Toke c. Municipalité de Rawdon |
2020 QCCS 2795 |
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COUR SUPÉRIEURE
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
JOLIETTE |
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No : |
705-17-008637-199 |
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DATE : |
Le 26 août 2020 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
Marie-christine hivon, J.C.S |
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Ants Toke |
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Demandeur |
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c. |
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Municipalité de Rawdon |
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Défenderesse |
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JUGEMENT |
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[1] Monsieur Ants Toke (Toke) est propriétaire d’un domaine de plus de 105 acres dans la Municipalité de Rawdon depuis 1969 et y habite une résidence bénéficiant de droits acquis.
[2] En 2008, commence une longue série d’échanges entre Toke et la Municipalité afin de régulariser la construction de deux bâtiments accessoires sur la propriété de Toke. En dépit de l’émission de permis de construction par la Municipalité pour ces bâtiments, leur construction n’est toujours pas achevée.
[3] En mai 2016, la Municipalité intente des procédures judiciaires afin notamment de forcer Toke à compléter intégralement la construction des bâtiments, conformément à la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[1].
[4] En juillet 2017, la Municipalité dépose des procédures modifiées afin d’y ajouter des conclusions visant :
4.1. La nécessité, pour Toke, de présenter préalablement une demande de dérogations mineures au conseil municipal;
4.2. Si la demande est acceptée, ordonner à Toke de mener à terme les travaux;
4.3. Si la demande est refusée, ordonner la démolition des bâtiments inachevés.
considérant que la superficie des bâtiments projetés dépassait les limites prévues à la réglementation municipale.
[5] Le 6 septembre 2018, les parties en viennent à une entente par laquelle Toke acquiesce à la demande avec certaines réserves[2], la Municipalité accepte cet acquiescement[3] et un jugement accueillant la demande de la Municipalité selon les termes de l’acquiescement est rendu le 20 septembre 2018[4].
[6] Le 12 novembre 2018, Toke fait une demande de dérogations mineures. Le Comité consultatif d’urbanisme de la Municipalité (CCU) analyse la demande et refuse de se prononcer, étant d’avis qu’il revient au conseil municipal de l’apprécier.
[7] Le 13 décembre 2018, le conseil municipal refuse la demande de dérogations mineures, « considérant l’historique du dossier et après analyse de celui-ci »[5] (Décision).
[8] Toke demande le contrôle judiciaire de la Décision puisque, selon lui :
8.1. La Décision a été prise de mauvaise foi par la Municipalité;
8.2. L’unique raison invoquée au soutien de la Décision repose sur des considérations étrangères à la demande de dérogations mineures;
8.3. Toke n’a pas eu l’occasion de se faire entendre avant que la Décision ne soit prise; et
8.4. La Municipalité a omis de motiver sa Décision, ce qu’elle avait l’obligation de faire.
[9] La Municipalité conteste la demande de Toke. Selon elle :
9.1. Elle n’a aucune obligation de motiver la décision de refuser une demande de dérogation mineure et le Tribunal doit faire preuve de déférence à l’égard de la Décision;
9.2. Elle est présumée agir de bonne foi et le demandeur n’a pas repoussé cette présomption;
Les dérogations mineures recherchées visaient à légaliser une situation illégale provoquée par le demandeur, ce qui ne peut être fait suivant la réglementation en vigueur. Par ailleurs, la Municipalité a tenté à plusieurs reprises d’offrir des solutions au demandeur, sans succès;
9.3. Les règles édictées à la LAU et à la réglementation municipale prévoient une procédure applicable à une demande de dérogation mineure et il n’existe aucune obligation de fournir au demandeur une occasion de faire des représentations. Par ailleurs, le demandeur a fait le choix de ne pas assister à la réunion du conseil municipal disposant de sa demande.
[10] Les parties reconnaissent de part et d’autre qu’à la lumière de l’arrêt récent Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov[6], la norme de contrôle applicable à la révision de la Décision est celle de la décision raisonnable[7]. Le Tribunal est également de cet avis.
[11] Les questions soulevées par le présent litige sont les suivantes :
11.1. Est-ce que la Décision devait être motivée? Si oui, l’est-elle?
11.2. Si oui, est-ce que les motifs fournis sont suffisants?
11.3. Est-ce qu’il y a eu violation de la règle audi alteram partem dans le cadre du processus de demande de dérogations mineures?
