R. c. Desormeau | 2025 QCCQ 477 |
COUR DU QUÉBEC |
|
CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | LAVAL |
LOCALITÉ DE | LAVAL |
« Chambre criminelle et pénale » |
N° : | 540-01-108101-232 |
|
DATE : | 18 février 2025 |
______________________________________________________________________ |
|
SOUS LA PRÉSIDENCE DU | JUGE | MARC-ANDRÉ DAGENAIS, C.Q. |
______________________________________________________________________ |
|
|
SA MAJESTÉ LE ROI |
Poursuivant |
c. |
ISABELLE DESORMEAU |
Accusée |
|
______________________________________________________________________ |
|
JUGEMENT SUR LA CULPABILITÉ
[1] |
______________________________________________________________________ |
|
| | | | | | | |
- Au moment de son arrivée à l’urgence de l’hôpital de la Cité-de-la-Santé de Laval par ambulance le 31 octobre 2019, M. Raymond Bissonnette était gravement malade. L’espoir qu’il pouvait conserver de voir son état s’améliorer grâce à la chirurgie qu’on lui a proposée était vain. Son système digestif était déjà si atteint que le patient était passé le point de non-retour. Il était condamné à décéder dans les heures suivantes.
- La procédure proposée par le chirurgien de garde, le Dr Hubert Veilleux, n’était pas pour autant une chirurgie dite « héroïque ». Les résultats d’examen auxquels il avait accès ne permettaient pas de connaître la portée réelle de l’atteinte à l’intestin grêle de M. Bissonnette. Le chirurgien gardait espoir qu’un simple coup de scalpel bien placé ou encore qu’une résection minimale pouvaient résoudre l’ischémie mésentérique qui affectait son patient et lui occasionnait d’importantes douleurs abdominales. Le chirurgien envisageait même que M. Bissonnette puisse se remettre de cette chirurgie somme toute mineure dans une unité de soins réguliers, sans qu’il n’ait besoin de passer par l’unité des soins intensifs (« USI »). Il avait cependant pris soin de s’assurer qu’une place à l’USI lui était réservée si le parcours post-opératoire de son patient s’avérait plus complexe.
- À la suite de son examen du cas et de sa rencontre avec le patient, l’anesthésiste de garde ce soir-là, Isabelle Desormeau (« l’accusée »), était moins optimiste que son collègue quant à la trajectoire hospitalière qu’allait devoir suivre M. Bissonnette après sa chirurgie. Le portrait hémodynamique qu’il présentait, combiné à ses nombreuses comorbidités, l’avait rapidement convaincue qu’elle ne serait pas en mesure d’extuber son patient à la fin de l’opération. Elle avait donc elle aussi pris soin de s’assurer qu’une place lui était attribuée à l’USI avant que ne débute la chirurgie puisqu’il s’agissait du seul lieu permettant d’accueillir un patient intubé à son hôpital.
- La chirurgie entreprise par le Dr Veilleux ne s’est pas avérée des plus simples. Son objectif était de dégager la zone affectée de l’intestin grêle afin d’observer la cause exacte de la maladie pour ensuite effectuer le traitement le plus approprié. L’abdomen de son patient était cependant parsemé d’importantes adhérences, conséquence des multiples chirurgies qu’il avait subies par le passé. Le chirurgien a dû patiemment et minutieusement les dégager. Le temps initialement alloué à l’opération était déjà amplement entamé avant qu’il ne puisse enfin comprendre l’état réel de la situation. Le constat fût fatidique : l’atteinte était à ce point importante qu’elle était incompatible avec la vie. Plus de 1,30 mètre d’intestin était nécrosé. Du liquide fécaloïde était épanché dans la cavité abdominale, preuve de la présence de multiples perforations au tube digestif. Une résection s’avérait dès lors superflue. Le Dr Veilleux, abattu, décida d’arrêter la chirurgie. M. Bissonnette lui avait clairement indiqué qu’il refusait tout acharnement thérapeutique. Persévérer avec la chirurgie irait à l’encontre de ses volontés. Son patient allait décéder sous peu et on ne pouvait dès lors que lui administrer des soins de confort.
- Le Dr Veilleux transféra la responsabilité de cette prochaine étape à l’accusée et au médecin responsable de l’USI, le Dr Joseph Dahine. Mme Desormeau contacta son collègue de garde pour l’informer de l’état de la situation et pour prévoir le transfert du patient vers l’USI afin qu’il y vive ses derniers instants. Le contenu de cette conversation et ses conséquences sont au cœur du litige que doit trancher le Tribunal.
- Si les propos tenus par l’anesthésiste et le Dr Dahine durant cette conversation font l’objet d’une preuve contradictoire, les gestes posés par l’accusée auprès de M. Bissonnette par la suite ne sont généralement pas contestés. Plutôt que de voir le patient être transféré à l’USI, Mme Desormeau a cessé d’administrer les amines qui maintenaient la tension artérielle de son patient. Malgré les véhémentes protestations du personnel infirmier, elle a retiré l’assistance respiratoire et lui a administré un cocktail de médicaments. La preuve démontre qu’un effet secondaire de chacun de ces médicaments est de déprimer le système respiratoire.
- Après de longues minutes d’attente, alors qu’une atmosphère lourde s’était abattue sur la salle d’opération, M. Bissonnette décéda. Les infirmières présentes, convaincues qu’elles avaient assisté à une euthanasie, dénoncèrent Mme Desormeau aux autorités de l’hôpital dans les heures suivantes.
- Le Directeur des services professionnels de la Cité-de-la-Santé rencontra l’accusée quelques jours plus tard et se convint lui aussi rapidement du caractère inapproprié des gestes qu’elle avait posés en salle d’opération. Face à l’affirmation ferme de Mme Desormeau qu’elle referait la même chose si elle était confrontée à la même situation, il décida sur le champ de suspendre ses privilèges d’exercice. Cette décision fût confirmée lors d’une rencontre où participaient non seulement la direction de l’hôpital mais aussi deux sous-ministres à la Santé. Mme Desormeau démissionna du CMDP avant qu’on ne puisse lui signifier leur décision.
- Durant la rencontre visant à fixer le sort de l’accusée, on décida par ailleurs de dénoncer la situation aux policiers. À la suite de leur enquête, une accusation d’homicide involontaire coupable fût portée contre Mme Desormeau. Par la preuve qu’il a administrée au procès, le Poursuivant considère avoir démontré hors de tout doute raisonnable que les gestes et omissions de celle-ci à la suite de la chirurgie sont de nature à engager sa responsabilité criminelle. Pour sa part, l’accusée est convaincue que ses actions auprès de M. Bissonnette étaient celles requises par son état de santé, qu’elles étaient conformes aux volontés exprimées par son patient et en tous points légales.
- S’il est d’usage pour un tribunal, au moment de rendre sa décision, de résumer la preuve entendue avant d’énoncer ses conclusions factuelles, d’élaborer ses motifs sur l’application du droit à celles-ci puis enfin de rendre son verdict sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusée, laissant les parties et le reste de l’auditoire en suspens quant à cette conclusion – la seule véritablement attendue – le caractère particulier de la présente affaire milite pour une approche quelque peu différente.
- Ainsi, à la vue de la gravité du reproche fait à Mme Desormeau tant par le personnel hospitalier que par l’État, du contexte singulier dans lequel est survenu le décès et qui en interpelle plusieurs, de l’impact important qu’a eu la judiciarisation sur la carrière de l’accusée, de l’incertitude que cette judiciarisation a pu engendrer chez les proches de M. Bissonnette quant aux derniers instants qui leur auraient été volés, mais surtout de la lecture que fait le Tribunal de l’entièreté de la preuve, il apparaît qu’il vaut mieux annoncer d’emblée la conclusion de cette affaire. Ainsi, l’accusée est crue sans réserve et elle doit être acquittée.
- Tel qu’il sera détaillé plus avant, pour arriver à cette ultime conclusion, le Tribunal détermine :
- Que les opinions des Dr Pierre Fiset, Dr Mark Liszkowski et Dr André Denault, témoins experts appelés par la défense, quant à l’état de santé réel de M. Bissonnette au moment de mettre fin à la chirurgie et à son parcours post-opératoire possible, sont convaincantes ;
- Que la théorie du Poursuivant implique par conséquent une vision clairement faussée de l’état de santé réel de M. Bissonnette ;
- Que le Poursuivant adopte une vision simpliste, réductrice ou même idéologique de la notion de consentement aux soins et, de manière corollaire, de l’autonomie professionnelle des médecins qui accompagnent des patients en fin de vie ;
- Que cette vision met de côté les volontés réelles de M. Bissonnette et qu’elle a pour conséquence concrète de reprocher à l’accusée de ne pas avoir commis d’acharnement thérapeutique à l’égard de son patient ;
- Que l’opinion du Dr Thomas Schricker quant au parcours post-opératoire qu’aurait pu suivre M. Bissonnette se doit d’être entièrement écartée, et ce, pour les mêmes raisons ;
- Que les témoignages des Dr Joseph Dahine et Dr Hubert Veilleux portant spécifiquement sur leurs interactions avec leur collègue anesthésiste à propos de l’administration des soins de confort doivent être écartés puisque non-crédibles et contredits par le reste de la preuve;
- Que le Poursuivant invite le Tribunal à spéculer pour combler les sérieuses lacunes dans sa preuve ou pour écarter le témoignage de Mme Desormeau.
- Ainsi, la preuve, prise dans son ensemble, démontre sans l’ombre d’un doute que les gestes posés par l’accusée ne visaient qu’à assurer le confort de M. Bissonnette et à l’accompagner vers la mort, en plein respect de sa dignité et des volontés qu’il avait clairement exprimées. Les motifs qui suivent visent à expliciter la preuve que retient le Tribunal et le fondement de ces diverses conclusions.
Historique médicale et situation personnelle de M. Bissonnette au 31 octobre 2019
- M. Raymond Bissonnette était âgé de 84 ans au moment de son décès. Jusqu’à ce moment, il était autonome et demeurait dans une maison avec sa fille adulte, elle-même âgée dans la cinquantaine. Celle-ci demandait une attention constante puisqu’elle souffrait d’une déficience intellectuelle importante, plaçant son âge mental à environ 7 ou 8 ans. Tout au plus, elle ne pouvait rester seule que quelques heures et n’était pas en mesure d’assurer ses besoins de base.
- Sa fille étant inapte à participer aux éventuelles prises de décision relatives à son état de santé, M. Bissonnette comptait plutôt sur sa nièce, Mme Lyne Bissonnette, pour gérer ses rendez-vous médicaux et comme personne-contact inscrite à son dossier hospitalier. Ils se voyaient à toutes les semaines, notamment lorsque M. Bissonnette se rendait chez elle pour des soirées en famille.
- M. Bissonnette était un habitué des hôpitaux, lui qui avait subi par le passé une kyrielle de traitements majeurs, en plus d’être atteint de diverses maladies chroniques ou évolutives. Ses nombreux antécédents se doivent d’être explicités puisqu’ils ont été déterminants dans l’élaboration du plan de traitement par le Dr Veilleux et Mme Desormeau, leurs diverses décisions durant la soirée et le choix ultime de mettre fin aux soins actifs. Ils servent aussi d’assise essentielle à l’examen que fait le Tribunal des diverses expertises offertes durant le procès.
- De son dossier médical[2], on retient que M. Bissonnette était un diabétique de type II depuis 2004. Il souffrait aussi d'hyperlipidémie et d'hypertension. Il avait des problèmes cardiovasculaires depuis plusieurs années. Il avait subi un premier remplacement de sa valve aortique en 2012, puis un second par TAVI en 2016 puisqu’il présentait toujours une sténose aortique sévère. Sa fraction d’éjection du ventricule gauche était passée de 55 % à 41 % dans les deux années suivant cette intervention. On lui avait fait des pontages iliaque et fémoral. Il présentait en plus une fibrillation auriculaire paroxystique. Cette condition peut provoquer l’envoi de caillots dans le sang et notamment vers les intestins.
- Ses antécédents incluaient aussi des problèmes gastro-intestinaux, tels que du reflux gastrique et une hernie ombilicale, pour laquelle il a eu une chirurgie en 2018. Il avait aussi subi une cholécystectomie la même année. Il avait fait des infections récidivantes de la paroi abdominale après une chirurgie qui avait réparé une rupture d’anévrisme de l’aorte abdominale. Une stomie lui avait été temporairement installée à l’occasion d’une de ces chirurgies. De plus, M. Bissonnette avait des antécédents de néoplasie colique et pulmonaire, celle-ci étant toujours évolutive. Une masse avait été détectée à son sein droit deux ans auparavant.
- Atteint d’insuffisance rénale terminale, M. Bissonnette se rendait trois fois par semaine à la Cité-de-la-Santé afin de subir un traitement d’hémodialyse, et ce, depuis une dizaine d’années. À l’occasion de ses visites courantes, il était rencontré par les néphrologues de garde. Ces spécialistes du rein, internistes par ailleurs, évaluaient donc fréquemment l’état de santé de leur patient. Leurs notes prises dans les mois précédents le décès de M. Bissonnette sont particulièrement éclairantes quant à son état de santé contemporain au décès, mais aussi quant à son état d’esprit[3].
- Ainsi, le 7 septembre 2019, M. Bissonnette se rend à l’urgence puisqu’il présente une dyspnée chronique qui s’est aggravée dans les dernières 24 heures. On relie cette difficulté à respirer avec le néoplasme pulmonaire évolutif diagnostiqué depuis 2011 et pour lequel le patient indique ne pas vouloir de traitement. On envisage une ponction dans les jours suivants pour soulager l’épanchement pleural sévère observé à l’angioscanner et le retrait du surplus liquidien par une hémodialyse supplémentaire. La ponction pleurale aura lieu quatre jours plus tard.
- Deux semaines après cette visite, soit le 23 septembre 2019, M. Bissonnette est à nouveau vu à l’urgence pour une dyspnée au repos qui s'est aggravée depuis la veille. Il avait une saturation en oxygène de 91% à son arrivée. La néphrologue note pour la première fois une perte de poids significative, alors évaluée à 2,4 kg depuis un mois. M. Bissonnette rapporte rencontrer des difficultés à s’alimenter depuis deux semaines et vivre de la constipation. On lui offre de demeurer à l’hôpital pour que ses difficultés gastro-intestinales soient investiguées mais le patient mentionne simplement qu’il « va y réfléchir ». La variation du poids d’un patient hémodialysé est une donnée essentielle pour les néphrologues puisqu’elle les amène à modifier le « poids sec » à cibler lors des dialyses.
- La même néphrologue revoit son patient le 27 septembre. Il lui mentionne avoir toujours des problèmes à respirer alors qu’il est au repos. Il mentionne même craindre ne pas pouvoir se rendre à son prochain traitement d’hémodialyse et demande s’il peut revenir le lendemain de manière exceptionnelle pour qu’on lui retire du liquide. La néphrologue lui offre à nouveau d’être hospitalisé pour que ses problèmes digestifs soient investigués. M. Bissonnette mentionne devoir s’occuper de sa fille handicapée durant la fin de semaine et donc qu’il ne peut pas rester. On note l’évolution de sa perte de poids, rendue à 3,6 kg. Il recevra la dialyse supplémentaire demandée le 28 septembre.
