ajouté]
[75] Il faut dire que ni le jugement de la Cour supérieure ni celui de notre cour n’examinent le délai de prescription applicable, sujet qui n’était pas en cause (personne n’en parle, en tout cas), mais il n’empêche que l’on y aborde la question de la qualification de l’action intentée par la personne contre laquelle ont été portées des plaintes criminelles mensongères (avec arrestation et poursuite) en distinguant clairement ce qui se rattache à la diffamation et à l’atteinte à la réputation (les médisances propagées dans l’entourage) de ce qui ne s’y rattache pas principalement et qui constitue une faute distincte (dénonciations mensongères provoquant une arrestation et une poursuite criminelle dont la personne visée est finalement acquittée).
[76] Cette proposition jette un éclairage intéressant sur la présente affaire, avec laquelle on pourrait être tenté de faire un parallèle. Il pourrait en effet y avoir ici, comme dans cet arrêt, deux fautes distinctes, c’est-à-dire une première faute de dénonciation malveillante auprès de la police, qui engendre son propre préjudice et ses propres chefs de dommages, puis une seconde faute, qui aurait consisté pour les plaignantes à propager leur récit mensonger auprès de leur entourage, incluant leurs camarades d’école, par exemple (ce qui n’est pas allégué comme tel dans la demande introductive d’instance). Les appelants n’auraient toutefois choisi de poursuivre que pour les dommages occasionnés par la première faute, et non la seconde. Si on applique à cette demande en justice le raisonnement suivi dans K.I. c. J.H., il serait hasardeux de conclure ici à la prescription du recours tout entier sur la foi de l’art.
[77] Enfin, et pour poursuivre cette revue jurisprudentielle, on peut signaler aussi l’arrêt Jean Pierre c. Benhachmi[62], qui confirme là encore un jugement de la Cour supérieure statuant sur la responsabilité civile de personnes ayant faussement dénoncé leur voisin pour un crime que celui-ci n’a pas commis, dénonciation ayant mené à son arrestation puis à une poursuite criminelle dont il fut acquitté[63]. Ni la Cour supérieure ni la Cour d’appel n’envisagent l’affaire sous l’angle de la diffamation (encore que le demandeur ait fait valoir un chef de dommages rattaché à une perte de réputation dans son milieu de travail), retenant simplement que la fausse plainte constitue une faute qui a causé préjudice au demandeur, ce qui donne lieu à une condamnation pour troubles psychologiques, ainsi qu’à l’imposition de dommages punitifs pour « atteinte illicite et intentionnelle à la personne »[64] du demandeur. Le chef rattaché à la perte de réputation ne fut pas retenu, faute de preuve[65].
[78] Bref, ce second courant, comme on le voit, fait de la dénonciation mensongère d’une infraction une faute particulière, qui consiste à mettre fallacieusement en mouvement le système de justice criminelle au détriment d’autrui, faute qui est de nature à générer des dommages moraux importants de même que des dommages pécuniaires, et ce, indépendamment de tout préjudice rattaché à l’atteinte à la réputation, laquelle peut également en découler, mais secondairement.
[79] Pour le reste, notre cour ne s’est pas souvent prononcée sur la prescription applicable à une action en responsabilité civile intentée dans un tel contexte. Elle a eu l’occasion de le faire dans les arrêts Bourassa c. Del Rio-Abarca[66], Bourque c. Bellemare[67] ou même V.S. c. A.M.[68], dont les enseignements ne sont toutefois pas limpides.
[80] Examinons d’abord l’arrêt Bourassa c. Del Rio-Abarca, dont la trame factuelle présente des similitudes avec celle du présent dossier. M. Bourassa a en effet intenté une action en responsabilité civile contre trois personnes qui, agissant de concert et ayant comploté à cette fin, ont déposé contre lui une plainte l’accusant faussement d’agression sexuelle, entraînant ainsi une poursuite criminelle dont il sera finalement acquitté. Il leur réclame des dommages de diverses sortes[69], incluant des dommages pour atteinte à la réputation. Les trois personnes en question présentent une requête en irrecevabilité à l’encontre de cette action, alléguant prescription, plus de quatre ans s’étant écoulés depuis la survenance des fausses dénonciations. On notera que, parallèlement, M. Bourassa a également poursuivi, par voie d’actions distinctes, deux autres groupes de défendeurs (en gros, la police et le poursuivant) pour enquête policière et poursuite criminelle abusives. Nous ignorons si ces autres parties défenderesses ont demandé que les actions instituées contre elles soient déclarées irrecevables, la requête dont était saisi ici le juge de première instance concernant uniquement l’action intentée contre Mme Del Rio Abarca et ses deux codéfendeurs.