11.4. Le cas échéant, est-ce que le dossier doit être retourné au conseil municipal pour qu’il se prononce à nouveau sur la demande de dérogations mineures?
[12] Pour les motifs détaillés ci-dessous, le Tribunal conclut que le pourvoi doit être accueilli. Les circonstances particulières du présent dossier exigeaient que la Décision qui refuse les dérogations mineures soit motivée. La référence à « l’historique du dossier » pour justifier ce refus ne constitue pas un motif ni un motif suffisant. En conséquence, la Décision doit être infirmée.
[13] Par ailleurs, la Municipalité n’avait pas à donner à Toke l’occasion de faire des représentations additionnelles.
[14] Enfin, il y a lieu de retourner la demande et la Décision à la Municipalité afin qu’elle se prononce à nouveau sur la demande, à la lumière du présent jugement.
[15] Bien que règle générale, un conseil municipal n’a pas à motiver une décision accordant ou refusant une dérogation mineure, l’existence de circonstances particulières peut créer une obligation d’équité procédurale exigeant de motiver la décision. De telles circonstances existent en l’espèce.
[16] La Municipalité constate, en juin 2008, que Toke a entrepris des travaux de construction sur sa propriété, soit des fondations en blocs de béton. Cette structure ayant été construite sans permis, la Municipalité exige l’arrêt des travaux et le dépôt d’une demande de permis de construction.
[17] Une première demande de permis est déposée le 22 juillet 2008[8].
[18] Par ailleurs, en août 2009, Toke dépose une seconde demande de permis visant la construction d’une remise et le permis 2009-00741 est délivré le jour même (Permis de 2009)[9].
[19] Le 22 juin 2010, Toke dépose une troisième demande de permis visant la construction d’une remise à bois et le permis 2010-00554 est délivré le jour même (Permis de 2010)[10].
[20] Il est ajouté au texte du Permis de 2010 une référence à la réglementation municipale voulant que la superficie totale des bâtiments accessoires ne doive en aucun cas dépasser celle du bâtiment principal[11].
[21] Le 26 novembre 2014, Toke demande le renouvellement du Permis de 2010 et le permis 2014-01122 est délivré le jour même (Permis de 2010 renouvelé)[12].
[22] Ces trois derniers permis de construction ont pour effet d’autoriser la construction de bâtiments non conformes à la réglementation municipale. Ils échoient 1 an après leur émission[13].
[23] Le 25 septembre 2014, la Municipalité procède à une inspection et constate que les travaux prévus au Permis de 2009 ne sont pas débutés et que ceux prévus au Permis de 2010 renouvelé ne sont pas complétés. Elle transmet donc, le 21 novembre 2014, une première mise en demeure à Toke exigeant qu’il termine les travaux[14].
[24] Toke n’exécute pas les travaux qui demeurent, à ce jour, inachevés. S’ensuivent de nombreux échanges à ce sujet, ainsi que sur plusieurs autres sujets de discorde entre Toke et la Municipalité.
[25] D’une part, la Municipalité veut que Toke achève ses travaux. D’autre part, elle soutient que les bâtiments sont non conformes puisque leur superficie totale est plus grande que ce qui est autorisé à la réglementation municipale. Le 20 juillet 2015, le secrétaire-trésorier et directeur général de la Municipalité envoie une seconde mise en demeure à Toke qui prévoit notamment ce qui suit[15] :
La présente concerne la non-conformité de certains bâtiments accessoires qui ont été érigés au cours des années sur votre propriété sise au 3900, ch. du lac-Brennan. D’ailleurs, le 17 mars 2015, vous et votre conjointe avez rencontré madame Caroline Gray, directrice du Service du greffe, ainsi que le soussigné à ce sujet.
Tel que discuté lors de notre rencontre, il appert que deux (2) des trois (3) bâtiments accessoires érigés sur votre propriété avec des superficies respectives de 35,04 mètres carrés et de 14,70 mètres carrés, sont non-conformes à la réglementation municipale. Ces bâtiments accessoires sont non achevés et leurs dimensions globales excèdent la superficie totale permise. Quant au troisième bâtiment accessoire érigé sur votre propriété d’une superficie de 34,17 mètres carrés, nous concédons que ce bâtiment bénéficie de « droits acquis ».