- Le 30 septembre, un autre néphrologue constate à son tour la diminution rapide du poids de M. Bissonnette, rendue selon lui à 7 kg en un mois. Il qualifie son patient « d’émacié » et croit qu’il a encore des épanchements pleuraux significatifs. Il note qu’il est difficile de connaître la cause exacte des divers problèmes qui affligent M. Bissonnette puisque celui-ci refuse de les faire investiguer. Le Dr Marcotte mentionne à son patient qu’il a probablement une « maladie grave » qui va évoluer rapidement et qui l’empêchera de continuer de prendre soin de sa fille handicapée. Son patient lui répond être convaincu qu’elle sera entre bonnes mains s’il venait à partir.
- Le 7 octobre, le néphrologue François Paquette rencontre M. Bissonnette. Il note lui aussi que le patient ne veut ni investigation, ni traitement de ce qui lui occasionne sa perte de poids importante. Le Dr Paquette mentionne avoir une longue discussion avec M. Bissonnette, lui expliquant que ses conditions médicales, si laissées non traitées, pourraient mener à son décès. Selon le Dr Paquette, le patient semble minimiser la précarité de son état de santé, malgré ses symptômes digestifs récurrents et son importante perte de poids. La semaine suivante, sa collègue note elle aussi que M. Bissonnette refuse toute investigation. Le patient rapporte par ailleurs que les symptômes semblent s’améliorer. Enfin, lors de sa dernière consultation médicale auprès de M. Bissonnette, le 23 octobre, le Dr Paquette constate une baisse de sa tension artérielle et des étourdissements importants. Il décide de diminuer ses médicaments anti-hypertenseurs.
- En marge de la consultation médicale du 7 octobre, M. Bissonnette est également rencontré, à sa demande, par une intervenante des services sociaux. Il lui mentionne craindre ne plus être en mesure de se rendre à ses séances d’hémodialyse en conduisant sa voiture, comme il le faisait jusque-là. Les deux complètent une demande de transport adapté. La situation de la fille du patient est abordée. M. Bissonnette mentionne que ce serait sa nièce Lyne qui la prendrait en charge s’il devait décéder. Il dit être conscient de la détérioration de son état dans les derniers mois et de ne pas craindre de mourir.
Portrait clinique de M. Bissonnette à son arrivée à la Cité-de-la-Santé le 31 octobre 2019
- La dernière séance d’hémodialyse de M. Bissonnette s’est déroulée le 30 octobre 2019. Celle-ci a été interrompue après 30 minutes puisqu’il a été pris de vomissements. Le patient se présente en ambulance à l’urgence quelques heures après cette interruption. Il rapporte être constipé depuis 3 jours et souffrir d’importantes douleurs abdominales, qu’il évalue à « 8/10 ». Une dose de 5 mg de morphine lui est donnée pour atténuer ses douleurs.
- L’observation de ses paramètres hémodynamiques lors de son séjour à l’urgence montre une diminution de sa saturation en oxygène, celle-ci passant de 97 % à 91 %. Sa tension artérielle est également basse, descendant jusqu’à 83/39. Elle était légèrement plus élevée à son arrivée au triage et par la suite.
- L’interruption du traitement de dialyse de la veille implique que M. Bissonnette était en surcharge liquidienne. La comparaison entre son poids constaté à l’urgence et son « poids sec » suggère qu’il était en surcharge d’environ 8 à 10 litres[4]. M. Bissonnette, qualifié d’alerte et orienté par tous les médecins qui l’ont rencontré, comprenait parfaitement l’impact de cette interruption de la dialyse, mentionnant éventuellement à Mme Desormeau qu’on « ne lui avait pas enlevé toute son eau ». Il s’agissait de la cause probable de l’essoufflement important dont il se plaignait lors de leur rencontre.
- À la suite du questionnaire de triage, de l’examen sommaire et des tests d’imagerie, on diagnostique une occlusion intestinale, présente depuis la veille, et une ischémie mésentérique. Ce portrait clinique appelle une intervention chirurgicale à l’intérieur de quelques heures tout au plus, sans quoi la survie du patient est compromise, et ce, sans égard au degré de l’atteinte à l’intestin. Ce sentiment d’urgence amène le Dr Veilleux à prioriser le cas de M. Bissonnette. Il le rencontre alors qu’il est alité sur une civière de l’urgence. Il observe que le ventre du patient est ballonné et qu’il a une importante défense à la palpation, signe objectif d’une douleur significative. Il discute ensuite des options possibles, en lien avec le niveau de soins exprimé par le patient. Le résumé de cette conversation sera fait plus avant.
- Le Dr Veilleux constate que l’INR[5] du patient est quelque peu élevé, situation inattendue notamment du fait que le patient ne prenait pas de médicament pour éclaircir son sang. Il croit que la dénutrition du patient en est la possible cause. Le risque de saignement associé à ce constat l’amène à consulter par téléphone le médecin de garde des soins intensifs, le Dr Joseph Dahine. Il s’agira de la première des trois conversations téléphoniques concernant M. Bissonnette auxquelles participera le Dr Dahine cette soirée-là. Pour bien saisir le contexte de ses interventions, il apparaît pertinent de mentionner que le Dr Dahine assurait cette garde de la maison.
- En plus de recevoir de son collègue une recommandation d’administrer de la vitamine K au patient pour diminuer son INR, le Dr Veilleux l’informe des multiples comorbidités du patient, notamment au niveau cardiaque et pulmonaire, et de l’interruption de son traitement d’hémodialyse de la veille. Il vérifie si une place à l’USI serait disponible pour l’accueillir à la sortie de la chirurgie. Le Dr Dahine lui répond que ce sera le cas et qu’il n’a pas lui-même à évaluer le patient pour en décider.
- Le Dr Dahine admet candidement ne pas prendre de notes lorsqu’il est consulté par téléphone ou, de manière plus générale, lorsqu’il ne voit pas personnellement un patient. C’est probablement pourquoi il témoigne n’avoir aucun souvenir de la conversation qu’il a eu à propos du bilan sanguin de M. Bissonnette et de la recommandation qu’il a faite pour gérer son INR élevé.
- À la suite de cette conversation, alors que le Dr Veilleux termine son plan opératoire, le Dr Dahine communique avec l’USI pour demander qu’une place soit attribuée à M. Bissonnette. L’infirmier Paul Jr Marineau s’assure que la demande soit traitée par son équipe. La présence d’un lit libre et d’un lit « tampon » lui permet de faire cette attribution sans qu’un patient déjà traité à l’USI n’ait à être déplacé sur une autre unité.
- L’accusée rencontre également M. Bissonnette avant la chirurgie, à la suite de la décision conjointe prise par le Dr Veilleux et le patient d’aller de l’avant avec une laparotomie exploratrice. Elle constate que ce dernier est en mesure d’endurer la douleur pour autant qu’il ne soit pas mobilisé. Elle note une difficulté respiratoire à la parole et une saturation en oxygène à 88 %. Tel qu’indiqué précédemment, à l’examen de son dossier et de ses nombreuses comorbidités, elle conclut rapidement à la fragilité extrême de son patient et attribuera à l’opération une côte ASA de niveau « 4 / U », impliquant une difficulté opératoire importante et un pronostic sombre.
- À la fin de la rencontre, l’accusée communique elle aussi avec le Dr Dahine pour lui faire part que M. Bissonnette allait nécessairement se rendre sur son unité après la chirurgie. Il s’agit pour elle d’une démarche habituelle lorsque son patient demeurera intubé après une opération. Elle fait cet appel puisque le Dr Veilleux l’avait informée qu’il ne s’agissait pour lui que d’une possibilité, tout comme celle que le patient puisse être dirigé directement à l’étage de néphrologie. Son interlocuteur, après lui avoir fait remarquer qu’elle était moins optimiste que son collègue, lui confirme qu’une place attend M. Bissonnette à l’USI. Mme Desormeau lui transmet aussi les détails des problèmes hémodynamiques observés chez le patient, notamment son hypotension significative, afin que son équipe soit immédiatement prête à prendre le relais des soins aigus qu’il devra recevoir après la chirurgie.
Consentement de M. Bissonnette aux soins requis par son état
- Face au portrait clinique inquiétant qu’il présentait à son arrivée à l’urgence et qui a été confirmé lors des rencontres subséquentes, M. Bissonnette a eu l’occasion de faire connaître ses volontés dans le cadre de discussions avec trois médecins : l’urgentologue Isabelle Croteau, le chirurgien Hubert Veilleux et l’accusée. Chacun a noté, avec plus ou moins de précisions et en fonction de son rôle, les conclusions de leur discussion avec le patient. Dans tous les cas, les médecins ont déterminé que M. Bissonnette était pleinement apte à consentir ou non aux soins qui lui étaient proposés et aux conséquences qui étaient envisagées, même les plus importantes.
- Ainsi, la Dr Croteau note que le patient choisit un niveau de soins « B » (Prolonger la vie par des soins limités), mais qu’il refuse de subir le RCR en cas d’arrêt cardiaque ou d’intubation d’urgence[6]. Puisqu’elle ne témoigne pas, seules ses notes, constituées de marques sur un formulaire standardisé nous informe des volontés exprimées par M. Bissonnette.
- Le Dr Veilleux témoigne tenir compte de ce niveau de soins « B » lorsque vient le temps d’expliquer les options possibles à M. Bissonnette. Le médecin comprend que ce niveau de soins impliquait qu’il faille établir un équilibre entre l’objectif thérapeutique et des soins limités, car le patient souhaitait conserver son autonomie s’il devait survivre à la situation. Ses options étaient également limitées par ses comorbidités. Il gardait en tête que le patient présentait un abdomen fortement scarifié qui rendrait complexe l’exploration chirurgicale de l’abdomen. Le Dr Veilleux qualifie sa discussion avec M. Bissonnette d’approfondie, celle-ci durant entre 10 et 15 minutes.
- Le Dr Veilleux expose à M. Bissonnette trois approches possibles, soit d’abord une laparotomie exploratrice pouvant l’amener à corriger l’occlusion, comprenant la possibilité de réséquer une partie de l’intestin et l’installation d’une stomie. Une seconde approche impliquait l’administration d’antibiotiques et l’utilisation d’un tube pour drainer le contenu du tube digestif. Le chirurgien indique à son patient que cela pouvait résulter en une perforation de l’intestin et un décès causé par une septicémie. Enfin, l’option des soins palliatifs, sans possibilité de guérison, est aussi abordée.
- Le Dr Veilleux note que le patient choisit l’option chirurgicale et qu’il en comprend les risques, incluant celui qu’il décède sur la table d’opération. Le chirurgien note par ailleurs que M. Bissonnette « ne veut pas d’acharnement ». Lors de son témoignage, il précise ce qu’implique cette mention, dans le contexte de sa rencontre avec ce patient. Ainsi, cela signifie que, si M. Bissonnette ne voulait pas de soins palliatifs à ce moment-là, il était aussi clair qu'il ne voulait pas d'acharnement chirurgical. Il ne souhaitait pas de multiples interventions chirurgicales ou des traitements intensifs prolongés pour des complications post-opératoires. Le patient voulait que l'on intervienne une fois et, si cela fonctionnait, c’était tant mieux. Si la chirurgie ne réussissait pas, il souhaitait alors obtenir des soins de confort. La note post-opératoire du chirurgien, faite à 5 h 10 du matin, est compatible avec son témoignage sur la portée exacte des volontés du patient.
- Lors de la rencontre de Mme Desormeau avec M. Bissonnette, quelques heures après celle du Dr Veilleux, l’anesthésiste a aussi l’occasion d’explorer de manière approfondie les volontés du patient. L’accusée témoigne s’être instruite des notes du chirurgien et de la Dr Croteau quant au niveau de soins avant la rencontre, pour ensuite chercher à comprendre avec précision ce que cela impliquait quant aux soins sous sa responsabilité.
- L’accusée témoigne qu’il est rare qu’un patient chirurgical soit au niveau de soins « B ». C’est une des raisons qui l’amène à longuement questionner le patient sur ce qu’il s’attend d’elle, notamment quant à son obligation de l’intuber durant la chirurgie et de le maintenir sous ventilation après son transfert à l’USI. Selon elle, le patient comprenait clairement la différence entre cette nécessité et une intubation d’urgence.
- À la fin de la rencontre avec M. Bissonnette, l’accusée ne note pas de mention concernant la volonté du patient de ne pas subir d’acharnement thérapeutique. Elle témoigne qu’une telle mention dans son document d’anesthésie n’était pas nécessaire puisqu’elle apparaissait déjà aux notes du Dr Veilleux. Elle note cependant que le patient désire sa chirurgie « à la Grâce de Dieu ». L’infirmière Nathalie Carrière confirme avoir entendu le patient faire cette mention à l’accusée lors de leur rencontre.
- En plaidant que M. Bissonnette n’avait consenti qu’à la chirurgie et que les mentions dans les notes médicales voulant qu’il ne voulaient « pas d’acharnement » soient vide de sens, le Poursuivant dénature le témoignage du Dr Veilleux à ce sujet, visiblement pour le rendre conforme à sa théorie et à isoler son témoin des gestes posés ensuite par l’accusée. Il invite aussi le Tribunal à mettre entièrement de côté le témoignage de l’accusée à ce sujet, et ce, sans fondement. Pourtant, les notes contemporaines des deux témoins, consignées avant la chirurgie et examinées dans le contexte des propos tenus à l’équipe de néphrologie depuis le début de septembre, ne peuvent que confirmer leur témoignage.
- Ainsi, le chirurgien, tout comme l’accusée et le Dr Croteau avant eux, a eu une longue discussion avec son patient sur ses options et la portée exacte de ce que représentait pour lui l’acharnement thérapeutique. Ainsi, si le Dr Veilleux croit qu’il n’a pas abordé la question de l’intubation d’urgence avec M. Bissonnette durant sa rencontre, la preuve n’est pas silencieuse à ce sujet. D’une part, la Dr Croteau avait consigné son refus spécifique lors de son évaluation du patient. Ensuite, l’accusée a elle aussi abordé cette question de manière exhaustive avec M. Bissonnette, compte-tenu de la dichotomie évidente entre la mention faite au formulaire de consentement aux soins et le besoin qu’il soit intubé durant et après la chirurgie. Il est donc inexact d’affirmer, comme le fait le Poursuivant, que M. Bissonnette n’a pas refusé par anticipation la ventilation assistée de manière non-équivoque alors qu’il était apte. La preuve démontre spécifiquement le contraire.
- Il est aussi inexact de prétendre qu’aucune autre entente que celle portant sur la chirurgie avait été passée entre le patient et l’équipe médicale. Tel que mentionné précédemment, le Dr Veilleux témoigne spécifiquement que M. Bissonnette comprenait qu’il allait se voir offrir des soins de confort – et non des traitements à l’étage des soins palliatifs – si l’atteinte à son intestin était trop importante et qu’une résection majeure était requise. Cette entente claire et compatible avec les volontés et les choix par ailleurs exprimés à l’équipe de néphrologie depuis le début du mois de septembre, expliquera les gestes que posera le Dr Veilleux lorsqu’il décidera de stopper la chirurgie. Le Poursuivant n’est aucunement en mesure de démontrer que la volonté exprimée par M. Bissonnette impliquait que l’octroi de ces soins de confort soit conditionnel à une circonstance spécifique, notamment qu’ils ne puissent être prodigués ailleurs qu’à l’USI ou uniquement après l’arrivée de ses proches.
- D’ailleurs, c’est uniquement au Dr Veilleux qu’est revenue la décision de stopper la chirurgie, de laisser les tissus malades et la matière fécaloïde en place, de refermer sommairement l’abdomen et de placer le patient en soins de confort. Tel qu’on l’examinera plus avant, ces décisions impliquaient nécessairement que le patient ne serait plus jamais en mesure de respirer de lui-même et qu’il allait rapidement décéder d’une septicémie déclenchée par la péritonite constatée lors de la chirurgie. Tous les signes émanant du patient indiquent que ce processus était déjà fort avancé au moment où le Dr Veilleux décide de tout stopper.