[81] Le juge de première instance conclut tout d’abord, assez succinctement d’ailleurs, que la prescription triennale prévue par l’art.
[82] M. Bourassa se pourvoit contre ce jugement que notre cour infirmera séance tenante, en quelques paragraphes. Elle estime en effet que le juge de première instance a erré en ne reconnaissant pas l’impossibilité d’agir du requérant pendant l’instance criminelle qui a suivi les fausses plaintes et en fixant le point de départ de la prescription avant la date du jugement final d’acquittement. La Cour écrit ainsi que :
[1] Le juge a accueilli la requête en irrecevabilité formée par les intimés et déclaré prescrite la requête de l'appelant en dommages-intérêts dans laquelle il reproche aux intimés d'avoir, en 1999, comploté ensemble de façon intentionnelle et délibérée pour que des fausses accusations soient portées contre lui.
[…]
[6] Aux paragraphes 32 à 42 de la déclaration, paragraphes qu'il faut tenir pour avérés, l'appelant allègue que les intimés ont porté de fausses accusations, qu'ils ont participé activement à convaincre la police et la Couronne du bien-fondé d'une accusation qu'ils savaient fausse et qu'ils ont accrédité la thèse du viol pour obtenir sa condamnation.
[7] Les reproches allégués par l'appelant dans sa déclaration, à savoir que les intimés avaient occasionné, par leurs mensonges, une poursuite abusive lui causant un préjudice, disparaissaient si le jugement final le reconnaissait coupable. Dans ces circonstances, l'appelant a raison de soutenir qu'il a le droit de bénéficier de l'exception que la jurisprudence [renvoi omis] reconnaît quant à la suspension de la prescription qui s'applique en matière de procédure abusive.
[8] Il n'aurait pas été pour autant prématuré d'intenter un recours avant la date du jugement final, mais le point de départ de la prescription court du jour où le jugement final est rendu lorsque le recours en dommages est non seulement un recours en diffamation mais également un recours pour abus de procédure.
[Soulignements ajoutés]
[83] Ces propos régleront pour l’avenir la question du point de départ de la prescription en pareilles circonstances, c’est-à-dire celle du jugement d’acquittement (au plus tard), comme en fait foi la jurisprudence subséquente. Par ailleurs, rien dans l’arrêt de la Cour ne remet en question l’application de l’art.
[84] Passons maintenant à l’arrêt Bourque c. Bellemare[71], prononcé quelques mois après Bourassa c. Del Rio-Abarca. Dans Bourque, comme on l’a vu plus haut (supra, paragr. [67]), la Cour supérieure, saisie d’une requête en irrecevabilité, a conclu que l’action intentée contre la personne ayant faussement accusé le demandeur d’avoir commis une infraction de nature sexuelle, ce qui a entraîné une arrestation, une poursuite criminelle et un procès au terme duquel il fut acquitté, que cette action, donc, était de la nature d’une action en diffamation, ce qui enclenchait à son avis la prescription d’une année prévue par l’art.
[85] Dans un court arrêt, notre cour statue ainsi sur l’appel de ce jugement :
[…]
[3] Le juge s'est fondé sur l'article
2929. L'action fondée sur une atteinte à la réputation se prescrit par un an, à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée.
[4] Or, dans l'arrêt Bourassa c. Del Rio-Abarca,
[reproduction des paragr. 1, 7 et 8 de l’arrêt Bourassa]
[5] Dans la présente affaire, l'appelant a été acquitté le 9 avril 2003 des accusations portées contre lui à la suite des plaintes de l'intimée et il a introduit sa requête introductive d'instance contre cette dernière le 7 avril 2004;
[6] Selon les principes retenus dans l'arrêt Bourassa c. Del Rio-Abarca, le recours n'était donc pas prescrit;
POUR CES MOTIFS :
[7] ACCUEILLE l'appel, avec dépens;
[8] REJETTE, avec dépens, la requête en irrecevabilité.
[86] Sans aucun doute cet arrêt de la Cour avalise-t-il la règle selon laquelle, dans une affaire de dénonciations mensongères donnant lieu à une poursuite criminelle, le point de départ ultime de la prescription est celui du jour de l’acquittement. L’arrêt ne fait toutefois aucun commentaire sur la question du délai de prescription lui-même. Cependant, par sa formulation, le paragraphe 5 de la citation ci-dessus laisserait-il entendre que la Cour est d’accord avec l’application de la prescription annale de l’art.