Lors de notre rencontre, nous avons également discuté de différentes alternatives qui vous étaient offertes afin de rendre vos deux (2) bâtiments conformes à la réglementation municipale. Vous avez également été avisé qu’à défaut de vous conformer à celle-ci, les bâtiments devront être démolis. […]
Par conséquent, nous vous accordons un délai jusqu’au mercredi 30 septembre 2015 pour entreprendre les mesures correctives qui s’imposent et ainsi terminer la construction des deux (2) bâtiments accessoires ci-haut décrits afin de les rendre conformes aux dispositions des articles 5.2 et 5.3 du Règlement numéro 24-99, relatif à l’émission des permis et certificat d’autorisation […].
Une fois les travaux complétés, une dérogation mineure pourra alors vous être accordée, étant donné que la superficie totale des bâtiments accessoires situés sur votre propriété excède la superficie totale permise en vertu de la réglementation municipale en vigueur.
[Nos soulignements]
[26] Ainsi, la Municipalité insiste pour que les travaux soient complétés rapidement, sachant que les bâtiments à ériger seront non-conformes, et propose qu’une dérogation mineure soit accordée par la suite, afin de régulariser la situation.
[27] Le
14 avril 2016, la Municipalité entreprend des procédures judiciaires en se
basant sur l’article
227. La Cour supérieure peut, sur demande du procureur général, de l’organisme compétent, de la municipalité ou de tout intéressé, ordonner la cessation :
10 d’une utilisation du sol ou d’une construction incompatible avec :
a) Un règlement de zonage, de lotissement ou de construction; […]
[28] Dans sa version d’origine, cette procédure recherche une ordonnance de la Cour enjoignant à Toke de « compléter intégralement la construction des deux (2) bâtiments accessoires dont les superficies sont respectivement de 35,04 et 14,70 mètres carrés, et ce, dans les 30 jours de la signification du jugement à intervenir »[16], et à défaut, d’autoriser la Municipalité à faire démolir les constructions inachevées[17].
[29] Ce recours, tout comme le contenu de la mise en demeure de juillet 2015, a pour effet de forcer Toke à exécuter des travaux non conformes.
[30] Le 26 juillet 2017, la Municipalité modifie son recours afin de prévoir la présentation d’une demande de dérogations mineures et une décision du conseil municipal comme condition préalable à l’ordonnance à Toke d’exécuter les travaux[18]. À défaut, elle demande qu’il soit ordonné de démolir les bâtiments.
[31] Cette modification à la procédure n’est pas anodine. Elle clarifie la position de la Municipalité quant aux étapes que doit suivre Toke pour, à terme, finaliser des travaux en toute légalité pour la construction de bâtiments conformes.
[32] Le 6 septembre 2018, dans les jours précédant la date fixée pour le procès, Toke acquiesce avec réserve à la demande telle que modifiée[19]. Cet acquiescement est accepté formellement par la Municipalité le même jour[20] et un jugement l’entérinant est rendu le 20 septembre 2018[21].
[33] Le jugement prévoit notamment les conclusions suivantes :
ORDONNE au défendeur de présenter une demande de dérogation mineure afin de pouvoir compléter intégralement les travaux de construction des deux (2) bâtiments accessoires dont les superficies sont respectivement de 35,04 et 14,70 mètres carrés, sis sur l’immeuble connu et désigné comme étant :
« le lot 5 529 980 au cadastre du Québec »
et ce, dans les 60 jours de la signification du présent jugement et, suite à la décision du conseil de la demanderesse, soit compléter les travaux en conformité avec la dérogation mineure accordée ou, si la dérogation mineure n’est pas accordée, démolir la superficie de bâtiment nécessaire au respect de la réglementation, le tout avant le 21 septembre 2019, à défaut, AUTORISE la municipalité à démolir ou faire démolir, aux frais du défendeur, ces deux (2) bâtiments; […]
[34] Le 12 novembre 2018, Toke transmet une demande de dérogations mineures conformément au jugement[22], dans laquelle il relate l’historique du dossier, explique en quoi, selon lui, les règles de superficie totale des bâtiments accessoires limitent indument la superficie disponible de ces bâtiments et fait état de sa bonne foi et du préjudice sérieux que l’application textuelle de la réglementation lui cause.
[35] La demande de dérogations mineures en est une qui doit être soumise au CCU pour étude et recommandation au conseil municipal. Le CCU tient donc une séance ordinaire le 3 décembre 2018 et étudie la demande de dérogations mineures de Toke.