- Enfin, si les gestes exacts posés par l’accusée à la suite de l’arrêt de la chirurgie n’ont pas été spécifiquement discutés, un à un, avec le patient, cela n’emporte pas que les volontés de M. Bissonnette n’ont pas été exprimées clairement et librement. Le Dr Veilleux avait spécifiquement expliqué à son patient la possibilité qu’il soit placé en soins de confort en cas d’échec de la chirurgie. Il était ainsi tout à fait logique qu’il ne puisse plus jamais reprendre conscience si cela devait survenir et qu’il reviendrait à un des médecins de déterminer les paramètres exacts de ces soins l’accompagnant vers son décès. De toute façon, comme on le verra plus avant, la séquence de gestes posée par l’accusée en respect de ces volontés est la même que celle qui aurait été exécutée par l’équipe de l’USI si c’est elle qui avait été appelée à déterminer et fournir les soins de confort à M. Bissonnette.
- Le Tribunal arrive donc à la conclusion que les volontés claires exprimées par M. Bissonnette étaient non-seulement de subir une chirurgie risquée qui pouvait résulter en son décès, mais aussi qu’il s’en remettait à son équipe traitante – et « à la Grâce de Dieu » – afin que soient prises les meilleures décisions pour lui, notamment quant à l’administration de soins de confort si la chirurgie s’avérait être un échec et que son décès était inévitable.
Déroulement de la chirurgie, du point de vue chirurgical
- Tous les témoignages entendus concordent quant au caractère habituel et adéquat de la mise en place de la chirurgie, malgré le sentiment d’urgence. Les infirmières Maïa Joly et Nathalie Carrière ont préparé le matériel usuellement requis, en fonction des demandes du Dr Veilleux. Toutes les procédures courantes visant à garantir la sécurité du patient ont été respectées. Le matériel a été compté dans les règles de l’art. Un moment de pause (« time out ») a été observé avant le premier coup de scalpel pour s’assurer que toute l’équipe était au diapason. Bref, rien ne laissait présager de la suite des choses.
- L’infirmière Carrière rapporte que, durant le time out, Mme Desormeau mentionne que le patient sera transféré à l’USI après la chirurgie. L’infirmière communique donc avec ses collègues de cette unité pour qu’un de leur lit, ainsi que le matériel afférent, soit descendu au bloc opératoire. Cela permettra que le patient puisse y être placé directement à la fin de l’opération, ce qui facilitera ensuite son déplacement vers l’USI.
- Les infirmières, tout comme l’accusée et l’inhalothérapeute Paméla Lemieux, rapportent que leur patient semblait extrêmement souffrant au moment de passer de sa civière à la table d’opération. Elles mentionnent qu’il grimaçait de douleur et manifestait une souffrance abdominale aiguë. Il ne fût pas en mesure de faire lui-même le déplacement du fait de cette douleur, contrairement à l’usage pour un patient par ailleurs mobile. L’assistance d’au moins une infirmière, de la préposée aux bénéficiaires et de l’inhalothérapeute fût nécessaire pour faire ce transfert.
- La partie chirurgicale de la procédure débute à environ 2 h 24 du matin. Tel que précédemment mentionné, le Dr Veilleux s’affaire d’abord à laborieusement libérer les nombreuses adhérences qui l’empêchent d’atteindre sa véritable cible, soit l’intestin grêle du patient. Il note rapidement la présence de liquide digestif dans la cavité abdominale, signe concret de la présence d’au moins une perforation de l’intestin. Le liquide est sombre et malodorant. Il voit aussi rapidement des signes évidents de nécrose. Afin de limiter la contamination de la cavité, il fait un point de suture pour fermer un premier trou qu’il aperçoit.
- Continuant à dégager les tissus, le chirurgien constate une longue boucle d’intestin nécrosé, et une ischémie irréversible, à la jonction du grêle et du côlon. Si une petite zone de 10 cm semble encore viable, elle est entourée de zones importantes de nécrose totalisant 130 ou 140 cm. Cette mesure ne tient pas compte des zones non-explorées et toujours dissimulées par des adhérences. Mme Desormeau témoigne qu’elle est en mesure de voir l’intestin du patient et qu’il est évident que la situation est « catastrophique ». Il est violacé à la grandeur et des zones de nécrose sont évidentes. Elle sait que du liquide fécaloïde est présent dans la cavité et donc qu’une péritonite est en place.
- L’accusée témoigne voir le visage de son confrère chirurgien s’affaisser malgré le masque qu’il porte. À ce moment, la situation devient claire pour le Dr Veilleux. Il annonce au reste de l’équipe l’exhaustivité de l’atteinte. Il mentionne qu’il interrompt l’opération et qu’il va quitter la pièce pour discuter avec quelqu’un.
- Selon les infirmières Joly et Carrière ainsi que l’accusée, le Dr Veilleux mentionne quitter pour pouvoir consulter un collègue. Le chirurgien nie avoir fait cette affirmation puisque, selon lui, la situation était claire, toute fatidique qu’elle soit. Il quittait pour informer la famille du changement de trajectoire à la suite de ses découvertes. Le contenu et le contexte de la conversation qui suivit avec Mme Bissonnette seront détaillés plus avant.
Déroulement de la chirurgie, du point de vue hémodynamique
- Examinons maintenant cette même chirurgie, mais du point de vue de l’anesthésiste et de l’inhalothérapeute. La preuve détaillant leurs constats et l’administration de médication tout au long de l’opération émane avant tout d’un rapport évolutif rempli au fur et à mesure par l’accusée[7], celle-ci y ajoutant finalement des notes à la suite du décès du patient.
- Si le Poursuivant a consenti au dépôt de ce document pour valoir preuve de son contenu, il considère que le Tribunal doit écarter le témoignage de l’accusée quant au dosage du dernier médicament qu’elle affirme avoir administré et qui semble contredit par ses écrits, ainsi que le passage de sa note par lequel elle mentionne que la décision de mettre fin aux vasopresseurs fût prise de manière commune avec les Dr Veilleux et Dr Dahine. Le Tribunal reviendra sur ces deux aspects litigieux par la suite, mais constate par ailleurs que les parties et leurs experts sont intervenus en considérant que les autres notes faites par Mme Desormeau tout au long de l’opération reflétaient la réalité.
- Ainsi, après le transfert du patient à la table d’opération, l’accusée et Mme Lemieux, situées à la tête du patient, se sont afférées à installer le monitoring, un soluté et un soutien en oxygène. Mme Desormeau témoigne notamment avoir demandé à Mme Lemieux qu’elle installe une canule artérielle puisqu’elle s’attendait à des variations importantes de pression chez son patient et que cet outil lui permettrait de suivre ces variations avec précision. C’est donc sans surprise que Mme Lemieux rapporte que, peu après l’induction, le patient a subi une baisse de pression importante. La correction de cette chute, le maintien et le suivi de sa pression artérielle deviendra dès lors un souci constant tout au long de la chirurgie.
- Mme Desormeau note cette subite chute de pression et, de manière contemporaine, le début de l’administration d’un vasopresseur, la néosynéphrine, par l’administration d’un bolus et d’une perfusion. L’objectif était de rétablir sa pression et de la maintenir pour assurer la perfusion des organes. S’il est habituel lors d’une chirurgie qu’une amine soit donnée au patient pour soutenir sa pression, la situation de M. Bissonnette à ce sujet est plus précaire. Les doses nécessaires ont dû être augmentées et sont considérées par l’anesthésiste comme élevées.
- C’est pour cette raison que Mme Desormeau tente, près de 2 heures après le début de la chirurgie, de changer de molécule pour le Levophed. Elle témoigne qu’il s’agit de l’amine appropriée dans le cas d’un choc septique. L’administration de ce vasopresseur est rapidement stoppée puisqu’elle constate que le cœur du patient ne semble pas le tolérer. Selon la preuve retenue, il semble que les pathologies cardiaques du patient le prédisposaient à ne pas bien réagir à ce vasopresseur ayant un effet bêta. L’anesthésiste revient donc à l’amine initialement administrée et qui sera donnée jusqu’au moment où seront arrêtés les soins.
- L’induction du patient est qualifiée par tous les témoins l’ayant commentée de conforme à la pratique. Comme analgésique, une dose de 100 μg de fentanyl est administrée. Une dose de 45 mg de propofol est donnée comme anesthésiant, alors que 50 mg de rocuronium est fourni. Ce médicament agit comme paralysant musculaire. Il facilite ainsi l’intubation et la chirurgie mais implique que le patient doit être placé sous ventilation mécanique puisqu’il bloque la capacité de respirer de manière autonome. Des doses de maintien de ce curare seront ensuite données au cours de l’opération. Une fois l’induction faite, l’administration d’un gaz anesthésiant, le Desflurane, est débutée. Là encore, tous les experts s’entendent pour qualifier la supervision par l’accusée de ce médicament, lequel a pris le relais de ceux utilisés à l’induction pour assurer la sédation profonde du patient, comme étant conforme aux règles de l’art.
- L’apport de la ventilation mécanique rendue nécessaire par la curarisation semble pallier le problème de saturation constatée en début de chirurgie. Ainsi, le taux en oxygène du patient passe rapidement de 88 % à 100 % et demeurera à ce niveau tout au long de l’opération. Enfin, au fur et à mesure que celle-ci progresse, l’anesthésiste note l’augmentation graduelle de la température du patient pour atteindre rapidement un niveau fiévreux et qui se terminera à 38,5 oC. Comme on le verra plus avant, il s’agit d’un symptôme de la septicémie qui était déjà installée et qui a progressé tout au long de l’opération.
- Tels étaient les constatations de Mme Desormeau quant à l’état hémodynamique de son patient au moment où son collègue décida de cesser la chirurgie et de quitter la salle d’opération.
Conversation du Dr Hubert Veilleux avec Mme Lyne Bissonnette
- Contrairement à ce qu’avait compris l’équipe chirurgicale, ce n’est pas à un collègue que va aller parler le Dr Veilleux mais à la nièce de son patient, Mme Lyne Bissonnette. Pour ce faire, il se rend dans une salle de dictée située au bloc opératoire. Il est environ 4 h 30 du matin quand débute cette conversation.
- Le Dr Veilleux mentionne à Mme Bissonnette les volontés qu’avait exprimées son patient quant à son niveau de soins et que, à la vue des celles-ci, l’étendue de ce qu’il avait constaté l’amenait à décider de stopper la chirurgie. Il lui mentionne qu’il n’existe aucune option chirurgicale possible. Faisant écho aux souhaits exprimés par son oncle lors de ses rencontres pré-chirurgie, Mme Bissonnette indique au Dr Veilleux que son oncle n’aurait pas souhaité que la chirurgie se poursuive dans les circonstances, et ce, même si son décès devait découler de cette décision.
- Il importe d’indiquer ici que le Dr Veilleux ne cherchait pas à obtenir un consentement de la part de la nièce de son patient mais simplement à l’informer. Pour lui, le consentement obtenu précédemment de son patient était clair, valide et suffisant pour tracer la voie à suivre. Ainsi, le chirurgien informe la nièce que la seule chose restant à faire est d’offrir des soins de confort à M. Bissonnette.
- Ce résumé de la conversation avec Mme Bissonnette ne tient pas compte du caractère contradictoire des récits qui en ont été faits concernant la durée et le contenu de cette conversation. Mme Bissonnette rapporte que la conversation fût brève, d’une durée maximale de 5 minutes, et que c’est principalement le chirurgien qui a parlé. Elle indique au Tribunal ne jamais avoir mentionné durant celle-ci que son père était récemment décédé, qu’elle était en choc à la suite de cette situation, que les funérailles se dérouleraient dans les heures suivantes et que c’est pour cette raison que personne de la famille n’allait pouvoir se présenter d’ici là pour gérer la situation.
- Si le Dr Veilleux témoigne également ne pas avoir eu connaissance des détails relatifs au décès du père de Mme Bissonnette durant cette conversation, mais seulement de l’impossibilité que la nièce passe durant la nuit, il relate une conversation bien plus élaborée que ce qu’elle indique, celle-ci durant selon lui plus de 10 minutes. Le chirurgien témoigne par ailleurs ne pas avoir eu connaissance de la situation spécifique à la fille de son patient avant la conversation avec Mme Bissonnette et de l’avoir appris dans le cadre de celle-ci.
- Pourtant, Mme Carrière témoigne spécifiquement que le Dr Veilleux mentionne les funérailles du père et l’état fragile de la nièce dès son retour en salle d’opération. Une note infirmière faite à 5 h 47 indique elle aussi que le Dr Veilleux a mentionné que la nièce se disait incapable de s’occuper du décès de son oncle et de la situation relative à la fille handicapée du patient. Mme Sophie Chartier, infirmière coordonnatrice à l’urgence, témoigne également avoir été informée par le Dr Veilleux que Mme Bissonnette ne pouvait pas venir à l’hôpital à cause du décès de son père et de ses funérailles devant se dérouler le même jour. Elle nécessitait cette information puisque c’est elle qui a assuré un suivi auprès de la famille et des services sociaux afin d’éviter que la fille de M. Bissonnette soit laissée à elle-même trop longtemps.
- Au moment de rendre témoignage et malgré le passage du temps, Mme Lyne Bissonnette est visiblement encore profondément affectée par les divers événements funestes survenus coup sur coup à l’automne 2019. À la lumière de ce qui arriva par la suite en salle d’opération, des notes infirmières et du témoignage de Mme Chartier, le Tribunal conclut que la fiabilité de son souvenir de la discussion qu’elle a eu avec le Dr Veilleux en souffre et qu’elle a informé le chirurgien, durant l’appel, du décès récent de son père, de la situation relative à sa fille et de l’impossibilité qu’un membre de la famille puisse se présenter dans les heures suivantes. Pour ce faire, le Tribunal écarte le témoignage du Dr Veilleux à ce sujet. Le Tribunal retient aussi, comme en témoigne d’ailleurs Mme Bissonnette, qu’elle ne voyait pas d’urgence à se présenter à l’hôpital cette nuit-là et que ce n’est qu’après coup que son cousin a, de son propre chef, opté d’aller à l’hôpital plus tôt que ce qui avait été mentionné comme possibilité au chirurgien.
- Il ne s’agit pas là de la seule preuve contradictoire en lien avec cette conversation. Ainsi, l’accusée témoigne s’être rendue à la salle de dictée et avoir entendu le Dr Veilleux tenir cette conversation. Il lui aurait fourni à cette occasion les mêmes détails que ceux qu’a nié avoir donné Mme Bissonnette, soit les funérailles à venir et l’absence d’un membre de la famille à l’hôpital dans les heures suivantes. L’accusée indique qu’à la fin de l’appel avec Mme Bissonnette, elle a questionné le chirurgien sur la suite des choses. Celui-ci lui aurait répondu qu’on arrêtait tout. Elle lui aurait rappelé que la pression du patient était maintenue par des doses importantes d’amines et lui aurait demandé s’il fallait les arrêter. Le Dr Veilleux lui aurait dit qu’il était d’accord avec leur arrêt.