[87] L’arrêt V.S. c. A.M.[72] ne dénoue pas l’imbroglio. Dans cette affaire issue d’un divorce acrimonieux, A.M., ex-conjointe de V.S., porte plainte contre celui-ci auprès de la police, ce qui donne lieu à une dénonciation elle-même suivie de la prise d’un engagement conforme à l’art. 810 C.cr. Poursuivie en dommages-intérêts par V.S., A.M. fait valoir que l’action est prescrite et par ailleurs mal fondée. Statuant sur le fond de l’affaire (et non au stade de l’irrecevabilité)[73], la Cour du Québec, citant notamment le jugement de la Cour supérieure dans Bourque c. Bellemare, lui donne raison et déclare l’action prescrite en raison de l’art.
[88] En somme, la jurisprudence de la Cour ne permet pas de conclure avec certitude que la prescription d’une action comme celle de l’espèce est régie par l’art. 2925 ou par l’art.
[89] Tout cela étant dit, je suis pour ma part encline à conclure que l’action intentée par les appelants n’est pas de la nature d’une action en diffamation, c’est-à-dire une action fondée simplement sur l’atteinte à la réputation, au sens de l’art.
[90] Comme l’écrit le juge LeBel, pour la Cour, dans Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles inc.[77] :
Génériquement, la diffamation consiste dans la communication de propos ou d'écrits qui font perdre l'estime ou la considération de quelqu'un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables [renvoi omis]. Elle implique une atteinte injuste à la réputation d'une personne, par le mal que l'on dit d'elle ou la haine, le mépris ou le ridicule auxquels on l'expose [renvoi omis].[78]
[91] De ce point de vue, la diffamation est en quelque sorte le revers de la liberté d’expression (incluant la liberté de presse ou le droit à l’information) ou plus exactement l’une des limites de celle-ci. C’est en tout cas, comme on le voit de la jurisprudence de la Cour suprême et de notre cour, un binôme largement indissociable, « le recours en diffamation met[tant] en jeu deux valeurs fondamentales, soit la liberté d’expression et le droit à la réputation »[79]. « Le droit de la diffamation constitue un outil de protection de la réputation personnelle. Ce droit évolue au diapason de la société et en fonction de l’importance qu’elle accorde à la liberté d’expression », écrit la juge Deschamps dans Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.[80]. Cette liberté, selon le juge LeBel, « confère à tous la possibilité de s’exprimer sur l’ensemble des sujets qui concernent la vie en société […]. Très large, son contenu incorpore des formes d’expression d’importance et de qualité variables »[81], politique, commerciale ou autre[82]. Elle fait en sorte « que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient‑elles »[83], avec certaines limites, toutefois, dont celles qui concernent la diffamation[84] : « la liberté d’expression peut être limitée par les exigences du droit d’autrui à la protection de sa réputation »[85], ce droit étant aussi important « dans une société démocratique soucieuse de respecter la personne »[86].
[92] Tout le droit de la diffamation repose ainsi sur le maintien, au cas par cas, d’un équilibre (contextuel) entre la liberté d’expression et le droit à la protection de la réputation de chaque personne[87].
[93] Il en ressort que c’est donc l’atteinte à la réputation découlant de l’exercice de la liberté d’expression ou, plus exactement, de l’exercice fautif de celle-ci, qui définit la diffamation (dans les trois déclinaisons que reconnaît par ailleurs la jurisprudence, à savoir : les propos désagréables qu’une personne tient à l’égard d’autrui tout en les sachant faux; la diffusion que fait une personne de choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses; les propos défavorables, mais véridiques qu’une personne médisante tient à l’égard d’autrui[88]). C’est de ce type de diffamation, donnant ouverture à l’action fondée sur une atteinte à la réputation, qu’il est question à l’art.
[94] Or, à mon avis, on ne peut pas parler d’exercice de la liberté d’expression – ou, plus exactement pas seulement de liberté d’expression – lorsqu’une personne, de manière délibérée et malicieuse, comme on l’allègue ici, dénonce faussement à la police une infraction qu’elle sait inexistante. On ne peut pas même parler en pareil cas d’un « abus » de la liberté d’expression, puisque celle-ci ne couvre pas ce genre de comportement (pas plus qu’elle n’a à voir avec la fraude perpétrée au moyen de propos mensongers[90]). Une telle dénonciation, pour paraphraser les propos du juge en chef Dickson dans Irwin Toy Ltd.[91], n’est en effet pas la manifestation d’une pensée, d’une opinion, d’une croyance, au sens où l’entend la jurisprudence en matière de liberté d’expression, et elle ne constitue pas davantage une expression protégée du cœur ou de l’esprit.