[36] Après avoir décrit la demande de dérogation et la réglementation, le CCU mentionne ce qui suit à son procès-verbal[23] :
La présente demande est déposée afin de répondre à une ordonnance de la cour supérieure obtenue dans un jugement en faveur de la Municipalité.
Le comité discute à propos de cette demande et n’arrive pas à un consensus concernant l’acceptabilité ou non de cette demande. Des membres sont d’avis qu’ils doivent s’abstenir, un membre est d’avis qu’elle est acceptable et un membre est d’avis qu’elle doit être refusée. Considérant les enjeux et les démarches effectuées par le conseil dans ce dossier, le comité est d’avis qu’il en revient au conseil d’apprécier cette demande.
[Nos soulignements]
[37] Cette conclusion est vague et témoigne d’un malaise de la part des membres du CCU face à la demande de dérogations mineures. Quels sont les « enjeux » et les « démarches effectuées par le conseil dans ce dossier »? La preuve est silencieuse à ce sujet.
[38] Le 13 décembre 2018, le conseil municipal tient une séance ordinaire. Il adopte la résolution no 18-624[24] refusant à l’unanimité la demande de dérogations mineures de Toke. Cette résolution prévoit ce qui suit :
CONSIDÉRANT QUE le comité consultatif d’urbanisme a étudié, le 3 décembre 2018, une demande de dérogation mineure formulée, visant à rendre conformes les trois remises existantes […] chacune construites au 3900, chemin du Lac-Brennan. […]
CONSIDÉRANT QUE le comité consultatif d’urbanisme n’a émis aucune recommandation dans ce dossier et qu’il est d’avis qu’il revient au conseil municipal d’apprécier cette demande;
CONSIDÉRANT l’historique de ce dossier et après analyse de celui-ci, le conseil municipal est d’avis que cette demande doit être refusée. […]
[Nos soulignements]
[39] La question est de savoir si cette Décision du conseil municipal devait être motivée.
[40] L’article
[41] Les articles 145.4 et 145.5 précisent ce qui suit :
145.4. Le conseil d’une municipalité sur le territoire de laquelle est en vigueur un règlement sur les dérogations mineures peut accorder une telle dérogation.
La dérogation ne peut être accordée que si l’application du règlement a pour effet de causer un préjudice sérieux à la personne qui la demande. Elle ne peut non plus être accordée si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété.
145.5. La résolution peut aussi avoir effet à l’égard de travaux en cours ou déjà exécutés, dans le cas où des travaux ont fait l’objet d’un permis de construction et ont été effectués de bonne foi.
[42] La LAU ne prévoit aucune obligation au conseil municipal de motiver toute résolution désapprouvant une dérogation mineure, contrairement à ce qui est prévu notamment dans le cas de refus de plans d’implantation et d’intégration architecturale[26].
[43] La Municipalité a adopté le Règlement numéro 23-99 abrogeant et remplaçant les règlements numéro 339 du Canton de Rawdon et numéro 374-89 du village de Rawdon concernant les dérogations mineures (Règlement sur les dérogations mineures)[27].
[44] Ce règlement ne prévoit pas non plus l’obligation de motiver toute décision refusant une dérogation mineure de la part du conseil municipal. Il prévoit par contre les circonstances pouvant faire l’objet d’une demande, les conditions d’émission d’une telle dérogation, les critères d’analyse et la procédure pour en faire la demande[28].
[45] Par ailleurs, une jurisprudence constante[29] confirme que, généralement, un conseil municipal n’aura pas à motiver sa décision de refuser une dérogation mineure.
[46] Cela dit, dans certaines circonstances, une obligation de motiver une décision, soit l’une des exigences possibles de l’obligation d’équité procédurale, pourra s’ajouter au régime législatif et obliger le décideur.
[47] La Cour suprême du Canada, dans Baker c. Canada[30], citant l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19[31] mentionne que : « « la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas » et qu’il faut tenir compte de toutes les circonstances pour décider de la nature de l’obligation d’équité procédurale ». Dans Vavilov, la Cour suprême ajoute que cette obligation est intrinsèquement souple et tributaire du contexte[32].