- Après avoir initialement témoigné ne pas se souvenir s’il avait eu ou non une conversation avec l’accusée dans la salle de dictée, le Dr Veilleux témoignera à une seconde occasion, de manière catégorique, que cette conversation n’a jamais eu lieu. Il importe de mentionner qu’à la première occasion, il n’avait pas été question que la conversation avait notamment porté sur l’arrêt des amines. C’est finalement quand on l’a rappelé au Tribunal et qu’on lui a demandé s’il s’était entendu avec l’accusée à ce sujet que le chirurgien a formellement nié l’existence de cette conversation. Le Tribunal constate qu’aucun autre témoin n’a de souvenir clair quant à une possible absence de l’accusée durant la chirurgie.
- À la vue de ce qui se déroulera au retour en salle d’opération, l’importance de la résolution de cette contradiction est grandement mitigée. D’une part, pour les raisons qui seront données plus avant, le Tribunal ne croit aucunement le Dr Veilleux quand il soulève son ignorance quant à la question de l’administration des amines durant la chirurgie et de l’impact de leur retrait.
- Ensuite, tel que l’a déterminé plus tôt le Tribunal, la preuve démontre que le Dr Veilleux a rapporté au reste du personnel les détails de cette conversation et du fait spécifique qu’aucun membre de la famille n’allait se présenter dans les heures suivantes pour se trouver au chevet du patient. Mme Lemieux en témoigne. Le Dr Dahine est également mis au courant de ce fait lors de sa conversation avec Mme Desormeau dans les minutes suivantes. Les gestes posés par les trois médecins et leurs discussions à partir de là se fondent tous sur cet état de fait. Contrairement à ce que l’invite à faire le Poursuivant, le Tribunal refuse d’imputer à l’accusée l’odieux de s’y être fiée.
Retour en salle du Dr Veilleux et fin de la chirurgie
- À son retour en salle d’opération, le Dr Veilleux se concentre sur la fermeture de l’abdomen de M. Bissonnette. Il décrit son approche comme sommaire et rapide. Son seul but est d’éviter que les viscères soient exposés. Il ne retire aucun morceau d’intestin malade. Il ne recoud pas la paroi interne et referme simplement la peau avec des agrafes. S’il retire un peu de liquide inflammatoire, il laisse en place le liquide fécaloïde. Il témoigne que son approche aurait été différente s’il était prévu que le patient puisse continuer à vivre.
- Tel qu’il sera indiqué en détails par la suite, de manière contemporaine à ces manipulations chirurgicales, un brouhaha important s’est installé dans la salle d’opération, causé par la conversation de l’accusée avec le Dr Dahine et la réaction de l’infirmière Carrière. Or, à en croire le Dr Veilleux, il n’est non seulement aucunement impliqué dans cette controverse mais il rapporte n’en avoir eu aucune connaissance. Il se serait concentré sur son travail et aurait quitté la pièce pour terminer tranquillement ses notes. Le Tribunal conclut qu’il cherche à se distancer de la situation litigieuse impliquant l’accusée et des gestes qu’elle a posés. Ce faisant, il offre une version changeantes et incompatible avec le reste de la preuve, incluant ses propres notes. Le Tribunal ne le croit pas.
- Ainsi, sur sa connaissance de l’administration de doses importantes d’amines, le chirurgien offre un témoignage évolutif. Il mentionne à une occasion avoir été informé qu’une seule fois, durant la chirurgie, que le patient recevait des amines, sans qu’un dosage ne lui soit mentionné et sans que cela ne soit significatif. Il ira même jusqu’à mentionner que, de toute façon, il lui serait impossible de déduire quoi que ce soit d’une telle donnée puisqu’il « ne connait pas ça ». Toute surprenante que soit cette affirmation de la part d’un chirurgien, fraichement sorti de sa formation médicale et effectuant régulièrement des chirurgies lors desquelles des amines sont administrées, elle est directement contredite par l’infirmière Carrière qui indique que le chirurgien a spécifiquement demandé à l’accusée le taux des amines puisqu’un taux trop élevé pourrait nuire à sa chirurgie. Mme Desormeau lui aurait alors répondu « qu’il y en a quand même beaucoup ».
- Toujours selon le Dr Veilleux, et contrairement à ce que rapporte l’accusée, la seule conversation concernant les amines a eu lieu avant qu’il ne décide de cesser d’opérer. Or, avant sa première sortie pour aller passer l’appel à Mme Bissonnette, rien dans la preuve démontre qu’il est question du décès éventuel du patient. Pourtant, dans ses notes prises immédiatement après la chirurgie, le Dr Veilleux mentionne que sa collègue lui a mentionné que le patient était sous de hautes doses d’amines et que son décès était imminent selon elle. Ses explications, voulant qu’il n’existe aucun lien entre ces deux mentions, alors qu’il les relie lui-même avec une flèche[8], ou qu’il ait déduit de lui-même l’opinion de sa collègue, ne sont tout simplement pas crédibles. D’ailleurs, le Dr Veilleux déplacera le moment de cette conversation unique sur les amines tout au long de son témoignage.
- Acceptant le témoignage de l’accusée, le Tribunal retient que le Dr Veilleux était parfaitement au courant de la situation hémodynamique de son patient, qu’il a été impliqué d’une certaine façon dans la discussion impliquant le retrait des amines dans le cadre de la mise en place des soins de confort et qu’il a donné minimalement son accord à cette démarche, en demandant à Mme Desormeau d’en voir les détails avec « le gars des soins. »
- La démarche entendue entre eux était par ailleurs entièrement compatible avec sa manière sommaire de clore la chirurgie, et le chirurgien comprenait parfaitement que le patient allait décéder rapidement des suites du retrait des amines. Or, l’ultime conversation à ce sujet ne peut que découler directement de l’échange de l’accusée avec le Dr Dahine et dont le Dr Veilleux a nécessairement eu connaissance, conversation qui a mené au changement de trajectoire post-opératoire, ou encore de la conversation qu’il nie avoir eu avec l’accusée dans la salle de dictée. Dans les deux cas, la version offerte par le chirurgien est incompatible.
- De la même manière, le Tribunal ne croit pas le chirurgien quand il affirme ne pas avoir été impacté par la dispute dans la salle d’opération. Gardant un souvenir clair de la situation, les autres témoins mentionnent que la dispute a indûment retardé les procédures nécessaires pour que la chirurgie soit officiellement déclarée terminée, et notamment le décompte final du matériel. L’infirmière Joly rapporte que, par impatience et de manière fort inhabituelle, le Dr Veilleux a lui-même cliqué dans le logiciel la case permettant d’inscrire formellement au dossier l’heure de fin de la chirurgie[9], ce qui lui a alors permis de quitter la pièce. Là encore, confronté à cette possibilité, le Dr Veilleux rapporte d’une part ne pas avoir souvenir d’avoir effectué cette manœuvre en l’espèce, pour ensuite ajouter ne pas avoir souvenir de l’avoir jamais fait à la fin d’une chirurgie.
- Le Dr Veilleux évacue également tout caractère litigieux à la séquence concernant la signature du certificat de décès et qui sera détaillée plus avant. Enfin, le Dr Veilleux cherche à faire croire que le caractère inhabituel du décès n’a été soulevé auprès de lui que bien plus tard. Pourtant, une infirmière note que c’est le Dr Veilleux qui lui demande de contacter le coroner dans les minutes après la fin de la rédaction de sa note opératoire, démontrant là encore sa connaissance contemporaine d’une situation hors de l’ordinaire, soit le décès du patient au bloc opératoire[10].
- Bref, le Tribunal ne peut que constater que le Dr Veilleux cherche à tout prix à se dégager de toute implication dans les aspects les plus litigieux de l’affaire, et ce, de manière non-crédible et en contradiction directe avec le reste de la preuve. Son témoignage ne peut aucunement servir pour ensuite diminuer la valeur probante à accorder à l’accusée lorsqu’elle témoigne à propos des mêmes sujets.
Conversation entre l’accusée et le Dr Joseph Dahine relativement au parcours post-opératoire de M. Bissonnette
- Lorsque le Dr Veilleux revient en salle d’opération, qu’il annonce à l’équipe la fin de la chirurgie et le passage de M. Bissonnette en soins de confort, l’accusée place rapidement un appel au Dr Joseph Dahine. Les deux interlocuteurs offrent des versions contradictoires concernant la seconde partie cette conversation mais s’accordent quant à ce qui est discuté au départ.
- Ainsi, Mme Desormeau rapporte à l’intensiviste les trouvailles opératoires, notamment l’importance de l’atteinte aux intestins, et la décision prise par le Dr Veilleux de cesser d’opérer. Tous s’accordent que l’accusée s’attend toujours à ce moment à ce que le patient soit tout de même transféré à l’USI pour y recevoir les soins de confort. Elle témoigne qu’elle s’attendait à déterminer avec le Dr Dahine les modalités du transfert, notamment quant à la perfusion à mettre en place. De la même façon, les deux témoignent que le Dr Dahine met alors en doute l’opportunité d’effectuer ce transfert.
- Offrant une version intrinsèquement contradictoire à ce sujet, le Dr Dahine reconnait avoir demandé à l’accusée si le but était de réveiller le patient pour lui parler, ce à quoi l'accusée répond qu'elle n'avait pas l'intention de le réveiller pour lui annoncer qu'il allait mourir. Le Dr Dahine s'enquiert aussi de la présence éventuelle de la famille du patient. L'accusée indique qu’on a parlé à la nièce du patient, que sa fille n'est pas apte à comprendre la situation, et qu’aucune famille ne prévoit se présenter. Le Tribunal retient que cette mention signifie qu’elle a compris du Dr Veilleux que personne ne se présenterait avant le moment prévisible du décès.
- À la vue de ces deux constats, comprenant que la condition du patient est fatale et irréversible, le Dr Dahine témoigne que la pertinence d'un transfert à son unité était alors « mitigée » puisque son objectif est de « sauver des vies ». Il précise ensuite sa pensée. Selon lui, si on ne prolonge pas la vie pour permettre la présence de la famille au moment du décès, il n’y a aucune raison de transférer le patient à l’USI. L’admission du patient ne rencontre par les critères de la politique applicable. D’ailleurs, selon lui, il était tout à fait possible que les soins de confort puissent être donnés au bloc opératoire.
- L’accusée ajoute que le Dr Dahine lui a mentionné qu’il n’y avait aucune « plus-value » à ce que le patient soit envoyé à l’USI et que cette unité n’est pas un « mouroir ». Elle confirme son affirmation que la seule entorse à la politique d’admission qu’il aurait faite impliquait la présence probable d’un membre de la famille du patient pour assister au décès. Elle indique enfin que le Dr Dahine lui fait part qu'il ne ferait rien de plus aux soins intensifs que ce qu'elle pouvait faire en salle d'opération.
- Pour le Tribunal, il découle nécessairement de la preuve relative à l’admission d’un patient à l’USI que le seul responsable d’une telle décision est l’intensiviste de garde. Le Dr Dahine, l’infirmier Marineau ainsi que la politique relative à cette question émise par le CIUSS de Laval le confirment[11]. Ainsi, il est impossible que, dans le cas spécifique de M. Bissonnette, cette responsabilité ait pu être déférée à l’accusée, ce qu’elle nie par ailleurs. C’est pourtant la version que propose au Tribunal le Dr Dahine en imputant à sa collègue l’absence de « plan clair » et en niant par ailleurs catégoriquement avoir refusé son admission à son unité. Pourtant, tel que mentionné, la preuve démontre qu’il est le seul à avoir soulevé une objection à cette admission, en opposition au plan que proposait l’accusée depuis sa rencontre initiale avec son patient et jusqu’à sa conversation avec l’intensiviste.
- Le Tribunal retient de l’ensemble de la preuve que, contrairement à ce qu’il affirme, le Dr Dahine a clairement fait comprendre à Mme Desormeau que M. Bissonnette n’était plus admis sur son unité et qu’il s’attendait à ce qu’elle prenne en charge les soins de confort décrétés par le Dr Veilleux en salle d’opération.
- Bien qu’elle se dise surprise du refus signifié par l’intensiviste, Mme Desormeau témoigne qu’elle accepte l’idée qu’elle puisse offrir elle-même les soins de confort au bloc opératoire. Elle sollicite cependant l’assistance de son collègue, un médecin qu’elle considère expert en la matière, quant à la séquence des gestes à poser. L’intensiviste lui aurait alors demandé les médicaments qu’elle avait à sa disposition, pour ensuite lui confirmer qu’il s’agissait des mêmes molécules qu’ils avaient à l’USI. Mme Desormeau demande alors au Dr Dahine ce qu’il donne habituellement et à quelle dose. L’intensiviste lui aurait répondu du tac-o-tac « Tu veux ma recette ? ». Il lui mentionne toujours donner du Versed et ajoute qu’elle peut donner des narcotiques si elle pense que le patient est souffrant.
- La présence d’une péritonite lui apparaissant comme évidente, l’accusée mentionne alors à son interlocuteur qu’elle va donner dès lors 150 μg de fentanyl. Le Dr Dahine lui répond alors qu’elle peut aussi donner du propofol. S’inquiétant du rôle que pourrait jouer la présence résiduelle possible de rocuronium chez le patient, elle questionne l’intensiviste qui lui répond que cela n’est pas une considération vu la sédation administrée. Il lui mentionne qu’elle peut retirer la ventilation mécanique et les amines. L’accusée témoigne enfin discuter avec le Dr Dahine de l’endroit où ira le corps après le décès et de ce qu’il faut faire pour permettre l’enquête du coroner, sachant qu’un décès en salle d’opération amène toujours une telle enquête. Le Dr Dahine lui aurait alors répondu ne rien savoir à ce sujet puisque les décès à son unité ne déclenchent pas une telle enquête.
- Le Dr Dahine nie entièrement que leur discussion ait porté sur les gestes, les doses ou les médicaments spécifiques à utiliser pour offrir des soins de confort. Selon lui, la conversation serait à un certain moment devenue théorique, ne portant que sur des concepts généraux plutôt que sur les soins spécifiques à offrir à M. Bissonnette. Il indique notamment qu’il n’existait pas de lien entre la discussion sur le rocuronium et le cas de ce patient. Le Tribunal écarte sa version. D’abord, il apparaît invraisemblable, alors que l’accusée est en train de gérer un cas inusité impliquant le décès d’un patient au bloc et que l’intensiviste est de garde à la maison, que les deux interlocuteurs décident soudainement de discuter des aspects philosophiques ou théoriques entourant les soins de confort, sans plus s’attarder à la situation de M. Bissonnette.
- Ensuite, le Tribunal rejette l’argument du Poursuivant voulant que la version de l’accusée doive être écartée du fait qu’il « serait en soi surprenant qu’un intensiviste ignore qu’un anesthésiologiste a en sa possession du propofol et du fentanyl en salle d’opération ». Au mieux, les paroles rapportées par Mme Desormeau relèvent d’une manière habituelle d’entretenir une conversation. Au pire, le Poursuivant invite le Tribunal à spéculer quant aux connaissances exactes d’un spécialiste à l’égard des habitudes d’une autre branche de la médecine, aucune question n’ayant été posée à ce sujet au Dr Dahine. Dans tous les cas, ce bref passage n’arrive pas à mettre en doute la version de l’accusée.
- Enfin, sa partie de la conversation avec l’intensiviste est entendue et rapportée au Tribunal par l’inhalothérapeute Lemieux et l’infirmière Joly. La première indique avoir entendue l’accusée indiquer à la personne au téléphone qu’elle administrait au même moment 150 μg de fentanyl. Mme Joly confirme avoir entendu ce médicament être mentionné à ce moment. Ces éléments, en plus du reste des témoignages concernant le déroulement de cet appel et qui seront détaillés plus avant, amène le Tribunal à retenir la version de l’accusée à propos de cette conversation.