[95] Je serais même portée à dire que, généralement, même la personne de bonne foi qui s’adresse à la police pour dénoncer une infraction réelle n’exerce pas, ce faisant, sa liberté d’expression (pas plus qu’elle n’exercerait sa liberté d’expression en consentant verbalement à la conclusion d’un contrat, en acceptant par écrit une succession ou en demandant un renseignement quelconque à une personne en autorité) : elle exerce simplement son droit de dénoncer un crime aux autorités. Mais, à vrai dire, je n’ai pas besoin de me prononcer aussi largement. La question se pose ici uniquement de savoir comment qualifier la conduite de l’individu qui dépose auprès des autorités publiques – la police en l’occurrence – une plainte qu’il sait fausse, et ce, dans le but de nuire à autrui en mettant en branle l’appareil répressif de l’État, c’est-à‑dire en provoquant une arrestation, puis une poursuite criminelle qui entraveront inéluctablement la liberté (voire l’intégrité) de la personne visée (même si celle-ci, en fin de compte, est acquittée) : une telle conduite, si les faits en sont établis, dépasse le champ de la liberté d’expression pour entrer dans celui du passage à l’acte[92] et constitue même un méfait public, que prohibe d’ailleurs l’art. 140 C.cr.[93].
[96] C’est là, en effet, un abus du droit de dénoncer reconnu à toute personne, comme le rappelait la Cour, sous la plume du juge Tyndale, dans Bertrand c. Racicot[94] :
The main question raised by these appeals, apart from quantum, is as to the liability of a person who instigates criminal proceedings against another. The general rule is that every citizen has the right, and sometimes the duty, to do so if he has reasonable and probable grounds for believing that a crime has been committed (Cr. Cd. 455) and it is important in the administration of justice that he be free to do so without fear of any consequences; he only incurs liability if the prosecution fails and if he acts without reasonable and probable grounds or from improper motives. [renvoi omis]
A great issue was made in both courts of the presence or absence of malice on the part of Appellants, and before I go further I wish to tackle that issue. In this province, the sole basis for an action for damages due to what is variously called “false arrest”, “malicious prosecution”, or “abus de procédures” is article
[Soulignements ajoutés au premier paragraphe]
[97] L’on a, indubitablement, le droit de dénoncer aux autorités la personne qui a commis ou dont on croit qu’elle a commis un crime, y compris pour assurer sa propre protection ou celle d’autrui, mais l’on ne saurait abuser de ce droit en l’exerçant « en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable » (art.
[98] Je ne nie pas que cette conduite malveillante puisse, certes, entacher la réputation de la personne visée, mais c’est surtout, comme je l’indiquais plus haut (supra, paragr. [89]) la liberté de celle-ci qui est mise en péril, particulièrement lorsque la fausse plainte est suivie (comme elle le fut ici) d’une arrestation, puis d’une poursuite criminelle. Une dénonciation de ce genre, faite aussi faussement qu’intentionnellement, me paraît en effet une atteinte ou, du moins, une tentative d’atteinte à la liberté (et peut‑être même à l’intégrité) de la personne qu’on dénonce ainsi, liberté (et intégrité) que protège l’art.
[99] Car le fait d’être l’objet d’une pareille dénonciation engendre en lui-même, du moins potentiellement, un préjudice distinct, qui peut être d’ordre moral (stress, anxiété, inquiétude, accablement, humiliation, etc.), psychologique (dépression, idées suicidaires, etc.) ou matériel (honoraires et frais dépensés pour la défense ou autres), préjudice indépendant des éclaboussures à la réputation (s’il en est) et dont on ne peut pas dire qu’il soit la suite ni la conséquence immédiate et directe de l’atteinte à celle-ci (comme pouvaient l’être les conséquences pécuniaires et non pécuniaires subies par les parents dans l’arrêt Dorval, qui découlaient directement de l’atteinte à l’intégrité physique de leur fille). Ce préjudice est indépendant de l’atteinte à la réputation et différenciable de celui‑ci. On devrait même, en pareil cas, considérer l’atteinte à la réputation (le cas échéant) comme un préjudice secondaire, accessoire, rattaché à la commission d’une faute qui ne relève pas à proprement parler de la diffamation[96] et qui ne fonde donc pas en tant que tel l’action intentée par la victime au sens de l’art.
[100] Et, au risque de me répéter, si l’art.
[101] Je note enfin que dans leur ouvrage sur la responsabilité civile, les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore écrivent ceci :
1-1307 – Interprétation de l’article
[Renvois omis]
[102] Il est vrai, comme on l’a vu précédemment, que certains jugements relatifs à des plaintes criminelles malveillantes ont effectivement dissocié le chef de dommages rattaché à l’atteinte à la réputation des autres chefs de dommages résultant de la faute et ont appliqué l’art.