[48] Cinq facteurs ont été élaborés par la Cour suprême dans Baker afin de déterminer le contenu de l’obligation d’équité procédurale dans un cas donné, soit :
· La nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir. Plus la décision à rendre ressemble à une prise de décision judiciaire, plus les protections procédurales se rapprocheront du modèle du procès[33]. Par ailleurs, la discrétion dont jouit une municipalité d’accorder ou de refuser une dérogation mineure doit être exercée honnêtement et dans les limites de ses pouvoirs. Le conseil municipal ne peut refuser arbitrairement une demande de dérogation mineure. Une telle conduite constitue un motif valable et suffisant justifiant la cour de révision d’intervenir[34].
· La nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question. En l’absence de droit d’appel ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige, des protections procédurales plus importantes seront exigées.
· L’importance de la décision pour les personnes visées. Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées, ou les répercussions grandes, plus les protections procédurales seront rigoureuses.
· Les attentes légitimes de la personne visée à ce qu’une certaine procédure soit suivie ou à ce qu’un certain résultat soit atteint. Dans ce dernier cas, il peut être reconnu des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés[35]. Il est en ainsi en présence de promesses ou pratiques habituelles des décideurs, ou des agissements allant à l’encontre de promesses matérielles données sans accorder des droits procéduraux importants.
· La nature du respect dû à l’organisme[36]. Il y a lieu de déterminer si l’organisme est mieux placé que les tribunaux pour décider de la question notamment en considérant son expertise particulière et si, dans le cas à l’étude, il appert que le décideur a effectivement utilisé cette expertise dans sa prise de décision[37].
[49] En ce qui a trait à l’obligation de fournir des motifs, la Cour suprême reconnaît que dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision[38]. Dans l’arrêt Témoins de Jéhovah[39], il était question du contenu de l’obligation d’équité procédurale appliquée au refus du village de Lafontaine de modifier son règlement de zonage.
[50] La Cour suprême y confirme le principe voulant qu’une municipalité soit tenue à une obligation d’équité procédurale lorsqu’elle rend une décision administrative qui touche les droits, privilèges ou biens d’une personne[40]. Or, en l’instance, il ne fait pas de doute que la décision de refuser les dérogations mineures touche les droits de Toke.
[51] Quant au contenu de cette obligation, soit précisément sur l’existence d’une obligation de la ville de motiver sa décision, la Cour suprême applique les cinq facteurs développés dans Baker et conclut à l’existence d’une obligation de motiver la décision dans les circonstances particulières de cette affaire.
[52] Il y a donc lieu d’analyser les circonstances du présent dossier à la lumière des facteurs élaborés dans l’arrêt Baker afin de déterminer si l’obligation d’équité procédurale commandait, en l’espèce, que le refus de la Municipalité soit motivé.
[53] Le premier facteur est celui de la nature de la décision. La Décision n’est pas de la nature d’une décision judiciaire ou quasi judiciaire qui militerait, en soi, pour des protections procédurales accrues.
[54] Par contre, se pose la question de savoir si le conseil municipal a agi de manière arbitraire en refusant la demande de dérogations mineures. En effet, le seul motif fourni est celui de l’historique du dossier. Or, cet historique laissait plutôt croire que la Municipalité était favorable à l’émission des dérogations mineures, l’ayant elle-même proposée, en juillet 2015, comme procédure à accomplir « après le fait », soit après avoir mené à terme les travaux[41].
[55] La justification fournie ne permet pas de bien comprendre la Décision. Toutefois, le Tribunal voit difficilement comment la Municipalité peut demander et obtenir de la Cour un jugement enjoignant au demandeur de présenter une demande de dérogations mineures afin de régulariser sa situation, bien connue à la Municipalité, pour ensuite utiliser « l’historique du dossier » comme seule référence au soutien de son refus d’accorder la dérogation.
[56] Ce facteur milite donc, dans les circonstances particulières de l’espèce, en faveur d’une obligation de motiver la Décision.
[57] Le deuxième facteur vise la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question. En l’espèce, la LAU ne prévoit aucun droit d’appel d’une décision refusant une dérogation mineure. Une telle situation exige de la municipalité qu’elle fasse preuve d’un « plus grand souci d’équité »[42].
[58] De plus, la Décision disposait du droit de Toke de poursuivre la construction des bâtiments accessoires inachevés. Ce facteur milite pour une protection procédurale plus importante.
[59] Le troisième facteur est l’importance de la décision pour les personnes visées. En l’espèce, il est question du droit de Toke de construire des bâtiments accessoires sur sa propriété, en cours de construction depuis plus de dix ans.