- Le Tribunal retient enfin, comme l’affirme l’accusée, que c’est le Dr Dahine qui a indiqué à l’accusée que, à la suite du décès, le patient pouvait aller directement à la morgue. Cette affirmation, relayée aux infirmières par l’accusée, a profondément choqué celles-ci et a participé à les convaincre du caractère froid et presque inhumain de l’anesthésiste.
Réaction du personnel infirmier aux paroles et aux gestes de Mme Desormeau
- L’accusée note au protocole d’anesthésie qu’en plus des 150 μg de fentanyl, elle administre aussi au patient 2 mg de midazolam et 150 mg de propofol. Elle témoigne que cette dose a en fait été administrée en deux temps, un complément de 50 mg ayant été donné du fait que le décès du patient a tardé à venir et de sa crainte que le patient ne s’éveille, la durée d’action du propofol étant très courte. Tel que lui a suggéré le Dr Dahine, elle cesse l’administration des amines et arrête le soutien ventilatoire. Malheureusement, ces divers gestes lourds de conséquences n’ont pas pu être effectués dans la quiétude espérée.
- En effet, portant une certaine attention à la conversation entre Mme Desormeau et le Dr Dahine et comprenant éventuellement qu’ils envisageaient que le patient décède en salle d’opération, l’infirmière Nathalie Carrière s’inscrit en faux face à ce qu’elle entend de la conversation. Elle admet candidement que son ton à l’endroit de l’anesthésiste a rapidement monté, l’infirmière percevant que ses multiples objections n’étaient pas considérées par celle-ci.
- Ainsi, il apparait que la première intervention de Mme Carrière vise à corriger l’affirmation qu’aurait faite l’accusée au Dr Dahine que M. Bissonnette n’avait pas de famille. Mme Carrière réplique que ce n’est pas vrai et qu’il a une fille. L’accusée lui aurait alors répondu que celle-ci souffrait d’un handicap mental et donc « qu’il n’y a pas de famille ». L’accusée témoigne qu’elle croyait à ce moment que Mme Carrière s’objectait à la qualité du consentement obtenu du patient ou de la nièce. Mme Carrière confirme que son objection n’était pas en lien avec l’impact de cette circonstance sur le transfert du patient à l’USI.
- Le sujet de la seconde intervention de Mme Carrière visait à imposer que le patient soit transféré ailleurs dans l’hôpital pour que le décès ait lieu. C’est dans le cadre de cet échange que Mme Desormeau indique que le patient pourra aller directement à la morgue plutôt que de transiter par un lieu intermédiaire.
- Il importe de mentionner que durant cet échange acrimonieux, Mme Desormeau est toujours au téléphone avec le Dr Dahine et que son attention est déjà partagée entre cette conversation, les gestes médicaux qu’elle pose auprès du patient et l’objection que soulève l’inhalothérapeute à leur endroit. On peut comprendre qu’une certaine incompréhension mutuelle en a découlé et que les interlocutrices ont été contrariées du comportement de l’autre.
- La qualité de la relation préalable entre l’accusée et l’infirmière Carrière n’a pas été mise en preuve. Malgré cela, le Tribunal ne peut que constater que le récit offert par celle-ci et ses collègues au sujet de la confrontation est fortement teinté par leur regard rétrospectif de l’ensemble de la situation, et une certitude bien ancrée chez Mme Carrière que Mme Desormeau était nécessairement de mauvaise foi.
- Par ailleurs, l’objection de l’infirmière Carrière à l’idée que le patient puisse décéder au bloc opératoire semble avant tout fondée sur une croyance limitante voulant qu’il soit impossible que cela puisse se produire s’il est moindrement possible de l’empêcher. Lors de son témoignage, elle répétera avec conviction cette affirmation qui semble le fondement de toutes ses actions ce soir-là. Le Tribunal en comprend que celle-ci était fortement incommodée du fait d’être confrontée au décès d’un patient et qu’elle en tient l’accusée responsable.
- De manière plus concrète, en objection aux affirmations de l’accusée, Mme Carrière mentionnera qu’il existe un « protocole » exigeant que le patient soit transféré dans une chambre pour y décéder, que le corps devait ensuite rester à cet endroit pendant quatre heures, et qu’il était impossible que la dépouille parte immédiatement à la morgue puisqu’un second constat de décès devait être fait une heure après le premier. La preuve démontre que toutes ces affirmations sont non-fondées ou qu’elles relèvent de croyances pouvant être qualifiées de folkloriques.
- Lorsque les propositions de l’infirmière ont été soumises aux autres membres du personnel de l’hôpital, tous ont témoigné qu’aucun protocole de cette nature n’est en place ou n’a jamais existé. Un seul constat de décès a à être dressé. Tout au plus, certains rapportent avoir déjà été mis au courant d’une vieille croyance voulant qu’un corps devait être laissé plusieurs heures in situ pour le « repos de l’âme », laissant sous-entendre un certain fondement religieux à celle-ci. Bien évidemment, les actions de l’accusée ne peuvent être jugées par rapport aux objections mal fondées de l’infirmière Carrière.
Décès de M. Bissonnette et échanges concernant la signature du constat de décès
- Tel que mentionné, l’inhalothérapeute Paméla Lemieux soulève également une objection face au comportement de l’accusée. Elle confirme cependant l’entendre mentionner que les « soins intensifs » ne prendront pas le patient du fait que la famille ne viendra pas. Mme Lemieux sait par ailleurs pertinemment qu’il s’agit du seul endroit où peut être dirigé un patient intubé, elle qui a longtemps travaillé à cette unité.
- Lorsque Mme Desormeau lui demande de stopper la ventilation mécanique, Mme Lemieux refuse de s’exécuter, lui répondant que le patient ne respire pas de manière autonome. L’accusée fait alors elle-même la manœuvre requise, ajoutant que cela n’est pas « grave » puisqu’il est prévu que le patient décède sous peu de toute façon.
- Cette affirmation, combinée à l’injection des trois médicaments et au retrait de la ventilation et des amines, jette une douche froide sur la pièce. Chacune cherche à fournir à sa façon au patient un peu de réconfort. Maïa Joly lui prend la main, se disant à elle-même que ce n’est pas dans de telles circonstances que ce patient devrait décéder. Mme Lemieux lui pose une nouvelle jaquette et une couverture chaude et place sa main sur son épaule. Elle témoigne que la situation, combinée à l’insistance de Mme Carrière qui continue de s’objecter fortement, la met mal à l’aise.
- Le temps requis pour que le décès arrive semble s’éterniser. Il faudra environ 15 à 20 minutes pour que le cœur de M. Bissonnette cesse de battre après l’injection des médicaments. Durant cette période, les infirmières témoignent que l’accusée aurait affirmé que le patient « avait le cœur fait fort quand même », ou encore « ça achève, ça achève », lui imputant là encore un caractère froid et manquant d’empathie. L’accusée témoigne pour sa part vivre à ce moment les mêmes difficiles émotions que ses collègues.
- Tel qu’indiqué précédemment, voyant le temps s’étirer, l’accusée témoigne qu’elle a redonné au patient une dose de 50 mg de propofol. Le Poursuivant invite le Tribunal à rejeter cette explication contraire à ses notes et qui, selon lui, vise à contrer la démonstration de sa véritable intention, soit celle d’hâter la mort du patient. Le Tribunal écarte l’inférence que lui propose le Poursuivant.
- D’abord, tel qu’il sera indiqué plus avant, cette différence de dosage ne change en rien les conclusions du Tribunal quant à l’impossibilité pour le Poursuivant de démontrer le caractère nocif des substances administrées. Ensuite, la préposée aux bénéficiaires Nathalie Deslauriers témoigne avoir vu l’accusée injecter un produit dans la tubulure intraveineuse du patient deux ou trois minutes avant son décès, sans pour autant noter l’apparence caractéristique du propofol. Ainsi donc, les explications offertes par l’accusée sur les raisons de cette dose supplémentaire et la manière dont elle a fait ses inscriptions, dans un contexte où les esprits étaient échauffés, sont retenues.
- Mme Carrière, visiblement furieuse, va ensuite récupérer un formulaire de constat de décès pour le présenter à Mme Desormeau. Celle-ci refuse de le remplir et communique avec le Dr Veilleux par intercom pour lui demander de le compléter à titre de médecin traitant et puisque le décès « relevait de sa décision ». Il refuse de le faire. Celui-ci témoigne qu’il a banalement redirigé la demande vers sa collègue, lui passant le message qu’elle était habilitée, tout comme lui, à remplir ce formulaire. Or, Mme Carrière et Mme Deslauriers contredisent son témoignage, ayant entendu le motif soulevé par Mme Desormeau et le refus catégorique du chirurgien.
- Ce sera finalement le Dr Veilleux qui remplira le formulaire, celui-ci omettant à nouveau de témoigner du caractère nécessairement acrimonieux de la scène entre lui et l’accusée dans la salle de dictée. Mme Desormeau était partie de la salle d’opération, après avoir instruit le personnel de laisser les tubes sur le patient pour faciliter l’enquête du coroner, pour aller rejoindre le chirurgien en salle de dictée en lien avec la complétion du document. Tel que mentionné précédemment, le Tribunal retient que le Dr Veilleux cherche à tout prix à s’exclure des aspects problématiques de la fin de vie de son patient et que sa crédibilité en est fortement réduite.
Preuve scientifique relative aux médicaments administrés et cause officielle du décès
- À la suite de la plainte faite aux policiers, diverses démarches d’enquête sont entreprises pour objectiver les causes du décès de M. Bissonnette. Celles-ci s’attardent aux doses de médicaments qu’aurait pu injecter l’accusée une fois la chirurgie terminée et à leurs effets secondaires, mais aussi au niveau de rocuronium qui était toujours présent dans le corps du patient au moment de retirer la ventilation mécanique. Une autopsie est également faite sur la dépouille du patient.
- Le Dr Pierre-André Dubé est pharmacien toxicologue. Il témoigne à titre d’expert, comme il l’a été pour des centaines de cas auparavant, sur la synergie de l'ensemble des médicaments administrés. Son importante expérience clinique, en enseignement et en recherche est directement liée aux substances en litige, soit les opioïdes, les benzodiazépines et le propofol, incluant dans un contexte post-mortem et de soins palliatifs. Il a notamment participé à la rédaction d'un protocole de médicaments en soins palliatifs et possède plus de 200 publications scientifiques à son actif.
- S’il ne peut émettre d’opinion concluante sur l’effet résiduel du rocuronium au moment du retrait du ventilateur, il explique qu’il serait surprenant que le patient ait pu respirer de manière indépendante à ce moment. Par ailleurs, il qualifie les doses administrées de fentanyl et de propofol de « fortes ». Enfin, expliquant que les trois médicaments donnés par l’accusée affectent de manière différente le système nerveux central et le centre respiratoire, il explique que leur effet combiné est de déprimer de manière importante le système respiratoire.
- La toxicologue judiciaire Alexandra Doyon rapporte au Tribunal le fruit de son analyse du sang prélevé chez M. Bissonnette après son décès. Elle explique y trouver les molécules injectées par l’accusée à des niveaux qui sont compatibles avec les affirmations faites par l’accusée quant aux doses utilisées, compte tenu de la marge d’erreur de ses analyses. Tel qu’indiqué précédemment, les parties ont procédé sur la base des conclusions de ces deux experts et en présumant que les mentions de Mme Desormeau à son protocole d’anesthésie reflétaient la réalité.
- Enfin, la pathologiste judiciaire Caroline Tanguay est appelée à témoigner. Celle-ci relève du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale (LSJML). Elle a été mandatée par la coroner pour effectuer une autopsie sur le corps de M. Bissonnette environ 11 jours après son décès. Ses observations sont en tout point compatibles avec les découvertes du Dr Veilleux lors de l’opération, notamment la présence d’une péritonite fécale causée par un épanchement de liquide dans la cavité abdominale. Se fondant sur les rapports des experts Doyon et Dubé, elle conclut que les traces de rocuronium dans l’organisme du patient n’ont pas joué de rôle dans son décès. Elle détermine ensuite que l’atteinte à l’intestin de M. Bissonnette et la péritonite étaient des conditions mortelles, que celui-ci ne pouvait pas survivre à l’arrêt des amines, et qu’aucune dose létale de médicament n’a été retrouvée. Considérant la mention à son dossier que le patient avait été placé en soins de confort et que les soins de maintien de la vie avaient été cessés, elle statue que la cause officielle du décès est « une occlusion intestinale avec nécrose de l’intestin grêle », avec « perforation » et « péritonite fécale ». Elle admet cependant ne pas pouvoir évaluer l’impact sur la capacité respiratoire de l’injection des médicaments ou la possibilité que le mécanisme premier du décès ait été une asphyxie.
État de santé réel de M. Bissonnette au moment de l’arrêt de soins
- Le Tribunal explicitera plus avant l’opinion émise par le Dr Thomas Schricker, l’expert appelé par la Couronne, opinion sur laquelle se fonde principalement le Poursuivant pour soutenir sa théorie de cause. Cette opinion, combinée avec celle du pharmacien toxicologue Pierre-André Dubé quant au dosage élevé des médicaments administrés par l’accusée et leur effet dépresseur sur le centre respiratoire, pourrait laisser croire à première vue que le seul objectif possible des gestes posés par l’accusée était d’accélérer indûment le décès de M. Bissonnette.
- Or, cette théorie s’effondre comme un château de cartes à la vue des opinions contraires et convaincantes des experts appelés en défense, lesquelles expliquent en fins détails le sombre portrait clinique du patient. Ceux-ci relativisent également les conclusions du Dr Dubé, lesquelles apparaissent considérer uniquement les effets secondaires des médicaments administrés, sans égard au contexte dans lequel ils l’ont été.
Opinion du Dr Mark Liszkowski
- Le Dr Marc Liszkowski témoigne en tant qu'expert en cardiologie et en soins intensifs. Diplômé de l'Université McGill, il s'est ensuite spécialisé dans ces deux domaines à l'Université de Calgary. Il possède ses certifications du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada en médecine interne, en cardiologie et en soins intensifs. Il est actuellement le directeur médical du programme d’insuffisance cardiaque et de transplantation du CUSM. Il a auparavant été pendant 13 ans cardiologue intensiviste à l’Institut de cardiologie de Montréal (« ICM »).
- Il est impossible de résumer à sa juste valeur son imposant curriculum vitae. Cependant, le Tribunal retient qu’il a été particulièrement impliqué dans le domaine des soins palliatifs, notamment en présentant dans ce domaine lors de congrès médicaux. Il a également siégé durant plusieurs années sur les comités d’éthique, de pharmacologie et de soins palliatifs de l’ICM. Il a été président du comité mis en place par le ministère de la Santé pour établir le protocole des médicaments administrés lors de l’AMM. Il a également été sollicité par le ministère pour revoir le formulaire national d’évaluation du niveau de soins. Il a rédigé les protocoles d’admission aux soins intensifs de son centre hospitalier dans le cadre de l’implantation d’une nouvelle USI. Il a été appelé à arbitrer des conflits découlant de refus d’admettre un patient à une telle unité. Enfin, comme clinicien, il a été confronté à de multiples reprises à des cas équivalents à celui de M. Bissonnette et a été fréquemment responsable d’effectuer des arrêts de soins à l’endroit de patients placés en soins de confort.
- Selon l’expert, le risque de décès face à une ischémie intestinale présente depuis 24 heures est presque de 100 %. Dans le cas de M. Bissonnette, notamment à cause du déroulement de sa dernière dialyse, il ne fait pas de doute pour lui que l’occlusion était présente depuis plus d’une journée et que celui-ci allait décéder à très court terme. Il émet cette opinion après avoir employé un outil de calcul objectif du risque, dans lequel il a saisi les paramètres spécifiques à M. Bissonnette. Selon lui, le niveau ASA décrété par l’accusée démontre sa bonne compréhension du statut précaire de son patient à l’ouverture de la chirurgie.