[103] Dans cette affaire, la demanderesse SNC-Lavalin intente une action en responsabilité civile aux défendeurs, qu’elle accuse d’un détournement de fonds qui furent notamment employés à des fins de corruption d’agents étrangers. Ce détournement a fait l’objet d’une enquête policière et causé un scandale mondial. La demanderesse réclame des défendeurs le remboursement des sommes détournées ainsi que des dommages pour l’atteinte à la réputation que leurs gestes fautifs ont causée. Saisie de la question de la prescription de cette seconde réclamation, la juge Monast, se fondant notamment sur l’arrêt Fillion c. Chiasson, écrit que :
[186] Quant à l’argument soulevé sur la prescription, la courte période de prescription prévue à l’article
[187] Les actes fautifs qui sont reprochés aux défendeurs vont au-delà de gestes qui auraient eu pour effet de porter atteinte à la réputation. Il est question de fraude et de détournement de fonds. La prescription applicable est celle prévue à l’article
[104] On voit tout de suite l’analogie qui peut être faite avec la présente affaire, où l’acte fautif reproché aux plaignantes va au delà des seuls gestes ou paroles qui auraient pu entacher la réputation du fils des appelants (ou la leur) et d’ailleurs s’en distingue.
[105] Quoi qu’il en soit, même si l’on devait, comme dans Guimont c. Harper[102], conclure à la possibilité de dissocier les atteintes et d’appliquer une prescription différente aux dommages qui en découlent (un an pour l’atteinte à la réputation et les dommages qui s’y rattachent et trois ans pour l’atteinte à la liberté (ou l’intégrité) et les chefs de dommages qui s’y rattachent), rappelons que les appelants, en l’espèce, ne réclament pas de dommages pour atteinte à leur réputation ou à celle de leur fils et qu’il n’y aurait donc rien qui donne prise à l’application de l’art.
* *
[106] Tout cela pour dire que, en l’espèce, c’est l’atteinte à la liberté qui est le fondement réel et premier de l’action intentée par les appelants, même s’ils ne l’ont pas formulé ainsi en toutes lettres dans leur demande introductive d’instance : ce qu’ils ont écrit suffit néanmoins à étayer cette qualification de leur recours. Plus exactement, l’action est fondée sur l’atteinte à la liberté de l’enfant mineur X, atteinte résultant de l’exercice abusif que les plaignantes ont fait de leur droit de dénoncer. Cette faute aurait causé à P.C. comme à ses parents un préjudice se déclinant en divers chefs de dommages (voir supra, paragr. [62]), auxquels s’ajoute une réclamation de dommages punitifs. La nature du recours ne change par ailleurs pas parce que la demande introductive d’instance évoque l’art.
[107] Confirme cette qualification de l’action des appelants le fait qu’ils ne réclament pas de dommage pour atteinte à la réputation ou pour un préjudice découlant d’une telle atteinte (du moins pour ce qui ressort de leur demande introductive d’instance).
[108] Pour ces raisons, je conclus donc que l’action des appelants n’est pas régie par l’art.
* *
[109] Je tiens enfin à préciser que tout ce qui précède est limité à la situation de la plainte malveillante ou déraisonnable auprès des autorités policières, criminelles ou pénales. Je ne me prononce pas sur les dénonciations autres, qui ne sont pas en cause.
[110] De plus, l’argument que je propose ici et le résultat auquel je parviens sont, évidemment, tributaires de l’obligation qui incombe au tribunal, au stade de la demande d’irrecevabilité fondée sur l’art.
[111] En effet, et il faut le rappeler, la personne qui porte plainte à la police de manière sincère et qui agit sur la foi d’une croyance raisonnable ne commet aucune faute et n’encourt pas de responsabilité civile, même si elle se trompe ou si les faits sur lesquels elle se fonde ne sont par la suite pas établis ou sont réfutés et même si sa plainte a pu causer préjudice à autrui.
[112] « Tout citoyen a le droit, voire le devoir, de recourir aux policiers pour dénoncer la commission d’un délit ou assurer sa sécurité ou celle du public »[104] et « [l]a saine administration de la justice et la nécessité de protéger la sécurité du public requièrent qu’une personne soit libre de dénoncer la commission d’un délit criminel sans crainte de représailles »[105]. La Cour suprême le reconnaissait déjà en 1908, dans Hêtu v. Dixville Butter & Cheese Assoc'n[106]. Ce n’est donc pas parce qu’une plainte à la police serait rejetée ou ne mènerait pas à une déclaration de culpabilité que la responsabilité civile de la personne plaignante serait engagée. C’est plutôt l’exercice abusif du droit de dénoncer qui pourra donner prise à la responsabilité civile : il faudra donc que l’on établisse un comportement déraisonnable et sans fondement, qui n’est pas celui de la personne normalement prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances. Cela requiert une analyse contextuelle et circonspecte, qui ne mène pas au bâillonnement des victimes d’une infraction, notamment en matière sexuelle, et qui ne laisse pas cours aux représailles[107], tout en préservant les droits des personnes indûment visées par de fausses plaintes criminelles.