[60] S’il est vrai que la Décision affecte la propriété de Toke, le Tribunal note tout de même que ce dernier a fait défaut, de manière continue durant de nombreuses années, de compléter intégralement les travaux, malgré l’émission de permis de construction et les demandes répétées de la Municipalité à cet égard.
[61] Le quatrième facteur porte sur les attentes légitimes de la personne visée à ce qu’une certaine procédure soit suivie ou à ce qu’un certain résultat soit atteint. En l’espèce, la Municipalité a suggéré, dans sa lettre du 25 juillet 2018, et demandé, dans sa procédure modifiée, à ce que Toke présente une demande de dérogations mineures afin de régulariser la situation et permettre d’exécuter les travaux.
[62] Il faut en déduire qu’elle était ouverte et disposée à l’étudier à son mérite, à la lumière des critères applicables et suivant la procédure établie, et à exercer sa discrétion de l’approuver ou de la refuser de bonne foi.
[63] Bien que les représentations de la Municipalité ne suffisent pas à créer une attente légitime à ce que cette demande soit forcément accordée, elles ont certainement laissé croire qu’elle l’envisageait sérieusement comme solution afin de régulariser la situation.
[64] Ainsi, le fait pour Toke de se conformer au jugement et de présenter sa demande justifiait une attente à ce que l’« historique du dossier » aille dans le sens d’approuver la demande de dérogations mineures plutôt que de la refuser.
[65] Ce facteur milite fortement pour que le refus de la Municipalité soit accompagné des motifs permettant à Toke de savoir pourquoi.
[66] Le cinquième et dernier facteur porte sur la nature du respect et de la déférence dus à la Municipalité. Bien que, règle générale, les tribunaux ne doivent pas s’immiscer dans les décisions d’un conseil municipal relativement aux questions de dérogations mineures, considérant notamment qu’il est mieux placé pour évaluer les critères applicables à la lumière de son expertise particulière, il en est autrement lorsque rien ne permet de conclure que la Municipalité a, dans les faits, utilisé son expertise dans l’étude de la demande.
[67] Le Tribunal retient ce qui suit de la preuve à cet égard :
67.1. Le CCU ne fournit aucune analyse de la demande à la lumière des critères applicables et n’émet aucune recommandation. Au contraire, seules des références aux procédures judiciaires passées et aux « enjeux » et « démarches effectuées par le conseil » sont évoquées;
67.2. Le conseil municipal ne fournit aucun élément ou conclusion qui permet de comprendre si une analyse mettant à profit son expertise a été effectuée et ses conclusions, le cas échéant.
[68] En conclusion, l’analyse des cinq facteurs énoncés dans Baker mène le Tribunal à conclure que le devoir d’équité procédurale de la Municipalité envers Toke l’obligeait à fournir des motifs au soutien de son refus de la demande de dérogations mineures.
[69] La Cour suprême dans Vavilov précise que lorsqu’une telle obligation existe, mais qu’aucun motif n’a été donné, la décision doit généralement être infirmée et renvoyée au décideur[43].
[70] Il s’agit donc de déterminer si la Décision est, dans les faits, motivée.
[71] Comme mentionné, elle se fonde sur « l’historique du dossier ». Aucune autre preuve n’a été faite quant aux raisons qui expliquent la Décision. Cette référence est à ce point laconique et vague qu’elle ne permet pas de considérer que la Décision est motivée.
[72] Ce vice suffit donc à infirmer la Décision. Cela dit, si cette référence devait constituer un motif, le Tribunal procède à l’analyse de sa suffisance.
[73] Dans la mesure où la référence à « l’historique du dossier » correspond à un motif au soutien de la Décision, la question est de savoir s’il est suffisant dans les circonstances.
[74] La référence à « l’historique du dossier » comme assise de la Décision ne constitue pas un motif suffisant.
[75] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême mentionne ce qui suit quant à la suffisance des motifs d’une décision[44] :
[79] Les motifs donnés par les décideurs administratifs servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public : […] Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Baker, « [i]l est plus probable que les personnes touchées ont l’impression d’être traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis » […]
[…]
[81] […] Dans
l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador
(Treasury Board),
[…]
[136] […] En outre, si des motifs sont communiqués, mais que ceux-ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible comme nous l’avons expliqué, la décision sera déraisonnable. […].