- L’expert considère que le consentement donné par le patient est bien documenté et que ce consentement impliquait nécessairement la possibilité que le patient soit placé en soins de confort en cas d’échec de la chirurgie. Il mentionne qu’un tel choix est fréquent pour les patients pour qui, comme pour M. Bissonnette, les alternatives signifient une mort assurée. Il affirme par ailleurs que, face à un diagnostic terminal comme celui de M. Bissonnette, l’équipe médicale n’avait de toute façon pas le choix de prodiguer de tels soins. L’expert explique que, si le patient avait été transféré à l’USI pour y recevoir des soins de confort, un nouveau niveau de soins aurait été documenté à son admission, malgré l’état d’inconscience du patient, puisque celui établi avant la chirurgie n’était plus à jour ou compatible avec son état actuel.
- Une fois la décision prise par l’équipe médicale que la condition du patient est terminale, le Dr Liszkowski explique que tout soin servant à prolonger la vie du patient constitue de l’acharnement thérapeutique. Le seul accroc acceptable à cette conclusion vise à permettre à la famille du patient, dans une considération humanitaire, d’être présente avant ou pendant le décès. Le prolongement de la vie dans ce contexte va, d’une certaine façon, à l’encontre de la volonté du patient ayant indiqué ne pas vouloir d’acharnement. Il mentionne par ailleurs qu’on ne va pas escalader les soins ou garder indûment le patient en vie artificiellement en lui prodiguant un soin futile, uniquement pour permettre à la famille de se présenter.
- En l’espèce, l’absence de succion des matières fécales à la fermeture de l’abdomen implique nécessairement que les chances de survie du patient, outre qu’à très court terme, étaient nulles. Le Dr Liszkowski considère qu’il s’agit du moment charnière à partir duquel l’orientation clinique a changé complètement. Il explique qu’il est essentiel qu’à partir de ce moment, les décisions quant aux soins soient cohérentes et compatibles avec ce constat. C’est pourquoi, par exemple, le maintien de la ventilation mécanique qui aurait accompagné un retrait des amines ne rencontrait pas ce besoin de cohérence des soins.
- Or, selon lui, après le changement d’orientation, ces deux soins maintenaient le patient en vie artificiellement, tout en permettant au choc septique de progresser. Seul le retrait complet des soins actifs, puis l’ajout de médicaments visant à soulager le patient, était cohérent avec son état à ce moment. Le seul objectif, à la fin de la chirurgie, était d’assurer que le patient ne souffre pas en attente de son décès. Retarder le décès en maintenant des soins inutiles ne faisait que risquer la prolongation de la souffrance.
- L’expert explique que tous les protocoles de soins de fin de vie impliquent une sédation et un analgésique, afin d’éviter la souffrance, un état d’éveil et le stress qui peut en découler. La priorité donnée au soulagement complet de la douleur implique qu’on va nécessairement fournir des analgésiques sans attendre que des signes de douleurs soient observés et sans se soucier outre mesure de leur dosage. Il considère qu’agir autrement va directement à l’encontre du « contrat médical ».
- Ici, le retrait de la ventilation et donc des gaz anesthésiants entraînait un risque d’éveil chez M. Bissonnette, d’où la nécessité de lui administrer du propofol en plus du fentanyl. S’il admet que la dose de ce médicament administrée par l’accusée peut être considérée à première vue comme élevée, elle est par ailleurs équivalente à celle se trouvant au protocole de soins de fin de vie de l’ICM. En tenant compte du mode d’administration du fentanyl, il émet la même opinion à l’égard de la dose d’analgésique donnée par l’accusée.
- À ce sujet, le Dr Liszkowski considère qu’il est évident, du fait de la laparotomie extensive, laquelle impliquait de nombreuses manipulations des intestins, et de l’évolution de la maladie non-traitée, que M. Bissonnette aurait été sujet à des douleurs abdominales nécessairement plus élevées à la fin de la chirurgie qu’au moment où il a été déplacé vers la table d’opération. Selon lui, cela justifie que la dose de fentanyl donnée à ce moment ait été beaucoup plus élevée que celle donnée à l’induction. Il ajoute qu’il est toujours plus difficile de traiter une douleur que de la prévenir.
- Dans le cas de M. Bissonnette, la gestion de la douleur impliquait au surcroit d’empêcher qu’il ne bouge en lui donnant un médicament visant à le garder sous sédation. L’expert explique que tout mouvement du patient dans un contexte d’une péritonite fécale à la suite d’une laparotomie aurait exacerbé la douleur qu’il ressentirait sinon.
- Se penchant enfin sur l’état hémodynamique du patient, le Dr Liszkowski considère que la manipulation des tissus infectés par le Dr Veilleux durant la chirurgie a nécessairement relâché des bactéries et des facteurs inflammatoires dans l’organisme du patient, ce qui a eu pour effet d’augmenter le sepsis. Un tel état présente un taux de mortalité de 25 à 30 % chez un patient par ailleurs en santé. Les multiples comorbidités du patient décuplaient ce danger chez celui-ci.
- Bref, pour le Dr Liszkowski, il est clair que, sans égard au lieu où se trouvait le patient, celui-ci ne pouvait plus tirer aucun bénéfice de la poursuite de ses soins de maintien de la vie et que des soins de confort devaient nécessairement lui être administrés après leur retrait. Tout en critiquant la manière dont a été communiqué la situation au personnel infirmier présent dans la salle d’opération, il assure que les gestes posés par l’accusée sont parfaitement conformes aux soins qui auraient été prodigués par le Dr Dahine si le patient avait été admis à l’USI.
Opinion du Dr Pierre Fiset
- Le Dr Pierre Fiset témoigne en tant qu'expert en anesthésiologie, une qualification qu’il a déjà reçu par le passé devant plusieurs instances judiciaires. Pratiquant comme anesthésiologiste clinicien depuis 1992, il a notamment été chef du département d’anesthésiologie pédiatrique à l’hôpital de Montréal pour enfants pendant 12 ans. Il a également été président de l’Association des Anesthésiologistes du Québec et de la Société Canadienne des Anesthésiologistes. Il a enfin siégé pendant 8 ans au C.A. du Collège des médecins du Québec.
- Le Dr Fiset forge son opinion de la situation de M. Bissonnette et de l’intervention de l’accusée à la suite de son examen exhaustif de l’historique médicale du patient, et notamment des notes prises par les néphrologues dans les mois qui ont précédé son décès. Il note la justesse de l’évaluation pré-opératoire et de l’induction faites par Mme Desormeau, tout comme sa documentation de son intervention durant la chirurgie. La côte ASA qu’elle octroie est appropriée et démontre un risque anesthésique élevé.
- Son opinion se fonde également sur la basse tension artérielle constatée chez M. Bissonnette avant la chirurgie. Ainsi, pour un patient chroniquement hypertendu éveillé et présentant un abdomen aigu, on s’attendrait à ce qu’il ait une tension artérielle élevée. Il présume du constat contraire que le choc septique était déjà installé avant le début de la chirurgie.
- Le Dr Fiset décrit la situation observée par le Dr Veilleux comme une « catastrophe intestinale » que celui-ci décide de laisser en place vu l’impossibilité de fournir quelque traitement curatif que ce soit. La basse pression persistante et la fièvre apparue au cours de la chirurgie convainquent l’expert que la septicémie causée par cette catastrophe a progressé pour prendre le dessus durant l’opération. Pour lui, du moment où le Dr Veilleux décide de mettre fin à l’opération, l’accusée est alors à anesthésier un patient « en train de mourir ».
- Bien évidemment, il est impossible pour l’expert d’exprimer avec certitude le nombre de minutes ou d’heures qu’aurait pu survivre M. Bissonnette en fonction du maintien de tel ou tel traitement. Il envisage notamment que le simple transfert de la table d’opération vers le lit permettant d’amener le patient à l’USI aurait pu entraîner une décharge importante des bactéries présente dans sa cavité abdominale. Le patient aurait alors codé. Une chose est certaine, à la vue du décès imminent et de la situation précaire de M. Bissonnette, le transfert par civière vers une unité de soins située sur un autre étage était une manœuvre hasardeuse.
- Il est clair pour le Dr Fiset que la condition de M. Bissonnette et son évolution inévitable étaient une source de douleurs extrêmes. Pour lui, il n’existe aucune chance que le patient puisse avoir une accalmie de douleur et une période de relatif confort avant de décéder. Cette conclusion excluait la possibilité que M. Bissonnette ait pu reprendre conscience à quelque moment que ce soit.
- Pour la même raison, il exclut catégoriquement que le patient ait pu revenir à une respiration spontanée. L’atteinte à sa capacité pulmonaire, observée avant l’opération, empêchait cette possibilité. Le patient avait de « l’eau sur les poumons » qui, combinée avec la douleur générée par la mécanique respiratoire venant exercer une pression sur l’abdomen contenant de l’inflammation et de l’infection, empêchait nécessairement la reprise de la fonction respiratoire autonome.
- De toute façon, avant de penser sevrer M. Bissonnette du ventilateur, le Dr Fiset explique qu’on aurait attendu que le patient reprenne conscience et qu’il démontre des signes concrets de sa capacité de respirer par lui-même, afin d’éviter qu’il ne s’étouffe sur son contenu gastrique. Ses œdèmes aigus dans les semaines précédentes et sa surcharge liquidienne impliquaient qu’il aurait également fallu le dialyser au chevet, à l’USI, avant de considérer effectuer l’une de ces manœuvres.
- Se penchant ensuite sur les gestes de l’accusée, l’expert établit ainsi le contexte dans lequel ils ont été commis :
La procédure de soins palliatifs signifie nécessairement le retrait des soins actifs afin de permettre au patient de décéder de sa condition, ce dernier n’ayant aucune chance de survie ni de récupération à court, moyen ou long terme. Cela signifie qu’il faut cesser le support ventilatoire et arrêter le support pharmacologique de l’hémodynamie, puisque ces mesures ont été instaurées pour procéder à la chirurgie qui est terminée et qu’elles maintiennent le patient en vie artificiellement alors que sa condition n’est pas viable.
- Il ajoute que ce retrait de soins doit être accompagné d’une sédation pour éviter la souffrance chez le patient. Ces procédures sont faites de façon régulière en milieu hospitalier, sans qu’elles ne soient considérées comme une forme d’euthanasie ou qu’elles impliquent l’application du protocole d’AMM.
- En l’absence d’un membre de la famille pouvant se présenter au chevet, le Dr Fiset questionne la plus-value de transférer M. Bissonnette à l’USI, comme l’a fait le Dr Dahine. Il explique que si le transfert avait eu lieu, on y aurait procédé au retrait des soins actifs comme cela a été fait en salle d’opération par l’accusée. Il considère que l’effet premier des médicaments qu’elle a administrés, en fonction des doses utilisées, était de prévenir la souffrance du patient. Il ajoute qu’il est possible que ces médicaments aient eu un effet sur les paramètres physiologiques du patient. Dans un tel contexte, ce « double effet » d’une médication palliative est accepté pour autant que l’objectif visé est de traiter la douleur et empêcher que le patient ne regagne conscience.
Opinion du Dr André Denault
- Le Dr André Denault est appelé à témoigner en tant qu'expert en anesthésiologie et en soins intensifs. Comme pour les autres experts appelés par la défense, il est hasardeux de résumer correctement son curriculum vitae d’environ 300 pages. Ayant obtenu son droit de pratique en 1988, le Dr Denault a travaillé comme anesthésiologiste et intensiviste de 1996 à 1999 à l’hôpital Notre-Dame avant d’être recruté par l’ICM pour développer une technique d’imagerie médicale innovante. Afin de maintenir sa compétence en soins intensifs, il a obtenu une autorisation spéciale afin de continuer de fournir de tels soins à l’Hôpital Notre-Dame, cette tâche représentant 50% de sa pratique entre 2013 à 2022. Il fût l’un des premiers au Québec à obtenir le titre de spécialiste en soins intensifs, à la création de celui-ci au tournant des années 2010. Il détient également un droit d’exercice en soins intensifs aux États-Unis, privilège qu’il doit renouveler aux 10 ans en passant un examen.
- Au cours de sa carrière, le Dr Denault a participé à de nombreux projets de recherche sur les mécanismes d'instabilité hémodynamique en chirurgie cardiaque. Il a supervisé de nombreux étudiants en maîtrise et au doctorat, et a reçu des prix pour saluer la qualité de son enseignement et de ses travaux de recherche. Ceux-ci l'ont amené à écrire des livres destinés aux spécialistes en soins intensifs. Il a également été impliqué dans le développement de protocoles d'admission aux soins intensifs. En tant que directeur médical de son USI pendant 10 ans, il était responsable de la mise à jour des protocoles et de la formation des cardiologues. Il a participé à l'élaboration du protocole de triage en temps de pandémie pour attribuer les lits de soins critiques aux patients ayant les meilleures chances de survie. De plus, il a contribué à la révision de la feuille de niveau de soin pour améliorer la documentation et la prise de décision. Enfin, il a été appelé à diriger la division cardiovasculaire de la Société canadienne d’anesthésie de 2009 à 2013.
- Son examen du dossier de M. Bissonnette l’amène à conclure que celui-ci était dès le départ un mauvais candidat à la chirurgie, la décision d’avoir recours à un TAVI en 2016 étant un indice que dès lors, le chirurgien avait opté de ne pas l’opérer vu sa fragilité. Il conclut ensuite que l’évaluation de l’état du patient par l’accusée avant la chirurgie a été bien faite. Le patient était fort probablement en surcharge liquidienne du fait de l’interruption de sa dialyse et était dénutri. Son historique médicale fait comprendre qu’il avait certainement une atteinte coronarienne et vasculaire importante, un autre facteur de complication lors d’une chirurgie, en plus d’avoir une condition pulmonaire diminuée par ses différentes pathologies.
- Il note que la vitesse de sa respiration est élevée dès son arrivée à l’urgence et que sa température augmente, signes de la présence d’une condition septique dès ce moment. Du même coup, la diminution en continue de sa saturation en oxygène laisse elle aussi présager que la dégradation de son état est déjà bien avancée avant même l’arrivée en salle d’opération.
- Sa faible tension artérielle, alors que M. Bissonnette est connu comme patient hypertendu, est qualifiée d’anormale et d’inquiétante par le Dr Denault. Il ajoute enfin à ce sujet que la maladie rénale terminale du patient empêche de prévoir exactement comment il va réagir aux divers médicaments qui devront lui être administrés durant la chirurgie et qu’elle le prédispose à saigner. Bref, les risques de mortalité étaient des plus élevés, et ce, dès son arrivée à l’urgence.
- Comme les Dr Liszkowski et Dr Fiset, le Dr Denault explique qu’une ischémie mésentérique est une des pathologies les plus douloureuses qui soit et que même la plus petite de ces atteintes peut causer un choc septique, lequel va ensuite faire des atteintes aux autres organes. Le patient va éventuellement développer une cardiomyopathie et risque d’être confus du fait d’une atteinte au cerveau.