* *
[113] Un dernier mot : même si mon collègue le juge Bachand et moi-même n’envisageons pas les choses de la même façon, je souscris aux propos qu’il tient dans la seconde portion du paragraphe [34] de ses motifs, au sujet de l’obsolescence potentielle de l’art.
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MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
[1] Desbiens c. Standish,
[2] Voir par ex. : Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix c. Centre de services scolaire Chemin-du-Roy,
[3] Demande introductive d’instance, paragr. 18.
[4] RLRQ c. C-12. L’article 4 prévoit ce qui suit : « [t]oute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation/[e]very person has a right to the safeguard of his dignity, honour and reputation ».
[5] Lequel prévoit qu’une partie « peut […] opposer l’irrecevabilité si la demande ou la défense n’est pas fondée en droit, quoique les faits allégués puissent être vrais/may […] ask that an application or a defence be dismissed if it is unfounded in law even if the facts alleged are true ».
[6]
[7] Jugement entrepris, paragr. 28.
[8]
[9]
[10] Mémoire des appelants, paragr. 39 : « [l]’acte fautif au cœur de la cause d’action n’est pas le fait d’avoir tenu des propos mensongers, mais plutôt d’avoir instrumentalisé la police et le poursuivant afin de porter des accusations criminelles non fondées contre X ».
[11] Mémoire des appelants, paragr. 37 : « [i]l est évident aussi que tous les troubles, les inconvénients, la souffrance, le stress et les dommages matériels allégués et reliés à la contestation des accusations criminelles sont des dommages qui ne découlent pas d’une atteinte à la réputation ».
[12] Voir par ex. Propane Nord‐Ouest c. Galarneau,
[13] Bohémier c. Barreau du Québec,
[14] Dostie c. Procureur général du Canada,
[15]
[16] Id., paragr. 21 : « Le demandeur ne peut s’appuyer sur le type des dommages réclamés pour invoquer la prescription de trois années. Il y a une distinction à faire entre les dommages et le droit d’action relié à l’acte fautif ».
[17] Voir par ex. : Petit c. Prévost,
[18] V.S. c. A.M.,
[19] Voir : Céline Gervais, La prescription, Cowansville, Yvon Blais, 2009, p. 65-68; Édith Lambert, Commentaires sur le Code civil du Québec (DCQ) : La prescription (art. 2875-2933), Cowansville, Yvon Blais, 2014, p. 1278-1279 (no 2929 565); Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers, Benoît Moore, La responsabilité civile, 9e éd., vol. 1, Montréal, Yvon Blais, 2020, p. 1224-1225 (no 1-1307).
[20] Montréal (Ville) c. Dorval,
[21] Voir en ce sens : Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture),
[22] Montréal (Ville) c. Dorval,
[23] Voir les propos de l’auteure Céline Gervais, aujourd’hui juge à la Cour du Québec : « On peut croire que la prescription “écourtée” de l’article
[24] Voir par ex., sur le fait que, « [p]arce qu’il constitue un moyen d’expression si puissant, l’Internet peut s’avérer un véhicule extrêmement efficace pour exprimer des propos diffamatoires », Crookes c. Newton,
[25] L’abrogation de l’article
[26] Argument que les appelants font au paragraphe 40 de leur mémoire : « En l’espèce, la cause d’action des demandeurs fondée sur cette instrumentalisation précède toute atteinte à la réputation, et non le contraire. Dans la présente affaire, si l’un devait découler de l’autre, l’atteinte à la réputation découlerait de l’instrumentalisation, et non le contraire ».
[27] Bourassa c. Del Rio-Abarca,
[28] Prud’homme c. Prud’homme,
[29] Dominique Goubau,
[30] Prud’homme c. Prud’homme,
[31] Voir les paragraphes 3 et 4 de la demande introductive d’instance : « 3. P.C. était un élève fort apprécié de ses professeurs et ses camarades de classe. Il avait d’ailleurs de bons résultats scolaires; 4. Cependant, tout cela a changé durant l’année 2017 ».
[32] Supra, paragr. 17 et 41.
[33] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.,
[34] Gordon c. Mailloux,
[35] La demande introductive d’instance ne fait pas expressément mention d’atteintes à l’honneur et à la dignité de X. Elle ne contient qu’une allégation générale (paragr. 20) faisant état d’une atteinte aux droits que lui confère l’article
[36] Montréal (Ville) c. Dorval,
[37] Id., paragr. 3. Le ministre de la Justice emploie la même expression dans ses commentaires sur le Code civil du Québec : Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Québec, Publications du Québec, 1993, p. 1836 (commentaires sur l’art.
