Décision

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Ville de Salaberry-de-Valleyfield c. Remorquage Savary (9406-6909 Québec inc.)

2025 QCCM 16

COUR MUNICIPALE commune de LA VILLE DE SALABERRY-DE-VALLEYFIELD

 

CANADA

 

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

BEAUHARNOIS

 

 

 :

24-01322-6

 

 

DATE :

18 février 2025

 

________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE SYLVAIN DORAIS, J.M.Q.

________________________________________________________________

 

 

 

 

VILLE DE SALABERRY-DE-VALLEYFIELD

 

Poursuivante

c.

 

Remorquage Savary (9406-6909 QUÉBEC INC.)

 

Défenderesse

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

____________________________________________________________________

 

 

I. APERÇU

  1.    Voici une affaire où l’application stricte d’un règlement municipal entre en conflit avec les réalités pratiques d’un service d’intérêt public : le remorquage. La défenderesse, Remorquage Savary, conteste un constat d’infraction pour le stationnement d’un véhicule lourd en bordure d’une rue résidentielle, en violation de l’article 18 du Règlement 216 portant sur le stationnement de la Ville de Salaberry-de-Valleyfield (« Règlement »).
  2.    Remorquage Savary détient un contrat de trois ans avec la Sûreté du Québec pour des services de remorquage d’urgence, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour certains secteurs de Salaberry-de-Valleyfield. Ce contrat impose une disponibilité des dépanneuses pour intervenir dans un délai maximal de 30 minutes. Tout manquement à ces exigences peut entraîner des sanctions graves, allant d’un avertissement écrit à une suspension, voire une radiation définitive et irrévocable des registres de la Sûreté du Québec pour obtenir de tels contrats.
  3.    Bien que l’élément matériel de l’infraction soit établi, le Tribunal conclut que la défense d’erreur raisonnable de faits s’applique en l’espèce. Pour ces raisons, Remorquage Savary est acquittée de l’infraction reprochée. Voici pourquoi :

II. Analyse & Discussion

  1.    Le 5 avril 2024, une dépanneuse de Remorquage Savary est stationnée temporairement devant le domicile d’un employé. Cette situation attire l’attention d’un policier qui décide de donner un constat d’infraction selon l’article 18 du Règlement :

Il est interdit en tout temps d’immobiliser ou de stationner un véhicule lourd en bordure de rue, dans une zone résidentielle, sauf pour effectuer une livraison ou un travail.  (Je souligne)

  1.    Pour sa part, le Code de la sécurité routière[1] définit une dépanneuse comme : « un véhicule automobile muni d’un équipement fabriqué pour soulever un véhicule routier et le tirer ou pour charger un véhicule routier sur sa plate-forme ».
  2.    Remorquage Savary admet que son employé s’était immobilisé pour aller à son domicile quelques minutes, en attente d’un appel d’urgence. Elle soutient que ce stationnement temporaire sur la rue était nécessaire pour respecter ses obligations contractuelles dans le cadre de son travail quotidien. Elle invoque deux moyens de défense : l’état de nécessité et l’erreur raisonnable de faits. L’entreprise affirme qu’elle doit stationner dans la rue pour garantir la disponibilité de ses services, et que son dirigeant croyait sincèrement que ses remorqueuses étaient des « véhicules d’urgence » exemptées de cette interdiction et non des « véhicules lourds ». Il ajoute que le chauffeur était « au travail », en pause, pour manger.
  3.    De son côté, la poursuivante plaide que les dispositions du Règlement sont claires et ne souffrent d’aucune exception. Elle affirme que le stationnement de véhicules lourds dans une zone résidentielle est strictement interdit, indépendamment des circonstances ou du contexte, puisque la définition de véhicule lourd inclut les dépanneuses[2].

A. La dépanneuse est-elle un véhicule d’urgence ?

  1.    Il est pertinent de noter que plusieurs dispositions encadrent les activités de remorquage. Voici les références pertinentes :
  1. Règlement sur le remorquage et le dépannage sur certaines routes[3] : Ce règlement interdit à toute personne n’ayant pas conclu de contrat avec le ministre des Transports d’effectuer des opérations de remorquage ou de dépannage sur des routes spécifiques, y compris certaines autoroutes et infrastructures.
  2. Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST)[4] : La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) fournit des directives pour assurer des interventions sécuritaires en dépannage routier, conformément à la LSST.
  3. Code de la sécurité routière[5] : L’article 4 définit le « véhicule d’urgence » comme suit : « un véhicule routier utilisé comme véhicule de police conformément à la Loi sur la police (chapitre P-13.1), un véhicule routier utilisé comme ambulance ou un véhicule routier de service d’incendie ». Cette définition n’inclut pas les dépanneuses.