- Examinant l’évolution de la situation hémodynamique du patient durant la chirurgie, l’expert note que l’augmentation de la dose d’amines requise est singulière. Habituellement, la dose nécessaire est maintenue à un niveau stable tout au long de la chirurgie et, si elle ne fonctionne pas, on passe alors à une autre molécule. Il constate que c’est ce qu’a fait l’accusée éventuellement mais que le patient ne pouvait la tolérer. Selon lui, la difficulté à maintenir la tension artérielle de son patient était probablement due à la manipulation des intestins par le chirurgien. Cette manœuvre, qui libère dans le sang des bactéries et des médiateurs d’inflammation, crée une vasodilatation et entraîne une chute de tension même dans les cas où on manipule des intestins sains. Dans le cas de M. Bissonnette, le Dr Denault est convaincu qu’un arrêt des amines signifiait nécessairement qu’il allait mourir rapidement des conséquences de son hypotension.
- L’expert mentionne ensuite que la décision du Dr Veilleux de mettre fin à la chirurgie a cristallisé le fait que son patient se trouvait dans une condition mortelle et irréversible et pour laquelle on ne pouvait alors qu’offrir des soins de confort. Fort de ses trente années d’expérience en retrait de soins actifs, il explique la raison pour laquelle on cesse alors d’administrer le protocole d’anesthésie. Celui-ci est en place uniquement pour permettre la chirurgie. Lorsque celle-ci est terminée, il est normal qu’il soit également stoppé. On doit alors moduler leur arrêt en fonction de facteurs externes à la santé du patient, notamment le besoin de la famille de se recueillir auprès de son proche.
- Il est impensable pour le Dr Denault que M. Bissonnette ait pu se réveiller à la suite de sa chirurgie. Il émet son opinion de manière catégorique : « On ne réveille pas un patient avec un intestin perforé ». Tout au plus, on maintien le patient en vie artificiellement pour que les soins soient arrêtés devant la famille, mais un contact du patient avec celle-ci est nécessairement impossible.
- Dans son expérience, un patient dans l’état de M. Bissonnette ne va survivre que quelques minutes à une demi-heure à l’arrêt des amines. Maintenir un traitement qui n’assure pas de thérapie dans ce contexte équivaut pour lui à la définition la plus claire « d’acharnement thérapeutique ». Tout comme ses collègues, il est convaincu que la séquence de soins qui aurait été effectuée à l’USI auprès de ce patient aurait été exactement la même que celle exécutée par l’accusée.
- Notamment, vu l’impossibilité de savoir quelle dose d’analgésique était suffisante pour contenir l’immense douleur qu’aurait pu ressentir M. Bissonnette en cas d’éveil, le Dr Denault explique qu’il fallait s’assurer d’offrir un médicament garantissant qu’il demeure endormi jusqu’à son décès. C’est ce qu’a fait l’accusée en lui injectant du propofol. Il estime que sans cela, le patient serait probablement revenu à la conscience après 10 minutes, la présence de diverses sources de douleurs importantes pouvant accélérer ce processus. Il ajoute qu’il fallait à tout prix éviter que le patient puisse avoir quelque présence intellectuelle (« awarness ») que ce soit, ce qui lui aurait nécessairement occasionné une immense détresse psychologique.
- Le Dr Denault explique que la considération de l’effet dépresseur du fentanyl et du propofol sur la fonction respiratoire du patient se devait d’être secondaire. D’une part, la fonction respiratoire du patient était déjà fortement atteinte par sa surcharge liquidienne, sa force musculaire diminuée, son atteinte cardiaque et la septicémie. Dans ce contexte, il devient difficile d’identifier avec précision l’impact que pouvait avoir ces médicaments sur l’évolution de sa fonction respiratoire. De toute façon, la priorité absolue était d’éviter que le patient n’ait conscience des intenses souffrances occasionnées par son état. Le propofol employé par l’accusée, offerte dans une dose tout à fait appropriée et usuelle, permettait d’empêcher cette reprise de conscience.
- Tel que mentionné d’emblée, les opinions des experts Liszkowski, Fiset et Denault quant à l’état de santé de M. Bissonnette tout au long de son séjour à la Cité-de-la-Santé sont entièrement concordantes et solidement ancrées dans les données objectives observées chez le patient. Elles ne relèvent pas d’une vision idéologique des soins de fin de vie, contrairement à ce que leur impute le Poursuivant.
- Ainsi, à l'inverse de ce qu’il plaide, le niveau de douleur de M. Bissonnette à toutes les étapes de la soirée n’est pas inconnu, en mesure d’être contrôlé ou exagéré par les experts. Avant qu’il ne subisse quelque traitement que ce soit, M. Bissonnette a rapporté avoir une douleur abdominale de « 8/10 ». On ne peut aucunement retenir que cette douleur a été correctement soulagée avant l’induction. La dose de 5 mg de morphine administrée à l’urgence ne peut servir de référence. La preuve n’est pas silencieuse quant au minime soulagement engendré par celle-ci chez le patient. Le Dr Veilleux et Mme Desormeau décrivent tous deux un patient souffrant lors de leur rencontre. La défense abdominale est notée par le Dr Veilleux. Les infirmières et l’inhalothérapeute témoignent qu’au moment du transfert de la civière à la table d’opération, leur patient grimaçait de douleur au point où il était incapable de se mobiliser.
- Or, cette douleur de base ne pouvait qu’amplifier par la suite, que ce soit par l’évolution de la maladie durant les longues heures qu’a duré la chirurgie mais aussi à cause de la plaie chirurgicale et de la manipulation des intestins par le Dr Veilleux. Il importe de rappeler que celui-ci n’a commis aucun geste curatif significatif pour empêcher que continue de se répandre la matière fécaloïde dans la cavité abdominale ou pour retirer celle qu’il y a constatée. Toutes ces sources de douleur ne pouvaient qu’amplifier celle initialement rapportée par M. Bissonnette.
- Face à cette évidence, il est étonnant de voir le Poursuivant reprocher aux experts de la défense et particulièrement au Dr Denault d’exagérer la douleur du patient ou de remettre en cause leur opinion sur la base d’une absence de littérature médicale spécifique pour la soutenir. Le Poursuivant néglige entre autres de considérer l’impressionnante expérience clinique des témoins experts et cherche à minimiser indûment la gravité de la situation. Le Dr Liszkowski, fréquemment confronté à des ischémies mésentériques chez ses patients, rapporte qu’elles causent les douleurs parmi les pires envisageables, similaires à celles vécues par les grands brûlés.
- Selon ces experts, il apparaît illusoire de croire qu’à la conclusion de la chirurgie, on ait pu espérer voir M. Bissonnette reprendre conscience et encore moins être extubé. La seule trajectoire médicale envisageable était l’octroi de soins de confort pour empêcher que le patient ne souffre ou ne s’éveille avant son décès.
- Tous les médecins présents ce soir-là l’avaient bien compris. C’est pourquoi le Dr Veilleux n’a pas pris le temps de laver la cavité abdominale. C’est aussi pourquoi il n’a refermé que la paroi externe de l’abdomen, et ce, de manière sommaire et dans le seul but que les entrailles ne soient pas exposées. C’est pour la même raison que le Dr Dahine a déterminé que M. Bissonnette n’était plus admissible, du moins d’un point de vue médical, à l’USI. C’est enfin ce qui sous-tend les gestes posés par Mme Desormeau par la suite.
Opinion du Dr Schricker sur les gestes posés par l’accusée et la trajectoire de soins après la chirurgie
- Le Dr Thomas Schricker est appelé pour témoigner comme expert en anesthésiologie par le Poursuivant. Après avoir été formé en anesthésiologie et en soins intensifs à la Faculté de médecine de l’Université d’Ulm, il a débuté sa pratique à la faculté de médecine de l’Université McGill en 1998. Il a gravi les échelons disponibles aux membres du corps professoral, détenant désormais le titre de « Chairman and Wesley Bourne Professor ». En plus de ses tâches cliniques et d’enseignement, le Dr Schricker a été directeur du département d’anesthésiologie de l’hôpital Royal Victoria de 2004 à 2016. Il est depuis neuf ans clinicien-chef au CUSM. Il est également membre du C.A. de l’Association des Anesthésiologistes du Québec.
- Il importe de mentionner une circonstance inusitée entourant son témoignage et l’évaluation de sa valeur probante. Ainsi, le 27 novembre 2024, le Dr Schricker a enregistré cinq plaidoyers de culpabilité à l’égard de chefs de nature disciplinaire devant le Conseil de discipline du Collège des médecins du Québec. Ces chefs lui reprochaient d’avoir fait défaut d’exercer sa profession selon les normes médicales actuelles les plus élevées, notamment en négligeant de faire des évaluations complètes de ses patients, de surveiller adéquatement les signes vitaux d’une patiente durant une sédation, de ne pas avoir effectué un suivi médical adéquat à l’égard d’un autre patient à la fin d’une chirurgie, d’avoir signé en blanc divers documents d’évaluation ou d’ordonnances et finalement d’avoir négligé de documenter correctement certains dossiers. Quelques semaines plus tard, le Conseil de discipline entérinait la suggestion commune impliquant une radiation temporaire à imposer au Dr Schricker totalisant 3 mois[12].
- Le Poursuivant a mandaté le Dr Schricker afin d’examiner le dossier de M. Bissonnette et de déterminer si les gestes de l’accusée correspondaient à une euthanasie ou à des soins de confort. Pour les raisons qui seront mentionnées et examinées plus avant, l’expert émet l’opinion qu’à la fin de la chirurgie, M. Bissonnette était dans un état hémodynamique stable. Selon lui, cet état et l’incertitude quant à l’évolution de sa maladie sous-jacente impliquent qu’il aurait été possible de prendre des mesures pour inverser la curarisation, sevrer le patient du ventilateur, le laisser reprendre conscience et peut-être même l’extuber. Constatant que l’accusée a plutôt opté d’administrer des médicaments, sachant qu’ils créeraient une dépression respiratoire, puis de retirer la ventilation mécanique, l’expert de la Couronne conclut être en présence d’un cas clair d’euthanasie. Le Tribunal rejette entièrement son analyse et cette conclusion, pour les motifs suivants.
- S’attardant au portrait hémodynamique du patient, le Dr Schricker qualifie de « faible à modérée » puis de « modérée » la dose de néosynéphrine requise pour maintenir la pression artérielle durant l’opération. Il ne fait aucun cas dans son analyse de la pression extrêmement basse constatée durant l’attente à l’urgence, la baisse de pression soudaine à l’induction et la tentative infructueuse du passage au Levophed.
- Il ira même affirmer durant son témoignage qu’il envisage que le corps du patient, à la suite de la fin de la chirurgie ait été en mesure de produire de lui-même ses propres amines et que le maintien en vie post-opératoire aurait pu être possible sans l’administration d’un vasopresseur. Au pire, il indique qu’il est impossible de prédire la baisse de pression qu’aurait vécu le patient après l’arrêt des amines. La pathologiste judiciaire Tanguay, tout comme les experts appelés par la défense, démontrent clairement l’impossibilité de cette tournure des événements.
- À l’égard du même sujet, le Dr Schricker omet complètement de considérer l’impact de l’interruption de la dialyse et de la surcharge liquidienne pour émettre son opinion. En contre-interrogatoire, il va jusqu’à indiquer que la basse pression observée tout au long de son séjour à l’hôpital est normal pour un patient venant d’être dialysé. Visiblement, il ne semblait pas avoir remarqué que le traitement d’hémodialyse a été interrompu après seulement 30 minutes, que le patient se plaignait de difficultés respiratoires et que son poids à l’urgence dépassait de manière significative son « poids sec ». Confronté à ces informations en contre-interrogatoire, il se limite à mentionner qu’on ne peut rien savoir de ce qui s’est passé durant la dialyse vu la non-disponibilité des notes relatives à ce traitement.
- Ces aspects demeurant dans son angle mort, et bien qu’il note les autres problèmes pulmonaires de M. Bissonnette, et notamment son cancer, il n’explique aucunement de quelle manière il était possible qu’on puisse espérer extuber un patient en surcharge, qui peinait à parler et qui ne saturait qu’à 88 % avant sa chirurgie sans qu’une dialyse ne soit effectuée après son arrivée à l’USI. Au contraire, il affirme dans son rapport que sa fonction respiratoire était « vraisemblablement raisonnable ». Le Dr Denault explique par ailleurs que la saturation est un outil de mesure inadéquat de la capacité respiratoire dans un contexte où le patient est sous ventilateur. Pourtant, pour l’expert Schricker, en considérant que le patient saturait à 100 %, il mentionne que le portrait hémodynamique du patient à la fin de la chirurgie est « normal ».
- La fermeture sommaire de l’abdomen par le Dr Veilleux, et donc l’impossibilité que cet abdomen puisse être remis sous tension lors de la reprise d’une fonction respiratoire au risque de voir le patient s’éviscérer, n’empêche pas non plus le Dr Schricker d’émettre l’opinion qu’il aurait été possible que le patient puisse regagner cette capacité afin de lui permettre de communiquer une dernière fois avec ses proches. L’opinion du Dr Denault face à cette possibilité est catégorique : il n’a jamais vu, en trente ans, un patient avec un intestin perforé être sevré du ventilateur à l’USI.
- De la même façon, le Dr Schricker émet l’idée que M. Bissonnette aurait pu être soigné sous épidurale plutôt que sous anesthésie générale, montrant là encore un manque de considération de l’ensemble de sa condition médicale réelle. Il admet candidement durant son témoignage qu’il n’avait pas remarqué l’INR anormalement élevé. Pourtant, il est clairement apparent au dossier médical que M. Bissonnette avait reçu de la vitamine K pour cette raison. L’opinion du Dr Fiset à ce sujet est définitive : l’INR de M. Bissonnette excluait toute possibilité qu’il puisse être opéré sous épidurale au risque de voir un hématome du canal rachidien se créer, une complication importante appelant une chirurgie immédiate. De plus, une telle approche est à proscrire pour un patient présentant une septicémie vu le risque d’infection dans la zone épidurale. Pourtant, malgré qu’on porte ce fait à son attention en contre-interrogatoire, le Dr Schricker mentionne que cela ne change rien à son opinion.
- L’expert de la Couronne ne fait non plus aucun commentaire significatif sur la présence d’une péritonite active et l’impact du choix par le chirurgien de laisser en place les tissus morts et la matière fécale épanchée dans l’abdomen du patient, se limitant à ce sujet à indiquer que la fièvre notée par l’anesthésiste durant la chirurgie est possiblement causée par la maladie sous-jacente du patient.
- L’approche préconisée par le Dr Schricker quant au management de la douleur de M. Bissonnette après la chirurgie a de quoi étonner. Pourtant, la théorie du Poursuivant repose en partie sur cette approche à écarter. Ainsi, face à ce qu’il considère une inconnue quant à la perception exacte de la douleur par M. Bissonnette, le Dr Schricker témoigne qu’il aurait adopté une approche conservatrice quant aux doses de médicaments contre la douleur, pour ensuite se fier à des signes externes – sueurs et autres réactions corporelles – pour les doser correctement et sans excès.
- Tel que l’affirme le Dr Fiset, à la vue de la douleur initialement rapportée par M. Bissonnette et le déroulement de la chirurgie, auxquels le Tribunal se permet d’ajouter les constats du personnel hospitalier lors du transfert à la table d’opération, il était évident que le patient ne pouvait qu’être dans un état anticipé de souffrance extrême à la fin de la chirurgie, que seules des hautes doses d’analgésiques auraient pu contenir. Le Dr Fiset ajoute que l’approche préconisée par l’expert de la Couronne est contraire aux bonnes pratiques puisqu’il est plus difficile de traiter une douleur récidivante que de la prévenir. Enfin, selon l’expert de la défense, l’administration de ces doses importantes de médicaments contre la douleur en post-opératoire écartait nécessairement la possibilité que M. Bissonnette puisse regagner conscience, mettant là encore de côté une des conclusions-phares du Dr Schricker, dont l’approche sommaire ne considère pas cette réalité pourtant évidente.