[38] En ce sens, voir par ex. : Céline Gervais, La prescription, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 65 et note infrap. 242; Édith Lambert, La prescription, DCQ, Cowansville, 2014, paragr. 2929 560, p. 1264 et note infrap. 18 (cette dernière renvoyant à Fillion c. Chiasson,
[39] On ne peut exclure que la diffamation puisse se faire aussi par le moyen de l’image, particulièrement dans l’état actuel de la technologie, mais la jurisprudence n’en donnant guère d’exemples (voir aucun), je m’en tiens à la définition plus traditionnelle de l’acte diffamatoire, tel qu’illustré par la jurisprudence.
[40] Trésor informatisé de la langue française, https://cnrtl.fr/definition/parole, « parole », A.2.
[41] Demande introductive d’instance, paragr. 20.
[42] Voir par ex. : Charlebois v. Surveyer, (1897) 27 S.C.R. 556; Sharpe v. Willis, (1906) 29 C.S. 14 (en révision); Hêtu v. Dixville Butter & Cheese Assoc’n, (1908) 40 S.C.R. 128; Lecomte v. Langevin, (1908) 34 C.S. 43 (en révision); Fabyan v. Tremblay,
Comme l’écrit le juge Rivard dans Pouliot c. La Prévoyance, supra :
Ainsi donc qu'il est unanimement enseigné par les juristes et reconnu par les tribunaux, chacun ayant le droit d'éclairer les voies de la justice répressive, la dénonciation d'un acte criminel est licite. Elle ne devient illicite que si, calomnieuse, elle est portée dans le dessein malicieux de faire poursuivre un innocent, ou si, téméraire, elle est faite avec une légèreté coupable ou par suite d'une erreur grossière équipollente à dol [renvoi omis]; alors, l'exercice du droit d'agir en justice dégénère en abus et peut entraîner une condamnation à des dommages-intérêts, parce que le dénonciateur a commis une imprudence répréhensible, un acte de malice, une faute productive de responsabilité [renvoi omis]. D'autre part, le dénonciateur échappe à la responsabilité civile, quand, sans malice et par une erreur excusable, il a pu raisonnablement croire l'accusation fondée, encore qu'elle ne le fût point.
L’arrêt Bertrand c. Racicot, supra, écartera par la suite de façon décisive l’exigence de la malice.
[43] K.I. c. J.H., préc., note 7, paragr. 48 à 52, citant notamment l’arrêt Bertrand c. Racicot, préc., note 7. Voir aussi : Sirois v. Bernier, préc., note 7, p. 617-618 (motifs du j. Barclay) et 619-620 (motifs du j. Galipeault).
[44] Kosoian c. Société de transport de Montréal,
[45]
[46] Voir par ex. : Oukaci c. Pardo Munoz,
[49] L’affaire concernait également la réparation du préjudice subi en raison d’une poursuite civile abusive, les appelants ne s’étant pas contentés de susciter une instance criminelle.
[50] Racicot c. Bertrand,
[51]
[52] Id., paragr. 24.
[53]
[54]
[55]
[56]
[57]
[58]
[60] RLRQ, c. C-12 (« Charte québécoise »).
[61] La Cour accueillera l’appel à la seule fin de diminuer le montant de la condamnation de l’appelante au paiement des honoraires extrajudiciaires de l’intimé, une partie de ceux-ci ne se rattachant pas aux fausses plaintes portées contre lui et aux accusations qui ont suivi.
[62]
[63] Jean-Pierre c. Benhachmi,
[64] Id., paragr. 60.
[65] Id., paragr. 54, ce qui fut confirmé par l’arrêt de la Cour d’appel (préc., note 27) en ses paragr. 17 et 58.
[66]
[67]
[68]
[69] Par ex. : dommages liés à la perte de liberté et d’intimité ainsi qu’au préjudice à son intégrité physique (les événements lui ayant causé une grave dépression), dommages découlant des pertes pécuniaires dont une perte de salaire ainsi que le coût des honoraires extrajudiciaires engagés pour sa défense.
[70] Bourassa c. Del Rio-Abarca,
[73]
[75] Id., paragr. 2.
[76] Id., paragr. 3.
[77]
[78] Id., p. 1818 (définition largement reprise dans Prud’homme c. Prud’homme,
[79] Prud’homme c. Prud’homme, préc., note 43, paragr. 38, cité avec approbation dans Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec,
[80]
[81] R. c. Guignard,
[82] Id., paragr. 20, 21 et 23. Voir aussi : R. c. Sharpe,
[83] Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général),
[84] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), préc., note 48, paragr. 62.