[Nos soulignements]
[76] Pour être suffisants, les motifs n’ont pas à être longs ni parfaits ou exhaustifs[45]. Ils doivent permettre de justifier la Décision de manière transparente et intelligible.
[77] Si tant est que la référence à l’« historique du dossier » puisse constituer un motif de la Décision, elle ne permet pas d’expliquer, même de manière succincte ou imparfaite, la conclusion à laquelle en arrive la Municipalité.
[78] La résolution du CCU n’aide pas à justifier la Décision. Elle ajoute plutôt à la confusion.
[79] La preuve du contexte entourant la prise de la Décision, soit notamment l’émission de permis de construction, la correspondance entre les parties, la position de la Municipalité dans sa procédure modifiée, l’acquiescement avec réserve du demandeur et le jugement intervenu, puis la demande de dérogations mineures afin de s’y conformer ne contribue pas, en l’absence d’indications plus explicites de la Municipalité, à justifier la Décision de manière transparente et intelligible.
[80] En conséquence, la Décision est déraisonnable et doit être infirmée.
[81] Toke se plaint de ne pas avoir été avisé par la Municipalité, en amont de la Décision, du fait qu’elle entretenait des préoccupations au sujet de la demande, et de ne pas avoir eu l’occasion de faire les représentations appropriées à la Municipalité.
[82] La LAU, notamment à ses articles 145.6 et 145.7, ainsi que le Règlement sur les dérogations mineures prévoient la procédure à suivre pour en faire la demande.
[83] Dans sa demande du 12 novembre 2018[46], Toke a eu l’occasion de la présenter complètement et de référer aux documents de son choix afin de justifier en quoi elle rencontrait les critères applicables et qu’elle était justifiée.
[84] Il pouvait également participer à la réunion du conseil municipal lors de laquelle serait traitée sa demande, ce qu’il a omis de faire. Il allègue avoir été suffisamment confiant de l’approbation de sa demande qu’il n’a pas jugé nécessaire de se présenter à la réunion. Ce choix lui appartenait.
[85] Le Tribunal conclut que la Municipalité n’avait aucune obligation de fournir au demandeur une occasion de se faire entendre dans le cadre de sa demande de dérogations mineures.
[86] Pour les motifs détaillés ci-dessous, il y a lieu de retourner le dossier au conseil municipal de la Municipalité afin qu’il procède à l’analyse de la demande de dérogations mineures et prenne la décision quant à son approbation ou son refus. Dans l’éventualité où le conseil municipal décidait de refuser la demande, il devra fournir des motifs suffisants justifiant son refus.
[87] La règle générale veut que les tribunaux respectent la volonté du législateur de confier la décision à un décideur administratif[47], en l’occurrence, une municipalité et lui renvoient le dossier pour qu’il revoie la décision[48].
[88] Il y aura exception à cette règle dans des situations limitées, notamment lorsque :
88.1. Le renvoi de l’affaire au décideur « fait échec au souci de résolution rapide et efficace d’une manière telle qu’aucune législature n’aurait pu souhaiter »[49];
88.2. Le renvoi serait inutile puisqu’il est évident qu’un résultat donné est inévitable[50].
[89] Le demandeur invoque une crainte raisonnable de partialité pour justifier sa demande à ce que le Tribunal se prononce en lieu et place du conseil municipal. Il fonde cette crainte sur des allégations de mauvaise foi et d’abus de pouvoir de la Municipalité.
[90] En effet, selon Toke, la référence à l’« historique du dossier » au soutien du refus de sa demande de dérogations mineures laisse voir que la Municipalité n’a pas étudié sa demande à son mérite, se fiant plutôt à cette considération étrangère.
[91] Le Tribunal considère que la preuve de la mauvaise foi de la Municipalité n’a pas été faite. La présomption de bonne foi n’a pas été repoussée.
[92] Qui plus est, le Tribunal ne dispose pas des éléments de preuve suffisants lui permettant de se substituer au conseil municipal, d’appliquer les critères prévus à la LAU et au Règlement sur les dérogations mineures et de trancher quant au bien-fondé de la demande de dérogations mineures.
[93] En conséquence, le Tribunal renvoie la demande de dérogations mineures et la Décision au conseil municipal afin qu’il procède à l’analyse de la demande de dérogations mineures et prenne la décision quant à son approbation ou son refus. Dans l’éventualité où le conseil municipal décidait de refuser la demande, il devra fournir des motifs suffisants justifiant son refus.