Par ailleurs, le C.s.r. reconnaît que dans certaines circonstances, une remorqueuse peut être assimilée à un véhicule d’urgence lorsqu’elle opère sur les lieux d’interventions pour des fins de sécurité publique[6]. Toutefois, cette qualification ne s’étend pas automatiquement à des situations de stationnement en zone résidentielle.

  1. Règlement sur les normes de charges et de dimensions applicables aux véhicules routiers[7] : Ce règlement précise les limites de poids et de dimensions pour les véhicules routiers, incluant les remorques, afin d’assurer la sécurité routière et la protection des infrastructures.
  2. Règlement sur le remorquage des véhicules[8] : Certaines municipalités, comme la Ville de Montréal, ont adopté des règlements spécifiques encadrant le remorquage des véhicules sur leur territoire, définissant les conditions et les permis requis pour les entreprises de remorquage.
  3. Règlement sur les véhicules d’urgence et les feux clignotants ou pivotants[9] : Ce règlement précise les conditions pour qu’un véhicule soit reconnu comme véhicule d’urgence, notamment l’obtention d’un certificat de vérification mécanique. Les dépanneuses ne sont pas mentionnées parmi les véhicules admissibles à cette reconnaissance. De plus, la SAAQ mentionne sur Internet[10] que ce feu clignotant n’accorde pas le statut de véhicule d’urgence.
  1.    En somme, bien que les dépanneuses jouent un rôle crucial en matière de sécurité routière, elles bénéficient rarement du statut de « véhicule d’urgence » selon la législation québécoise actuelle.

B. Défense de nécessité

  1.            La défense de nécessité repose sur trois critères fondamentaux : l’existence d’un danger imminent, l’absence d’alternative raisonnable et la proportionnalité entre l’infraction commise et le tort évité. Bien que l’objectif de respecter le délai d’intervention contractuel de 30 minutes soit légitime, le Tribunal estime que des solutions alternatives étaient disponibles. L’employé aurait pu utiliser son propre stationnement privé, recourir à des stationnements autorisés à proximité ou encore l’entreprise aurait pu demander une dérogation. En l’absence de preuve démontrant que ces options n’étaient pas réalisables, la défense de nécessité ne peut être retenue.

C. Défense d’erreur raisonnable de fait

  1.            L’erreur de fait porte sur l’existence ou l’inexistence même d’un fait, alors que l’erreur de droit concerne l’ignorance des conséquences juridiques qui découlent d’un fait connu par un accusé. La défense d’erreur raisonnable de fait exige donc que la partie défenderesse ait entretenu une croyance honnête et raisonnable selon laquelle elle agissait en conformité avec la loi.
  2.            Ces deux critères, subjectif et objectif, permettent d’évaluer si le défendeur a cru à tort en l’existence d’un fait qui aurait rendu son acte licite. Contrairement à l’erreur de droit, l’erreur de faits peut constituer une défense lorsqu’elle est démontrée de manière crédible selon la prépondérance des probabilités. En d'autres termes, l’accusé doit démontrer que, au moment des faits, il avait des raisons légitimes et raisonnables de croire que les circonstances étaient différentes de ce qu'elles étaient en réalité, et que cette croyance était fondée sur des éléments objectifs.
  3.            Comme l’ont souligné les auteurs Jacoby et Létourneau[11] : « [l]’erreur de fait appliquée aux infractions pénales consiste généralement en une méprise à l’égard de l’un des éléments matériels de l’infraction ». Ce principe établit clairement que pour invoquer une erreur de fait, celle-ci doit porter directement sur un élément constitutif de l’infraction en question.