Pour un récent exposé de la liberté d’expression, de ses limite intrinsèques et des restrictions qui peuvent ou ne peuvent y être apportées, voir : Richard Moon, Document commandé: Liberté d’expression, Ottawa, Commission sur l’état d’urgence, septembre 2022.
[85] Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, préc., note 44, paragr. 52.
[86] Ibid., citant à cet égard un passage de l’arrêt Hill c. c. Église de scientologie de Toronto,
[87] En ce sens, voir par ex. : Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, préc., note 44, paragr. 54-55. Voir aussi : Crookes c. Newton,
[88] Sur ces trois cas de figure, voir notamment : Prud’homme c. Prud’homme, préc., note 43, paragr. 36.
[89] C’est ce qui ressort notamment de l’arrêt Gordon c. Mailloux,
[90] Voir par ex. : R. c. Théroux,
[92] Il n’est pas dit que certaines dénonciations ne puissent appartenir au domaine de la liberté d’expression, évidemment, mais la démarche que l’on fait auprès de la police pour s’y plaindre en toute connaissance de cause de la commission d’un crime qu’on sait inexistant n’en fait à mon avis pas partie.
[93] Ou peut-être même une entrave à la justice (paragr. 139(2) C.cr.) ou une fabrication de preuve (art. 137 C.cr.), hypothèses également envisagées (avec celle du méfait public) dans l’arrêt R. c. B. (K.G.),
[94] Préc., note 7, p. 1-2 des motifs du j. Tyndale (voir aussi :
[95] Dans le même sens, sur l’existence du droit de dénoncer une infraction ou ce que l’on croit être une infraction aux autorités, voir par ex. : Bier c. Takefman,
[96] Pas plus, si on cherche des comparaisons, que ne le serait un congédiement injustifié, par exemple, qui peut être attentatoire à la réputation du salarié ainsi congédié, sans constituer à proprement parler un acte diffamatoire au sens de l’art.
[97] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 9e éd., vol. 1, p. 1224.
[98] Voir par ex. : Guimont c. Harper, préc., note 16. Dans le même sens, les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore (préc., note 62, paragr. 1-1307, note infrap. 63) citent le jugement de la Cour supérieure dans Poirier c. Poitras,
[191] Toutefois, les autorités citées par Poirier confirment que c’est la courte prescription d’un an de l’article
[192] Or en l’espèce, au paragraphe 122 d) de sa demande, Poirier réclame la somme de 100 000 $ uniquement pour une atteinte à sa réputation, les autres dommages étant réclamés sous d’autres chefs pour des montants distincts et spécifiques.
[193] Cette réclamation spécifique de Poirier est donc prescrite.
[194] Le Tribunal se penchera maintenant plus spécifiquement sur les dommages matériels réclamés par Poirier puis ensuite sur ses dommages moraux.
Voir généralement : É. Lambert, préc., note 3, paragr. 2929 565, p. 1274 et, contra, paragr. 2929 575, p. 1285-1286.
Ce cas de figure est différent, notons-le, de celui qu’on retrouve également dans la jurisprudence, lorsqu’on conclut à l’existence de deux fautes distinctes, l’une consistant en une fausse plainte criminelle et l’autre en un acte diffamatoire indépendant (voir par ex. : J. H. c. K.I., préc., note 23, conf. par K.I. c. J.H., préc., note 7, affaire examinée aux paragr. [73] et [74] supra). L’application des deux délais de prescription (art.
[100]
[101] Notons que le jugement de la juge Monast fut porté en appel sans succès, le moyen de la prescription de la réclamation relative à la réputation y ayant toutefois été abandonné Voir : Groupe SNC-Lavalin inc. c. Siegrist,
[103] Ce que confirme l’art.
Sur la question des allégations de droit dans un acte de procédure, voir notamment : Association des propriétaires de Boisés de la Beauce c. Monde forestier,
[104] Thériault c. Legault,
[105] Shaban c. Petrov, préc., note 20, paragr. 13. Voir aussi : Schiro c. Slobodianiouk,
[107] C’est une crainte – et un risque – dont il faut avoir conscience et tenir compte. Voir par ex. : Aliosha Hurry, « Defamation as a Sword: The Weaponization of Civil Liability against Sexual Assault Survivors in the Post-#MeToo Era », (2022) 34 Can. J. Women & L. 82); Sara Sanabria et Christopher Dietzel, « “I can be sued for that?”: When university community members are sued for defamation in response to allegations of sexual violence », (2023) 32 Educ. L.J. 151-184.
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