- Au contraire, le Dr Schricker examine la différence entre les doses de propofol et de fentanyl administrées avant et après l’opération, sans tenir compte de l’évolution de la douleur durant la chirurgie, pour imputer à l’accusée la connaissance que ces médicaments avaient non seulement entraîné une analgésie et une perte de conscience, mais aussi un arrêt respiratoire qui, combiné avec le retrait du ventilateur, a nécessairement occasionné la mort.
- Dans son rapport, lorsqu’il examine la question du consentement, l’expert s’attarde à la portée exacte des volontés de M. Bissonnette quant à son refus possible de voir une stomie mise en place. Or, cette question ne relève en rien des gestes posés par l’accusée mais plutôt des décisions prises par le Dr Veilleux en application de la discussion qu’il a eu avec son patient avant la chirurgie. Il n’est revenu qu’au Dr Veilleux de mettre fin à la chirurgie et de voir M. Bissonnette changer de niveau de soins. Pourtant, l’expert s’appuie visiblement sur ce constat pour ensuite imputer une intention à l’accusée de vouloir accélérer le décès dans un contexte où il y avait, selon lui, absence d’un consentement clair en cas d’échec de la chirurgie.
- Enfin, il est plus qu’étonnant de lire, au rapport du Dr Schricker, qu’à la fin de la chirurgie, le patient « n’était pas sur le point de mourir ». Cette affirmation est en pleine contradiction avec toute la preuve médicale, son interprétation par les autres experts entendus, l’opinion du Dr Veilleux exprimée le soir même de l’opération et lors de son témoignage, la décision prise par le Dr Dahine de refuser le patient aux soins intensifs et, évidemment, le témoignage de Mme Desormeau.
- Bref, à la vue de l’ensemble de la preuve, l’opinion émise par le Dr Schricker apparaît être fondée sur une lecture incomplète de l’état de santé de M. Bissonnette. La trajectoire hospitalière qu’il propose à la suite de la décision du Dr Veilleux de stopper la chirurgie est clairement erronée et semble avant tout mettre de l’avant une vision idéalisée des soins de fin de vie.
- Le Tribunal écarte donc cette opinion, et ce, sans que la preuve de la radiation temporaire du Dr Schricker du Collège des médecins et des faits sous-jacents à celle-ci ait quelque impact que ce soit sur l’examen de la valeur probante à lui accorder.
Mise en contexte des gestes de l’accusée et cause démontrée du décès
- Bien évidemment, il aurait été possible, voire souhaitable, que M. Bissonnette puisse être malgré tout transféré à l’USI pour ses derniers instants de vie malgré l’absence de possibilité qu’il puisse survivre à la nuit ou y recevoir quelque soin curatif que ce soit. L’infirmier coordonnateur de l’USI, tout en expliquant qu’il visait à réserver ses quelques ressources disponibles aux éventuels cas urgents, témoigne avoir même discuté avec le coordonnateur hospitalier d’accueillir la dépouille de M. Bissonnette si son collègue n’arrivait pas à trouver un autre lieu où la déplacer à sa sortie de la salle d’opération. C’est en apprenant que ce serait finalement dans une salle de l’urgence qu’elle irait qu’il a libéré le lit attribué à M. Bissonnette.
- Cependant, le Tribunal retient de la preuve que ce n’est pas par empressement ou autre volonté néfaste que l’accusée a omis d’effectuer ce transfert. Mme Desormeau a été placée devant le fait accompli par le Dr Dahine et a opté, avec le soutien de celui-ci, un spécialiste de la qualité de l’acte et de l’administration des soins de confort, d’octroyer les soins requis par l’état de son patient.
- Le Tribunal retient de la preuve d’expert que le Dr Dahine aurait tout comme elle stoppé les vasopresseurs. Le maintien d’un niveau suffisant d’analgésie et de sédation aurait été assuré. Enfin, la ventilation mécanique aurait été stoppée. Le Dr Denault témoigne avoir effectuée cette séquence de gestes « maintes et maintes fois » à l’USI durant sa carrière. Tout au plus, le délai pour que le décès soit constaté par la suite aurait été possiblement plus court, la péritonite ayant alors progressé par le simple passage du temps ou exacerbée par le déplacement du patient entre la table d’opération et le lit de soins intensifs.
- Contrairement à ce que plaide le Poursuivant, la décision de l’accusée de ne pas retourner consulter la famille n’est pas un signe de son esprit coupable. D’une part, le souhait exprimé par Mme Bissonnette au Dr Veilleux voulant qu’il faille respecter les instructions de son oncle étaient claires et lui avait été transmises, comme à toute l’équipe. L’accusée n’avait pas à mettre en doute les affirmations de son collègue chirurgien. Ensuite, le seul consentement qui comptait ce soir-là était celui donné par le patient lui-même. Ce consentement incluait non-seulement la chirurgie mais aussi la possibilité qu’on lui administre des soins de confort en cas d’échec.
- Le comportement de l’accusée en lien avec la disposition de la dépouille, soit de laisser en place le matériel pour permettre l’enquête du coroner, et la dispute concernant la responsabilité de la situation entre elle et le Dr Veilleux lors de la signature du constat de décès démontrent clairement qu’elle ne cherchait pas à cacher ou minimiser le caractère sérieux ou inhabituel du décès. Elle imputait cependant au chirurgien la responsabilité de la décision conduisant rapidement à ce décès.
- De la même façon, le Tribunal rejette entièrement l’argument du Poursuivant voulant que la démission de Mme Desormeau à la suite de sa rencontre avec le DSP soit une autre démonstration de son esprit coupable. D’abord, le Tribunal est intervenu pour empêcher qu’on oblige l’accusée de répondre à des questions au sujet des conseils juridiques qu’elle a pu recevoir à ce sujet, le tout en application du privilège du secret professionnel. La preuve à ce sujet est donc incomplète et non-convaincante.
- La preuve démontre par ailleurs que le Dr Turcotte a adopté rapidement et sans réserve la vision mise de l’avant dans la plainte qu’il avait reçue, écartant d’emblée toute explication au contraire en provenance de l’accusée et sans avoir en main celles émanant d’un acteur majeur, soit le Dr Dahine. Il n’est donc pas surprenant que l’accusée puisse avoir perdu confiance dans le caractère impartial et raisonné du processus mis en place par la direction de l’hôpital et qu’elle refuse de ce fait de continuer à se soumettre à celui-ci.
- Enfin, le Tribunal écarte les prétentions du Poursuivant quant aux inférences qu’on peut tirer du dosage des médicaments administrés par l’accusée. Sa plaidoirie sort de leur contexte les affirmations des experts voulant qu’elles soient « élevées », pour ensuite prétendre que cette affirmation permettrait d’inférer que l’intention de l’accusée était nécessairement d’accélérer le décès de M. Bissonnette. La preuve retenue par le Tribunal démontre sans l’ombre d’un doute la justification médicale de ce dosage dans le contexte spécifique de ce patient.
- De la même façon, le Poursuivant prétend que le protocole d’administration du propofol dans le cadre de l’aide médicale à mourir n’est d’aucune pertinence dans l’analyse en l’espèce. Le Tribunal n’est pas d’accord. Lorsque ce soin est prodigué, habituellement à un patient hémodynamiquement stable et conscient, le protocole implique qu’on lui administre 1 000 mg de propofol, une dose presque 10 fois plus élevée que celle initialement utilisée par l’accusée à la fin de la chirurgie. Or, dans le contexte de l’AMM, l’intention d’induire le décès est nécessairement présente. L’examen de l’écart important entre ces deux situations est certainement éclairant pour évaluer si le Poursuivant est en mesure de démontrer, du fait du dosage utilisé, l’intention de l’accusée de causer le décès de M. Bissonnette. Le Poursuivant n’est aucunement capable de faire cette démonstration.
- Ainsi donc, la preuve retenue amène le Tribunal à conclure que la seule cause prouvée du décès de M. Bissonnette est celle déterminée par la pathologiste Tanguay, soit les conséquences directes de l’occlusion intestinale et de l’ischémie mésentérique avec lesquelles le patient s’est présenté aux urgences, lesquelles ont entraîné la perforation de l’intestin grêle et la péritonite qui s’en suivi. Le Poursuivant n’a pas prouvé que les gestes posés par l’accusée ont collaboré de quelque manière que ce soit à hâter le décès, qu’elle a omis de poser des actions qui auraient pu d’une quelconque façon l’empêcher ou qu’elle ait eu l’intention de causer la mort de M. Bissonnette. La preuve ne démontre aucunement que le patient est décédé par asphyxie, contrairement à ce que plaide le Poursuivant. Il est donc impossible pour lui de démontrer un lien causal entre les gestes de Mme Desormeau et le décès de M. Bissonnette.
Remarques finales
- Si les parties ont offert au Tribunal des visions diamétralement opposées de ce qui s’est produit dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 2019 au bloc opératoire de la Cité-de-la-Santé, tous s’entendent que le changement de trajectoire opératoire et de niveau de soins au cours d’une chirurgie est une circonstance exceptionnelle, et qu’un décès au bloc opératoire dans ce contexte l’est encore plus. Mme Desormeau témoigne que dans ses 24 ans de pratique, de telles situations se comptent sur « les doigts d’une main ». Tous les experts entendus témoignent dans le même sens. L’objectif fondamental poursuivi par toute personne dont la vocation implique d’effectuer des chirurgies est de sauver des vies. C’est ce qui sous-tend le leitmotiv, entendu quelques fois durant le procès, voulant qu’on ne meure pas au bloc opératoire.
- Cependant, si par un malheureux concours de circonstances exceptionnelles, un patient vient malgré tout à décéder à cet endroit, il n’en découle pas pour autant qu’on doive blâmer le professionnel qui n’a pas tout fait pour l’empêcher. Dans de telles circonstances difficiles, le médecin appelé à trancher le nœud gordien doit avant tout être guidé par les volontés du patient.
- La théorie du Poursuivant s’inscrit en faux face à ce principe fondamental. Il est particulièrement inquiétant de le voir affirmer dans sa plaidoirie, adoptant une approche qui ne semble s’appuyer que sur une vision idéologique :
La dignité d’une personne et son autonomie peut certainement justifier la continuation d’un traitement de maintien de la vie pour une période de seulement quelques heures ou jours. Les ressources médicales ne sont pas compromises de façon importante en pareilles circonstances.
- D’une part, en aucun temps dans la présente affaire, une question de disponibilité des ressources médicales n’a été invoquée par l’accusée pour expliquer son comportement. Si le Dr Dahine a finalement refusé d’admettre M. Bissonnette dans son service, c’est uniquement qu’il ne voyait aucun bénéfice à sa prise en charge du cas et qu’il croyait que des soins de confort en tout point équivalents à ceux qu’il aurait supervisés à l’USI pouvaient être donnés par l’anesthésiste en salle d’opération.
- Ensuite, le refus de transférer le patient à l’USI n’appartenait qu’au Dr Dahine, lequel a placé sa collègue dans une impasse et lui a imposé la suite des choses. Il ne revient pas au Tribunal de déterminer le caractère adéquat de la décision du Dr Dahine. Il ne peut que constater qu’à première vue, cette décision était conforme à la politique en place au CIUSSS de Laval, et ce, malgré la conséquence inusitée de celle-ci.
- Tel que mentionné précédemment, le Poursuivant n’est pas en mesure de démontrer en quoi les gestes posés par l’accusée sont différents de ceux qui auraient été faits par l’équipe de l’USI si le Dr Dahine avait accepté de recevoir le patient. Au contraire, la preuve démontre que la séquence des actions posées par Mme Desormeau est la même, ce qui n’est pas étonnant quand on retient qu’elle était guidée pour ce faire par la personne responsable de l’USI.
- La même conduite médicale, commise en deux endroits d’un hôpital ou par des médecins relevant de deux spécialités distinctes, ne peut être criminelle en fonction de ces seules considérations, et ce, malgré qu’il indispose un membre du personnel hospitalier.
- Mais, surtout, la proposition du Poursuivant implique qu’un médecin serait obligé de maintenir en place des soins essentiels au soutien de la vie, « pour une période de seulement quelques heures ou jours », avec comme seul objectif de prouver haut et fort que le patient est bel et bien décédé de sa maladie sous-jacente, sans que le protocole de soins de confort puisse même être suspecté d’avoir accéléré ou facilité d’une quelconque façon l’inévitable. Une telle proposition, qui rencontre la définition d’ « acharnement thérapeutique » et qui risque de causer des souffrances inutiles, se doit d’être dénoncée comme étant contraire à l’autonomie du patient qui indique ne pas vouloir être soumis à un tel régime.
- Évidemment, il reviendra au médecin ayant la vie de son patient entre les mains de décréter le point de non-retour et son incapacité à le soigner. Lui permettre de prendre une telle décision, pour autant qu’elle respecte des volontés exprimées de manière valide, n’équivaut pas à lui donner un « chèque en blanc ».
- En l’espèce, ces volontés étaient claires et constantes. M. Bissonnette, tout en consentant à une chirurgie de la dernière chance, se savait mourant et ne voulait pas se soumettre à des examens ou des traitements exhaustifs. Il avait été conseillé à de nombreuses occasions dans les deux mois précédent son décès et il acceptait son sort. Tant le Dr Veilleux que l’accusée, mais aussi le Dr Paquette et les autres néphrologues de la Cité-de-la-Santé avant eux, ont eu l’occasion d’informer M. Bissonnette de la gravité de son état, du danger de décès qu’il encourait et des options qui lui étaient offertes. M. Bissonnette était entièrement apte de consentir ou refuser de subir des examens ou de recevoir tel ou tel traitement, et ce, jusqu’au moment où il a confié son sort au chirurgien et à l’anesthésiste. Il pouvait s’attendre à ce que ceux-ci exécutent ses instructions, au meilleur de leurs habiletés et de leurs connaissances. Selon la preuve que retient le Tribunal, c’est exactement ce qu’ils ont fait. Cette preuve est entièrement compatible avec le témoignage offert par Mme Desormeau.
- La théorie du Poursuivant cherche à convaincre le Tribunal que, face à la mort et à l’inconfort qu’elle peut engendrer, les règles décrétant l’autonomie du patient doivent être amenuisée, de crainte que celui-ci ne change soudainement d’idée au moment où le médecin, pour respecter ses instructions, décidera d’arrêter de lui prodiguer un traitement. C’est d’exiger la survenance d’un tel doute dans l’esprit du médecin, notamment en criminalisant sa persistance à agir face à celui-ci, qui va à l’encontre de la dignité humaine et du droit à l’autodétermination dont nous bénéficions tous. L’idéologie mettant de l’avant « la vie à tout prix », au détriment de ce droit inaliénable, ne peut servir d’assise à une condamnation criminelle, du moins dans les présentes circonstances. C’est pourquoi le Tribunal acquitte l’accusée.
|
| __________________________________ Marc-André Dagenais, j.C.Q. |
|
Me Alexis Marcotte Bélanger |
Me Karine Dalphond |
Procureur.e.s aux poursuites criminelles et pénales |
|
Me Nadine Touma |
Me Stéphanie Lozeau |
Procureures de l’accusée |
|
Date d’audience : | 7, 8, 9, 10, 15, 16, 17, 18 octobre 2024; 4, 5, 6, 7, 8, 12, 13 novembre 2024; 23 décembre 2024. |
| | |