D. Chauffeur de dépanneuse au « travail »

  1.            Pour déterminer si la défense s’applique, plusieurs éléments sont à considérer comme savoir si le chauffeur était immobilisé dans le cadre du travail. Un employé peut être considéré comme « au travail » même lorsqu’il prend une pause, surtout si son activité principale est liée à des exigences de disponibilité immédiate (sur appel), comme c’est le cas pour un chauffeur de dépanneuse ayant un contrat de service d’urgence avec la police.
  2.            Ainsi, dans le cas d’un chauffeur de dépanneuse stationnant brièvement pour manger, il est plausible de soutenir qu’il est toujours au travail, tant qu’il reste capable de répondre à ses obligations contractuelles. Cela renforce l’idée que l’arrêt temporaire est légitime et fait partie intégrante de son travail.
  3.            En droit québécois, la distinction entre temps de travail effectif et temps de pause est encadrée par la Loi sur les normes du travail[12]. Or, après cinq heures de travail consécutives, un travailleur a droit à une pause-repas de 30 minutes non payée[13]. Toutefois, si le travailleur doit rester à son poste de travail pendant cette période, cette pause-repas doit être rémunérée.
  4.            Dans ce cas spécifique, le chauffeur de dépanneuse s’est immobilisé quelques minutes devant sa résidence pour manger. En revanche, il demeure en attente d’appels d’urgence et prêt à intervenir immédiatement. Cette période peut raisonnablement être considérée comme du temps de travail effectif, puisqu’il reste à la disposition de l’employeur et par conséquent, des urgences de la Sûreté du Québec.
  5.            En l’espèce, le Tribunal reconnaît que le dirigeant de Remorquage Savary pouvait raisonnablement croire que le stationnement temporaire de sa dépanneuse en zone résidentielle, alors que son employé était en service, était permis, pour les raisons suivantes :
  1.      Le contrat entre Remorquage Savary et la Sûreté du Québec impose un service d’urgence d’intérêt public, nécessitant des interventions rapides (maximum 30 minutes).
  2.      Aucune plainte antérieure ni sanction comparable n’avait été portée à l’attention de l’entreprise, renforçant l’impression que cette pratique était légale.
  3.      Une compréhension erronée, mais plausible que les remorqueuses sont des véhicules d’urgence et non des véhicules lourds, ce qui est un élément matériel de l’infraction.
  4.      La courte durée du stationnement alors que son employé est en service, en attente d’un appel d’urgence et donc au « travail ».

E. Conclusion

  1.            En l’occurrence, cette croyance raisonnable mais erronée du dirigeant de Remorquage Savary répond aux critères établis. Elle concerne un élément matériel de l’infraction, soit la nature et la légalité du stationnement temporaire de la dépanneuse. Par conséquent, la défenderesse est acquittée.
  2.            Le Tribunal tient toutefois à mettre en garde Remorquage Savary. Bien que la défense d’erreur raisonnable de faits ait été retenue en l’espèce, elle repose sur des circonstances exceptionnelles et ne saurait être invoquée de manière récurrente. La défenderesse est donc invitée à prendre les mesures nécessaires pour respecter les dispositions du Règlement à l’avenir, notamment en explorant des solutions alternatives pour le stationnement de ses dépanneuses.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.            Acquitte la défenderesse d’avoir stationné un véhicule lourd en bordure de la rue en zone résidentielle, en contravention de l’article 18 du Règlement 216 portant sur le stationnement de la Ville de Salaberry-de-Valleyfield.

 

 

 

 

 

 

__________________________________

Sylvain Dorais, j.m.Q.

 

Me Philippe Marceau Loranger

Pour le poursuivant

 

Monsieur Nicolas Rousse

Pour la défenderesse

 

Date d’audience :

21 janvier 2025

 


[1] RLRQ chapitre C-24.1, article 4.

[2] Règlement, article 3 (11).

[3] RLRQ chapitre M-28, r. 4.

[4] RLRQ chapitre S-2.1.

[5] RLRQ chapitre C-24.2.

[6] Voir les articles : 226.2 (2), 406.1 et 437.1 C.s.r.

[7] RLRQ chapitre C-24.2, r. 31.

[8] Ville de Montréal, RCG 19-004.

[9] C-24.2, r. 49.

[10] https://saaq.gouv.qc.ca/transport-personnes/gyrophares-feux-clignotants.

[11] Daniel Jacoby et Gilles Létourneau, « Les soubresauts de Sault Ste-Marie et le droit pénal du Québec » (1981), 41 R. du B. 447, p. 450 cité dans Céré c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2024 QCCA 344, par. 80.

[12] RLRQ chapitre N-1.1.

[13] Idem, article 57 et 79.

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