[94] À la lumière de ce qui précède, le Tribunal conclut que le pourvoi en contrôle judiciaire doit être accueilli et que la Décision doit être infirmée.
[95] De plus, le dossier et la Décision doivent être retournés au conseil municipal afin qu’il procède à l’analyse de la demande de dérogations mineures et prenne la décision quant à son approbation ou son refus. Dans l’éventualité où le conseil municipal décidait de refuser la demande de dérogations mineures, il devra fournir des motifs suffisants justifiant son refus.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[96] ACCUEILLE la Demande de pourvoi en contrôle judiciaire du demandeur;
[97] ANNULE la résolution no 18-624 adoptée par la Municipalité de Rawdon le 13 décembre 2018;
[98] ORDONNE à la Municipalité de Rawdon de procéder à l’analyse de la demande de dérogations mineures du demandeur dans les 60 jours du présent jugement. Dans l’éventualité où la Municipalité de Rawdon décidait de refuser la demande de dérogations mineures du demandeur, ORDONNE à la Municipalité de Rawdon de fournir des motifs suffisants justifiant ce refus;
[99] LE TOUT avec les frais de justice.
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__________________________________ MARIE-CHRISTINE HIVON, j.c.s. |
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Me Vincent Kaltenback |
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Barrette & Associés Avocats Inc. |
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Procureur du demandeur |
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Me Denis Beaupré |
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Bélanger Sauvé, S.E.N.C.R.L. |
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Procureur de la défenderesse |
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Date d’audience :
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27 novembre 2019. Le délibéré a été interrompu à la suite de l’arrêt Vavilov et a été repris en mars 2020, à la réception de plaidoiries écrites supplémentaires des parties. |
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[1] RLRQ c A-19.1 (LAU), article 227 et suivants.
[2] Pièce P-9.
[3] Pièce P-10.
[4] Pièce P-11.
[5] Pièce P-1.
[6]
[7] La position respective des parties à cet égard est contenue dans les commentaires additionnels fournis à la demande du Tribunal à la suite de la publication de l’arrêt Vavilov, soit la correspondance des procureurs du demandeur du 26 février 2020 et celle des procureurs de la défenderesse du 10 mars 2020.
[8] Pièce D-1.
[9] Pièce P-4.
[10] Pièce P-5.
[11] Pièce P-5.
[12] Pièce P-6.
[13] Règlement numéro 24-99, article 5.3.
[14] Pièce D-1.
[15] Pièce D-1.
[16] Pièce P-7, par. 29.
[17] Pièce P-7, par. 30.
[18] Pièce P-8, par. 29.
[19] Pièce P-9.
[20] Pièce P-10.
[21] Pièce P-11.
[22] Pièce P-3.
[23] Pièce P-1.
[24] Pièce P-1.
[25]
Article
[26]
Voir l’article
[27] Pièce D-3.
[28] Règlement sur les dérogations mineures, articles 4, 5 et 6.
[29] Voir notamment Sherbrooke (Ville de) c. Desloges, EYB 2003-44299, par. 13 et note 5.
[30] [1999] 2 R.C.S. 837 (Baker), par. 21.
[31] [1990] 1 R.C.S. 653, p. 682.
[32] Vavilov, id., note 6, par. 77.
[33] Baker, id., note 30, par. 23.
[34]
Témoins de Jéhovah c. Lafontaine (Village),
[35] Baker, id., note 30, par. 26.
[36] Témoins de Jéhovah, id., note 34, par. 5.
[37] Témoins de Jéhovah, id., note 34, par. 11.
[38] Baker, id., note 30, par. 43.
[39] Témoins de Jéhovah, id., note 34.
[40] Témoins de Jéhovah, id., note 34, par. 3.
[41] Pièce D-1.
[42] Témoins de Jéhovah, id., note 34, par.8, citant Baker.
[43] Vavilov, id., note 6, par. 136, citant Témoins de Jéhovah.
[44] Vavilov, id., note 6, par. 136.
[45]
Voir Ste-Adèle (Ville de) c. Imbeau,
[46] Pièce P-3.
[47] Vavilov, id., note 6, par. 142.
[48] Vavilov, id., note 6, par. 141.
[49] Vavilov, id., note 6, par. 142.
[50] Vavilov, id., note 6, par. 142.
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